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- Lutte de Classe n°58
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Turquie - De la crise financière à la crise économique et sociale
Le 19 février dernier, c'est une violente altercation entre le Premier ministre, Bülent Ecevit, et le président de la République, Ahmet Necdet Sezer, qui a donné le signal de la crise financière turque. Dans les heures qui suivirent, d'énormes capitaux atteignant plusieurs milliards de dollars commencèrent à quitter le pays tandis que la Banque centrale tentait vainement de les retenir en offrant des taux d'intérêt exorbitants. Peine perdue : elle dut décider aussitôt de laisser flotter la monnaie, laissant le pays s'enfoncer dans une crise qui, de financière, est devenue très rapidement économique et sociale.
Malversations, corruption et scandales
Bien sûr, l'altercation entre Premier ministre et président n'a été qu'un détonateur, celui d'une crise dont les éléments s'accumulaient depuis des mois. Ahmet Necdet Sezer, président de la Cour constitutionnelle élu en mai 2000 président de la République, était censé lutter contre les malversations, la corruption et les pratiques arbitraires rongeant le régime d'Ankara, pour tenter de redonner à celui-ci une allure plus présentable. Mais la fin de l'année 2000 et les débuts de 2001 ont vu éclater des scandales d'une ampleur rarement vue dans ce pays qui cependant n'en a jamais manqué. C'est l'équivalent de dizaines de milliards de francs qui ont été détournés des caisses de l'État, avec des méthodes variées, par des ex-ministres, des proches du pouvoir ou des hauts fonctionnaires.
Le quotidien Milliyet a ainsi annoncé le 8 janvier dernier que deux hommes d'affaires ont escroqué l'État en encaissant les subventions pour des exportations fantômes d'un montant total de 1,7 milliard de dollars (12 milliards de francs). Dans la liste des personnes impliquées se trouvent l'ex-ministre et homme d'affaires Cavit aglar, poulain de l'ex-président de la République Demirel, Murat Demirel qui est un cousin du même ex-président, l'homme d'affaires Hayyam Garipoglu et quelques autres.
Le 14 janvier, la presse révélait aussi que cinq dirigeants parmi les plus hauts placés de TEAS (l'équivalent turc d'EDF), parmi lesquels un ancien ministre d'État, étaient inculpés pour cause de corruption. On leur reprochait entre autres choses l'équivalent de 800 millions de dollars (5,6 milliards de francs) de détournements, rien que lors de l'attribution de la construction d'une centrale électrique !
Huit banques se sont déclarées en faillite. Parmi elles Interbank, qui appartient à Cavit aglar, Egebank qui appartient à Murat Demirel, Sümerbank dont les caisses avaient été remplies par les deniers de l'État avant d'être privatisée sous prétexte que l'État la gérait mal et qui appartient aujourd'hui à Hayyam Garipoglu (toutes personnes citées dans le scandale précédent), ainsi que Bank Ekspres et Yurtbank. En fait, les possesseurs de ces banques, avec la complicité d'hommes d'affaires véreux et de hauts cadres de l'État, ont vidé les caisses de leurs propres établissements pour se déclarer en faillite !
L'État, par le biais du ministère des Finances, est alors intervenu en se portant garant. Disant vouloir éviter "une grave crise économique", il a remboursé 56, et même, selon certains, l'équivalent de 70 milliards de francs. Ces escrocs, très liés au pouvoir, ont donc volé les économies de plusieurs centaines de milliers de personnes, et l'État avec l'argent des contribuables a remboursé.
A cela s'ajoutent les liens évidents entre l'État, les hommes d'affaires véreux et la mafia, dont un exemple donne une petite idée : en mai 2000 on apprenait que lors de l'accident de voiture mortel de l'"homme d'affaires" Melik Giray, un parrain de la mafia, fournisseur de certaines prisons, l'un des passagers s'était révélé être... le procureur général du DGM (Cour de Sûreté d'État). Au contraire de Melik Giray, ce haut dignitaire de la justice était sorti de l'accident avec quelques fractures, mais la révélation de son étrange amitié avec ce "parrain" obligea l'État à le révoquer.
L'affaire rappelle d'ailleurs l'affaire dite de Susurluk, en novembre 1996, où un accident de voiture, là aussi, avait révélé des liens du même ordre entre certains politiciens, des assassins d'extrême droite et des mafieux et des responsables de la police... sans que l'enquête déclenchée alors débouche sur quoi que ce soit.
Fuite des capitaux et dévaluation
C'est dans tout ce contexte, marqué par les faillites bancaires, la corruption, le discrédit de l'État, les limites mal définies entre hommes d'affaires et mafieux, que le nouveau président a accusé le Premier ministre d'avoir protégé les banquiers véreux en faillite contre les contrôles des services de la présidence, et en bref de ne rien faire pour assainir la situation. L'accusation, sans doute plus que fondée, a suffi à déclencher la panique financière, entraînant très rapidement la dévaluation de la livre turque. Début avril 2001, celle-ci avait déjà perdu près de 50 % de sa valeur depuis le 19 février, avec des conséquences catastrophiques pour la population.
En fait, indépendamment des éléments propres à la situation intérieure turque, cette crise financière ne fait que répéter un scénario déjà vu ces dernières années dans d'autres pays, des pays du Sud-Est asiatique comme la Thaïlande, la Corée du Sud et la Birmanie, à des pays d'Amérique latine comme le Brésil ou l'Argentine, ou à la Russie ; autant de pays qui ont, tour à tour, fait les frais des soubresauts spéculatifs du marché mondial des capitaux.
Sur les conseils du FMI, un plan anti-inflation prévoyant l'adoption d'une parité fixe entre le dollar et la monnaie turque avait été adopté fin 1999. Il s'agissait selon le gouvernement de mettre fin à l'inflation chronique sévissant depuis des années dans le pays à un taux avoisinant 100 %, à tel point que la valeur de la livre turque, en moins de dix ans, a été divisée par plus de 200, entraînant l'édition de billets de dix millions de livres, équivalant tout juste aujourd'hui à... 65 francs français. Pour cela bien sûr, le gouvernement comptait avant tout sur l'austérité imposée aux couches populaires, en commençant par les employés du secteur public à qui, malgré leurs manifestations répétées, il n'acceptait de céder qu'une augmentation de 25 % alors que l'inflation annuelle était encore de près de 100 %.
Mais, comme on voit, les recommandations d'austérité et les exhortations aux sacrifices nécessaires n'ont nullement impressionné les hommes d'affaires véreux et les banquiers. Ceux-ci ne se sont nullement sentis concernés par les appels au civisme. Ni le déficit du budget de l'État, ni la dette extérieure qui atteint maintenant le chiffre de 114 milliards de dollars (70 % du Produit Intérieur Brut) n'ont montré des signes de ralentissement. Les marchés financiers internationaux, auxquels la Banque centrale turque fait appel régulièrement pour honorer ses dettes en en contractant de nouvelles, quitte à offrir des taux d'intérêt astronomiques, ne se sont plus laissé attirer. Dans ce contexte de défiance envers la capacité des autorités turques à maintenir la parité de leur monnaie avec le dollar, les capitaux ont commencé à fuir le pays. Après une première secousse financière au mois de novembre 2000, la crise du 19 février a transformé cette fuite en panique et, après avoir dépensé en vain les réserves de la banque centrale, le gouvernement a dû finalement abandonner la défense de la monnaie et laisser flotter celle-ci.
La population rançonnée
Les banquiers véreux, les capitalistes internationaux, les mafieux richissimes, ont évidemment converti à temps leurs avoirs en dollars ou en euros. Mais c'est maintenant la population turque qui doit payer les conséquences de cette gigantesque escroquerie. Le change de la livre turque, qui était de 676 000 livres pour un dollar le 19 février, était le 5 mai de 1 160 000 livres pour un dollar, la monnaie perdant ainsi 42 % de sa valeur. En quelques semaines, le prix des produits importés s'est envolé. Ainsi le prix de la bouteille de gaz, utilisée pour la cuisine par la plupart des familles, est passé de quelque 5 millions de livres en février à 12 millions début mai. Le reste des prix est à l'avenant : de celui des transports publics au prix des produits agricoles, l'inflation qui n'avait jamais guère ralenti s'est de nouveau emballée.
Mais entre temps, la crise bancaire se traduit par l'extension rapide de la crise économique. Les couches moyennes, la petite bourgeoisie et notamment les petits commerçants qui avaient dans la période précédente contracté des crédits libellés en dollars, se trouvent soudain devoir honorer des traites augmentées de 50 ou de 100 %. En même temps, les banques en faillite refusent désormais d'ouvrir des crédits. Le commerce se restreint et des milliers de petites entreprises ferment leurs portes, mettant leurs travailleurs à la rue sans même payer parfois les salaires dus. C'est notamment le cas dans le secteur du textile, un des secteurs traditionnels d'exportation de l'économie turque, qui fait vivre plusieurs millions de personnes. Les licenciements se compteraient déjà, dans tout le pays, par centaines de milliers.
Début mars, quelques jours après l'éclatement de la crise, le gouvernement Ecevit a dû accepter la nomination d'un "super-ministre" de l'Economie, Kemal Dervi , ancien vice-président de la Banque mondiale, dont la nomination à ce poste était recommandée par le FMI comme condition pour accorder à la Turquie un nouveau prêt de 12 milliards de dollars. De l'avis de la plupart des experts financiers, il faudrait en fait près de 40 milliards de dollars rien que pour éponger les pertes du secteur bancaire d'État, mais avant d'accorder une telle somme le FMI attend sans doute de vérifier les capacités de Kemal Dervi à faire passer son "plan de redressement". Cela signifie imposer à la population pauvre un plan d'austérité féroce, car il n'est pas question pour Dervi , tout "super-ministre" qu'il soit, de prendre sur les capitaux des escrocs et des mafieux en tout genre qui disposent de complicités à tous les niveaux de l'appareil d'État et qui, d'ailleurs, ont évidemment mis le produit de leurs gains à l'abri dans des banques étrangères.
Le pouvoir discrédité
Le chef du gouvernement Bülent Ecevit, membre du parti DSP, "social-démocrate" à la démagogie nationaliste, se proclamait en son temps champion de l'honnêteté et de l'intégrité. Mais ce gouvernement de coalition avec le parti de la droite libérale ANAP et le parti de l'extrême droite nationaliste MHP a couvert les pires scandales et est aujourd'hui discrédité. En effet, de ce point de vue, l'épreuve de la crise économique s'ajoute à d'autres, comme celle du tremblement de terre d'août 1999, au cours duquel la population a pu mesurer dans toute son ampleur l'incurie de l'appareil d'État et du gouvernement. Les rodomontades de celui-ci, lorsqu'il a mis la main sur le chef du PKK Abdullah Ocalan et proclamé avoir mis fin à la guérilla kurde qu'il dirigeait, ont pesé bien peu. Les phrases nationalistes et l'exaltation chauvine se sont révélées bien incapables de faire oublier à la population la dure réalité de sa situation quotidienne.
C'est ce gouvernement usé qui aujourd'hui n'a d'autre choix que de laisser agir Kemal Dervi et d'attendre les subsides du FMI. De son côté l'armée, qui continue d'intervenir directement dans le gouvernement du pays par le biais du MGK Conseil National de Sécurité auquel participent notamment les représentants de l'état-major, le Premier ministre et le président de la République , préfère visiblement, elle aussi, rester en retrait pour l'instant et ne réserver le recours à un coup d'État, comme celui de septembre 1980, qu'à la toute dernière extrémité. Mais combien de temps cette situation peut durer, on peut se le demander vu la profondeur de la crise dans laquelle le pays s'enfonce.
Jusqu'à présent, les réactions les plus spectaculaires ont été celles de secteurs de la petite bourgeoisie, notamment les petits commerçants du bazar qui ont conspué le gouvernement en réclamant sa démission. En revanche, du côté des travailleurs, les organisations syndicales n'ont appelé qu'avec mollesse à quelques manifestations ; ce n'est évidemment pas de ces organisations particulièrement bureaucratiques, imprégnées de complicité avec le patronat et le gouvernement, que l'on peut attendre un véritable programme de lutte permettant à la classe ouvrière et à la population pauvre de refuser de payer les frais de l'immense escroquerie dont elles font l'objet. En revanche, c'est le parti islamiste, écarté du gouvernement et interdit il y a quelques années, reparu sous le nom de "Parti de la Vertu" (Fazilet Partisi) qui semble-t-il mène la campagne la plus visible contre les voleurs et les escrocs détroussant la population, et qui pourrait à terme bénéficier de la situation sur le plan politique.
Pendant ce temps, les prisonniers d'extrême gauche continuent dans les prisons du pays leur grève de la faim contre l'aggravation des conditions de détention. Après les trente morts faits le 19 décembre par l'assaut de l'armée aux prisons, ce sont chaque semaine quelques nouveaux grévistes de la faim qui meurent, malheureusement dans l'indifférence sur le plan international ; les dirigeants européens, peu soucieux de déplaire au régime turc, n'ont même pas tenté de lui faire ces leçons de démocratie dont ils sont parfois peu avares pour d'autres. Mais c'est aussi en grande partie l'indifférence sur le plan national, tant le combat des grévistes de la faim paraît isolé des préoccupations de la population à l'heure où celle-ci est frappée de plein fouet par la crise.
Quant au régime, incapable de mettre à la raison les banquiers escrocs et les mafieux, laisser mourir des grévistes de la faim sans défense est évidemment un moyen commode de faire une démonstration de force et de détermination. Mais c'est aussi au fond une démonstration et une menace à l'usage de l'ensemble de la population, ainsi avertie que l'État ne reculera devant rien pour imposer ses choix.
Mais en cela, cet État corrompu et ce gouvernement discrédité présument peut-être un peu trop de leur force. La classe ouvrière turque est forte et combative et a montré ces dernières années sa capacité à réagir, y compris contre ce régime policier et sans scrupules. Les diktats du FMI et les plans de redressement de Kemal Dervi se heurteront peut-être à forte résistance. Il faut souhaiter, en tout cas, que les travailleurs de Turquie se donnent rapidement les moyens de lutter pour imposer leur droit à la vie contre les exigences des spéculateurs internationaux, contre cette bourgeoisie avide et ces banquiers véreux, et contre ce régime cynique et arbitraire qui les protège.