Esclavage : la question des réparations07/03/20212021Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2021/03/214.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Esclavage : la question des réparations

Nous publions ci-dessous un texte du groupe communiste révolutionnaire Combat ouvrier (Union communiste internationaliste), qui milite en Guadeloupe et Martinique.

La revendication de réparations pour la traite et l’esclavage des Noirs du 17e au 19e siècle revient depuis plusieurs années. Elle est portée par certaines associations dans l’Hexagone, par des organisations indépendantistes aux Antilles, par certains États d’Afrique et de la Caraïbe.

« Le capitalisme est venu au monde en suant le sang et la boue par tous les pores », disait Marx relatant les crimes de l’accumulation primitive du capital et le « trafic de chair humaine ».

Crimes et pillages lors des croisades, mise en esclavage et extermination des Indiens d’Amérique latine, mise en esclavage de plus de 15 millions d’Africains déportés aux Amériques, travail des petits enfants en Europe, lois sur le vagabondage, travail forcé, journées de 16 à 18 heures de travail quotidien dans les premières manufactures et usines d’Europe : c’est par le vol, la rapine, l’exploitation féroce d’êtres humains à travers le monde entier que s’est produite l’accumulation originelle du capital de l’actuelle classe exploiteuse, la bourgeoisie.

Pour nous, communistes révolutionnaires, seule la destruction de la société capitaliste par la révolution sociale permettra de récupérer toutes les richesses créées par les exploités du monde, pour en faire profiter l’ensemble de la société et non plus une minorité de possédants. C’est l’instauration d’une société socialiste sans classes sociales, sans exploitation de l’homme par l’homme, qui permettra de sortir de cette barbarie.

Mais qui sont ceux qui réclament aujourd’hui des réparations dans le cadre de la société actuelle ? Et que veulent-ils ?

Les organisations et les États qui revendiquent les réparations, et leurs actions

Depuis des années, en France, le CRAN (Conseil représentatif des associations noires), le MIR (Mouvement international pour les réparations), entre autres, revendiquent des réparations. L’assignation en justice de l’État français par le MIR et le Conseil mondial de la diaspora panafricaine en 2005 n’a pas abouti. La plainte est maintenant déposée à la Cour européenne de justice, qui l’a jugée recevable. Les plaignants y voient déjà un progrès de l’action juridique.

Treize États du Caricom (Caribbean Common Market, Marché commun des Caraïbes), les ex-colonies britanniques de la Caraïbe, ont décidé d’engager une procédure devant l’ONU contre l’Angleterre, la France et les Pays-Bas. Jusqu’à présent, la France et les ex-puissances esclavagistes refusent les indemnisations financières. Aux Antilles françaises, de jeunes activistes organisent depuis plusieurs mois des actions d’éclat. En Martinique, avec le drapeau des nationalistes aux trois couleurs, rouge, vert et noir. D’où leur surnom « les rouge-vert-noir ». Ils bloquent les supermarchés des Békés, détruisent des statues rappelant l’esclavage et le colonialisme. Ils réclament des réparations.

D’autres organisations le font aussi. Il s’agit en Guadeloupe du CIPN (Comité international des peuples noirs), du FKNG (Fos pou konstwi nasyon Gwadloup – Une force pour bâtir la nation Guadeloupe), dont le dirigeant est le leader nationaliste Luc Reinette, du MIR-­Guadeloupe ; en Martinique du Modemas (Mouvement des démocrates et écologistes pour une Martinique souveraine) et du MIR-Martinique, avec notamment le leader indépendantiste martiniquais Garcin Malsa.

En novembre 2013, devant le tribunal de Fort-de-France (capitale de l’ex-colonie de Martinique en Caraïbe, aujourd’hui Collectivité territoriale de Martinique, CTM), ces mêmes organisations et 64 personnes descendant d’esclaves réclamaient à l’État français une provision de 200 milliards d’euros de dédommagement.

Le 13 février 2014, à l’initiative du MIR, du CIPN et du FKNG, s’étaient déroulées en Guadeloupe, avec le concours de la commune du Lamentin, les Rencontres caribéennes autour du thème « Les réparations : quelles retombées politiques, économiques et sociales pour les Afro-descendants ? » Avaient répondu à l’invitation des représentants de plusieurs pays tels que la Jamaïque, la Dominique, la Barbade, la République d’Haïti, Trinidad, la Guyane, la Martinique, les États-Unis, le Brésil ainsi que des pays africains.

Réparations et nationalisme

Pour l’instant, les grandes puissances occidentales font la sourde oreille. Mais, dans le cas même où des réparations seraient accordées, quelle serait leur destination ? Elles permettraient surtout de garnir le budget des États de la Caraïbe et d’Afrique qui les réclament, quitte à être récupérées au passage par les dirigeants pour eux-mêmes. Quand on connaît le degré de corruption de la classe politique dirigeante en Haïti et en Afrique, c’est une quasi-évidence. Déjà, la misérable aide internationale accordée chichement à ces États est allègrement détournée par cette classe politique, avec la complicité des grandes puissances. Pendant ce temps, la classe ouvrière, les couches populaires et pauvres vivent une misère atroce.

En Guadeloupe et en Martinique, les nationalistes espèrent, en cas de réparations, une somme conséquente qui alimenterait le budget d’un éventuel futur État indépendant.

En aucun cas, dans des États sous régime capitaliste, ces réparations ne seraient directement versées aux exploités noirs, aux Noirs pauvres. Pour l’instant, la revendication des réparations demeure une antienne qui permet aux organisations nationalistes d’entretenir leurs militants sur le plan idéologique et de leur fournir un objectif.

Capitalisme et esclavage

La presse, après les émeutes qui ont suivi l’assassinat de George Floyd, a révélé ou rappelé l’origine esclavagiste de certaines grandes firmes ou sociétés ayant pignon sur rue. Ainsi, l’assureur français AXA est issu de plusieurs sociétés d’assurance, dont la plus ancienne, la Compagnie d’assurances mutuelles contre l’incendie de Paris, date de 1816. Son fondateur, Jacob du Pan, avait fait fortune à Saint-Domingue, la grande colonie sucrière française, devenue indépendante en 1804 sous le nom de République d’Haïti. Autre exemple, Marie Brizard fut d’abord, au milieu du 18e siècle, une liqueur bordelaise échangée en Afrique de l’Ouest contre des esclaves. Et LVMH, leader mondial du luxe, possède la maison de cognac Hennessy, qui fit également des affaires dans le commerce colonial. Les marchands qui fondèrent en 1800 la Banque de France, alors une banque privée adossée à l’État, avaient également fait fortune dans les colonies. Un des principaux actionnaires de cette banque n’était autre que Napoléon Bonaparte, qui vivait des revenus des plantations esclavagistes possédées en Martinique par son épouse, Joséphine de Beauharnais. Alors que l’esclavage et la traite avaient été abolis en 1794 pendant la Révolution, Napoléon les rétablit en 1802, l’affaire étant bien trop lucrative. L’esclavage perdura jusqu’en 1848 dans les colonies françaises.

En Grande-Bretagne, à la suite de la publication récente de recherches, les banques Barclays et HSBC ainsi que le groupe d’assurances Lloyd’s ont dû reconnaître qu’une partie de leurs fondateurs ou anciens administrateurs avaient bénéficié des riches retombées financières de la traite des Noirs et de l’esclavage. D’autres sociétés aussi prospères, comme le brasseur Greene King, la Royal Bank of Scotland, la banque d’Angleterre, dont les gouverneurs et directeurs fondateurs possédaient des plantations, ont commencé à prospérer sur la manne procurée par l’esclavage. Pour ne pas risquer d’être boycottées par des associations antiracistes, plusieurs de ces sociétés viennent de formuler des excuses. Les exemples d’enrichissement sur la traite et l’esclavage foisonnent. L’historien trinidadien Eric Williams (1911-1981), dans son ouvrage Capitalisme et esclavage (1944), en cite de très nombreux. Il explique notamment comment le commerce des chaînes d’esclaves, produites par l’industrie britannique naissante, avantagea les maîtres de forge.

Aux Antilles, si tous les Blancs locaux ne sont pas riches, les plus riches se trouvent parmi ces Blancs issus des vieilles familles esclavagistes du passé. Ce sont les Békés, appellation provenant probablement de la langue Igbo du Nigeria signifiant « Blancs » ou de « M’Béké » de la langue ashanti signifiant « ceux qui détiennent le pouvoir ». Ces familles riches ont tiré leur fortune originelle de l’exploitation des esclaves dans les plantations de canne à sucre et les distilleries de rhum. Aujourd’hui, elles possèdent une grande partie des plantations de bananes, surtout en Martinique, et des parts importantes dans les groupes de la grande distribution, comme Carrefour. L’exemple le plus édifiant est celui de Bernard Hayot, qui détient aujourd’hui la plus grande fortune des Antilles et figure dans le top 500 des fortunes de France. Le GBH (Groupe Bernard Hayot), c’est Carrefour, M. Bricolage, Decathlon, Euromarché, Renault, Y. Rocher et d’autres aux Antilles et dans le monde. Une série de familles blanches, riches ou aisées, comme les Huyghues Despointes, Fabre, de Reynal, Vivies, Loret, Aubéry, Assier de Pompignan, Damoiseau, s’ajoute à cette liste de descendants de propriétaires d’esclaves. À La Réunion, ce sont par exemple les familles Barau, de Chateauvieux, Isautier, les « gros Blancs » correspondant aux Békés des Antilles.

Ces familles et ces grandes sociétés européennes sont donc économiquement issues d’une accumulation primitive de capital dont la traite et l’esclavage furent l’une des sources criminelles. Elles furent en partie à l’origine de la fondation du capitalisme international.

Le comble est que l’abolition de l’esclavage s’est accompagnée d’indemnisations des anciens propriétaires d’esclaves par les puissances esclavagistes pour la perte de leurs esclaves.

Le 17 avril 1825, une ordonnance du roi de France, Charles X, imposait à Haïti, alors dirigé par Boyer, de payer des réparations aux colons privés de leurs esclaves après l’indépendance. Il envoya une flotte de 14 navires pour menacer l’État haïtien d’une nouvelle guerre en cas de non-paiement. Exsangue après sa guerre victorieuse contre les troupes françaises, l’État haïtien se vit réclamer 150 millions de francs-or, ramenés à 90 millions quelques années après. Cette somme correspondrait aujourd’hui à environ 25 milliards d’euros. Elle dut être empruntée à des banques françaises et américaines, auxquelles il fallut rembourser capital et intérêts, et constitua un terrible fardeau pour Haïti jusqu’en 1947. C‘est une des causes de l’extrême pauvreté de ce pays aujourd’hui.

Dans le sillage de la révolution de février 1848 en France, des luttes des esclaves des Antilles et des manifestations des ouvriers parisiens, la Commission pour l’abolition de l’esclavage fut créée le 4 mars 1848 et présidée par Victor Schœlcher. Le décret d’abolition est signé le 27 avril 1848 par le gouvernement provisoire.

La commission proposa l’indemnisation des propriétaires d’esclaves et le 30 avril 1849, en France, l’Assemblée nationale vota la loi d’indemnisation des colons ex-propriétaires d’esclaves des Antilles-Guyane, de La Réunion et du Sénégal pour la « perte » de 247 810 esclaves. Selon l’historien Claude Ribbe, la somme de 123 784 426 francs (comparable en valeur relative à l’indemnité qu’ont dû verser les Haïtiens) leur fut versée. Elle équivaudrait à 4,4 milliards d’euros aujourd’hui. Des décrets vinrent répartir les sommes entre les territoires concernés. Les esclavagistes de La Réunion reçurent 711 F par esclave (pour 60 651 esclaves), ceux de Guyane 624 F (12 525 esclaves), ceux de Guadeloupe 469 F (87 087 esclaves), ceux de Martinique 425 F (74 447 esclaves), ceux du Sénégal 225 F (9 800 esclaves), ceux de Nossi-Bé et Sainte-Marie (Madagascar) 69 F (3 300 esclaves). À La Réunion, Marie-Hermelinde Million des Marquets reçut, pour 121 esclaves affranchis, 86 031 F, l’équivalent de 3 millions d’euros.

1,4 million d’esclaves africains au moins ont été déportés par les armateurs français des grands ports comme Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre et Honfleur, vers les colonies françaises des Antilles. Environ 150 000 furent déportés à La Réunion.

3,4 millions d’esclaves ont été déportés par les négriers de Grande-Bretagne jusqu’aux colonies sucrières des Antilles, en Guyane britannique et à l’île Maurice. Lors de l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques, en 1833, quelque 20 millions de livres sterling de l’époque (120 milliards d’euros d’aujourd’hui), soit 40 % du budget de l’État, furent versés en indemnités aux propriétaires d’esclaves. Ces sommes furent à l’origine de nombreuses fortunes dans la banque, l’industrie, les chemins de fer, l’assurance, des fortunes parfois toujours bien présentes aujourd’hui.

Des banques créées avec les revenus des esclavagistes

Un pourcentage des indemnités versées aux ex-propriétaires d’esclaves aura servi à créer les banques de Guadeloupe, de Martinique et de La Réunion en 1851 et 1853, au profit des mêmes ex-possédants d’esclaves. L’article 7 de la loi des 19 janvier, 23 et 30 avril 1849 avait en effet prévu que, sur la rente accordée aux esclavagistes, le huitième de la portion afférente aux colonies de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion serait prélevé pour servir à l’établissement d’une banque de prêt et d’escompte dans chacune de ces colonies.

Ces banques émettaient elles-mêmes des billets jusqu’en 1944, et ont continué à le faire jusqu’en 1952 sous le contrôle de la Caisse centrale de la France d’outre-mer, ancêtre de l’actuelle Agence française de développement (AFD).

En 1967 la banque de la Martinique et celle de la Guadeloupe ont fusionné pour créer la Banque des Antilles françaises (BDAF), qui appartient comme la Banque de La Réunion au Groupe BPCE (Banque populaire Caisse d’épargne). En 1980, le Crédit lyonnais devint l’actionnaire principal de la BDAF.

Depuis septembre 2015, la BDAF, tout comme la banque de La Réunion, est filiale à 100 % de la caisse d’épargne CEPAC (Caisse d’épargne Provence Alpes Corse), qui est aussi maintenant une banque en ligne.

La réparation véritable : la révolution socialiste mondiale

Aujourd’hui, les pauvres les mieux placés pour renverser ce système sont les esclaves salariés, les travailleurs. Car ils sont au cœur même de la machine capitaliste : les usines, les entreprises. Ils produisent tout. Ils forment, par leur travail et leur nombre, une force potentielle considérable. L’exploitation de leur force de travail permet aux capitalistes de réaliser des profits fabuleux. En expropriant la bourgeoisie, en collectivisant la propriété privée des moyens de production, les travailleurs en feront bénéficier l’ensemble des classes populaires et pauvres.

Le capitalisme, on l’a vu, est né en réduisant en esclavage des millions d’hommes africains. Mais il s’est aussi constitué sur l’exploitation, la sueur, le sang de millions d’hommes, de femmes et d’enfants d’Europe, de tous les pays, sur plusieurs siècles.

La dette des États impérialistes pour l’esclavage des Noirs est incommensurable. Ni les 200 milliards ni tous les milliards ne feront le compte.

À plus forte raison est incommensurable la dette des pays riches et de la bourgeoisie à l’égard des milliards d’exploités de tous les pays et de toutes les couleurs.

La réparation véritable viendra de l’expropriation générale au profit des exploités des richesses accumulées par le capitalisme, sur l’esclavage et sur l’oppression effroyable des peuples et des classes pauvres de la planète.

Seule la destruction du système capitaliste le permettra. Et elle ne peut être que mondiale. La récupération des richesses par les Noirs pauvres de tous les pays est donc indissociable de la lutte de tous les autres opprimés de la terre.

C’est dans cette seule voie que les descendants des esclaves noirs trouveront leur part. Mais ils ne le pourront qu’à l’issue de la révolution victorieuse de tous les exploités. Il ne pourra y avoir d’émancipation véritable des peuples noirs en dehors de celle de tous les peuples et classes dominés. Ce n’est pas un vœu pieux mais une nécessité, une nécessité politique et économique objective, un impératif historique. Il n’y aura jamais d’autre alternative. Ce sera le socialisme mondial ou la barbarie !

Les succès révolutionnaires ne pourront être assurés que si le prolétariat parvient à produire en son sein des partis révolutionnaires communistes.

Les luttes étant contagieuses, à un certain niveau de leur développement elles prennent un caractère international offrant des perspectives supérieures aux travailleurs du monde.

La classe ouvrière est la seule classe potentiellement révolutionnaire par sa place dans la production capitaliste. Elle offrira une perspective à toutes les classes populaires dominées et opprimées, y compris sur le terrain national ou racial. C’est elle qui changera le monde, quel que soit le rythme auquel elle le fera.

Il sera alors possible d’engager la société humaine dans la voie que les travailleurs russes, avec le Parti bolchevique et ses dirigeants, Lénine et Trotsky, avaient ouverte il y a 103 ans, quand ils avaient détruit l’État féodal et capitaliste et érigé pendant six ans un État ouvrier conçu comme première étape de la révolution mondiale.

Seule cette voie permettra de sortir de la barbarie du système capitaliste. L’étroitesse de l’idéologie nationaliste ne peut offrir cette perspective. Elle a déjà conduit à bien des impasses et ne peut que mener dans le mur.

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes », ont écrit Karl Marx et Friedrich Engels. Il n’y a pas d’autre voie que cette lutte de classe menée jusqu’à son terme, la révolution prolétarienne, puis la construction d’une société mondiale sans classe, la société socialiste.

2 mars 2021

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