La route de la liberté de Howard Fast et la Reconstruction aux États-Unis11/05/20242024Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2024/05/une_240-c.jpg.484x700_q85_box-28%2C0%2C2451%2C3507_crop_detail.jpg

La route de la liberté de Howard Fast et la Reconstruction aux États-Unis

Les éditions Les bons caractères rééditent La route de la liberté, que nous conseillons à nos lecteurs.

Lorsqu’en 1944 l’auteur américain Howard Fast (1914-2003), alors membre d’un Parti communiste stalinien et soutien de la présidence de Roosevelt, publie ce roman, le mouvement de libération des Noirs est en train de s’élargir aux États-Unis. Sa lecture permet à un large public aspirant à la fin de la ségrégation raciale – pas seulement des Noirs – de se familiariser avec une étape cruciale de l’histoire de l’oppression aux États-Unis : la période de la Reconstruction, qui suit immédiatement la guerre de Sécession (1861-1865) et dure jusqu’en 1877.

La guerre s’est soldée par la défaite complète des États et des armées instruments des grands propriétaires du Sud et l’émancipation de leurs quatre millions d’esclaves noirs. À Washington, le pouvoir est aux mains du Parti républicain, qui s’est constitué pour que l’aristocratie des planteurs du Sud ne puisse plus entraver ni le contrôle de l’État fédéral par la bourgeoisie industrielle ni le développement capitaliste rapide. L’armée fédérale occupe le Sud. De plus ou moins bonne grâce, les généraux permettent aux hommes noirs de jouer un rôle politique dans la reconstitution des pouvoirs locaux, dans la reconstruction du Sud, laissant entrevoir la naissance d’une société moins inégalitaire.

Comment se fait-il alors que, à l’issue de cette période, les Noirs se retrouvent écartés de la vie publique, désarmés, vivant dans la terreur des bandes racistes du Ku Klux Klan naissant, et largement cantonnés à un statut de métayers ne possédant pas la terre qu’ils cultivent, une condition sociale à peine meilleure que leur statut d’esclave précédent ? Comment se fait-il que les États du Sud oppriment à nouveau brutalement la population noire, oppression qui se généralise au-delà du Sud et au sein de l’État fédéral ?

Howard Fast, au travers du personnage de Gideon Jackson, nous donne des clés pour comprendre cette période, les espoirs et les déceptions des Noirs pauvres de Caroline du Sud. Le roman débute en 1867 le jour où Jackson, qui a combattu dans les armées du Nord, vote, son fusil à la main, pour la première fois de sa vie, aux côtés de ses compagnons de la plantation où ils ont été esclaves avant que leur maître ne s’enfuie.

Avec l’espoir d’offrir une nouvelle vie aux siens qui l’élisent comme délégué, Jackson fait son apprentissage politique dans la capitale de Caroline du Sud où se joue en partie leur avenir. Il va apprendre à lire, se cultiver, pour affronter ce monde tandis que les anciens esclavagistes complotent pour reprendre le pouvoir. Il va proposer aux Blancs pauvres de s’allier aux Noirs pauvres contre les riches propriétaires qui monopolisent les meilleures terres.

Le roman d’Howard Fast met le doigt sur le lien entre le pouvoir politique, qui a été un temps à la portée des Noirs, et le pouvoir économique qui leur échappe totalement. La possession de la terre, principale richesse dans le Sud, est la pierre d’angle du pouvoir. Or l’État fédéral, tout en permettant aux Noirs de voter, leur refuse de partager à leur bénéfice les propriétés terriennes des anciens esclavagistes. Si la guerre de Sécession avait bien un caractère révolutionnaire, c’était au bout du compte une révolution antiesclavagiste maîtrisée d’en haut par un État représentant la bourgeoisie et ne poussant pas la remise en cause de la propriété privée des moyens de production au-delà de l’émancipation des esclaves.

Lors de sa publication en 1944, La route de la liberté offrait un tout autre regard sur l’époque de la Reconstruction que les discours officiels, les manuels scolaires ou les films d’Hollywood. Pour entraver le plus possible la contestation grandissante de la ségrégation raciale, l’idéologie officielle présentait alors la Reconstruction comme une période d’excès, pendant laquelle l’utopie de l’égalité raciale des républicains radicaux de Washington avait permis à des Noirs illettrés, vagabonds avides de vengeance ou simples d’esprit, d’être propulsés sur le devant de la scène politique, pour servir de couverture à des escrocs corrompus venus du Nord pour piller le Sud (les carpetbaggers). Les Blancs du Sud qui avaient tendu la main aux Noirs étaient désignés par le terme méprisant de scalawag, équivalent de traître. Mais heureusement, disait le discours dominant, des citoyens vertueux s’étaient dressés pour mettre fin à cette folie, en commettant certes quelques excès, emportés par le port de la cagoule blanche du Ku Klux Klan, présentés comme cherchant à sauver leurs femmes blanches de violeurs noirs imaginaires. Heureusement encore, ce désordre venant de Washington avait cessé, permettant la réconciliation des Blancs du Nord avec ceux du Sud, mettant fin au malentendu à l’origine de cette affreuse guerre qui n’aurait jamais dû éclater, et le retour des Noirs à leur place, inférieure bien sûr, à coups de lynchages. Cette propagande était servie au peuple américain : le film raciste Naissance d’une nation (D.W. Griffith, 1915), projeté à la Maison-Blanche, en est un exemple.

Ce roman, dynamitant les mensonges du pouvoir sur la Reconstruction, fut alors lu par des millions d’Américains. Traduit en plus de 80 langues, il connut un large succès, notamment auprès des peuples colonisés, pour lesquels la lutte des Noirs américains faisait écho à leur propre combat pour la libération nationale.

4 mai 2024

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