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Grande-Bretagne : Blair face au mécontentement dans l’armée
Le Parlement britannique a commencé à débattre d'un projet de loi soumis par le gouvernement Blair au terme duquel tout militaire refusant de prendre son poste sur un territoire occupé par l'armée britannique serait désormais considéré comme déserteur devant l'ennemi. Au lieu de pouvoir faire appel (en théorie au moins) à l'arbitrage de la justice civile pour trancher sur la légalité de cette occupation, il serait automatiquement passible de la cour martiale.
Que le gouvernement Blair en soit réduit aujourd'hui à faire passer une telle loi en dit long sur les problèmes auxquels il se heurte dans ses aventures militaires en Irak et en Afghanistan.
Des chiffres révélés à l'occasion des débats parlementaires sont venus en donner une idée. Selon le ministère de la Défense britannique, entre deux et trois mille soldats anglais auraient été portés «absents sans autorisation» chaque année, au Moyen-Orient, depuis le début de la guerre en Irak. Parmi eux, un peu plus d'un millier auraient réussi à échapper aux recherches policières.
Venant de l'état-major, on peut penser que ces chiffres sous-estiment la réalité. Mais, même tels quels, ils sont loin d'être négligeables si on les compare aux effectifs britanniques en service actif au Moyen-Orient, soit 13000 hommes au total entre l'Irak et l'Afghanistan.
La majorité de ces «soldats malgré eux» appartiennent à la Territorial Army (TA). La TA est une institution auxiliaire de l'armée qui, en échange de courtes périodes d'entraînement et d'un engagement à servir pour «défendre le royaume», offre à ses recrues des stages de formation technique, des voyages, l'accès à des installations sportives et des clubs, sans parler d'un réseau de contacts fort utile pour trouver du travail -toutes choses qui manquent dans les villes ouvrières. De sorte que nombre de recrues de la TA sont des jeunes travailleurs. Mais seule une minorité d'entre eux signent afin de risquer leur peau «pour la reine et la patrie» -surtout lorsque, de surcroît, il ne s'agit pas de défendre le territoire national, mais bien d'aller occuper celui des autres.
La désaffection des recrues de la Territorial Army ne date pas d'aujourd'hui. Dès 1994, les généraux avaient tiré la sonnette d'alarme, signalant le flot croissant des démissions qui réduisaient ses unités comme peau de chagrin et les difficultés à renouveler ses effectifs. Quant aux soldats de la TA envoyés au Moyen-Orient, les liens matériels qui les rattachent à l'appareil militaire sont bien plus ténus que pour l'armée de métier. Ne risquant de perdre ni les salaires et retraites substantiels, ni les avantages en nature (en matière de logement, d'éducation, etc.) dont bénéficient les familles des militaires de carrière, ils peuvent avec une relative facilité profiter d'une permission pour se fondre dans le paysage avec la complicité de leurs proches. Après avoir vainement tenté d'endiguer cette tendance, le gouvernement travailliste semble en avoir pris son parti.
Pour ce qui est de l'armée de métier, en revanche, il n'était pas question de laisser faire. Or, là aussi, des problèmes se sont mis à apparaître. Dans un premier temps, Blair avait dû subir les protestations de parents de soldats morts au début de la guerre. C'était désagréable pour les ministres travaillistes mais au moins, puisque ces soldats étaient morts, ils ne pouvaient pas faire d'émules. Mais depuis le début 1995, des comités formés par les familles de soldats d'active se sont multipliés pour appuyer leurs revendications -la fin de l'occupation et le rapatriement des troupes.
À ce jour, cette vague de réfractaires a eu surtout recours à des moyens juridiques. Un certain nombre de militaires ont refusé de rejoindre leurs postes, en arguant du fait que l'occupation était un acte illégal au regard de la convention européenne des droits de l'Homme (qui est incorporée dans la loi britannique) et qu'à ce titre ils ne faisaient qu'appliquer la loi en refusant d'obéir aux ordres tant qu'un tribunal n'aurait pas tranché -ce qui, au regard de la loi anglaise, est une position parfaitement tenable. D'autant plus tenable pour certains de ces réfractaires que ce sont des gradés (l'un d'eux est lieutenant-colonel) disposant de moyens financiers et de contacts sociaux qui leur donnent accès aux meilleurs avocats et aux médias.
On en est arrivé à un point où les commentateurs prédisaient que, si on leur en donnait l'occasion, les juges de la Cour Suprême pourraient bien donner raison aux réfractaires. D'où la précipitation du gouvernement Blair à faire passer son nouveau projet de loi, non seulement pour réaffirmer l'autorité de l'État sur l'un de ses organes vitaux qu'est l'armée, mais aussi pour anticiper une remontée possible de la résistance à sa politique impérialiste au Moyen-Orient.
Car si Blair n'a pas grand-chose à craindre des méthodes juridiques adoptées par les réfractaires d'aujourd'hui, il peut néanmoins craindre que ces gestes de résistance ravivent la profonde hostilité qu'éprouve une majorité de l'opinion, et surtout de la classe ouvrière, envers sa politique guerrière. Or après plus de trois ans de guerre, où les opposants à cette politique n'ont guère eu d'autre occasion d'exprimer leurs sentiments qu'en s'abstenant lors des différents scrutins, cette hostilité pourrait bien finir par s'exprimer dans la rue, de façon aussi spectaculaire mais peut-être bien moins pacifique que lors des grandes manifestations de l'année 2003. C'est ce que peut craindre Blair et... ce que l'on peut souhaiter.