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Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - L'évolution de l'ex-URSS
La situation de l'ex-Union soviétique reste toujours marquée par la crise politique au sein de la bureaucratie. La décomposition du pouvoir d'État en Russie - ainsi qu'à des degrés variables, dans les républiques héritières - en baronnies bureaucratiques de plus en plus autonomes par rapport au pouvoir central, se poursuit. Par endroits, les cliques bureaucratiques locales sont concurrencées par la mafia tout court.
Le morcellement de ce qui fut l'Union soviétique et l'affaiblissement continu du pouvoir central et de son administration sont jusqu'ici le facteur essentiel de la chute de la production. Bien que les statistiques publiées n'aient qu'une signification très approximative, la production industrielle de la Russie aurait chuté de près de 50 % depuis 1990. La régression aurait ramené la production en Russie à son niveau de la fin des années cinquante. Le recul est plus important encore dans nombre de républiques - même non touchées par des guerres civiles chroniques comme certaines d'entre elles - en particulier dans celles qui dépendaient de la Russie pour leur approvisionnement énergétique.
L'intégration de ce qui fut l'Union soviétique dans le marché mondial a eu des conséquences bien plus graves en raison de la rupture des liens entre républiques ex-soviétiques qu'en raison de l'ampleur même de cette intégration. Les échanges de l'économie russe avec le marché mondial depuis la disparition du monopole du commerce extérieur, au lieu de s'accroître de façon significative, ont au contraire tendance à diminuer.
Dans la lutte pour le pouvoir au sein même des milieux dirigeants de la bureaucratie, engagée à la mort de Brejnev depuis plus de dix ans, et portée sur la place publique à l'arrivée de Gorbatchev, les fractions rivales mènent leur combat en faisant assaut de surenchères et de démagogie sur les libertés, c'est-à-dire sur l'autonomie des pouvoirs locaux par rapport au pouvoir central et sur le rétablissement de la propriété privée puis du capitalisme.
Elles l'ont fait en s'appuyant sur les envies et les espoirs de nombreuses couches de la bureaucratie, dont celles qui ne participent pas au pouvoir mais qui, par leur mode de vie et leur idéologie, étaient proches de la petite bourgeoisie occidentale. Malheureusement aussi sans doute sur des illusions au sein de la classe ouvrière, illusions sur les libertés promises et sur les vertus de l'économie occidentale.
Mais la contre-révolution n'est pas seulement une affaire de drapeau ou de programme, sincère ou pas. C'est une affaire de forces sociales.
Les forces politiques qui, en s'affrontant ou en se combinant, constituent le moteur de l'évolution actuelle émanent essentiellement de la bureaucratie elle-même. Depuis qu'elles ont été libérées par les rivalités pour le pouvoir au sommet, ces forces cherchent avant tout à rejeter les contraintes de tout pouvoir central.
La bureaucratie est parvenue à se débarrasser de la chape de plomb qui pesait sur elle aussi, et pas seulement sur la classe ouvrière, même si la dictature avait pour raison d'être fondamentale de préserver les privilèges de la bureaucratie contre la classe ouvrière et, le cas échéant, contre la bourgeoisie.
C'est ce jeu des forces politiques issues de la bureaucratie qui a abouti, non à une forme nouvelle démocratique du pouvoir de la bureaucratie, mais à l'éclatement ou à la paralysie du pouvoir étatique. Ce morcellement a eu, à son tour, des effets d'autant plus dévastateurs sur l'économie que celle-ci était étatisée, centralisée et même hyper-centralisée.
Dès le début du processus, une fraction de la bureaucratie a été mue par la volonté de rétablir la propriété privée et le capitalisme. Cette volonté a été partagée par l'authentique petite bourgeoisie d'affaires qui existait déjà dans l'ombre de l'économie planifiée sous Khrouchtchev ou sous Brejnev et qui s'est renforcée par la suite. L'aspiration à consolider ses privilèges par le rétablissement de la propriété privée fut de longue date un sentiment largement répandu dans la bureaucratie.
La plus grande partie de la caste bureaucratique n'est unie en réalité que par la volonté d'accaparer aussi librement que possible le maximum de surproduit social. Il y a cependant bien des façons d'accaparer le surproduit social, et l'ensemble de la bureaucratie est très loin de se trouver dans une position équivalente pour accéder au mode d'appropriation capitaliste. Et, dans la mesure où le mode d'appropriation capitaliste s'est traduit et se traduira de plus en plus par un abaissement drastique de la production, bien des bureaucrates se trouveront écartés de tout accès à ce surproduit.
L'apparente unanimité de la bureaucratie qui s'aligne, de haut en bas, derrière le drapeau de la restauration capitaliste ne doit pas masquer les divergences, voire les oppositions d'intérêts au sein même de la bureaucratie, ni les appréciations différentes des problèmes que cette restauration est susceptible de provoquer.
Alors que cela fait sept ans, disons depuis le milieu des années quatre-vingt, que les chefs de la bureaucratie rompent des lances à propos de la restauration capitaliste, le bouleversement des rapports de propriété et des rapports de production que cela implique à l'échelle d'un vaste pays n'avance que lentement.
En libérant, par démagogie, les forces centrifuges présentes dans la bureaucratie, les dirigeants du régime qui s'affrontaient pour le pouvoir ont abouti à l'éclatement de l'URSS plus vite qu'ils ne l'ont voulu, si tant est qu'ils l'aient même voulu.
La contre-révolution sociale commencée n'apparaît pas, en tout cas, comme la marche triomphale annoncée un temps par les laudateurs du système capitaliste. Les dégâts catastrophiques causés dans l'économie par la bureaucratie, par sa décomposition politique et par ses pillages, sont bien plus rapides que ne l'est le rétablissement du capitalisme.
Après bientôt dix ans de crise dans la bureaucratie, la planification a sombré en tant que processus de décision consciente. Mais le développement extraordinaire de "l'économie de l'ombre" sous Brejnev avait déjà largement affaibli la planification déjà paralysée et détournée par la bureaucratie. D'autre part, si les différents ministères, institutions, etc., qui assurent l'élaboration et le contrôle du Plan ont en partie disparu, en partie perdu toute autorité, les liens de troc entre entreprises continuent bien souvent encore à s'établir en respectant par la force des choses les relations héritées du Plan.
La Banque centrale constitue encore un ersatz d'organisme de coordination. Par ailleurs, ses interventions et ses subventions aux entreprises considérées comme non rentables suivant les critères capitalistes, bien qu'en régression, continuent à maintenir en survie l'appareil productif hérité de la période précédente.
La propriété d'État, l'économie étatique - ce qui reste encore des conquêtes de la révolution prolétarienne et qui avait permis à feu l'Union soviétique le développement économique exceptionnel qui fut le sien - sont aussi en train de sombrer. Mais cela se fait lentement et à travers des étapes qui ne favorisent pas la mainmise du capital ni le développement d'une classe bourgeoise conséquente.
Cette transformation ne peut d'ailleurs pas aboutir à l'émergence et à la consolidation d'une bourgeoisie correspondant en poids social et économique au degré de développement et de concentration qu'avait atteint l'économie soviétique grâce à la planification. Le fonctionnement des entreprises sur la base de la rentabilité capitaliste implique la fermeture d'un grand nombre d'entre elles et donc une régression considérable de l'industrie et de la production et le retour de ce qui fut l'URSS à une économie très arriérée.
Cela est vrai même pour la Russie, malgré ses richesses considérables, son étendue et sa population. A bien plus forte raison, la plupart - sinon toutes - des autres républiques héritières sont destinées par la restauration capitaliste à s'avilir au niveau de petits pays sous-développés, c'est-à-dire de semi-colonies de l'impérialisme.
Nous considérons toujours que l'économie et la société russes restent encore une économie et une société intermédiaires, au sens où l'entendait Trotsky en 1936 dans la Révolution trahie ou encore en 1940 dans ses derniers écrits. C'est-à-dire une économie qui a connu un certain degré de développement sur la base de la propriété collective des moyens de production, sans être pourtant devenue une économie socialiste - ce qui est impossible dans un seul pays, contrairement à ce qu'affirma Staline lorsqu'il renonça, au nom de la bureaucratie, à la révolution mondiale. Une économie ni capitaliste, ni socialiste, susceptible de régresser, si un nouvel élan révolutionnaire international ne lui permet pas de progresser. Une société dominée socialement par une couche originale, une bureaucratie née de la dégénérescence de l'État ouvrier, même si la forme de domination comme la politique des représentants au pouvoir de la bureaucratie ont beaucoup changé, en particulier durant la dernière décennie. Les dirigeants soviétiques sont les représentants politiques d'authentiques aspirations bourgeoises au sein de la bureaucratie mais n'ont pas encore réussi à achever la contre-révolution sociale.
Bien sûr, il y a un certain développement de la bourgeoisie, mais la Russie n'est pas encore une société capitaliste, c'est-à-dire une société où le pouvoir social comme le pouvoir économique, c'est-à-dire le pouvoir de mettre en marche ou d'arrêter les forces productives, dépendent du capital.
A plus forte raison, il ne s'agit pas d'une économie impérialiste malgré les affirmations fantaisistes de ceux qui voient dans la présence de troupes russes dans la plupart des républiques héritières l'expression militaire de tendances impérialistes.
La situation actuelle en Russie est éminemment transitoire, entre une économie étatique qui s'était développée dans le cadre du plus grand pays du monde, disposant de nombreuses ressources mais que la bureaucratie est en train de disloquer, et une économie capitaliste qui ne s'est pas encore constituée. La question de la durée de cette étape dans une situation qui est elle-même transitoire depuis plusieurs décennies, n'est cependant pas définitivement réglée. L'importance de la durée réside dans le fait que le rapport des forces sociales ne s'est pas encore fondamentalement modifié en défaveur du prolétariat. Et le pouvoir de la bureaucratie reste, pour le moment, un bonapartisme même si sa forme démocratique (de façade) favorise plutôt, actuellement, les forces bourgeoises.
La classe ouvrière ex-soviétique est déjà confrontée à un chômage déguisé mais elle n'est pas encore dans la situation, cyniquement envisagée par les "conseillers ès restauration capitaliste", où une fraction importante d'elle-même - trente millions, peut-être plus, pour la seule Russie - serait irrémédiablement jetée hors de la production et transformée en lumpenprolétariat. Il existe d'autres pays peuplés, comme l'Inde et la Chine, où une fraction aussi importante, sinon plus, de la population est réduite à la condition de sous-prolétaires affamés. Mais il ne s'agit pas d'ex-prolétaires, ayant participé à la production, brutalement rejetés des entreprises, ayant subi une régression brutale en conséquence de leur condition matérielle et morale. Ce sont précisément les réactions éventuelles face à cette dégradation brutale qui font peur aux dirigeants de la bureaucratie, comme d'ailleurs, dans une certaine mesure, aux dirigeants politiques de l'impérialisme.
C'est que, face à ce prolétariat à la hauteur encore du développement maximum atteint par l'industrie soviétique, il n'y a toujours pas une bourgeoisie correspondant - par son poids social, culturel, par sa conscience de classe - au niveau du prolétariat soviétique même si ce dernier ne s'exprime pas.
L'évaluation de ce rapport des forces ne prendrait bien entendu sa signification véritable qu'au cas où le prolétariat acquerrait une conscience de classe suffisante et reprendrait le combat sur le terrain politique. Pour le moment, rien n'annonce cette possibilité-là.
Nous ne savons rien du prolétariat soviétique, de ses craintes, de ses illusions, de son découragement, de ses espoirs, ou de la colère qu'il pourrait accumuler. La coupure militante a été totale pendant plusieurs décennies - ce sont là, de toute façon, des choses bien difficiles à apprécier à l'échelle même d'un pays où l'on milite. On pouvait se demander, au début de l'évolution en cours, ce qu'il y avait dans la tête des travailleurs vis-à-vis de la propriété étatique, vis-à-vis des rapports sociaux créés par les travailleurs des deux ou trois générations ouvrières qui les avaient précédés. Allaient-ils réagir face aux tentatives d'appropriation privée des entreprises ? Allaient-ils, au contraire, avoir l'illusion que le processus engagé leur apporterait le niveau de vie des plus riches des pays occidentaux ? Il n'y a pas eu, jusqu'à présent, de réactions notables des travailleurs. On pourrait en conclure que les illusions ont été bien plus fortes durant les années écoulées que l'attachement à des formes sociales de toute façon largement dénaturées. Mais, peut-être que le passage par ces illusions d'abord, par la résignation dégoûtée aujourd'hui, n'empêchera pas ultérieurement une prise de conscience.
Tout au plus peut-on dire que, même aujourd'hui, la bureaucratie craint les réactions de la classe ouvrière, au moins sous la forme d'explosions spontanées, et que cette crainte-là demeure une des raisons de sa prudence pour prendre les mesures conseillées par la bourgeoisie internationale mais qui risquent de se traduire par une aggravation brutale du chômage.
Mais, entre la crainte de cette explosion et l'explosion elle-même, il y a évidemment une marge dont, pour le moment, rien ne permet d'affirmer qu'elle sera franchie dans un avenir proche.
En outre, si les explosions spontanées de la classe ouvrière peuvent amener la bureaucratie à plus de prudence dans le pillage du pays, la bloquer sur le chemin de la restauration capitaliste, voire l'amener à se jeter dans les bras d'un sauveur promettant de reconstituer un pouvoir fort capable de faire face à la classe ouvrière, cela ne suffirait pas à régler la situation catastrophique de la Russie. Que la contre-révolution bourgeoise se poursuive jusqu'à son achèvement ou que d'autres phases apparaissent dans les divers processus en cours qui durent depuis près d'une dizaine d'années déjà, la bureaucratie ne peut que démolir le peu qui reste des fondements économiques créés par la révolution russe.
Nul ne peut prédire plus cette année que l'année passée combien de temps pourra durer, à défaut d'intervention du prolétariat, le processus de décomposition de l'ex-Union soviétique.
Nul ne peut prévoir quelles réactions pourraient provoquer le morcellement croissant du pays, l'outrecuidance des chefs des baronnies bureaucratiques, l'extension de la criminalité, l'explosion de la misère et les enrichissements scandaleux, la perte du crédit international de ce qui fut la deuxième puissance du monde, ou encore, l'étalage des idées réactionnaires, des pitreries monarchistes à la religion et aux mysticismes de toutes sortes ; et de la part de quelles forces sociales ?
De plus en plus nombreuses semblent être les voix qui se font entendre pour souhaiter la renaissance d'un pouvoir fort, voire dictatorial. Mais on ne voit pas pour l'instant sur quelle force pourrait s'appuyer une telle évolution à rebours de ce qui se produit depuis une décennie. L'armée pourrait être évidemment cette force, mais elle-même paraît susceptible de se disloquer.
On voit en tout cas, aujourd'hui, l'erreur de jugement, volontaire ou inconsciente, de tous ceux qui ont estimé l'évolution de l'ex-Union soviétique des dernières années et des changements survenus pendant et après Gorbatchev sur de seuls critères politiques, c'est-à-dire sur la volonté affichée des dirigeants - même si on les supposait sincères - de donner un caractère plus démocratique ou plus libre à la société russe.
Nous ne parlons même pas de la forme concrète qu'ont prise la "démocratie" et les "libertés" promises : une caricature de régime présidentiel au sommet, le règne des mafias à la base en guise de démocratie et, en guise de liberté, celle pour la bureaucratie et la bourgeoisie naissante de piller le pays. Démocratie comme liberté détachées de leur contenu social sont des coquilles vides. Si le prolétariat ne s'en empare pas, c'est-à-dire n'en est pas à l'origine, pour se battre pour ses objectifs de classe, ces mots ne servent qu'à le tromper.
L'emballement des milieux petits-bourgeois, en URSS comme à l'extérieur, pour le "processus démocratique" a exercé une certaine pression pour faire oublier ce que le prolétariat avait à défendre, au début du processus, dans les rapports de propriété issus d'Octobre qui ont perduré malgré l'ignominie de la dictature bureaucratique.
Trotsky ne s'est pas contenté de juger l'Union soviétique sous Staline uniquement sur son caractère totalitaire - bien qu'il fût celui qui dénonça ce caractère avec le plus de détermination. Il ne l'a pas jugée non plus sur la seule politique de Staline, aussi contre-révolutionnaire déjà que celle d'Eltsine, mais à des périodes infiniment plus décisives pour le prolétariat mondial. Ces éléments ne l'empêchaient pas d'analyser, à chaque étape, ce qui, derrière le régime politique complètement dégénéré de l'État ouvrier, restait de la réalité sociale créée sous l'impulsion de la révolution prolétarienne.
Nous sommes de ceux qui pensons que, si l'on veut rester sur le terrain de la conscience de classe du prolétariat, l'appréciation de cette réalité sociale est la base du jugement à porter sur le processus en cours dans l'ex-Union soviétique. Pour les mêmes raisons pour lesquelles, pendant la Deuxième Guerre mondiale, ce qui devait être déterminant dans l'appréciation des révolutionnaires sur le caractère de la guerre et pour les choix militants qui en découlaient, c'était le caractère également impérialiste des deux camps en présence. Voilà pourquoi ils devaient s'opposer à la supercherie de ceux qui, pour justifier leur choix d'un des camps impérialistes - c'est-à-dire, en fin de compte, le choix de défendre l'impérialisme - mettaient en avant le caractère fasciste du régime politique de l'impérialisme allemand, en l'opposant au caractère "démocratique" des régimes de ses principaux adversaires. C'est au nom de cette supercherie, propagée aussi bien par le stalinisme que par la social-démocratie, que le prolétariat avait été politiquement désarmé et l'ordre impérialiste renforcé.
Nous avons pu dire, à certaines époques, notamment lors de l'occupation par l'armée soviétique des pays de l'Est européen, que les aspects réactionnaires de ces occupations l'emportaient sur les aspects positifs, sans toutefois renoncer à qualifier l'URSS comme un État ouvrier dégénéré.
Or, pour le moment, la réalité sociale issue de la révolution d'Octobre n'a pas été complètement liquidée. Tant que la couche dominante de la société ex-soviétique demeure la bureaucratie, quelles que soient la forme politique sous laquelle elle se maintient et la politique qu'elle mène, nous nous en tenons à la même caractérisation de l'ex-Union soviétique comme un État ouvrier dégénéré. Même s'il est aujourd'hui dans un état de décomposition très avancé, c'est là une appréciation quantitative, mais non un jugement qualitatif.
Novembre 1994