Les révolutionnaires et le mouvement des gilets jaunes16/12/20182018Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2018/12/196.jpg.484x700_q85_box-0%2C0%2C1383%2C2000_crop_detail.jpg

Les révolutionnaires et le mouvement des gilets jaunes

Ce texte est adapté d’une intervention faite au congrès de Lutte ouvrière, qui s’est tenu les 8 et 9 décembre dernier (voir ci-dessous, page 8), donc avant l’intervention télévisée de Macron le 10 décembre.

Au moment où le texte sur la situation intérieure a été écrit, début novembre, le mouvement des gilets jaunes était essentiellement virtuel. Il était impossible d’en prévoir le devenir et les conséquences. Mais sous la pression populaire, la situation politique et sociale change vite, et cela peut encore s’accélérer.

L’évolution récente du mouvement des gilets jaunes

Nous l’avons dit, ce mouvement n’est pas d’une ampleur exceptionnelle. Si l’on en croit les chiffres du ministère de l’Intérieur (287 000 manifestants le 17 novembre, 166 000 le 24 novembre, 136 000 le 1er décembre), il aurait même tendance à se tasser. Mais comme on l’a vu le 1er décembre, il est déterminé et explosif au premier sens du terme. Parce qu’il n’y a pas d’un côté les casseurs professionnels et de l’autre les gentils gilets jaunes qui manifestent pacifiquement. Les juges qui ont procédé toute la semaine aux comparutions immédiates de ceux qui ont été arrêtés samedi ont dû se rendre à l’évidence. Au lieu de casseurs, de pillards ou de factieux, ils ont vu défiler à la barre des ouvriers, des artisans, des techniciens, des intérimaires, souvent venus de province.

Il y a de la révolte sociale et elle s’exprime aussi avec violence, le plus significatif dans le domaine n’étant pas forcément ce qui s’est passé sur les Champs-Élysées, mais par exemple au Puy-en-Velay et dans bien d’autres villes moyennes qui ont vu des barricades s’ériger pour la première fois depuis longtemps. Jusqu’à présent, et malgré la casse, le mouvement a conservé une large sympathie dans l’opinion publique. Cela peut basculer, mais jusqu’à présent ce mouvement reste très populaire.

Aussi limité soit-il, il est déjà riche d’enseignements pour nous. Nous répétons souvent que « les gens peuvent se mettre en branle sans prévenir, que ceux qui n’ont jamais fait grève, qui ne s’intéressent pas à la politique, peuvent se révolter ». Eh bien, nous y sommes ! Des gilets jaunes qui se mobilisent souvent pour la première fois de leur vie, et qui campent dehors depuis trois semaines, dans le froid et sous la pluie, ne veulent pas lâcher l’affaire malgré les concessions du gouvernement. Ils le disent eux-mêmes, le recul du gouvernement aurait peut-être calmé la situation il y a un mois. Aujourd’hui, c’est trop tard parce que les revendications ne se limitent plus aux taxes, elles englobent désormais l’ISF, la CSG ou le smic. Et plus ça dure, plus les gilets jaunes osent formuler leurs exigences, ne serait-ce que parce qu’ils ont pris confiance en eux.

Face à la dynamique de la mobilisation, le gouvernement a toujours un temps de retard : quand il fait enfin une concession, les masses exigent déjà qu’il en fasse plus. Tout cela se passe à une toute petite échelle, mais cela donne une idée de la façon dont les choses peuvent s’approfondir et s’accélérer dans une période réellement révolutionnaire.

L’aspect frappant de cette mobilisation, c’est la détermination. Celles et ceux qui se mettent en bagarre pour la première fois de leur vie apparaissent bien plus déterminés que tous les dirigeants syndicaux réunis. Les traditions revendicatives que les organisations syndicales ont inculquées aux travailleurs – par exemple, les parcours de manifestation prévus en accord avec la préfecture, les AG où débarquent les chefs syndicaux que l’on ne voit jamais sur le terrain et qui apportent la bonne parole – toutes ces habitudes servent à canaliser la colère derrière les appareils syndicaux.

Et même lorsque les travailleurs du rang sont en désaccord avec ce que les organisations syndicales proposent ou ne proposent pas, il leur est difficile de faire sans elles. De fait, en ce moment, ce sont les catégories les plus éloignées des tutelles syndicales qui font preuve de la plus grande combativité.

Depuis le début, il y a une importante limite numérique à ce mouvement : le plus grand nombre est resté passif et s’est contenté d’un coup de klaxon pour saluer les gilets jaunes. Le mouvement va-t-il tenir ? La dramatisation du gouvernement sur la violence, avec la psychose qu’il entretient depuis quelques jours, aura-t-elle refroidi les ardeurs des gilets jaunes ? Y aura-t-il des violences ? Quelles en seront les conséquences sur le mouvement lui-même et sur la politique du gouvernement ? Tout cela, nous le saurons dans les prochains jours.

Une crise politique majeure

Mais ce qui est sûr, c’est que nous sommes dans une crise politique importante. Le texte sur la situation intérieure décrit le tangage qui secoue la Macronie depuis déjà quelques mois, avec la chute dans les sondages, les doutes des fidèles, l’affaire Benalla, les départs de Hulot et de Collomb. Depuis l’élection de Macron, nous défendons l’idée que son pouvoir est faussement stable. Macron a certes apporté une solution à la crise de l’alternance. Mais parce qu’il gouverne au profit de la grande bourgeoisie, non seulement il est incapable de répondre aux ravages de la crise dans les classes populaires, mais sa politique ne peut que les aggraver.

Ce raisonnement, nous le faisons depuis le début, il est devenu aujourd’hui réalité. C’est monté crescendo mais on en est maintenant à ce que des commentateurs politiques envisagent sérieusement la chute du gouvernement.

La crise politique est là et elle est profonde. Que le gouvernement arrive ou pas à rétablir le calme, cette crise politique continuera. D’abord parce que Macron est largement discrédité dans la population et par là même, dans une certaine mesure, aux yeux de la bourgeoisie.

Du point de vue des possédants et de la bourgeoisie, Macron ne fait plus vraiment le job. Il avait tout pour plaire à la grande bourgeoisie, aux banquiers et compagnie, il y a dix-huit mois. Maintenant qu’il met le pays à feu, si ce n’est à sang, et ce, pour une broutille comme la taxe carbone, la bourgeoisie a quelque raison d’être moins contente de lui.

Ce que la bourgeoisie attend de son personnel politique, c’est qu’il gère la situation en assurant l’ordre social. C’est qu’il fasse passer la pilule d’une politique foncièrement favorable aux plus riches. Et les critiques que l’on entend de la bouche de vieux briscards du genre de Royal ou de Hollande, mais aussi de Cohn-Bendit, soutien de la première heure de Macron, qui pointent son inexpérience et son orgueil surdimensionné qui l’auraient empêché de reculer au moment où il le fallait, toutes ces critiques reflètent sans doute ce qui se dit aussi du côté de la bourgeoisie.

Cette crise est d’autant plus préoccupante pour la bourgeoisie que la défiance qui s’exprime vis-à-vis de Macron s’exprime aussi vis-à-vis de l’État. La légitimité de l’élection de Macron et les institutions sont contestées. Et le fait que les violences du samedi 1er décembre, la casse et les affrontements contre les CRS, soient majoritairement compris et acceptés non seulement par les gilets jaunes eux-mêmes, mais y compris dans une large fraction de la population non mobilisée, montre la cassure d’une partie de la population avec l’État.

La politique des partis d’opposition

Du côté de l’opposition (extrême droite, droite, PS, LFI, PCF…) tout le monde tire à boulets rouges sur Macron. Après Dupont-Aignan et Wauquiez qui ont revêtu un gilet jaune, Hollande s’est fait photographier avec eux en prenant un plaisir manifeste à enfoncer le petit jeune qui lui a volé la place. La vengeance est un plat qui se mange froid, paraît-il. Eh bien, Hollande savoure.

Alors voilà, tous les politiciens que compte le pays font la leçon à Macron. Y compris ceux qui sont passés au pouvoir à un moment ou à un autre, et qui ont donc une responsabilité écrasante dans la situation actuelle. Ils prétendent tous avoir la solution pour mettre fin à la fronde sociale.

Cette unanimité et cette unité contre Macron avec les gilets jaunes, que tous disent comprendre, sont complètement fictives. Mais comme dans ce mouvement il y a effectivement tout qui s’exprime, et que bien des militants y interviennent pour le tirer dans tel ou tel sens, il n’est pas difficile pour eux de s’en revendiquer d’une façon ou d’une autre. Tant que le mouvement se focalise sur la politique fiscale injuste du gouvernement, sans s’attaquer à la bourgeoisie, chacun de ces partis pourra y défendre sa partition.

Cela dit, tous les partis d’opposition sont suffisamment responsables vis-à-vis de la bourgeoisie pour appeler au calme social. Leurs demandes de démission de Macron (Dupont-Aignan, François Ruffin) ou du ministre de l’Intérieur Castaner (Le Pen), ou encore de dissolution de l’Assemblée nationale (Mélenchon) pour retourner aux urnes, sonnent radicales. Mais elles consistent surtout à proposer des solutions dans le cadre des institutions et pour en finir avec la rue.

Il est trop tôt pour dire dans quel sens politique ce mouvement va peser. Comment peut-il évoluer politiquement ? Certains gilets jaunes voudraient se transformer en parti politique. Certains ont explicitement dit qu’ils préparaient une liste pour les élections européennes. Vu les difficultés de leur mouvement à se doter de porte-parole, cela paraît très ambitieux. Mais ce n’est pas impossible. En Italie, nous avons l’exemple du Mouvement 5 étoiles. Très hétéroclite, il s’est constitué à partir de 2009 autour de la figure de Beppe Grillo, qui a servi de ciment. Grillo n’avait, au départ, rien d’un militant, c’était un comique, un phénomène de télévision. C’est dire que les voies de structuration d’un mouvement peuvent surprendre.

En Espagne, le mouvement du 15M (des Indignés) de 2011 a donné naissance à Podemos. Ce mouvement était sans doute plus profond, plus massif et plus marqué à gauche que ne l’est pour le moment celui des gilets jaunes. En tout cas, l’éventualité qu’un nouveau courant émerge sur la base du plus petit dénominateur commun, qui pourrait être le dégagisme, c’est-à-dire le rejet des partis classiques, n’est pas à exclure.

L’autre possibilité, c’est tout simplement que le mouvement se désagrège sous des pressions politiques contradictoires. Dans les médias, tous les partis d’opposition tentent d’instrumentaliser le mouvement pour tirer la couverture à eux. Et cela ne se passe pas que sur les plateaux de télé ! Il faut se comprendre sur l’expression mouvement spontané. Les gilets jaunes sont traversés par des influences politiques multiples. L’extrême droite y grenouille depuis le début. Certaines initiatives émanent d’ailleurs de militants de Debout la France (DLF) ou du Rassemblement national (RN). Cette influence, elle s’est vue sur le barrage de Flixecourt, dans la Somme, où le 20 novembre des gilets jaunes ont dénoncé six migrants cachés dans une citerne, et s’en sont vantés. Elle se voit avec la rumeur délirante sur l’accord de Marrakech qui forcerait la France à ouvrir ses frontières. Pour l’instant, ces prises de position antimigrants sont restées très minoritaires et les propos racistes ont souvent explicitement été rejetés par des gilets jaunes qui y étaient confrontés. Quant à l’omniprésence du drapeau tricolore, il ne serait pas juste de l’assimiler systématiquement à l’extrême droite. À l’opposé, on sent l’influence du PCF, de La France insoumise (LFI) ou de syndicalistes. En particulier dans les voix qui insistent sur les services publics.

Ce mouvement fait l’objet d’un combat politique et reflète les divisions qui existent dans la société. Qui tirera son épingle du jeu ? Mélenchon ou, à l’opposé, le RN ? Ce mouvement, qui a donné à des milliers de femmes et d’hommes le goût de l’engagement et de l’action collective, peut aussi faire naître des groupes d’affinité qui pourraient devenir, sous l’influence de quelques militants d’extrême droite racistes ou anti-immigrés, des groupes de choc contre les migrants ou contre le mouvement ouvrier. Nous trouvons toujours des choses sympathiques dans ce mouvement parce qu’il s’agit dans une large mesure de travailleurs qui se battent et avec qui nous pouvons discuter. Mais la plupart du temps, ce n’est pas avec nous qu’ils discutent et les influences les plus fortes sont celles des préjugés de toute sorte.

Les périodes de remontée des luttes donnent un sens aux politiques révolutionnaires comme aux politiques réactionnaires. Rien n’est écrit. Il s’agit d’un combat. Même si nous ne sommes pas de taille à influencer le cours des événements, nous nous devons de proposer une politique aux travailleurs dans cette situation.

Notre politique vis-à-vis des gilets jaunes

Notre conviction de marxistes est qu’il ne peut pas y avoir d’issue positive pour le monde du travail si la classe ouvrière n’intervient pas sur la base de ses intérêts de classe et surtout sur la base de ses perspectives de classe. Le prolétariat organisé dans les grandes entreprises est le seul à même de porter le combat contre la bourgeoisie et l’ordre capitaliste, à porter les perspectives révolutionnaires pour toute la société. Le paradoxe, c’est que les travailleurs qui peuvent le plus se battre sont, en ce moment, ceux qui le veulent le moins. Mais les choses ne sont pas figées. Quand cela commence à bouger, bien des perspectives s’ouvrent non seulement pour ceux qui sont dans l’action mais aussi pour ceux qui regardent. Alors il nous faut tout à la fois nous adresser aux travailleurs des entreprises où nous militons et à ceux qui participent au mouvement des gilets jaunes.

Les gilets jaunes constituent un mouvement disparate par sa composition sociale, qui réunit le monde du travail de la France rurale ou périurbaine, comme on dit, c’est-à-dire des salariés, des retraités, des chômeurs et beaucoup d’artisans, d’autoentrepreneurs, d’indépendants, parfois des agriculteurs, sans compter cette catégorie qui a fait masse dans de nombreuses villes, les motards, qu’il est bien difficile de classer. Cette composition fluctue selon les régions, selon les villes et même selon les différents points de blocage près d’une même ville.

Quant au prolétariat présent, c’est un prolétariat de petites entreprises, dispersé, bien souvent non syndiqué, et très lié au monde artisan et commerçant : les uns et les autres appartiennent aux mêmes familles, se côtoient en permanence dans les associations diverses et variées et partagent souvent le même niveau de vie. Des coiffeuses, des fleuristes, des artisans du bâtiment, ne vivent parfois pas mieux que les salariés au smic ; et bien des autoentrepreneurs vivent encore plus difficilement.

Alors tous combattent ensemble. Mais nous, c’est à la partie prolétarienne de ce mouvement que nous voulons d’abord nous adresser et proposer une politique, pas au mouvement dans son ensemble. Car il serait vain et erroné de vouloir repeindre les gilets jaunes en… gilets rouges.

Nous militons pour que les travailleurs en gilets jaunes aient conscience de leurs intérêts de classe, pour qu’ils se rendent compte qu’ils ont leurs revendications propres, que leur salaire est leur seule richesse et qu’il faut se battre pour lui. Nous militons pour qu’ils soient conscients du fait que, s’ils se cantonnent à la fiscalité, ils risquent de donner un coup d’épée dans l’eau. La plupart des gilets jaunes qui sont des travailleurs salariés ne se voient pas du tout se battre contre leur patron. Nombre d’entre eux estiment que leurs intérêts vont de pair et que le combat est à mener, non pas contre le grand capital, mais contre Macron et l’État. De fait, ils sont très éloignés des idées de lutte de classe, voire les rejettent.

Si l’augmentation du smic est une revendication qui est un peu reprise par les gilets jaunes, c’est aussi parce que, dans l’esprit du plus grand nombre, elle s’adresse au gouvernement et à Macron bien plus qu’aux patrons. Et comme l’a déclaré le dirigeant du Medef, il n’est pas contre une augmentation du smic, à condition que ce soit l’État qui la paye ! Et c’est un peu ça qu’il y a dans pas mal de têtes.

Autrement dit, nous n’appelons pas, comme le NPA, à « fédérer les colères », nous visons à les séparer. Nous visons à séparer les dynamiques de classe représentées d’un côté par les travailleurs exploités, et de l’autre par les petits patrons. Nous cherchons aussi à opposer notre politique à celle que le RN peut proposer, et qui consiste surtout à ne jamais parler des responsabilités des capitalistes, ni à dire qu’il faut prendre sur les profits pour augmenter les salaires et embaucher. Voilà pourquoi nous ne sommes pas des gilets jaunes. Mais nous en sommes solidaires. Nous souhaitons que leur mouvement fasse vraiment reculer Macron et que cela soit ressenti comme une victoire pour tous les travailleurs.

S’adresser sur le terrain de la lutte de classe aux gilets jaunes qui sont des travailleurs n’est pas facile. Il faut trouver les mots, faire réfléchir, prendre le temps de s’expliquer. Les camarades qui le font depuis un mois en font l’expérience. Mais ce qui est aussi notable, c’est qu’ils ne sont pas rejetés. Nous discutons d’ailleurs aussi avec des artisans et des petits commerçants, y compris pour leur démontrer qu’augmenter les salaires n’est pas contraire à leurs intérêts, ce que certains sont tout à fait capables d’entendre. Malgré les difficultés et toutes les limites qu’il y a, nous tentons de faire dans ce mouvement ce que nous faisons en permanence : élever la conscience de classe des travailleurs.

Ce n’est évidemment pas nous qui pouvons orienter politiquement ce mouvement. Et, encore une fois, ce n’est pas du tout notre but. Notre but est de nous adresser politiquement au monde du travail de ces villes moyennes et d’essayer de faire progresser leur conscience politique.

Des dizaines de milliers de personnes, appartenant en majorité aux classes populaires, bougent parfois pour la première fois de leur vie. Elles découvrent la solidarité de ceux qui luttent ensemble. Certains en sont complètement bouleversés. Ils apprennent à s’organiser, ils s’expriment, discutent, s’engueulent, que ce soit sur les revendications ou sur la façon d’agir. Ils découvrent les violences policières et la répression. Tout en expliquant que leur mouvement est apolitique, ils n’ont jamais fait autant de politique de leur vie. Ils font leur apprentissage. À commencer par le fait qu’on peut se lancer dans le combat, y compris sans les organisations syndicales, et que les travailleurs n’ont pas besoin d’avocats pour porter leurs revendications.

Militer vis-à-vis des travailleurs dans les entreprises

Ce mouvement peut évoluer et rebondir, tant par son nombre que par son caractère social. La contestation, surtout si elle paraît victorieuse, est contagieuse. Cette semaine, outre les lycéens, les ambulanciers et les entrepreneurs du bâtiment sont montés au créneau. Et vu la crise économique et ses conséquences sur toute la société, il se peut que nombre de catégories sociales non prolétariennes prennent le mors aux dents et se battent avec bien plus de détermination que les travailleurs contre la politique gouvernementale. Si c’est le cas, la classe ouvrière le paiera socialement et politiquement.

Toute notre politique consiste à faire en sorte que le centre de gravité de la combativité se déplace et que le prolétariat en devienne le centre. Mais dans l’état actuel des choses où le gros du prolétariat ne se sent pas vraiment impliqué, nous n’avons ni la taille ni le crédit pour influer dans ce sens. Mais notre priorité reste le prolétariat concentré dans les grandes entreprises. Ces ouvriers sont attirés par les gilets jaunes, à l’exception peut-être des travailleurs immigrés, qui ont le sentiment de ne pas avoir leur place dans un mouvement majoritairement blanc, et dont ils craignent qu’il soit en partie raciste.

On connaît dans bien des entreprises des ouvriers qui, après le boulot, foncent sur tel ou tel barrage, ne serait-ce que pour y passer un peu de temps. Autant ils se posent le problème de participer aux gilets jaunes, autant mener la bagarre dans leur entreprise, contre leur patron, leur semble encore impossible. Nous ne savons pas si le mouvement des gilets jaunes peut, comme la révolte étudiante de 1968, déboucher sur une grève générale, mais il faut en défendre la nécessité auprès des travailleurs, qui prennent justement 1968 comme référence.

Il ne s’agit pas de multiplier les appels à tel ou tel débrayage ou telle ou telle manifestation. Lorsque les travailleurs voudront réellement se mettre en grève, ils sauront le dire et le faire. Il faut surtout être là et discuter, faire de la politique, parler en communiste révolutionnaire. Même si nos camarades de travail ne veulent pas se battre, les discussions que nous avons aujourd’hui avec eux comptent double. Beaucoup se posent un tas de questions : que penser de ce mouvement ? Quel rôle peut jouer la violence ? Où peut-il aller ? Et si Macron démissionnait, qu’est-ce que cela changerait ?

Nous sommes dans une période propice à une politisation du monde ouvrier, plus propice que n’importe quelle campagne électorale. Parce qu’un tas de gens se posent le problème d’agir ou connaissent dans leur famille ou dans leur voisinage des gens qui se mobilisent. Alors il faut en profiter, faire de la politique, prendre le temps des discussions, proposer des réunions politiques, même s’ils sont peu nombreux.

Dans les entreprises, le mouvement des gilets jaunes permet d’avoir des discussions avec un milieu qui n’est pas politisé d’ordinaire. Dans beaucoup de sites, cette période se télescope avec les élections aux CSE. Il y a un tas de choses à faire sur le terrain syndical et nous ne pouvons y échapper. Mais nous devons faire de la politique.

La politique des organisations syndicales

Depuis que le mouvement a commencé, les discussions sont vives dans les syndicats, parce que les directions comme les militants de base se déchirent sur la question. Toutes les confédérations ont utilisé le fait que certaines initiatives émanaient de Debout la France et qu’elles étaient soutenues par le RN pour fustiger le mouvement, pour s’en démarquer et le discréditer. Le secrétaire de la CGT, Martinez, a déclaré : « Il est impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national. » La CFDT et Sud ont eu à peu près la même politique. Cela revenait à coller une étiquette sur des dizaines de milliers de femmes et d’hommes, alors même qu’ils la refusaient eux-mêmes et qu’ils exprimaient des revendications légitimes.

En réalité, les directions syndicales étaient hostiles dès le départ car ce n’était pas leur initiative, et parce que de façon générale elles sont méfiantes et méprisantes vis-à-vis des masses. Cela rappelle l’attitude de la CGT vis-à-vis du mouvement étudiant en Mai 68. Dans le texte sur la situation intérieure, il y a tout un développement sur les freins et les poids morts que représentent aujourd’hui les organisations syndicales. Ce qui se passe là en est une dramatique illustration.

Depuis, elles auraient eu largement le temps de rebondir sur la situation pour lancer une campagne sur les salaires dans toutes les entreprises, pour s’activer, faire connaître ce qui se passe ici ou là sur les salaires… Eh bien, non, elles n’ont rien fait du tout.

Que l’on soit bien d’accord. Il ne s’agit absolument pas pour nous de demander aux confédérations syndicales de prendre la tête de ce mouvement. Nous sommes pour que les grévistes s’organisent eux-mêmes et dirigent eux-mêmes leurs grèves. Et ce n’est pas contradictoire avec le fait que nos camarades d’entreprise, militants ou responsables syndicaux, se bagarrent contre l’attitude timorée des confédérations, en discutent et prennent des initiatives en tant que militants de la lutte de classe.

Dans l’apprentissage politique des gilets jaunes, des réflexes sains s’expriment, ne serait-ce par exemple que dans les réticences à désigner des porte-parole et à leur faire confiance. La demande d’un des porte-parole que la rencontre avec le Premier ministre soit filmée est peut-être aussi significative de cet état d’esprit. Derrière cela, il y a sans doute des combats partisans. Mais il y a aussi la volonté de gilets jaunes de contrôler, d’imposer la transparence pour que les choses ne se fassent pas dans leur dos. Et si le gouvernement appelle cela de l’anarchie ou de la désorganisation, ce n’est pas notre cas. Il faut dire qu’à la différence des responsables syndicaux, qui accourent dès le premier coup de sifflet de Matignon, les porte-parole des gilets jaunes ne se précipitent pas pour s’asseoir autour de la table de négociation. Ils ont même posé un lapin au Premier ministre.

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Tout, dans la société, pousse les travailleurs à penser qu’ils doivent en passer par des avocats ou des négociateurs professionnels. L’intérêt de la classe ouvrière est à l’opposé. Si de nombreux travailleurs font l’expérience qu’ils peuvent s’organiser à la base et exercer une pression collective pour imposer leurs intérêts, s’ils font l’expérience qu’ils sont tout à fait capables de s’exprimer eux-mêmes, d’argumenter et de se battre, y compris sur les plateaux de télévision, contre des politiciens chevronnés, c’est déjà bien.

Et les gilets jaunes ont compris une chose, que les dirigeants syndicaux ont voulu faire oublier, c’est que l’essentiel est dans le rapport de force. Tout cela illustre ce que nous répétons souvent : les travailleurs ont des ressources extraordinaires, quand ils se mettent en branle, ils apprennent vite. Si le mouvement ouvrier organisé pouvait s’inspirer de tout cela, ce serait déjà bien !

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