Il y a 25 ans - Portugal Tancos, 25 novembre 1975 : Le tournant vers la normalisation08/12/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/12/une-1691.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

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Il y a 25 ans - Portugal Tancos, 25 novembre 1975 : Le tournant vers la normalisation

Le 25 novembre 1975 au Portugal, les parachutistes de la base de Tancos capitulaient devant des troupes gouvernementales.

Depuis plusieurs jours une crise violente secouait le pays et l'armée, crise marquée par des grèves, des manifestations partout au Portugal, pour ou contre le gouvernement, des incidents armés, la montée du terrorisme de droite.

Le 21 novembre, en accord avec le gouvernement, les officiers du Conseil de la Révolution tentaient d'écarter Otelo de Carvalho, le leader le plus connu des «militaires de gauche», du commandement de la région militaire de Lisbonne. C'est entre autres contre cette tentative de limogeage que les parachutistes de Tancos étaient entrés en rébellion.

Le PS et la droite en profitèrent pour crier à la tentative de dictature militaire et communiste, même si ni Carvalho ni le PC ne se solidarisèrent avec ceux de Tancos.

Mais les forces conservatrices, les sommets de l'armée et de l'Etat, les chefs du PS et de la droite, ainsi que leurs conseillers des diverses ambassades et organismes internationaux, voulaient cette fois aller jusqu'au bout de l'épreuve de force. Polarisant tout l'affrontement politique autour de Tancos, ils mirent à profit la reddition des parachutistes pour instaurer l'état de siège et le couvre-feu, contrôler les médias, faire démissionner, démettre ou arrêter leurs opposants dans l'armée, dissoudre les unités militaires les plus politisées.

Dans les semaines qui suivirent, on vit la réintégration de militaires compromis dans le putsch de Spinola du 11 mars 1975, le retour d'une partie de la haute bourgeoisie qui avait émigré, le coup d'arrêt aux occupations de terres et l'interdiction de la politique au sein de l'armée. Dès janvier, la gendarmerie tirait sur des manifestants de gauche, faisant des morts et des blessés, et des usines confisquées étaient rendues à leurs propriétaires «légitimes».

Après un an et demi d'agitation politique et sociale, le balancier repartait vers la droite. La bourgeoisie reprenait clairement l'offensive contre ce que l'on avait appelé les «conquêtes d'Avril».

Le putsch du 25 avril 1974

C'est le 25 avril 1974 que le régime de Caetano, successeur de Salazar, s'était écroulé en quelques heures, bousculé par le putsch du Mouvement des Forces Armées (MFA), une organisation clandestine d'officiers.

Depuis presque un demi-siècle, le Portugal et ses colonies étaient soumis à la dictature salazariste. Non seulement la police politique (PIDE) réprimait sauvagement les activités de type syndical ou l'opposition politique, socialiste, communiste ou simplement républicaine. Elle faisait aussi régner une terreur intellectuelle et morale, appuyée sur le catholicisme le plus réactionnaire.

Cependant, depuis les années 1960, l'arriération économique du pays d'une part, le coût des guerres menées en Afrique pour conserver les colonies d'autre part, inquiétaient une partie de la bourgeoisie. Pour ses propres intérêts, et pour ceux de l'impérialisme en général, un changement était nécessaire. Mais la dictature interdisait toute évolution.

Le changement fut entrepris par des officiers de rangs inférieurs, les «capitaines». Ils étaient sans doute, par leur formation intellectuelle et leur ouverture d'esprit, plus conscients du sous-développement du pays et de l'impasse où s'enlisait la guerre coloniale en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. Leurs perspectives ne sortaient pas du cadre bourgeois : développement économique, modernisation politique et sociale du pays. Mais ils avaient la volonté et les moyens de tenter le saut dans l'inconnu que représente toujours un changement de régime.

Après une première tentative ratée le 15 mars, le MFA réussit le 25 avril à renverser Caetano. Les hauts dignitaires du régime furent arrêtés ou prirent la fuite, tout comme une bonne partie des grands propriétaires de terres, des industriels et des banquiers. Ils étaient tellement inféodés à la dictature qu'ils crurent leur dernière heure arrivée et gagnèrent qui l'Espagne franquiste, qui la France, qui le Brésil alors sous la dictature des généraux.

Parlementarisme ou bonapartisme ?

Dès l'annonce du coup d'Etat, la classe ouvrière des usines et des grandes exploitations agricoles du sud se mobilisa, créant des syndicats, confisquant entreprises et fermes. Les capitaines d'Avril, à la différence des militaires oppositionnels des années 1950 et 1960, qui agissaient en liaison avec l'opposition civile, n'avaient pas souhaité cette intervention populaire. Mais la «révolution des oeillets» n'en déclencha pas moins une onde de politisation et d'organisation. Syndicats, comités, associations de toute sorte explosèrent. Les organisations d'extrême gauche fleurirent, trotskystes, maoïstes de diverses obédiences, anarchistes, populistes. La politique pénétra dans les casernes, où certains revendiquèrent l'élection des officiers, le contrôle démocratique des ordres, l'armement du peuple. Partout, les travailleurs entrèrent en lutte pour leurs revendications.

Ils allaient bientôt constater que les militaires n'avaient pas pris le pouvoir pour réaliser le pouvoir ouvrier ou le socialisme, même si certains s'en revendiquaient parfois. Certes, les deux grands partis se réclamant de la classe ouvrière, le PS et le PC, participaient au gouvernement. Mais s'ils avaient obtenu des postes ministériels et administratifs, c'était seulement pour être mieux à même de tromper les travailleurs en les berçant de bonnes paroles.

C'était aussi sans doute le calcul de l'impérialisme américain. Mis en échec au Vietnam, il venait de renoncer à sa politique de «containment» et d'accepter de composer avec la Chine et l'Union soviétique. Pour la première fois depuis le début de la Guerre froide, il accepta au Portugal la présence de ministres communistes, comme un moindre mal. Et les dirigeants communistes jouèrent le jeu, s'opposant bien souvent au PS qui était le parti portugais le plus ouvertement proaméricain, mais ne proposant pas plus que lui une politique indépendante à la classe ouvrière. Le PS était le champion du parlementarisme «démocratique», le PC joua la carte du bonapartisme militaire, autrement dit d'un régime dirigé par les militaires aux prétentions progressistes.

C'était en effet les deux options qui s'offraient à la classe politique portugaise. Mais pour un régime parlementaire, il fallait réhabiliter partis et politiciens de droite, disqualifiés aux yeux de la population par leur origine salazariste. De son côté un régime bonapartiste pouvait laisser les militaires maîtres du jeu politique, plus libres de leurs décisions, mais contraints de recourir en permanence au chantage au putsch. Sans compter que les divisions politiques de la société se reflétaient aussitôt au sein de l'armée.

L'éclatement du MFA

Les gouvernements provisoires, reposant sur l'alliance entre les militaires et les partis, réglèrent la question de l'indépendance des colonies et adoptèrent des mesures de modernisation de l'économie, nationalisant une partie de l'industrie, réalisant par endroits la réforme agraire, légalisant les syndicats et leur donnant un rôle important dans la marche des usines.

Mais la fiction d'un MFA unanime éclata et les militaires aussi se divisèrent. Les uns s'orientèrent vers le parlementarisme, appuyés sur la droite renaissante, le PS et les conseillers de l'impérialisme. Les autres, relayés par le PC, tentèrent de maintenir un régime au-dessus des partis, faisant appel ponctuellement à la population pauvre, mais se gardant bien de lui donner la parole, de peur qu'elle ne se sente encouragée dans ses revendications.

C'est cette lutte que régla l'épisode du 25 novembre. Les adversaires du parlementarisme ne tentèrent d'ailleurs pas de résister par les armes ou de faire appel au peuple. Tous étaient au fond d'accord pour mettre fin à la politisation des ouvriers, des paysans et des soldats du rang et faire rentrer l'armée dans les casernes.

Après Tancos, la normalisation

Au terme de ces mois d'agitation et de luttes politiques et sociales, la bourgeoisie portugaise retrouvait une situation assainie. Les problèmes coloniaux étaient réglés. Elle possédait une Constitution parlementaire (adoptée en avril 1976), un éventail complet de partis politiques et un système de négociation collective dans les entreprises.

La crise ouverte par le coup d'Etat de 1974 avait créé une situation où la classe ouvrière pouvait se mobiliser pour son propre compte et tenter de jouer un rôle politique indépendant. Mais elle fut finalement neutralisée. Après Tancos, patrons, grands propriétaires et agents du salazarisme pouvaient rentrer tranquillement au pays. Bien sûr, la normalisation complète allait demander des années. Mais désormais les affaires pouvaient reprendre.

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