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Nouvelle-Calédonie : face à la répression coloniale
Le 1er octobre, dans son discours de politique générale, le nouveau Premier ministre, Michel Barnier, a laissé entendre que le texte concernant le dégel du corps électoral, qui a mis le feu aux poudres le 13 mai en Nouvelle-Calédonie, serait abandonné. Mais le lendemain, sans doute pour donner des gages à la droite calédonienne montée au créneau, il assurait que la question du dégel du corps électoral restait posée. Sur le fond des institutions comme des rapports sociaux, rien n’est réglé. Les travailleurs, les jeunes et les pauvres de Nouvelle-Calédonie redescendront dans la rue.
Pour rétablir l’ordre dans sa colonie, l’État français n’aura pas lésiné sur les moyens. Alors que, selon Sonia Backès, dirigeante loyaliste de la province Sud, ministre de Macron de la mi-2022 à la mi-2023, les insurgés les plus déterminés étaient au plus fort 8 000, alors que les Kanaks et les Océaniens représentent 130 000 habitants de l’archipel, l’État français aura déployé 6 000 policiers et gendarmes pour quadriller le territoire, multiplier les contrôles, démonter les barrages. Depuis l’explosion de colère du 13 mai, plus de 3 000 personnes ont été arrêtées et la machine judiciaire tourne en ce moment à plein régime. Alors que les militants d’extrême droite et de droite loyaliste qui ont monté des barrages, y compris en s’armant, ne sont pas inquiétés, il s’agit de faire passer aux Kanaks et Océaniens l’envie de se révolter. La prison de Camp-Est est surpeuplée. Dans le plus pur style colonial, les juges ont déporté sept dirigeants nationalistes kanaks en métropole, les ont mis en prison ou en liberté surveillée à 17 000 kilomètres de chez eux. Enfin, dans les affrontements, treize personnes sont mortes, deux gendarmes, dont l’un tué par l’un de ses collègues, dix Kanaks, et un Caldoche. Et c’est après avoir tiré à vue et tué deux jeunes le 19 septembre à Saint-Louis, c’est après avoir menacé de recommencer si les jeunes recherchés ne se rendaient pas, que la gendarmerie a obtenu la reddition de plusieurs d’entre eux.
Si la répression coloniale déployée par l’État français a fait revenir le calme, aucune des causes profondes à la source de cette explosion de colère, dont l’ampleur a surpris et les dirigeants nationalistes et le gouvernement français, n’est résolue. La société calédonienne reste une société profondément inégalitaire, où les Kanaks sont méprisés, plus souvent au chômage, moins bien payés, peuplant les bidonvilles de Nouméa ou la prison de Camp-Est. La jeunesse kanake ou wallisienne est refoulée, ignorée, victime de racisme, sans perspective. Seuls la bourgeoisie et les notables, enfermés dans leurs résidences dans leurs quartiers réservés ont pu être surpris que la colère accumulée leur explose à la figure. La politique qu’ils mènent depuis le 13 mai, la répression coloniale et les volontés d’apartheid qu’ils affichent conduiront immanquablement à de nouvelles explosions de colère. Une raison de plus s’il en faut pour discuter des perspectives que cette colère pourrait se donner.
Un fossé creusé par les loyalistes
C’est la droite loyaliste qui, voyant son avance électorale s’effriter depuis plusieurs années, a poussé le gouvernement à dégeler le corps électoral. Ce gel, décidé dans sa forme actuelle en 2007, réserve le vote aux élections locales aux électeurs qui résident depuis plus de 10 ans sur l’archipel. Avec le dégel du corps électoral, la droite comptait sur de nouveaux bataillons d’électeurs d’origine métropolitaine pour mettre en minorité les Kanaks, assurer ses positions, récupérer la présidence du Congrès et la tête du gouvernement local. Pour toutes les écuries politiciennes qui font habituellement assaut de démagogie envers l’immigration, et dont certains agitent l’épouvantail du « grand remplacement », force est de constater qu’il y a de bons immigrés : ceux qui viennent de France pour peupler la Nouvelle-Calédonie…
Après cinq mois de mobilisation, la droite est probablement de ce point de vue en moins bonne position car un certain nombre d’électeurs venus de métropole ont pris peur et font leurs valises. Si la droite insiste pour que l’État et les assurances interviennent le plus vite possible, c’est aussi pour limiter ce genre de pertes. Pour rassurer cet électorat, Sonia Backès a aussi avancé une nouvelle perspective : une « fédération », en réalité l’apartheid. Celle qui a été la secrétaire d’État à la Citoyenneté de Macron a déclaré que « le monde kanak et le monde occidental [sont comme] l’huile et l’eau, [ils] ne se mélangent pas ». Le 14 juillet dernier, elle a défendu l’idée d’une séparation des trois provinces de Nouvelle-Calédonie, jugeant que le « destin commun a échoué ». Ces déclarations, assorties de mesures spécifiquement anti-Kanaks, comme la suppression de l’aide médicale dans la province Sud dont bénéficiaient les plus pauvres, c’est-à-dire les Kanaks, pour les inciter à partir dans la province Nord, ont été comprises comme la volonté d’instaurer un régime d’apartheid, coupant la riche province Sud du reste de l’archipel.
Ces déclarations cadrent avec la radicalisation d’une partie de la population d’origine métropolitaine ou descendant des Caldoches, de petits bourgeois de toute origine, qui estiment qu’ils ont quelque chose à défendre dans la Nouvelle-Calédonie coloniale. Ils ont formé des groupes de « voisins vigilants », et organisé des barrages, avec l’accord quasi explicite du haut-commissaire représentant l’État français sur place. Une cinquantaine de ces groupes se sont fédérés dans un Collectif de résistance citoyenne, le CRC, sous la direction de Willy Gatuhau, ex-maire de Païta, condamné à trois ans d’inéligibilité pour une affaire d’achat de voix, qui voit là l’occasion de faire émerger une nouvelle organisation politique qu’il espère prête aux méthodes plus dures. Ainsi ce politicien véreux, déjà impliqué dans les affrontements entre loyalistes et indépendantistes des années 1980, qui ont fait près de cent morts, dit vouloir, aujourd’hui, éviter « le pire », « la guerre civile ». Mais à la question « le CRC pourrait-il aller jusqu’à prendre les armes ? », il répond « On n’en est pas là pour l’instant, mais ce que je dis, c’est que je ne me laisserai pas faire », reflétant sans aucun doute le sentiment de ses troupes prêtes à passer à des actions d’un autre niveau. Sur les barrages qu’ils ont montés à l’entrée de leurs quartiers, ils ont déjà agi en dehors du cadre légal, jugeant la mobilisation policière insuffisante, parfois armés, certains portant cagoules et tenues militaires. Le CRC sera-t-il la matrice d’une organisation fascisante ? Les groupes de « voisins vigilants » en ont pris en tout cas plusieurs traits caractéristiques.
L’intégration des partis nationalistes kanaks
Le mouvement nationaliste kanak s’est organisé à la fin des années 1970 au travers d’un premier Front indépendantiste en 1979 et à partir de 1984 dans le FLNKS, le Front de libération national kanak et socialiste. Son objectif est toujours à ce jour officiellement l’indépendance kanake et socialiste mais les manières d’interpréter ces termes sont en réalité très diverses. En tout cas, elles n’ont pas grand-chose à voir avec le socialisme de Marx. Parmi les quatre partis fondateurs du FLNKS, l’un des principaux, le Palika, le Parti de libération kanake, se disait dans les années 1970 marxiste, partisan de l’émancipation par la lutte, et défendait la mise en place d’une économie collective après l’indépendance. Le Palika rejoignit le FLNKS parce que celui-ci adopta à sa fondation en 1984 une stratégie de boycott des institutions et des élections. Durant les « évènements » de 1984-1988, qui opposèrent violemment les Kanaks révoltés et l’État français et qui se terminèrent en 1988 par le massacre de la grotte d’Ouvéa, il constituait la ligne la plus radicale au sein du camp indépendantiste. Mais tout radical qu’il était, le Palika soutint les accords de Matignon de 1988 négociés dans le dos des Kanaks entre Jean-Marie Tjibaou, la droite anti-indépendantiste et l’État français. Des accords qui, après quatre années de lutte et près de cent morts, renvoyaient la question de l’indépendance à un référendum dix ans plus tard, et qui ménageaient une place aux nationalistes dans les nouvelles institutions calédoniennes. Après l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou en 1989 par un opposant kanak aux accords de Matignon, c’est Paul Néaoutyine, dirigeant du Palika, qui prit la tête du FLNKS et qui signa les accords de Nouméa en 1998. Après que le référendum promis en 1988 eut été annulé de peur de réveiller la mobilisation kanake, ces nouveaux accords étaient, encore une fois, présentés comme une étape vers l’indépendance parce qu’ils promettaient, de nouveau, des référendums mais cette fois vingt ans plus tard. En attendant, ces accords organisaient un peu plus « la souveraineté partagée », c’est-à-dire l’intégration des partis kanaks aux institutions et à l’économie calédoniennes. Le Palika qui, sur le papier, défendait toujours l’indépendance kanake et socialiste, accédait dès 1999 à la tête de l’exécutif de la province Nord. En 2012, il soutint Hollande lors de l’élection présidentielle. Sous l’étiquette UNI, Union nationale pour l’indépendance, il a aujourd’hui des élus au Congrès dans les trois provinces. Depuis 2019, un de ses dirigeants, Louis Mapou, est à la tête du gouvernement de Nouvelle-Calédonie, l’exécutif local, la vice-présidente étant une femme de droite, anti-indépendantiste, dans la logique de ces institutions bâties pour que les politiciens kanaks et caldoches se partagent le pouvoir et que l’impérialisme français garde la main sur l’archipel.
Le Palika s’est tellement intégré à ces institutions que, quel ques jours après l’explosion de colère du 13 mai, les notables du Palika se sont ouvertement désolidarisés de la jeunesse en colère quand sa mobilisation a débordé des cadres initialement prévus. Macron en a appelé à leur intervention pour calmer les jeunes, ce qu’ils ont fait, sans effet. Louis Mapou, tout en dénonçant le dégel du corps électoral, déclarait fin mai : « La frustration, la colère ne doivent pas nous engager dans une dynamique de rupture. […] On ne peut pas se mettre tout d’un coup à détruire ce qu’on a construit difficilement depuis 1988. » Puis le 8 juin, il ajoutait qu’il ne pouvait « pas croire un seul instant que l’émancipation à laquelle nous travaillons depuis des années se construise sur la destruction de ce que nous avons déjà réussi à réaliser ». Le 26 août dernier, c’est le président de la province Nord, Paul Néaoutyine, qui attaquait l’Union calédonienne (UC), la rendant responsable du onzième mort, tué par la police le 15 août, dénonçant sa « stratégie du chaos » et justifiant ainsi l’absence de son parti au congrès du FLNKS du 30 août, se retirant en même temps de sa direction. Pour le député loyaliste Nicolas Metzdorf, descendant d’une famille de colons éleveurs et des plus réactionnaires, c’est le modéré Palika que l’État français devrait privilégier comme interlocuteur chez les Kanaks, et non les « terroristes », comme il les qualifie, de l’Union calédonienne et de la CCAT.
L’UC est l’autre grand parti du FLNKS, celui de Jean-Marie Tjibaou, figure centrale des évènements de 1984-1988, et d’Éloi Machoro, assassiné par le GIGN en 1985. L’un de ses représentants est actuellement le très modéré Roch Wamytan, président du Congrès de 2019 à septembre dernier. L’UC est en concurrence électorale avec le Palika. Alors qu’elle apparaissait comme plus modérée dans les années 1970 et 1980, elle apparaît aujourd’hui comme plus radicale. Christian Tein, aujourd’hui emprisonné à Mulhouse en tant que dirigeant de la CCAT, la Cellule de coordination des actions de terrain, qui a organisé les manifestations monstres contre le dégel du corps électoral avant le 13 mai, est membre de sa direction. Mais si l’UC apparaît comme plus radicale que le Palika, c’est surtout parce que le Palika apparaît maintenant comme un parti de notables, déconnecté des problèmes des jeunes et des travailleurs.
L’Union calédonienne a été créée en 1953 sur la base d’une fusion de partis confessionnels catholique et protestant pour participer aux premières élections. Il prônait l’entente entre les communautés caldoche et kanake et ne revendiquait pas à ses débuts l’indépendance du territoire, mais une certaine forme d’autonomie. Aujourd’hui, sa revendication est l’indépendance-association ou l’État-association c’est-à-dire une forme de statut qui pourrait ressembler à celui de Monaco dans lequel l’État français conserverait le pouvoir dans les domaines militaire et diplomatique tout en concédant une large autonomie sur le reste. Déjà du temps de Jean-Marie Tjibaou, sa politique consistait à se faire l’intermédiaire entre la Nouvelle-Calédonie et Paris, se mettant en position de prendre pour lui les miettes de pouvoir que l’impérialisme pouvait laisser tomber. Au sortir de ces cinq mois d’émeutes et de mobilisations, que l’UC a accompagnées sans les désavouer, ce parti considère qu’il faut reprendre les négociations avec l’État français pour faire évoluer les institutions vers plus d’indépendance.
L’UC comme le Palika, parce que ce sont en fait des organisations de la petite bourgeoisie qui se positionnent sur le terrain nationaliste pour accéder aux postes, n’ont pour perspective, chacune à leur manière, que plus ou moins de négociations avec l’État français, plus ou moins d’intégration dans le capitalisme international. Leurs positions correspondent aux aspirations des notables mais sont une impasse pour les plus pauvres et pour les travailleurs.
La doctrine nickel du FLNKS
Le nationalisme kanak s’appuie sur le nickel. Les nationalistes nourrissent ainsi auprès de la population l’espoir que la richesse représentée par le minerai pourrait donner les moyens d’une indépendance qui ne soit pas, dans le cadre du capitalisme, une descente aux enfers économiques. Cependant l’histoire du Congo, de Madagascar et de tant d’autres pays a depuis longtemps démontré qu’extraire des richesses de son sous-sol ne garantit pas, bien au contraire, d’être à l’abri du pillage impérialiste et de la misère. Dans le monde capitaliste, la richesse en matières premières est plus souvent synonyme de soumission, d’exploitation. C’est que ces matières premières consommées par les industries des pays capitalistes les plus riches doivent être exportées aux conditions des marchés internationaux, par l’intermédiaire de trusts qui imposent leurs conditions, voire qui organisent ou suscitent les guerres pour les accaparer.
Pour tenter d’échapper à la rapacité des trusts, ou faire croire que ce serait possible, les nationalistes ont mis au point une doctrine, la doctrine nickel, qui se décline en trois points : la maîtrise de la ressource nickel, l’arrêt des exportations de minerai brut, et la volonté de devenir majoritaire dans le capital des usines de transformation métallurgique, notamment celui de la Société Le Nickel (SLN), l’usine historique qui se trouve dans la province Sud, la propriété des mines et des usines devant permettre de capter plus de richesses. Concrètement, les partis nationalistes ont entraîné les Kanaks dans plusieurs batailles : la montée des provinces au capital de la SLN, l’opérateur historique, l’implantation d’une usine dans la province Nord et la bataille pour la reprise du capital de l’usine Sud par des acteurs locaux. Si l’on peut bien comprendre que les Kanaks soient révoltés par le pillage qu’opèrent les trusts, la politique que les partis nationalistes mettent en avant n’a pas permis de changer quoi que ce soit, sauf pour une couche de notables et de petit bourgeois qui ont trouvé là des postes.
La dépendance de la Nouvelle-Calédonie aux trusts internationaux reste totale. Ainsi la société Le Nickel (SLN) est l’opérateur historique dont les activités de transformation ont commencé en 1910. Fondée par la banque Rothschild, elle est aujourd’hui filiale d’Eramet, un trust entre les mains de la famille française Duval, qui vante le fait que son usine à Doniambo est le premier exportateur mondial de ferronickel. La SLN a fait entrer en 2000 dans son capital la Société territoriale calédonienne de participation industrielle (STCPI), regroupant les trois provinces calédoniennes à hauteur aujourd’hui de 34 %. Dans les faits, la SLN est gavée d’argent public dont une bonne partie remonte toujours aux actionnaires métropolitains d’Eramet, qui ont toujours la main. Un rapport de l’Inspection des finances rappelait en 2023 que l’ensemble de la filière a été soutenu à hauteur de deux milliards d’euros en six ans par l’État, la plus grande part étant captée par la SLN, de façon directe ou indirecte, comme la fourniture d’une électricité en dessous du prix du marché.
La fermeture de KNS, la dictature du capital
Plus encore que les participations dans la SLN, c’est KNS (Koniambo Nickel SAS) qui symbolise le mieux la doctrine nickel du FLNKS. Mais fin août, alors que la mobilisation des Kanaks était loin d’être retombée, la direction de l’usine KNS procédait au licenciement, annoncé avant l’explosion de colère du 13 mai, de 1 200 travailleurs de l’usine. Cette usine est tout un symbole. Elle a été inaugurée en 2014 par François Hollande. Implantée dans la province Nord, elle est le fruit de la politique conjointe de l’État français et des nationalistes kanaks après les évènements de 1984-1988, mais aussi l’illustration que, dans le cadre du capitalisme, il n’y pas d’issue.
Après les « évènements », l’État français a associé les notables kanaks aux institutions mais aussi aux affaires. Qualifiée de « souveraineté partagée », cette politique prévoyait de créer trois provinces dont deux, la province Nord et celle des îles Loyauté, devaient être gérées par les partis indépendantistes. L’État français donnait également aux institutions calédoniennes, à son gouvernement et à son Congrès, son parlement, une large autonomie, quasiment tous les pouvoirs sauf l’armée, la police, la justice et la diplomatie, les principaux pour l’impérialisme. Sur le terrain économique, l’État mit en place le programme des « 400 cadres », s’engageant à former des cadres issus des communautés océaniennes pour les intégrer à la gestion de l’économie locale ainsi qu’à l’État en Nouvelle-Calédonie. L’usine KNS, que l’État s’engageait alors à construire, fut le « préalable minier » des accords de Nouméa de 1998, ceux qui précisaient les termes du partage du pouvoir local entre partis indépendantistes et anti-indépendantistes. Les indépendantistes expliquaient alors que la « souveraineté partagée » était vide de sens si l’économie et les richesses continuaient à être accaparées par la bourgeoisie caldoche et européenne dans et autour de Nouméa-la-blanche. Le préalable minier était une promesse de rééquilibrer l’économie calédonienne en faveur des Kanaks en investissant dans la province Nord. En 1998, les indépendantistes se sont battus pour obtenir un tel engagement, organisant manifestations et barrages. Ils en ont même fait une condition de leur signature des accords de Nouméa.
L’État dédommagea la SLN pour doter l’usine Nord d’une mine l’alimentant en matière première. Pour assurer sa construction et son exploitation, la province Nord s’associa à un industriel disposant de la technologie nécessaire, au début le groupe canadien Falconbridge, puis en 2013 le suisse Glencore. C’est Glencore qui a décidé de fermer le site fin août. Glencore avance l’argument de l’absence de rentabilité de l’usine KNS, des salaires et du coût de l’électricité trop élevés par rapport à la concurrence. Glencore, un trust internationalement connu pour encaisser un maximum d’argent public avant de fermer les sites qu’il a achetés peu cher, estime simplement qu’il fera plus de profit ailleurs qu’en Nouvelle-Calédonie. En attendant, dix ans après l’ouverture, ce sont, avec les emplois induits, 3 000 ou 4 000 travailleurs qui sont frappés par le chômage. Les promesses de rééquilibrage en faveur du Nord et des Kanaks ont fait long feu.
La crise du nickel
La troisième usine, l’usine Sud, d’abord propriété du trust brésilien Vale, est devenue en 2021, après bien des manifestations et des barrages, Prony Resources, une copropriété de la SPMSC, une société entre les mains des trois provinces, d’un fonds d’investissement néo-zélandais, de cadres de l’usine et du courtier en matières premières, le suisse Trafigura. Mais la chute des cours mondiaux du nickel a visiblement eu raison des choix de Trafigura qui a décidé de se désengager, et cela bien avant l’explosion de colère du 13 mai. Avec le développement de la production de nickel en Indonésie, les capacités de production mondiale ont été multipliées, faisant retomber les cours qui s’étaient emballés en 2022 de 50 000 à 16 000 dollars la tonne aujourd’hui. Glencore, Eramet, Trafigura ont tous demandé, pour sauvegarder leurs bénéfices, d’être davantage subventionnés, ce qui ne les empêche pas dans le même temps de réorienter leurs investissements vers d’autres secteurs en sacrifiant les travailleurs calédoniens.
Les partis nationalistes kanaks n’envisagent pas d’autre politique que de s’insérer dans le marché capitaliste mondial. Ils ne peuvent le faire qu’aux conditions du marché mondial, c’est-à-dire en se soumettant aux trusts qui le dominent, en remettant l’avenir des peuples entre leurs mains, en se soumettant à l’impérialisme. C’est une impasse.
L’impasse nationaliste
En Nouvelle-Calédonie, la lutte sous la direction des notables se place sur le terrain de la bourgeoisie. Comme on l’a vu, l’indépendance n’est plus vraiment l’objectif des partis nationalistes, en tout cas des plus influents d’entre eux, qui cherchent seulement à obtenir de l’impérialisme une part plus grande du pouvoir local et de la gestion des richesses. Mais même s’ils arrivaient à leur fin, l’indépendance politique et administrative ne résoudrait rien car les Kanaks retomberaient immanquablement dans d’autres dépendances, d’autres oppressions. Dans un monde dominé par l’impérialisme et les trusts, il n’y a pas de solution nationale. La plupart des indépendances gagnées dans les années 1960 ou 1970 ont abouti soit à la perpétuation de la domination des anciennes puissances coloniales qui ont simplement repeint aux couleurs nationales leur présence sur place, en donnant le pouvoir local à des marionnettes sélectionnées sur mesure, soit à la domination d’une puissance concurrente, souvent l’impérialisme américain. La plupart du temps, ces indépendances ont permis l’ascension d’une petite bourgeoisie locale qui s’est nourrie des miettes du pillage par les trusts, un pillage qui ne s’est jamais arrêté, mais pour les masses, si les maîtres ont parfois changé, leur esclavage n’a jamais cessé.
Les révolutionnaires sont solidaires de la lutte du peuple kanak, y compris de ses aspirations nationales. Ils dénoncent la répression coloniale, la machine judiciaire, et soutiennent les dirigeants de la CCAT pourchassés par l’impérialisme français. Mais ils combattent, politiquement, les nationalistes. Un tel combat ne signifie nullement tourner le dos aux aspirations nationales des masses populaires, ou renoncer à la solidarité face à la répression. Il s’agit de démontrer qu’il faut se battre contre toutes les oppressions, contre toutes les dominations, celle de la bourgeoisie française et caldoche mais aussi celle que la petite bourgeoisie nationaliste veut instaurer en prenant les rênes de la société. Une telle perspective est une perspective de classe. Seuls les travailleurs peuvent en finir réellement avec l’oppression, à condition de lutter pour le pouvoir en tant que travailleurs, en se considérant comme composante de la classe ouvrière internationale. Une telle politique ne peut être portée que par un parti communiste révolutionnaire contestant politiquement les partis nationalistes, organisant les travailleurs indépendamment d’eux.
Cette discussion dans le mouvement révolutionnaire a déjà eu lieu pendant les « évènements ». La LCR s’effaçait à l’époque derrière les nationalistes, au nom de la solidarité anti-impérialiste. Aujourd’hui, d’autres, comme Révolution permanente, font le même choix1, suiviste, opportuniste. Un tel choix est une démission politique vis-à-vis de la classe ouvrière qui existe en Nouvelle-Calédonie. Forte d’au moins 60 000 travailleurs, elle est faite de Kanaks, de Wallisiens, d’Européens, de descendants de colons. Elle a des intérêts communs contre la bourgeoisie caldoche et française qui cherche à diviser les travailleurs. Elle est seule capable, en tant que classe, à pouvoir offrir au peuple kanak une voie pour en finir avec l’oppression qu’il subit depuis près de deux siècles, car elle seule s’oppose fondamentalement à la bourgeoisie impérialiste et au système capitaliste. Le cadre de la lutte devra dépasser l’étroitesse nationaliste. Cette perspective est profondément internationaliste. Et la mobilisation, l’énergie dont font preuve les Kanaks peuvent être porteuses d’une telle perspective à condition de se débarrasser du carcan nationaliste, en cherchant à entraîner dans leur lutte, pour commencer, les peuples de la région qui ont subi ou qui subissent les mêmes spoliations, les mêmes ségrégations, les mêmes humiliations de la part des grandes puissances, mais aussi les classes ouvrières des pays riches.
Les aspirations des opprimés à échapper à la misère et à décider de leur sort ne peuvent se réaliser sans renverser l’impérialisme, c’est-à-dire l’ordre économique capitaliste, à la base des rapports de domination et des frontières qu’il a créées. Hors de cette perspective, nous sommes condamnés à voir se reproduire les inégalités et les violences qui alimentent le rejet, la haine et le racisme entre les travailleurs comme entre les peuples. Les travailleurs, qu’ils soient de France, de Nouvelle-Calédonie ou d’ailleurs sont les seuls à pouvoir mener ce combat.
17 octobre 2024
Révolution permanente, « À nouveau sur Lutte ouvrière, la Palestine et la question nationale », 6 juin 2024.