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- Lutte de Classe n°226
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L’État chinois et la résurgence de la bourgeoisie (1978-2022)
Trente ans d’accumulation primitive
Ces relations complexes sont d’abord le fruit d’une longue histoire, qui part de l’humiliation chinoise au 19e siècle par les puissances impérialistes lorsqu’elles ont mis sous tutelle cet empire vieux de deux millénaires, et qui passe par la révolution nationaliste, qui s’étale sur toute la première moitié du 20e siècle. Quand le Parti communiste chinois (PCC) prit le pouvoir en 1949, l’objectif de ses dirigeants était de faire de la Chine un pays développé, moderne, qui ne soit plus pillé par l’impérialisme, mais qui tienne son rang dans le concert des nations capitalistes.
Les relations entre la bourgeoisie chinoise et le régime nationaliste étiqueté « communiste » soulignent une des différences essentielles entre la révolution chinoise et la révolution russe. En Russie, dans les premières années qui suivirent 1917, la mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière finit par exproprier la bourgeoisie quand celle-ci devint un obstacle au pouvoir ouvrier ; en Chine, on a seulement demandé au prolétariat d’applaudir, en spectateur passif, à l’entrée de l’armée maoïste dans les villes. Le PCC valorisait les capitalistes « nationaux patriotes ». Les actionnaires des entreprises, qui étaient alors presque toutes privées, touchaient des dividendes, fixés par règlement à 8 %. Le problème principal venait des capitalistes eux-mêmes. Dès que la défaite du Kuomintang s’était profilée, de nombreux capitalistes, effrayés, avaient transféré leurs richesses à l’étranger, ou vers Hong Kong ou Taïwan, laissant toutefois souvent sur place un membre de leur famille pour y représenter leurs intérêts. Ceux-là fraudaient le fisc à grande échelle, sabotaient les commandes d’État tout en versant les pots-de-vin à qui il fallait. Bref, la bourgeoisie se comportait comme elle en a l’habitude, menaçait les fondements du nouveau pouvoir et rendait de toute façon impossible tout développement national digne de ce nom.
C’est ainsi que le régime, qui voulait sortir le pays du sous-développement tout en étant isolé par l’embargo des occidentaux, fut amené en 1955 à nationaliser, à racheter en fait, les entreprises industrielles et commerciales. Il ne rencontra guère de résistance. La conduite des entreprises nationalisées était souvent confiée aux anciens propriétaires, élevés au rang de « capitalistes nationaux patriotes qui empruntent courageusement la voie du socialisme ».
Pendant plus de vingt ans, c’est donc l’État qui organisa et dirigea l’essentiel de l’activité économique, permettant des progrès importants, tout en maintenant un certain égalitarisme. L’ensemble de la population vivait pauvrement, mais l’agriculture fut modernisée, les rendements augmentés. L’industrie, qui partait de très loin, crût de 9 % par an en moyenne. La proportion de Chinois sachant lire et écrire passa de 20 % en 1949 à 75 % en 1978, l’espérance de vie passa de 38 à 64 ans sur la même période. Bref, contrairement à ce que répètent les commentateurs occidentaux, l’étatisme n’avait pas freiné le développement de la Chine, il l’avait permis, réalisant en quelque sorte une accumulation primitive qui allait se révéler essentielle pour la suite.
Au début des années 1970, les États-Unis abandonnèrent l’embargo, donnèrent à la Chine le siège au Conseil de sécurité jusque-là occupé par Taiwan, et renouèrent les relations commerciales. Les cercles dirigeants prirent alors le tournant du retour à l’économie de marché. Ils envoyaient leurs enfants étudier aux États-Unis, et retissaient les liens avec le marché mondial. « Peu importe que le chat soit noir ou blanc, l’essentiel est qu’il attrape les souris », disait Deng Xiaoping, pour justifier l’ouverture au secteur privé de l’économie.
L’accaparement par les bureaucrates
À partir du début des années 1980, commença l’accaparement des richesses et des moyens de production par les sommets du pouvoir. Le développement des entreprises publiques et privées devint la priorité. Ces entreprises offrirent nombre de postes et de sinécures bien rémunérés. Les membres de la caste dirigeante avaient un avantage comparatif indéniable, ils avaient – ils ont toujours - le guanxi, les relations qui permettent d’obtenir une autorisation plus rapidement, d’avoir vent des opportunités, ou de se savoir couvert par l’autorité de l’État. Rong Yiren fut un personnage clé de cette période, un dirigeant représentant dans une certaine mesure la continuité entre l’ère prérévolutionnaire et le retour du capitalisme dans les années 1980, et résumant toute la politique de l’État chinois.
Rong Yiren était l’héritier d’une dynastie de capitalistes shanghaiens. Alors que quatre de ses six frères quittèrent la Chine lors de la révolution, il resta et continua à diriger les entreprises familiales, même quand le gouvernement en prit le contrôle à 50 % en 1956. Alors qu’il n’était pas au PCC, il fut nommé adjoint au maire de Shanghai en 1957, vice-ministre de l’Industrie textile en 1959 et, après la Révolution culturelle et la mort de Mao, il revint aux commandes avec Deng Xiaoping.
En 1979, Deng lui demanda de former une société pour attirer les capitaux étrangers. La CITIC, publique sur le papier, fonctionnait en réalité comme une entreprise capitaliste : elle gérait une banque en concurrence avec les banques d’État, arrangeait des prêts, vendait des obligations sur les marchés étrangers, investissait et importait des équipements pour les entreprises chinoises, possédait des entreprises à l’étranger... La CITIC devint un repaire de fils de dignitaires qui, nommés à des postes de dirigeants, y réapprirent les lois du marché, de l’accumulation et de la prédation. Après avoir été vice-président de l’Assemblée populaire nationale, Rong fut élu vice-président de la Chine de 1993 à 1998. Son fils prit la suite à la CITIC, jusqu’en 2008, après qu’une des filiales qu’il dirigeait eut perdu 15 milliards de yuans, le poussant, lui et toute la famille, à la démission. Ils obtinrent en compensation une vaste zone de ressources foncières à Hainan, dont l’exploitation immobilière était en mesure d’assurer leurs arrières.
Dès le début des années 1980, des sommes considérables étaient aspirées par les sommets du pouvoir. Dès 1984, trois familles de dirigeants – Deng Xiaoping, Wang Zhen et Rong Yiren – possédaient chacune plus de 100 millions de yuans (14,2 millions d’euros). Mais toute la caste dirigeante s’était organisée pour profiter de la manne, désignant dans chaque famille un ou deux membres pour s’occuper, non plus du pouvoir, mais des affaires. Si les familles les plus connues ne sont que quelques centaines, celles qui s’approprient le pouvoir et l’économie seraient au total de 3 000 à 5 000, formant une mince couche d’oligarques aux intérêts mêlés mais aussi concurrents. En 2016, les sept membres du comité permanent du bureau politique du PCC avaient tous des parents engagés dans les affaires. Quant à la corruption, elle transpire à tous les niveaux. Mais dans une société chinoise où le pouvoir avait jusque-là cultivé une certaine forme d’égalitarisme, l’enrichissement des dirigeants scandalisa très tôt.
Un journaliste a évalué la fortune privatisée depuis les années 1990 par ces familles dirigeantes à 2 000 milliards de dollars. Ces familles représenteraient la moitié des milliardaires de Chine. L’homme le plus riche de Chine se nomme Wang Jianlin, un vétéran de l’armée qui a inauguré avec Bo Xilai, un des concurrents de Xi Jinping, la corruption immobilière à grande échelle… Il posséderait 35 milliards de dollars. Hu Jintao, ancien secrétaire général du PCC, ne posséderait lui que quelques dizaines de millions d’euros, Xi Jinping quelques centaines de millions. La famille de Bo Xilai aurait quant à elle transféré à l’étranger au fil des ans plus de 6 milliards de dollars, avant de se faire mettre violemment à l’écart.
Le retour de la diaspora
La résurgence de la bourgeoisie se fit aussi par le retour de la diaspora. La plupart des Chinois de la diaspora étaient des émigrés de la Chine du Sud, en particulier des villes du delta de la rivière des Perles, autour de Canton, non loin de Hong Kong. Ils avaient émigré au début du 20e siècle, ou au moment de la révolution nationaliste. Ils représentaient en 1992 50 millions de personnes, dont 17 à Taïwan, 5 à Hong Kong, 2 aux États-Unis…
Trente ans de maoïsme n’avaient pas coupé les liens familiaux, notamment avec les émigrés de Hong Kong. Ce n’est pas par hasard que Deng Xiaoping ouvrit deux des quatre premières zones économiques spéciales (ZES) au Guangdong, à proximité de Hong Kong. Il comptait sur ces liens, et à juste titre : le retour des émigrés de Hong Kong transforma le village de pêcheurs de Shenzhen, qui jouxte Hong Kong, en une métropole de 30 millions d’habitants aujourd’hui. Au début des années 1990, la diaspora contrôlait à elle seule les deux tiers des investissements étrangers en Chine au travers de ces ZES, 80% au Guangdong. Ces investissements bénéficiaient d’un traitement privilégié. Les salaires dans les ZES étaient en 1978 dix fois moins élevés qu’à Hong Kong, les terrains trois fois moins chers. Les exonérations de droits de douane, les allègements d’impôts sur les personnes et sur les bénéfices convainquaient les bourgeois émigrés d’y délocaliser leurs industries et d’y placer leurs nouveaux investissements. Ainsi en 1992, l’industrie hongkongaise employait 800 000 personnes sur Hong Kong même et 2,5 millions dans le Guangdong. La moitié des exportations et réexportations correspondait à de la sous-traitance en Chine.
Ceux des capitalistes qui connaissaient les rouages de l’État chinois, ou qui avaient des connaissances en son sein, étaient particulièrement avantagés. Cela d’autant plus que leurs investissements furent renforcés par ceux des innombrables prête-noms utilisés par les membres des couches dirigeantes chinoises pour recycler dans les ZES les sommes qu’ils détournaient en Chine même. En 1993, un journaliste fit quelques comptes et estima qu’en trois années, de 1990 à 1992, entre 30 et 40 milliards de dollars étaient sortis de Chine en douce.
Les industriels de Taïwan suivirent ceux de Hong Kong mais dans la ZES du Fujian, de l’autre côté du détroit de Taiwan. Au Guangdong, au Fujian, à Shanghai ou au Hainan, la bourgeoisie retournait au pays, avec l’aval du gouvernement chinois, et les liens, qui s’étaient distendus mais n’avaient pas été rompus sous le maoïsme, se resserraient.
La peur de la classe ouvrière
La politique de l’État et le rôle du PCC ont évolué au cours du temps. Car si l’orientation générale – réintroduire le marché et permettre l’épanouissement de la classe dominante et des capitalistes – était claire, il fallait encore fixer les relations entre les entreprises, le parti et l’État. Jusque-là, le parti centralisait tous les pouvoirs et primait dans les entreprises. Le pouvoir chinois relâcha d’abord les liens des entreprises avec le PCC, et plus généralement ceux entre le centre et les provinces, entre les gouvernements locaux et les collectivités, opérant un mouvement général de décentralisation et d’autonomisation de l’économie. Il s’agissait de retirer le parti de la gestion quotidienne des entreprises, de l’appareil d’État et de l’économie, et de préparer la privatisation de celle-ci.
La crise politique qui s’est terminée en bain de sang le 4 juin 1989 place Tiananmen mit un terme à cette orientation. Cette crise avait commencé en 1987 avec l’emballement de l’inflation suite à la libéralisation des prix sur les marchés ruraux. Les tentatives pour juguler l’inflation s’étaient traduites par l’arrêt brutal de certains investissements et le renvoi de nombre de travailleurs, alors que l’enrichissement et la corruption des hauts dignitaires devenaient de plus en plus visibles. Lorsque les étudiants commencèrent à manifester pour les libertés sociales et politiques, ils trouvèrent le renfort de nombre de travailleurs, les unissant dans un même mouvement de protestation contre le régime, ce qui fit craindre le pire aux dirigeants chinois. Leur réaction fut à la hauteur de leur peur. La répression commencée place Tiananmen fit des milliers de morts, 10 000 selon certaines sources.
Les dirigeants chinois n’entendaient pas pour autant abandonner le retour à l’économie de marché. Mais tout en poursuivant la réintroduction du marché, ils choisirent de réinvestir le PCC dans la société chinoise pour en garantir la stabilité. Le PCC est un parti de dizaines de millions d’adhérents, un parti de carriéristes essentiellement, mais qui fournit aux sommets dirigeants des leviers d’action directs et rapides dans toute la société chinoise, doublant l’appareil d’État à de multiples niveaux.
Son intervention dans la société chinoise revint donc en force, d’autant que, pour les dirigeants chinois, l’expérience des événements de Tienanmen fut amplifiée par celle de la chute de l’URSS, une chute interprétée par les officiels chinois comme le fruit de la faiblesse du PCUS face aux tendances centrifuges alimentées par les vents libéraux.
Pour continuer la restauration de l’économie de marché, il fallait verrouiller la société et le PCC fut – et est toujours – un instrument essentiel de ce verrouillage.
Le pillage de l’État
Après la répression de 1989 et quelques mois de pause, les dirigeants chinois relancèrent les « réformes », qui se traduisirent à partir du milieu des années 1990 par une privatisation de larges secteurs de l’économie, sans qu’ils l’assument officiellement. Car si l’État prétendait « conserver les gros poissons en laissant filer les petits », c’est-à-dire ne vendre que les petites entreprises, de nombreuses entreprises de taille moyenne furent en réalité privatisées. Les filiales rentables des grandes entreprises d’État ont été dépecées, vendues, ou mises en Bourse, transformées de fait en entreprises commerciales identiques aux entreprises privées, tout en conservant un statut officiellement public. En 2001, 86 % des entreprises d’État avaient été restructurées et 70 % d’entre elles avaient été partiellement ou entièrement privatisées. Cette vague de privatisations s’est accompagnée du licenciement de 30 à 40 millions de travailleurs. En six ans, entre 1996 et 2001, l’emploi dans l’industrie manufacturière fut réduit de 40 %. S’il y eut des protestations, elles ne furent que sporadiques et limitées. Le pouvoir chinois pouvait profiter de la démoralisation des travailleurs après la défaite et la répression de 1989.
Une des conséquences de ces privatisations fut l’ascension rapide des directeurs d’entreprises d’État devenus à l’occasion propriétaires ou directeurs généraux d’entreprises privées. Le processus a également profité aux cadres dirigeants des autorités gouvernementales locales. Un rapport sur les entreprises privées révélait en 2002 que, dans 95 % des cas, les anciennes directions étaient devenues les principaux investisseurs ou les nouveaux dirigeants des entreprises privatisées. De même, des dirigeants du parti se sont transformés en investisseurs dans la quasi-totalité des entreprises municipales des grandes villes ou des communes rurales. Selon une autre estimation, 60 % des anciens responsables avaient acheté leur entreprise à l’occasion de cette réforme du système. Cette privatisation permit l’émergence de millions de bourgeois et de petits bourgeois. Les dirigeants chinois tentaient ainsi de se donner une base sociale plus large. Aux étudiants qui rêvaient de démocratie en 1989, ils indiquaient une autre voie : celle de l’enrichissement et des affaires.
La vie de Desmond Shum, un cas d’école
La vie de Desmond Shum, qu’il raconte dans un livre – La roulette chinoise, éditions Saint-Simon, mars 2022 – est caractéristique de cette bourgeoisie qui disparut de la scène pendant toute une période mais qui reprit sa place quand les conditions redevinrent favorables.
Contrairement à ce que raconte la quatrième de couverture, Desmond Shum n’est pas le simple enfant d’une famille pauvre. Son grand-père était un célèbre avocat du barreau de Shanghai qui était de ceux qui pensaient que le PC ferait une place à la classe capitaliste pour construire la Chine nouvelle. Il n’avait pas tort mais l’histoire prit plus de temps qu’il ne le pensait. La famille de la mère de Desmond Shum était du même rang social. Avant 1949, son grand-père maternel faisait la navette entre Hong Kong et Shanghai pour gérer ses entreprises. Après la révolution, alors que le reste de la famille avait émigré à Hong Kong, la grand-mère de Desmond revint à Shanghai. Elle eut peu à souffrir du nouveau régime. Les membres de la famille étaient considérés comme des « Chinois d’outre-mer patriotes ». Le PC demanda même au grand-père maternel de Desmond, émigré à Hong Kong, d’y diriger la filiale de la China Petroleum Corporation. La grand-mère n’eut jamais à travailler. Elle put même employer en permanence des domestiques, y compris en pleine Révolution culturelle.
En 1976, alors qu’il était impossible au commun des mortels de sortir de Chine, Desmond et ses parents obtinrent des visas et ils refirent leur vie à Hong Kong. Le père fut recruté par un géant américain du poulet qui avait compris qu’il y avait de l’or à gagner à vendre aux Chinois toutes les parties du poulet que les Américains dédaignaient, à condition d’avoir un intermédiaire qui sache comment écouler la viande dans le pays malgré les obstacles de l’administration.
Tous les dimanches, la communauté des émigrés de Shanghai à Hong Kong se retrouvait pour discuter des premiers investissements dans la Chine en train de s’ouvrir, tout en lisant l’édition asiatique du Wall Street Journal… Et en 1989, Desmond partit finir ses études aux États-Unis, lieu de destination privilégiée pour les enfants de dignitaires.
De retour à Hong Kong, il se fit embaucher dans une société qui se faisait fort d’exporter en Chine de la bière sans payer les droits de douane. C’est même un officier de la marine de guerre chinoise qui lui proposa de faire passer la bière en contrebande sur son bâtiment. Il intégra ensuite une entreprise de télécommunication qui déploya en 10 mois 10 000 kilomètres de fibre optique, un exploit qui n’aurait pu se réaliser sans la participation à l’entreprise du fils de Jiang Zemin, chef du PCC. Comme le dit Desmond Shum : « C’est l’association de l’esprit d’initiative et du pedigree politique qui permit le décollage de la Chine (…), un moyen pour les ambitieux tels que moi de faire quelque chose de leur vie. »
Car Desmond Shum serait resté un capitaliste de petite envergure sans Whitney Duan, sa future femme, et ses relations. Whitney avait adhéré au PCC quand elle travaillait pour l’APL, l’armée. Elle était chargée d’attirer les investisseurs dans la province et commença à construire son réseau. À l’époque, l’APL était un empire commercial de plusieurs milliards de dollars qui investissait dans tous les secteurs, de la vigne à la pharmacie et à l’immobilier. La corruption qui y régnait était légendaire. En 1996, quand le PCC ordonna à l’armée de se délester de toutes ses participations commerciales, la société qu’avait créée Whitney Duan récupéra le marché militaire des fournitures en matériel informatique d’importation.
Les relations de Desmond Shum et de Whitney Duan dans le monde des affaires, leurs connexions avec le PCC et certains rouages gouvernementaux leur amenèrent leurs premiers millions. Mais ils n’atteignirent les sommets qu’avec une troisième personne, celle que Desmond Shum nomme dans son livre Tante Zhang, qui n’est autre que la femme de Wen Jiabao, le Premier ministre de la Chine de 2003 à 2013. Shum décrit le rôle de Tante Zhang dans les affaires de leur société comme du parrainage nécessaire pour obtenir les milliards de commandes publiques, une pratique des plus courantes dans le monde capitaliste mais qui se fait là au nom du socialisme. Tante Zhang touchait 30 % de toutes les affaires. C’est ainsi que la fortune de la famille Wen se monte maintenant à 2,7 milliards de dollars, et que la mère de Tante Zhang, alors âgée de 80 ans, vit la sienne bondir de 0 à près de 200 millions de dollars…
L’État chinois et la bourgeoisie chinoise aujourd’hui
Aujourd’hui, alors que l’importance du marché s’est considérablement accrue, l’État a conservé une très forte participation dans l’économie, en contrôlant les plus grandes entreprises, notamment les 117 dites stratégiques de la SASAC, (l’agence chargée de la supervision des entreprises publiques), en contrôlant les banques et les marchés financiers, en pilotant la montée en puissance des nouveaux secteurs comme l’aéronautique. De ce point de vue, il ne se distingue pas des États occidentaux. Comme eux, il défend les intérêts généraux de sa classe dominante. C’est ainsi l’État chinois qui a relancé l’économie chinoise et mondiale en 2008, en investissant dans les infrastructures et l’immobilier. C’est lui qui garantit aujourd’hui que la crise immobilière ne se transforme pas en déroute complète.
L’État chinois protège aussi la classe dominante des réactions des travailleurs, dont l’exploitation s’est bien aggravée en 30 ans, et des paysans, régulièrement spoliés de leurs terres que les autorités locales revendent aux promoteurs immobiliers.
Enfin, tout en se faisant l’intermédiaire des capitalistes occidentaux, l’État chinois protège de l’impérialisme les intérêts de sa classe dominante. Ainsi, c’est l’État qui cherche des marchés à l’exportation, comme les « nouvelles routes de la soie », pour tenter de sortir l’économie chinoise de ses limites internes. C’est l’État qui pilote les entreprises sur les Bourses occidentales afin que les plus grandes ou les plus précieuses ne lui échappent pas. Mais depuis que les capitalistes occidentaux ont choisi dans les années 1990 et 2000 d’investir en Chine, c’est aussi l’État chinois qui leur garantit leurs profits en leur permettant d’exploiter une classe ouvrière faite maintenant de centaines de millions de travailleurs qu’il faut tenir en respect. Les capitalistes chinois profitent eux aussi de ces investissements occidentaux, en se plaçant comme sous-traitants ou fournisseurs, ou en acquérant des compétences et des technologies nouvelles.
La classe dominante chinoise doit donc tout à l’État. Elle en est consciente et, si elle l’oubliait, les dirigeants comme Xi Jinping se chargent de le lui rappeler régulièrement. C’est pourquoi les clans au pouvoir peuvent se permettre de mettre un Jack Ma ou une Whitney Duan sous séquestre, de sacrifier de temps en temps un Bo Xilai au nom de la lutte contre la corruption, ou d’imposer une politique particulière à telle ou telle entreprise, à tel ou tel secteur.
L’État chinois est un État bourgeois qui a réussi à développer une économie et une bourgeoisie chinoises dans un environnement impérialiste. Une telle réussite ne se comprend que parce que l’État s’est mis au service de l’impérialisme, en lui offrant une partie de son marché et de ses travailleurs, et parce que l’État a lui-même dirigé l’économie à une époque où le capitalisme occidental était, et demeure, embourbé dans une crise sans fin et où les bas salaires chinois étaient une opportunité. Les tensions permanentes mais grandissantes entre la Chine et les États-Unis sont là pour rappeler les limites de ce que tolère l’impérialisme dans l’émergence d’une puissance concurrente. Quant au développement de la Chine, il reste tout relatif. Il ne concerne que les zones côtières et les grandes villes, excluant les campagnes où des centaines de millions de personnes vivent toujours dans des conditions arriérées. Il est aussi relatif si on adopte un point de vue global. Le retour de la bourgeoisie des pays impérialistes en Chine pour exploiter une main-d’œuvre sous-payée, et qui a pris le relais des investissements de la diaspora chinoise au début des années 2000, s’est fait au détriment des économies occidentales. Leurs capitaux se sont localisés là où c’était le plus profitable, accélérant le ralentissement des vielles économies capitalistes. Reste de ce processus l’émergence d’une classe ouvrière maintenant forte de plusieurs centaines de millions de membres, une classe ouvrière qui n’aura pas d’autre choix que de se battre pour ses propres intérêts et de renouer avec les idées révolutionnaires.
Le 23 juin 2022