Lire : Bonnes feuilles de " Paroles de prolétaires " d'Arlette Laguiller - "Travailler dans la m... au sens propre !"04/08/20002000Journal/medias/journalnumero/images/2000/08/une-1673.gif.445x577_q85_box-0%2C13%2C166%2C228_crop_detail.jpg

Divers

Lire : Bonnes feuilles de " Paroles de prolétaires " d'Arlette Laguiller - "Travailler dans la m... au sens propre !"

Nous poursuivons cette semaine la publication d'extraits du livre d'Arlette Laguiller, Paroles de Prolétaires , paru au printemps 1999. Ce livre rassemble de nombreux témoignages de travailleurs, illustrant ce qu'est aujourd'hui encore la condition de la classe ouvrière.

Le troisième chapitre de ce livre (La dégradation des conditions de travail) contient, entre autres, le témoignage de Bernard qui, à trente-cinq ans, travaille depuis quinze ans dans une entreprise s'occupant du nettoyage de l'intérieur des bateaux.

" Notre travail, c'est de nettoyer les ballasts, les cuves à mazout des pétroliers, les chaudières, les " caisses à merde ", c'est-à-dire les immenses containers dans lesquels se déversent les conduits des WC d'un bateau.

Nous travaillons en général à deux ou plus, jamais seuls, pour des raisons de sécurité. Les " caisses à merde " sont d'abord vidangées en mer, au large, et ensuite il faut les nettoyer. Elles contiennent des gaz dangereux, que l'on chasse en envoyant de l'eau avec une manche à incendie. On évacue en même temps le contenu à la pompe. Puis l'un de nous descend au fond en ciré et bottes avec un masque. Il ramasse à la pelle ce qu'on appelle la boue restante (qui n'en est malheureusement pas vraiment), qu'il met dans un seau. Et il le passe à un collègue resté à l'extérieur, qui en déverse le contenu dans un fût.

Les caisses sont plus ou moins grandes selon les bateaux. Elles font à peu près 2,5 mètres de haut sur 10 mètres de long et 3 mètres de large. Ce qui a collé aux parois, il faut le laver avec l'eau sous pression des manches à incendie, puis pomper. Ensuite, il reste encore à enlever tout ce qui a séché et est resté collé, avec la " gratte ", une sorte de spatule au bout d'un manche, grosse comme la moitié d'une pelle.

On travaille avec un masque, un chiffon sur la tête. Les cirés sont jetés dans les fûts à la fin.

Pour les ballasts qui ont contenu des produits pétroliers, personne n'entre avant qu'un " chimiste " n'ait effectué un contrôle. Il teste la présence de gaz qui risqueraient de provoquer une explosion. S'il en trouve, il faut installer une ventilation, qui envoie de l'air dans le ballast et refoule les gaz à l'extérieur.

Les soutes de stockage du mazout et du gasoil, qui alimentent les machines des pétroliers, ont une capacité qui varie entre 200 et 300 m3 et à peu près 20 à 30 m3 sur un ferry ou un gros cargo.

Dans les ballasts à mazout, on introduit d'abord un produit dégraissant. Puis on rince à l'eau. Ensuite on descend équipé, avec un masque à gaz dont on change les cartouches pour chaque soute. Comme pour les " caisses à merde ", on ramasse les boues restantes à la pelle et on les verse dans un seau qui est hissé à l'aide d'une poulie par un collègue resté en haut. On doit nettoyer encore plus complètement s'il y a " cassure ". Si, par exemple, il y a un ballast à mazout à côté d'un ballast à eau et qu'il y a une fissure de la paroi qui les sépare, l'eau risquerait de se mélanger au mazout. Il faut absolument intervenir, dégazer puis nettoyer pour que les équipes de chaudronniers et de soudeurs puissent réparer.

Au seau, on remplit ainsi entre 10 et 15 fûts de 200 litres pour un ferry.

Les cuves pour le transport du pétrole dans les pétroliers sont encore bien plus grandes. Elles ne sont pas nettoyées à chaque cargaison, mais seulement quand il y a un problème et qu'il va falloir y travailler. Seulement, voyage après voyage, les boues lourdes s'accumulent au fond, et ce nettoyage n'est pas une partie de plaisir.

Le " lourd ", que nous enlevons à la pelle et au seau, ressemble à de la réglisse. On descend à l'échelle. On se retrouve vingt à trente mètres plus bas. Il y a bien un garde-corps et des paliers, mais l'échelle est déjà grasse et quand on remonte, après le travail, les bottes elles aussi sont grasses et glissantes car elles sont pleines de mazout.

Dans les échappements et les cheminées des chaudières, on enlève la suie avec un aspirateur et des seaux. On rentre dedans pour nettoyer. On porte des lunettes, un masque et on s'éclaire avec une baladeuse.

En été, les tôles sont chauffées par le soleil, la baladeuse chauffe aussi. La transpiration et le mazout nous brûlent le visage. On est obligé de mouiller la tôle pour refroidir un peu.

Nous sommes une quinzaine à travailler, tous journaliers, y compris mon chef d'équipe. Cela veut dire qu'on vient le matin à 7 heures voir s'il y a du travail. S'il n'y en a pas, on va pointer au chômage. Le patron a un accord en ce sens avec l'ASSEDIC.

La journée normale va de 7 h 30 à 17 h 30, avec deux heures de coupure pour déjeuner. Je fais assez souvent des heures supplémentaires, surtout des " petites nuits ", de 17 à 23 heures. On peut faire jusqu'à quatre nuits dans la semaine. Il arrive aussi qu'on travaille deux ou trois samedis dans le mois.

Nous sommes payés au SMIC pour les heures normales. Je touche environ 5 000 francs, et les bons mois (ceux ou il y a eu des heures supplémentaires) entre 7 000 et 7 500 francs. "

Les femmes, comme les hommes, sont confrontées à des conditions de travail déplorables, comme le montre le témoignage de Marie, ouvrière dans une faïencerie.

" Nous sommes 350 ouvriers, surtout des OS. Nous fabriquons tout le sanitaire : lavabos, cuvettes de WC, vasques, receveurs de douche, etc.

Pour donner une idée des cadences, une ouvrière doit émailler 650 pièces par jour, c'est-à-dire une pièce toutes les quarante secondes. Sur chaque pièce elle doit passer trois couches d'émail au pistolet. A cause de la poussière dégagée par les soufflettes et les pistolets, il faut travailler avec le masque et quelquefois les lunettes, quand les émaux sont trop dangereux pour les yeux.

L'été, la chaleur est de 40°C, 50°C, à cause des fours. En juin, un copain avait mesuré 45°C à 7 heures du matin.

Dans les autres secteurs, ce n'est pas mieux. Par exemple, au Coulage, tout se fait manuellement. Les couleurs soulèvent plusieurs tonnes par jour. Beaucoup ont des problèmes de dos. Du coup, ils perdent leur poste et se retrouvent balayeurs ou manutentionnaires, avec un salaire inférieur. Le salaire est à la pièce, et si les gens ne font pas leur quota, fixé bien sûr par les chefs, la paye est amputée d'autant ! Alors, les couleurs les plus âgés viennent une heure ou deux heures avant l'embauche pour avoir le temps de faire leur quota.

Dans beaucoup de secteurs, la poussière entraîne des cas de silicose. Chaque année, il y a plusieurs personnes qui apprennent à la visite annuelle qu'elles sont silicosées. Elles continuent à faire le même travail, en touchant simplement une indemnité de 300 francs à 1 000 francs par mois. Au Moulin, où il y a beaucoup de poussière, un gars est mort l'an dernier de la silicose. Son frère était mort de la même maladie en 1996. Souvent, des gens disent : " On a peur de partir en retraite parce que la plupart de ceux qui partent meurent quelque temps après. " Mais ce n'est pas à cause de la retraite, c'est parce que l'usine nous a usés.

Dans l'usine, les bâtiments sont laissés à l'abandon. Ils datent du siècle dernier. L'eau des robinets vient du canal d'à côté. Les sous-sols sont mal éclairés, tout juste le poste de travail. Il y a des fuites dans les toitures. Il y a quelques années, mon équipe avait dû arrêter de travailler, car la neige nous tombait sur le dos !

Mais l'usine ne tourne pas au ralenti pour autant. Avec ces bâtiments pourris et dangereux, avec ces vieux chantiers, les cadences sont folles et la production sort à jet continu. C'est tout simplement que le patron refuse d'investir un centime pour améliorer nos conditions de travail.

Un travailleur vient de mourir en fermant une porte coulissante. Elle est tellement lourde qu'il faut être à deux pour la faire bouger. En coulissant, elle est sortie de son rail et l'a écrasé. Il a laissé sept enfants. Pour une fois, cela a fait scandale et même le journal local en a parlé.

Le patron a fait construire plusieurs nouvelles unités. Là, tout est neuf et on a mis des robots. Mais au point de vue conditions de travail, ce n'est pas mieux. Pour rentabiliser au plus vite les machines, les gens sont obligés de travailler en 5 x 8, c'est-à-dire les 3 x 8 mais avec le travail week-ends et jours fériés. Au début, il y avait des volontaires, à cause des primes de nuit et de dimanche. Mais ils en sont vite revenus. Les cadences sont folles, ils doivent s'occuper de plusieurs robots et n'arrêtent pas de courir. Entre le travail et les changements d'horaires perpétuels, ils sont lessivés et plusieurs ont eu des dépressions. Tout le monde voit que les robots ne servent pas à améliorer nos conditions de travail, mais seulement à augmenter la production. "

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