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Du Covid-19 à la crise de 2020
Les chiffres, déjà catastrophiques, qui illustrent le recul de la production à l’échelle du monde, l’envolée du nombre de chômeurs, la baisse des échanges internationaux, etc., finissent par perdre toute signification tant il est évident que la crise actuelle de l’économie capitaliste est de la même ampleur que les secousses majeures qui l’ont ébranlée au 20e siècle. Et tous ces éléments ne donnent qu’une photographie, en un moment donné, de l’état de la crise. Ils laissent seulement entrevoir la suite, c’est-à-dire les réactions en chaîne que la crise est susceptible d’engendrer.
Les comparaisons les plus fréquemment utilisées citent, en premier lieu, la crise boursière de 1929, avec la Grande Dépression qui a suivi. De fait, si la pandémie du coronavirus et le confinement ont eu des effets directs sur la production, ils ont été en même temps les facteurs déclenchant d’une brutale aggravation de la crise du système capitaliste, un peu comme l’a été le jeudi noir de 1929 pour la Grande Dépression.
Le Maire, ministre de l’Économie, a eu recours à une autre comparaison, avec les années de l’immédiat après-Deuxième Guerre mondiale, pour illustrer l’importance du recul de la production ici, en France.
Ce genre de comparaison ne peut être cependant que superficiel, tant chacun de ces épisodes de l’histoire du capitalisme a été différent, comme l’ont été leurs conséquences. Toutes les périodes de crises et de secousses économiques de notre temps, au-delà de leur diversité, illustrent à quel point le système capitaliste en son âge sénile, c’est-à-dire impérialiste, est incapable de faire face même aux problèmes découlant de son propre fonctionnement et, à plus forte raison, aux problèmes nouveaux auxquels est confrontée la société.
En 1929, la crise est venue directement du fonctionnement même de l’économie capitaliste. Ce sont les forces productives, en croissance rapide après la Première Guerre mondiale, en particulier aux États-Unis, qui se sont heurtées aux limites du marché. Mais ce qui, au temps du capitalisme ascendant, était une pulsation de la vie économique qui n’a pas arrêté le progrès global, et même pouvait entraîner une certaine amélioration des conditions d’existence des classes exploitées, a changé à l’époque de l’impérialisme. « La vie du capitalisme de monopoles de notre époque n’est qu’une succession de crises. Chaque crise est une catastrophe », affirmait Trotsky dans Le marxisme et notre époque. « La nécessité d’échapper à ses catastrophes partielles au moyen de barrières douanières, de l’inflation, de l’accroissement des dépenses gouvernementales et des dettes, etc., prépare le terrain pour de nouvelles crises, plus profondes et plus étendues. »
Quant au recul important de la production dans les années 1944-1945, il venait des destructions de la Deuxième Guerre impérialiste mondiale, qui a en quelque sorte soldé la crise de 1929. Mais pas de la même manière pour toutes les puissances impérialistes qui s’étaient affrontées.
Les puissances impérialistes vaincues, l’Allemagne et le Japon, subirent une destruction sans précédent de leurs moyens de production aussi bien humains que matériels.
C’est au profit de l’impérialisme américain, chef de file des puissances victorieuses, que la crise de 1929 a été soldée. Par la guerre elle-même, en offrant au grand capital américain l’immense marché de la production d’armes et de matériels. Alors que les puissances impérialistes d’Europe s’entredétruisaient et que le Japon s’épuisait dans la guerre avant de subir Hiroshima et Nagasaki, l’économie américaine connut une des plus importantes expansions de son histoire. La guerre finie, la reconstruction ouvrit un nouveau marché à l’échelle européenne, sinon planétaire, dont le grand capital américain fut, là encore, le principal bénéficiaire.
Entre le grand gagnant qu’a été l’impérialisme américain et le grand perdant, l’Allemagne, les impérialismes anglais et français, bien que dans le camp des gagnants, durent céder au profit de l’impérialisme américain une bonne partie de leurs positions dans la domination du monde.
Nous n’abordons pas ici le rôle politique de la bureaucratie soviétique et des partis staliniens, bien qu’il ait été capital, dans le fait que, contrairement à la Première Guerre mondiale, la Deuxième n’a pas été suivie par l’intervention révolutionnaire du prolétariat. La guerre n’a pas eu pour conséquence un changement dans le rapport de force entre le prolétariat international et la bourgeoisie impérialiste. Le changement de l’ordre international s’est limité à celui du rapport de force entre grandes puissances (l’URSS issue de la révolution prolétarienne, mais bureaucratisée, était à la fois un élément perturbateur de l’ordre impérialiste mondial mais aussi un facteur de sa stabilisation).
La révolte des peuples au sortir de la Deuxième Guerre mondiale n’a pourtant pas été moindre qu’au sortir de la Première. Mais les masses en mouvement n’ont trouvé nulle part une direction prolétarienne proposant comme objectif ultime le renversement du pouvoir de la bourgeoisie.
C’est ce fait fondamental qui a permis aux bourgeoisies impérialistes de reprendre le dessus, de consolider leur pouvoir sur la société et de s’enrichir pendant ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses, grâce à l’exploitation de leur propre prolétariat, au pillage des pays pauvres et à l’oppression de leurs peuples.
Ce ne sont pas les lois du marché, de la concurrence et du profit qui ont permis à la bourgeoisie de faire redémarrer la vie économique sous sa direction et à son profit mais, dans une large mesure, l’étatisme, c’est-à-dire la négation même de l’initiative privée. Mais cette négation elle-même se situait dans le cadre du capitalisme et était destinée à sauver le règne de la bourgeoisie. En dehors de son rôle régalien, c’est-à-dire la défense des intérêts de classe des exploiteurs contre les exploités par la force de ses bandes armées en uniforme, l’État a accentué son intervention dans la vie économique en s’occupant des secteurs indispensables au fonctionnement de l’ensemble de l’économie, mais qui ne rapportaient pas assez de profits pour les possesseurs de capitaux.
L’étatisme a joué un rôle majeur dans tous les pays impérialistes. Y compris dans le pays impérialiste qui se pose en patrie de l’initiative privée, les États-Unis. L’étatisme du temps de guerre n’est pas seulement une nécessité militaire. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, ce sont précisément les États-Unis qui ont illustré le mieux son rôle économique décisif pour la bourgeoisie. Au lendemain de la guerre, la France a été un modèle du genre, avec la nationalisation de nombreux secteurs, de l’énergie, représentée à l’époque surtout par les charbonnages, aux transports, en passant par les communications et jusqu’à des banques de dépôt drainant les capitaux, planifiant dans une certaine mesure et investissant dans des secteurs qui n’intéressaient pas la bourgeoisie. L’État a pris en charge, en plus de l’éducation et donc de la formation des futurs exploités, la couverture des travailleurs face à la maladie et à la vieillesse.
C’est cet étatisme-là qui est devenu le modèle que les staliniens ont présenté comme un ersatz de socialisme. Toutes les variantes du réformisme ont repris à leur compte cette vision de la société comme la seule alternative au « capitalisme sauvage ». Pendant que le principal parti implanté dans la classe ouvrière qu’était le PCF poussait ses militants à relayer les contremaîtres s’efforçant de « faire suer le burnous », la bourgeoisie continuait à s’enrichir à l’ombre de l’État, avant de se sentir assez forte pour pousser à la privatisation des secteurs un temps nationalisés.
Derrière chaque bourgeoisie nationale, son État national, et derrière les États nationaux, les États-Unis, leur dollar, leur puissance économique et militaire : voilà autour de quel axe la bourgeoisie impérialiste a consolidé sa position de classe dominante et structuré l’ordre international.
Il n’y a pas lieu de revenir ici sur le mythe d’un capitalisme débarrassé des crises majeures qui a dominé la vision du monde pendant les quelques années de croissance économique, entre la fin de la reconstruction et la nouvelle période de crises ouverte à l’aube de la décennie 1970. Ce mythe a sombré avec la crise du système monétaire international, la crise du pétrole, suivies d’innombrables autres secousses. S’ouvrit alors cette longue période marquée partout par une offensive multiforme de la bourgeoisie contre le prolétariat, par la diminution de la part des salariés dans le revenu national par rapport à celle des capitalistes, par le recul de la condition ouvrière. Quant à la répartition entre bourgeois de la plus-value globale tirée de la classe ouvrière, elle fut marquée par la croissance de la finance et de ses prélèvements.
La crise économique actuelle se situe dans cette continuité, mais en poussant plus loin encore, en amplifiant l’aggravation de la condition ouvrière et la financiarisation de l’économie.
La crise actuelle et les artifices de la bourgeoisie pour la surmonter
« Les banques centrales, ultime rempart de l’économie mondiale », titrait Le Monde le 29 avril 2020, avec pour sous-titre : « La banque centrale du Japon, la BCE et la Fed […] se lancent dans des programmes de soutien à l’économie, prenant des décisions naguère impensables. »
Les États impérialistes se sont lancés, les uns après les autres, dans l’aide aux entreprises capitalistes « quoi qu’il en coûte », dixit Macron, sans même en passer nécessairement par les nationalisations, fussent-elles temporaires (cela peut certes encore venir dans certains cas). L’argent est distribué directement aux entreprises capitalistes privées.
Sous le titre « SOS entreprises », Le Figaro du 27 avril résume à sa façon ce qui se passe : « Victimes collatérales du virus, des milliers d’entre elles se trouvent, elles aussi, sous assistance respiratoire. C’est l’État qui garantit leur trésorerie et prend en charge leurs salariés. »
Passons sur le fait que les salariés ne sont pas vraiment pris en charge, puisque leur salaire ne leur est pas intégralement versé. Du point de vue du capitaliste, l’affirmation est tout à fait exacte. Mais si l’État remplace les capitalistes, aussi bien pour prendre en charge leurs salariés que pour assurer leur trésorerie, à quoi servent-ils, même d’un point de vue capitaliste ? Cette seule phrase du Figaro souligne le caractère totalement parasitaire de la bourgeoisie.
Ce qui n’empêche pas certains de ses porte-parole de se plaindre. Un chroniqueur des Échos, sous le titre « Covid-19 : comment sauver nos entreprises de la faillite », résume en sous-titre : « Comme à chaque crise, les entreprises vont recourir au levier de l’endettement. Or, c’est de fonds propres dont elles auraient besoin. Il est temps de créer un outil public adéquat pour les en doter. » Et de préciser : « Il manque une arme décisive dans l’arsenal gouvernemental. Nous avons besoin, pour sauver notre économie, d’un instrument public d’investissement en fonds propres ou quasi-fonds propres de l’ensemble des entreprises qui en auraient besoin. Une révolution ? », s’interroge-t-il. Pour ajouter : « Certes, mais il ne s’agit pas de collectiviser. » En résumé : « Nous prêter de l’argent ne suffit pas, il faut nous le donner. Il faut en somme que l’État non seulement prenne en charge le salaire de nos ouvriers et nos dettes, mais aussi nous assure directement les dividendes auxquels nous avons droit. »
Derrière cette outrecuidance cynique se cache une inquiétude : celle d’une bourgeoisie moyenne d’un pays impérialiste tout à fait moyen devant la perspective économique qui se dessine. Le fond de cette inquiétude est précisément que la politique consistant à sauver le capitalisme en crise par le crédit et l’endettement conduit à renforcer encore la finance et son rôle. « Il sera impossible de redresser rapidement un système productif privé de fonds propres et accablé de dettes », continue à gémir le chroniqueur des Échos. Et d’évoquer les « reprises multiples à la barre des tribunaux par ceux qui auront réussi à traverser la crise » ou des « vagues de rachats d’entreprises par des fonds d’investissement ». Derrière « l’État sauveur du capitalisme » apparaît la menace des banques, des fonds spéculatifs, qui balayeront impitoyablement les entreprises privées qui n’auront pas les moyens de résister.
Qui financera… la finance ?
Les banques centrales fabriquent à volonté la monnaie virtuelle qu’elles utilisent pour racheter des titres de dette fabriqués par les États, des obligations souveraines. La procédure n’est pas nouvelle, c’est déjà de cette manière que la bourgeoisie impérialiste a surmonté la crise de 2008. Le Monde relève : « En 2007, le bilan des trois principales banques centrales du monde – la Réserve fédérale américaine (Fed), la BCE [dans l’Union européenne]et la Banque du Japon – était de 3 400 milliards de dollars. En février 2020, avant même la pandémie, il atteignait 14 600 milliards de dollars. Et ce n’est qu’un début. » La croissance de ces chiffres est l’indice du volume croissant du crédit accordé aux entreprises capitalistes via leurs États. Faut-il rappeler comment, après la crise financière de 2008 et la menace d’un effondrement bancaire généralisé, tous les gouvernements ont juré de limiter et de réguler la fabrication excessive de crédits (et donc de dettes) ?
Mais à peine l’alerte passée, en emportant au passage des banques de la taille de Lehman Brothers, la sarabande reprit de plus belle.
Les sommes citées dans le bilan devraient encore augmenter des deux tiers rien que cette année. Or, ces sommes qui dépassent l’entendement seront absorbées par les groupes financiers les plus puissants, c’est-à-dire ceux qui ont la puissance de prêter aux États. Ces titres pourront être achetés, vendus, retravaillés et se transformer en ce qu’ils appellent des produits financiers.
Mais qui remboursera cette montagne de dettes que les États sont en train d’accumuler ? D’un seul coup, pour les dirigeants de ce monde qui, jusqu’à la crise en cours, prêchaient doctement que les dettes devaient être remboursées – que l’on se souvienne que c’est au nom de la dette qu’on a pressuré les classes laborieuses d’un pays comme la Grèce en démolissant leurs conditions d’existence –, la question est devenue secondaire.
Les uns parlent de dette étalée sur 50, voire 100 ans. D’autres envisagent même la dette perpétuelle, c’est-à-dire que le débiteur ne devra jamais la rembourser. Certains encore, parmi les économistes les plus en vue, résolvent le problème de la dette en niant même son existence. « C’est la monnaie qui finance la crise, pas la dette », affirme Patrick Artus, chef économiste de Natixis, dans une interview au Monde.
L’idée d’une dette perpétuelle n’est pas vraiment une nouveauté, en tout cas pas sur le fond. Le procédé qui consiste de la part de l’État qui emprunte à rembourser une ancienne dette en en faisant une nouvelle ne date pas d’aujourd’hui. Mais la dette perpétuelle serait l’affirmation officielle que ce qui compte pour les créanciers, c’est surtout de toucher une rente. Si les échéances sont lointaines, 20 ou 30 ans, c’est moins le remboursement de la somme prêtée qui a de l’importance que l’intérêt que le créditeur touche régulièrement, lequel finit au bout du compte par dépasser et de loin la somme prêtée au départ. La dette perpétuelle consiste à assurer aux créanciers une rente régulière, elle aussi perpétuelle. La principale raison pour laquelle cette idée géniale surgie des cerveaux d’un capitalisme pourrissant a du mal à entrer dans les faits est que les titres représentant cette rente perpétuelle, basée sur les dettes souveraines, risquent de concurrencer la multitude des autres produits financiers. Pour être virtuels, ces produits et leurs possesseurs bien réels n’en sont pas moins en concurrence. Toute cette évolution qui lie de plus en plus les financiers et les États ne supprime pas la concurrence, bien au contraire.
Derrière les jongleries de vocabulaire, reste le fond : il faut quand même financer le paiement de cette rente, c’est-à-dire prélever sur la population de quoi entretenir le parasitisme de la finance.
Le paiement des intérêts prend déjà une part croissante dans les dépenses de l’État. Là encore, il s’agit d’une évolution de fond, le capitalisme se survit en se débarrassant pour une part sur l’État, tout à la fois huissier et homme de main exécutant ses basses œuvres, de la peine et des difficultés de l’exploitation directe.
Toutes les crises finissent par changer le rapport de force entre capitalistes. C’est même la fonction fondamentale de la crise dans l’économie capitaliste : rétablir l’équilibre entre la production et la demande solvable. Le rétablir après coup, alors que la production est réalisée dans l’anarchie des initiatives individuelles.
C’est dans les crises que sont élaguées les branches malades de l’économie. Ce sont les crises qui établissent les nouveaux rapports de force entre capitalistes, c’est dans les crises que les plus puissants détruisent ou dévorent les autres, que se réalisent les concentrations de capitaux, c’est-à-dire la concentration des richesses et des moyens de les produire entre de moins en moins de mains.
La crise actuelle joue aussi ce rôle. La recomposition entre les différents secteurs de l’activité économique se joue en ce moment. Le tourisme comme les entreprises de spectacles s’écroulent. Et nombre d’entreprises de ces secteurs ne se relèveront pas.
Même après deux mois d’inactivité, il ne sera pas juste de considérer l’aviation civile comme une branche morte – d’autant moins que les compagnies nationales sont parmi les principales bénéficiaires de l’aide des États – pas plus que le secteur automobile dans sa globalité. Mais cela ne règle pas la question de qui survivra et qui ne survivra pas. Des entreprises disparaîtront, cependant, aussi bien parmi les compagnies aériennes que parmi les fabricants d’avions, et un plus grand nombre encore parmi leurs sous-traitants.
D’autres secteurs, en revanche, notamment ceux qui relèvent des nouvelles technologies, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), connaissent une progression fulgurante. Comme en connaissent les géants de la distribution.
Plus important encore, la crise accentue la prédominance du secteur financier sur le secteur productif. Mais, derrière ces deux manières de puiser dans la plus-value globale tirée de l’exploitation des travailleurs, il y a la même grande bourgeoisie, ses sommets les plus riches et les plus puissants. Alors que la crise en cours pousse la classe ouvrière vers une pauvreté croissante et menace de ruiner la bourgeoisie moyenne et petite, les grandes fortunes continuent à grandir et les contradictions de classes à s’aggraver.
L’Union européenne en implosion
Si cette évolution, c’est-à-dire ce rôle d’ultime rempart de l’économie mondiale, vaut pour les trois grandes banques centrales – auxquelles on peut ajouter la Banque d’Angleterre et, avec des possibilités moindres, la Banque centrale suisse –, la Banque centrale européenne a une particularité du fait que, derrière elle, il n’y a pas un seul État, mais les 19 États de la zone euro. Des États qui sont enchaînés par des intérêts communs mais qui restent concurrents et rivaux. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, a su exprimer pourquoi toutes les négociations à l’intérieur de l’Union européenne pataugent : « Nous assistons à une amplification des fractures qui minent l’ordre international depuis des années. La pandémie est la continuation par d’autres moyens de la lutte entre puissances. »
La forme concrète que cette lutte entre puissances prend à l’intérieur de l’Union européenne, ou plus exactement à l’intérieur de la zone euro, se déroule autour des conditions d’accès aux marchés financiers.
Pas un seul État de l’Union européenne, même le plus riche, l’Allemagne, ne dispose de la somme qu’il promet à ses entreprises capitalistes. Cet argent, les États comptent l’emprunter sur les marchés financiers. Mais à quel taux ? La récente (2010-2011) crise de la zone euro a montré que les 19 pays qui en font partie ont beau utiliser la même monnaie lorsqu’ils empruntent sur le marché des capitaux, ils ne paient pas le même intérêt, suivant la puissance de chacun. Même les puissances impérialistes moyennes fondatrices de l’Union européenne, l’Allemagne et l’Italie par exemple, ne sont pas logées à la même enseigne.
L’intérêt collectif défendu par les institutions de Bruxelles commanderait que les 19 États puissent emprunter collectivement et à un taux commun. Mais, si les discours officiels répètent à satiété les mots « commun » ou « collectif », chacun tire de son côté. L’ultimatum lancé par la Cour constitutionnelle allemande à la Banque centrale européenne, qui la met en demeure de justifier le rachat de certains titres, notamment des États les plus pauvres, est significatif des relations entre pays de la zone euro. Une façon d’affirmer que les États les plus riches n’ont pas à aider ceux qui sont en difficulté.
Brigands ennemis enchaînés à la même chaîne
La crise ne diminue pas la concurrence, ni entre grands groupes capitalistes ni entre États nationaux. Pour le moment, les rivalités se dissimulent encore derrière des discours chantant les vertus de la collaboration. L’enjeu de ces rivalités est, en dernier ressort, la répartition de la plus-value globale extorquée à la classe ouvrière, entre différentes catégories ou différentes coteries capitalistes représentées par leurs États nationaux. Mais toutes les bagarres entre brigands pour le partage de leurs rapines ne doivent pas occulter le fait que les victimes, ce sont les classes exploitées.
En d’autres termes, la période qui vient sera marquée par l’offensive de l’ensemble de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. La bourgeoisie ne cache même pas son intention de profiter de la pandémie elle-même pour changer, à son profit et aux dépens des travailleurs, le rapport de force avec la classe ouvrière. Allonger les horaires de travail de chacun, alors qu’on se prépare à licencier. Économiser encore plus sur les services publics alors qu’ils viennent de montrer que, sans eux, la société ne peut pas fonctionner. Réduire les aspects sociaux de l’étatisme bourgeois, alors même que l’État tient guichet grand ouvert pour les capitalistes.
Ce que les porte-parole officiels du grand patronat expriment encore à mots couverts, ou en le présentant comme temporaire, d’autres, les « porteurs d’eau » de la bourgeoisie, le formulent brutalement. Ainsi l’Institut Montaigne – dénomination qui est une offense au grand philosophe de la Renaissance en France – vient de soumettre des propositions pour sortir de la crise, parmi lesquelles figurent en tête : porter le temps de travail à 10 heures par jour et à 48 heures par semaine ; supprimer le jour férié du jeudi de l’Ascension ; annuler une semaine des vacances scolaires de la Toussaint.
En quoi, un allongement du temps de travail peut-il aider à surmonter la crise ? La proposition serait simplement stupide s’il n’y avait derrière l’idée que les travailleurs devraient travailler plus pour gagner moins, c’est-à-dire accroître la plus-value prélevée par leurs exploiteurs.
Les plus prudents des serviteurs de la bourgeoisie dans les médias critiquent ce type de proposition comme « maladroite », alors que la société n’est même pas sortie de la pandémie ; tandis que d’autres affirment que ce serait immoral !
L’exploitation n’est pas une question morale, mais le fondement de la société capitaliste. Souhaiter une bourgeoisie plus compréhensive à l’égard de ceux dont l’exploitation l’enrichit est plus stupide par temps de crise que d’ordinaire.
Marchands de rêve réformistes et politique révolutionnaire
Dans la comparaison entre la crise d’aujourd’hui et la période de l’après-guerre en France, il y a quand même des aspects frappants. Le discours d’abord sur « l’union nationale » repris par tous les partis de la bourgeoisie. Comme dirait l’humoriste, c’est même à cela qu’on les reconnaît. En tout cas, par des temps de difficultés pour la bourgeoisie car, d’ordinaire, il faut bien qu’ils se distinguent pour que les électeurs puissent désavouer le parti au pouvoir, qui gouverne contre eux, en votant pour l’opposition qui, une fois au pouvoir par la grâce des élections, fera comme son prédécesseur. L’essence du parlementarisme bourgeois est là : roule carrosse, ronronne le Parlement et continue l’exploitation ! Changer de parti au pouvoir pour que rien ne change.
Autre ressemblance frappante entre les deux périodes : le langage des réformistes. Leurs représentants ne sont plus les mêmes, leurs liens avec la classe ouvrière encore moins. À la «Libération », le PCF avait un tout autre poids dans la classe ouvrière qu’aujourd’hui. C’est grâce à lui et à son influence que le général réactionnaire de Gaulle a pu passer, certes pas pour un homme de gauche – il n’aurait surtout pas voulu de cette étiquette – mais pour le représentant de l’intérêt national, c’est-à-dire aussi des intérêts des travailleurs. Tout ce beau monde prêchait alors qu’un avenir meilleur nous attendait alors que le présent était fait de surexploitation pour les travailleurs, de cartes d’alimentation, de logements de fortune et de répression sanglante pour les peuples d’Algérie, d’Indochine, de Madagascar, pour tous ceux de l’empire colonial. C’est au nom de cet avenir meilleur que le PCF affirmait que les grèves étaient l’arme des trusts et qu’il fallait être tous solidaires pour relancer l’économie. C’est pour tenir ce langage que le PCF a eu des ministères, avant d’être chassé du gouvernement comme les bourgeois savent chasser les laquais qui ne leur servent plus à rien.
Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, demande benoîtement « une autre répartition des richesses » pour faire face à la crise, ajoutant : « Notre pays va devoir faire preuve de beaucoup plus de solidarité que par le passé. » La supplication va certainement émouvoir jusqu’aux larmes les Arnault, Bolloré, Dassault et autre Mulliez !
C’est presque avec les mots des années 1944-1945 que les héritiers politiques des staliniens affirment aujourd’hui, comme en témoignent nombre de tracts signés de la CGT, qui passe pourtant pour la plus radicale des centrales syndicales : « Pour une société plus juste, et par la lutte construisons de nouveaux jours heureux », « Inventons le monde d’après » ou encore « Plus jamais ça, ensemble nous construirons un nouveau futur », « Pour la paix, pour la solidarité nationale, pour la protection des populations ». Un langage digne des curés de n’importe quelle religion : en guise de vie future, promettre le paradis !
Pour ainsi dire l’ensemble de la presse reprend ce type de langage, en peinturlurant en rose la sortie du confinement. Ce n’est pas pour rien qu’il est à la mode de multiplier les références au Conseil national de la résistance (CNR) et à son programme.
Mais, si les choses ne dépendent que de ce que nous réserve le capitalisme, l’avenir, nous y sommes déjà !
Menaces de licenciements massifs, envolée sans précédent du chômage, même aux États-Unis.
Accroissement brutal de la pauvreté, même dans les pays les plus riches. Les organismes de charité, des Restos du cœur au Secours populaire sont débordés. Emmaüs est au bord de la faillite, pour la première fois de son histoire. Et il s’agit des pays les plus riches du monde !
Quant aux pays pauvres, à l’accroissement de la misère s’ajoute un renforcement de la répression contre les plus pauvres, matraque et mitraille, au nom prétendument d’une guerre légitime, celle contre le coronavirus. Et les bandes armées officielles des États, la police et l’armée, se comportent, comme toujours dans ces pays mais plus que jamais, en gangs criminels rackettant la population pauvre.
Voilà comment le présent dessine déjà l’avenir qui attend la société. Là encore, le coronavirus n’aura été qu’un facteur déclenchant. La famine en Afrique n’a pas été apportée par le Covid-19. La pandémie dont crève la société est son organisation sociale : voilà la réalité que tous ceux qui nous parlent d’un monde meilleur au sortir de la crise essaient de dissimuler. Mais ils n’y arriveront pas.
Les possédants eux-mêmes craignent, comme l’expriment leurs porte-parole dans la presse, des réactions de révolte. « Le monde, au bord d’une explosion sociale majeure », titrait Les Échos du 22 avril 2020. On en voit les prémisses même dans un pays impérialiste riche comme la France, où existent pourtant de nombreux amortisseurs sociaux, avec le nombre croissant d’incidents qui opposent les jeunes des banlieues populaires à la police. On les voit aussi aux États-Unis, avec non seulement des grèves mais aussi des locataires de certains quartiers à New York qui refusent de payer leur loyer alors que, licenciés, ils n’ont plus de ressources, même pas de quoi se payer un minimum de protection contre le coronavirus.
Dans les pays pauvres, c’est encore pire. « En Afrique, la faim tuera plus vite que l’épidémie », titrait Les Échos du 27 avril 2020. Les titres de la grande presse reflètent une inquiétude profonde. « La planète bascule dans la crise sociale » (Le Monde, 22 avril 2020).
La période à venir n’est pas grosse de « nouveaux jours heureux ». Elle rendra encore plus douloureuse aux exploités l’agonie de l’organisation actuelle, capitaliste, de la société.
La classe ouvrière aura à se défendre. Par quels moyens ? Comment ? C’est évidemment une question de rapport de force. Mais, dans la période à venir, l’arrogance de la bourgeoisie sera le facteur de mobilisation le plus puissant pour sortir de l’inquiétude mêlée de résignation de la majorité des exploités qui marque l’actualité. Mais cela peut changer brutalement, de façon imprévisible. Personne ne peut deviner quelle sera la provocation de la classe dominante ou de ses hommes politiques qui créera le choc. Il faut que les militants révolutionnaires soient préparés pour avancer leur politique.
Mais se défendre, c’est-à-dire en rester à parer les coups que la bourgeoisie et son État nous porteront, ne sera dans le meilleur des cas qu’un éternel recommencement, comme la course de l’écureuil dans sa cage.
Et, en fait, même pas un éternel recommencement, si ce n’est en pire, parce que le fossé se creuse de plus en plus entre les masses exploitées et les sommets de l’oligarchie bourgeoise. Comme se creuse l’antagonisme entre les possibilités de la société humaine et les carcans que l’organisation capitaliste lui impose.
D’un côté, la production est socialisée à l’échelle internationale à un degré poussé infiniment plus loin qu’au temps de Marx et même de Lénine et Trotsky ; mais, d’un autre côté, elle reste dominée par la propriété privée des moyens de production et par la rivalité entre États nationaux.
Le développement social exige des changements profonds pour faire sauter ce carcan, c’est-à-dire pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie et mettre les moyens de production à la disposition de la collectivité.
Si la société ne peut pas progresser en suivant les lignes de force de son développement, elle régressera.
Ce qui n’a pas changé depuis Marx, et qui a été confirmé tout au long de l’histoire, c’est que la seule force sociale qui peut réaliser ce bouleversement révolutionnaire est la classe ouvrière.
Voilà pourquoi, aussi gigantesque que puisse apparaître aujourd’hui l’écart entre la puissance de la dictature de la bourgeoisie sur la société et les moyens du courant révolutionnaire de la classe ouvrière, il n’y a pas d’autre choix qui vaille pour l’avenir que d’œuvrer pour que les travailleurs prennent conscience de leurs intérêts politiques fondamentaux, c’est-à-dire de leur rôle dans l’avenir de la société humaine, et pour qu’un nombre croissant de femmes, d’hommes, de travailleurs s’organisent sur cette base.
Cela commence dans les têtes, dans les consciences. Refuser toute forme d’unité ou de concorde nationale, car elles signifient nécessairement l’abdication des exploités devant leurs exploiteurs. Ne plus suivre les charlatans ni les vendeurs d’illusions. Prendre conscience du fait que, malgré sa désorientation politique actuelle, la classe ouvrière continue à représenter une force considérable, ici comme à l’échelle internationale
Les crises sont de puissants accélérateurs de l’histoire humaine. La crise actuelle accélérera, aggravera les luttes sociales. Elles peuvent se manifester par des révoltes, des émeutes. Si celles-ci restent sans perspectives, elles peuvent tourner en rond et aboutir seulement à une aggravation du chaos social.
La seule autre perspective est celle qu’incarne le prolétariat, c’est-à-dire le renversement du capitalisme à l’agonie et la prise du pouvoir par la classe ouvrière.
Une organisation sociale, même à l’agonie, peut se survivre si une autre n’est pas capable de prendre sa place pour permettre à l’humanité de reprendre le chemin du progrès. En d’autres termes, le règne de la bourgeoisie ne disparaîtra que si son pouvoir est renversé par le prolétariat. L’avenir de l’humanité dépend de la capacité du prolétariat à retrouver sa conscience de classe et sa volonté de reprendre le combat pour mettre fin à l’organisation capitaliste de la société. Et qui dit conscience dit parti pour l’incarner. Avancer dans sa construction est la tâche incontournable et la plus immédiate.
8 mai 2020