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- Lutte de Classe n°214
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La dette des pays riches, celle de la bourgeoisie
Une partie de la droite traditionnelle, dont Guillaume Peltier, vice-président du parti Les Républicains, préconise de transformer la dette en une dette centenaire, qui serait remboursée à doses homéopathiques. Ce n’est pas loin de la « dette perpétuelle », qui ne serait jamais remboursée, préconisée par certains. D’autres, à l’UDI ou chez Les Républicains, reprennent la position gouvernementale : une dette, cela se rembourse, et discutent des modalités pour le faire. La question de la dette pourrait bien occuper la scène politique des mois qui viennent et peut-être celle de la campagne présidentielle.
Alors qu’il y a un an encore les discours étaient à l’austérité, à la lutte contre les déficits au nom des générations futures, depuis février 2020 il n’y a plus de limites. La dette des pays riches s’est envolée comme rarement dans le passé. Les gouvernements des principaux pays impérialistes dépensent sans compter pour sauver le système capitaliste. Cet argent semble magique. Il répond au « quoi qu’il en coûte » du président français. En France, le montant prévisionnel du déficit du seul budget de l’État pour 2020 était évalué en décembre 2019, avant la crise sanitaire, à 93 milliards d’euros. Après les diverses lois rectificatives permettant de financer les aides aux entreprises, il s’est finalement établi à 223 milliards. La dette publique totale (État, Sécurité sociale et collectivités locales), qui se maintenait depuis plusieurs années à 98 % du PIB, 2 380 milliards d’euros en 2019, devait atteindre 2 612 milliards fin 2020. En octobre dernier, elle était estimée à 2 798 milliards, 120 % du PIB pour 2021. Aux États-Unis, le déficit public en 2020 – 3 300 milliards de dollars – est qualifié d’abyssal, faisant passer la dette de 80 % à 98 % du PIB. Cette hausse n’est pas finie, puisque Biden a annoncé dès sa prise de poste de nouvelles dépenses de soutien à l’économie de plusieurs milliers de milliards de dollars.
Aujourd’hui, dans les pays riches comme la France, l’Allemagne ou les États-Unis, il semble que le niveau d’endettement ne pose pas, ou pas encore, de problème à l’économie capitaliste. La raison de fond est à chercher dans la complète déconnexion entre la masse monétaire en circulation dans les circuits financiers et l’économie réelle, conséquence de la financiarisation et du parasitisme toujours grandissant de la grande bourgeoisie.
En 2019, avant la crise sanitaire, les besoins de financement de l’État français se montaient à 221 milliards d’euros, 128 milliards pour rembourser intérêts et capital des dettes passées, et 92 milliards pour financer le déficit du budget de l’État de l’année. La quasi-totalité des 221 milliards, 200 milliards pour être exact, a été trouvée sur les marchés financiers par l’émission d’obligations, des titres de dette achetés en masse par des « investisseurs ». Ainsi, fin 2019, la dette d’État était-elle détenue par des investisseurs français à hauteur de 47,4 % et par des investisseurs non résidents à hauteur de 52,6 %, dont une partie significative située au sein de la zone euro. Ces « investisseurs » sont publics, des banques centrales ou des fonds souverains, et privés, des gestionnaires d’actifs, des banques, des compagnies d’assurance ou encore des fonds de pension.
Le parasitisme de la bourgeoisie et la pression des marchés
En 2020, le déficit budgétaire a plus que doublé. Ce sont donc plus de 350 milliards d’euros que l’État français a trouvés sur les marchés financiers, empruntés auprès de la grande bourgeoisie, et cela sans aucune difficulté puisque les capitalistes se bousculent pour prêter cet argent. Ainsi, mardi 19 janvier, l’Agence France Trésor, qui place la dette de l’État sur les marchés, a levé 7 milliards d’euros empruntés sur une durée de 50 ans, un record. Le plus frappant est que l’AFT a reçu pour ces 7 milliards dix fois plus d’offres, 75 milliards, de la part de 430 investisseurs. Les fortunes colossales entre les mains de la grande bourgeoisie, des banques et des grandes entreprises cherchent à se placer. Et rien de mieux pour cela que d’acheter de la dette des États, des plus riches d’entre eux en tout cas, ceux dont le remboursement leur semble garanti. Cette garantie se matérialise depuis la crise de 2008 par les différents programmes de rachat de titres de dette que fait la Banque centrale européenne. Le programme en cours, spécial Covid, le Pandemic Emergency Purchase Programme, couvre une grande partie de la dette des pays européens. L’enveloppe qui lui est consacrée, originellement de 750 milliards d’euros, fut portée en juin 2020 à 1 350 milliards d’euros, et encore allongée de 500 milliards le 10 décembre. Cette intervention a calmé une petite tempête sur les marchés financiers au printemps 2020, puis a permis aux États de s’endetter à bas coût : la France se finance aujourd’hui à un taux d’intérêt à dix ans de − 0,3 %, l’Allemagne à − 0,6 %, l’Espagne et le Portugal sont juste au-dessus de 0 %, et l’Italie à 0,6 %. Depuis mars 2020, la BCE a acheté 71 % des obligations émises par les États européens, selon les calculs du Fonds monétaire international. La proportion était de 75 % pour le Japon, 57 % pour les États-Unis et 50 % pour le Royaume-Uni. Les économies de ces pays sont aujourd’hui sous perfusion, alimentées par l’argent des banques centrales. C’est aussi une manière de faire marcher la planche à billets. Les pays européens – c’est vrai aussi du Japon, du Royaume-Uni et des États-Unis – sont financés par leur banque centrale. Les économistes appellent cela du financement monétaire. Si l’on y ajoute son autre programme d’achat d’actifs, qui tourne au rythme mensuel de 20 milliards d’euros, la BCE a prévu de racheter les dettes publiques à hauteur de 2 400 milliards sur deux ans, jusqu’en 2022. À la source de l’argent magique, il y a donc la planche à billets de la BCE. Mais si celle-ci fournit 71 % de l’argent finalement prêté aux États européens, les 29 % restants, des centaines de milliards, le sont par la grande bourgeoisie, qui place dans la dette publique les capitaux dont elle ne sait que faire. Ce parasitisme de la classe capitaliste se mesure au travers d’un autre mécanisme. En décembre, la BCE a prolongé d’un an, jusqu’en juin 2022, l’accès des banques à des prêts à - 1 %. Celles-ci sont donc payées pour emprunter auprès de la BCE des sommes qu’elles prêtent aux entreprises à un taux d’environ 1,5 %.
Début février, les responsables de la BCE et de la Banque de France ont multiplié les interventions pour affirmer qu’il n’était pas question de ne pas rembourser la dette. Prétendre le contraire serait irresponsable, a martelé de son côté Bruno Le Maire. L’annulation de la dette Covid-19 est inenvisageable et serait « une violation du traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des États », a affirmé la présidente de la BCE, Christine Lagarde[1]. Plus concrètement que les traités européens, l’une de leurs craintes est sans aucun doute que, si une telle idée prenait corps, la spéculation s’en mêle et fasse monter les taux d’intérêt, comme en 2011 pour la Grèce ou l’Italie. Une telle augmentation des taux serait problématique pour les États et la BCE. Le coût de la dette réside dans les intérêts qu’il faut payer, et certes les taux d’intérêt aujourd’hui sont plus que bas. Mais il faut aussi rembourser le capital. Or le remboursement du capital se fait par roulement : quand l’échéance arrive, les États empruntent sur le marché de quoi effectuer le paiement, mais ils le font aux conditions du marché du jour. Les taux d’intérêt sont très bas voire négatifs aujourd’hui, parce que la grande bourgeoisie croule sous les capitaux dont elle ne sait que faire, qu’elle place dans les titres de dette considérés comme des valeurs refuge, et parce que les banques centrales s’engagent à racheter les titres qui lui sont présentés. Ce sont ces taux d’intérêt si bas qui font dire à Patrick Artus que le débat sur l’annulation de la dette est stérile. Mais jusqu’à quand ? Au printemps, les taux d’intérêt ont subi une petite fièvre, certains repassant en positif jusqu’à fin mai. En 2011, ils se sont enflammés pendant plusieurs longs mois. Car, à la fin, ce sont les marchés qui contraignent la politique des banques centrales. Et c’est ce qui explique qu’un ancien banquier ait qualifié la question de l’annulation de la dette de hautement inflammable[2]… Dans cette économie complètement irrationnelle, tout marche sur la confiance, ou plutôt l’absence de confiance, et en particulier la spéculation, qui sait profiter de la moindre faille.
Ils se demandent aussi ce qu’il se passerait si l’inflation revenait, à la faveur d’une reprise économique, même temporaire. Ceux qui la souhaitent y voient le moyen pour faire fondre la dette. Ce ne serait pas la seule conséquence. Outre l’amputation des revenus des couches populaires, les taux d’intérêt pratiqués sur les marchés remonteraient inexorablement, ruinant ceux qui possèdent de la dette contractée à taux zéro. Les banques centrales seraient contraintes de remonter les leurs, de cesser de recourir à la planche à billets. Cela ne serait pas sans conséquence pour les États et les conditions dans lesquelles ils emprunteraient. À cette menace, les économistes favorables à l’annulation de la dette répondent que le risque aujourd’hui n’est pas l’inflation, mais la déflation, la baisse des prix, qui pourrait entraîner la société capitaliste dans un marasme identique à celui des années 1930, la baisse des prix et celle des salaires se conjuguant dans une spirale dépressive, provoquant cessation d’activités et chômage. Pour eux, on peut continuer à inonder les marchés financiers, de toute façon, cet argent reste dans les circuits financiers, ne redescend pas dans la sphère productive et ne peut donc pas provoquer d’inflation. Ils soulignent ainsi à leur manière le parasitisme complet du système. Ils affirment que la perspective du remboursement des dettes contractées pour gérer la crise sanitaire va aggraver les tendances déflationnistes. Mais, pour eux, des solutions existent[3] : il faut annuler les dettes, donner de l’argent à la population (la « monnaie hélicoptère », métaphore d’économistes évoquant de l’argent largué depuis le ciel) pour qu’elle le dépense, et financer directement les États par la banque centrale.
Se positionner sur un terrain de classe
Les adversaires comme les partisans de l’annulation de la dette cherchent des solutions pour sauver le capitalisme. Ni les uns ni les autres ne se positionnent sur le terrain des intérêts de classe des travailleurs. L’annulation de la dette donnerait sans aucun doute des marges de manœuvre aux États capitalistes, mais pour quelle politique ? Chacun de ces États répond aux intérêts de sa bourgeoisie. Ce que la finance ne capterait plus par le biais des intérêts, elle le capterait davantage par d’autres voies, qu’elle utilise déjà actuellement. Si les intérêts représentent quelques dizaines de milliards d’euros par an pour un État comme la France, les commandes d’armes, les commandes d’État en infrastructures et autres marchés publics, les exonérations d’impôts de toutes sortes, représentent d’autres dizaines de milliards. La véritable question est de savoir qui commande, quels intérêts défend l’État. L’annulation de la dette des États ne signifierait pas non plus que ceux-ci s’engageraient dans une « reconstruction écologique et sociale » si cela ne correspond pas aux intérêts des capitalistes et si tant est que ce soit une solution pour l’humanité, car une telle perspective peut aisément se traduire en marchés lucratifs pour les entreprises capitalistes qui savent déjà verdir leurs productions et leurs profits.
Il reste que cette dette n’est pas celle des travailleurs. C’est au travers de ces centaines de milliards d’euros ou de dollars versés dans l’économie que la bourgeoisie a maintenu voire accru ses fortunes en temps de crise. Le PIB a chuté partout sur la planète, dans des proportions jamais vues depuis longtemps, mais les fortunes des plus riches ont grossi. En réalité, les centaines de milliards sortis des planches à billets étatiques sont allés directement dans les circuits financiers pour soutenir les fortunes des capitalistes, alimenter la guerre qu’ils se font à coups de fusions-acquisitions, maintenir les dividendes versés pendant que les salaires sont amputés du chômage partiel et payés par l’État. Cette dette est celle de la bourgeoisie. C’est à elle de la payer. Il serait légitime pour les travailleurs de refuser de la payer. D’autant plus qu’elle sera l’un des arguments politiques des gouvernements pour pratiquer l’austérité une fois le gros de la tempête passé. Déjà, le gouvernement a remis sur la place publique la question des retraites. La réforme du chômage a été différée, mais elle est pour dans quelques mois. Les cures d’austérité dans les hôpitaux sont à peine suspendues le temps de la crise sanitaire et reprendront de plus belle dès que possible, ainsi qu’on a pu le voir entre deux confinements. Cependant refuser de payer la dette ne peut pas suffire : encore une fois, cela ne règle pas la question de l’organisation de la société et du pouvoir. Les États, tant qu’ils seront les instruments de la domination de la bourgeoisie, imposeront ses intérêts de classe, par un biais ou par un autre. Marx écrivait dans Le Capital : « La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. » Les capitalistes et leurs représentants y reviendront toujours. C’est une question de pouvoir, et c’est en donnant pour perspective le renversement du pouvoir de la bourgeoisie, en construisant le leur, que les travailleurs pourront liquider définitivement le passé capitaliste et ses dettes.
Le 23 février 2021
[1] Journal du dimanche du 7 février 2021.
[2] Jean-Michel Naulot, Le Monde du 11 février 2021.
[3] Jézabel Couppey-Soubeyran, Le Monde du 31 janvier 2021.