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Tchad - L'armée française au secours d'un régime dictatorial
La presse française est discrète sur le sujet, pourtant il existe au Tchad un conflit, une véritable guerre civile, qui a déjà fait de nombreuses victimes. Elle oppose les bandes armées gouvernementales à celles de l'opposition hostile au président Idriss Déby.
Dans ce pays, où la population est l'une des plus pauvres du monde, le régime dictatorial et maffieux de Déby est aujourd'hui usé et à bout de souffle. Au pouvoir depuis 1990, après avoir renversé son prédécesseur Hissène Habré avec la complicité de la France, il doit faire face à l'hostilité d'une part croissante de la population. Il enregistre même des défections au sein de l'armée et de sa propre ethnie, qui sont depuis ses débuts les piliers du régime. Certains officiers et anciens membres du gouvernement ont aujourd'hui rejoint l'une des trois composantes de l'opposition armée.
Officiellement, le Tchad est une république démocratique. Dans les faits, Déby et son clan monopolisent le pouvoir et étouffent toute velléité de contestation. Depuis novembre 2006, le régime a rétabli l'état de siège et la censure dans la majorité du pays, mais il n'avait pas attendu pour emprisonner plusieurs journalistes pour des délits de presse. Pour dénoncer la parodie de démocratie, l'opposition politique a également boycotté l'élection présidentielle du 3 mai 2006, relativisant ainsi la victoire de Déby.
A l'usure du régime s'ajoutent les répercussions de la guerre au Darfour, région soudanaise située à la frontière nord-est du Tchad. Depuis le début du conflit en 2003, les exactions de l'armée soudanaise et de ses alliés ont poussé à l'exil 200000 habitants du Darfour. Ces réfugiés s'entassent dans une douzaine de camps sommairement aménagés au Tchad, à la frontière avec le Soudan. L'extension de ce conflit au territoire tchadien était prévisible et a été facilitée par le fait que plusieurs groupes ethniques, comme les Zaghawas auxquels Déby appartient, vivent de part et d'autre de la frontière. Depuis quelques mois, les violences entre les communautés tchadiennes de la région se multiplient. En novembre 2006, les affrontements entre populations arabe et non arabe ont ainsi fait plusieurs centaines de morts et contraint 70000 civils tchadiens à fuir leur foyer.
Dans ce contexte, le régime de Déby ne survit que grâce au soutien militaire de la France. Depuis le printemps 2006, les troupes françaises stationnées au Tchad lui ont plusieurs fois prêté main forte et sauvé la mise. Une première fois, fin mars, en aidant Déby à déjouer un coup d'État, alors qu'il se trouvait en voyage en Guinée équatoriale. Une deuxième fois, un mois plus tard, en stoppant un raid éclair des forces armées du Front uni pour le changement (FUC) qui, parties du Soudan, menaçaient la capitale tchadienne N'Djamena.
Le gouvernement français, avec son hypocrisie habituelle, a d'abord prétendu n'avoir apporté qu'un "soutien logistique" (transport de troupes sur le terrain des opérations, repérage des positions de rebelles, etc.) avant de reconnaître avoir fait feu -un "coup de semonce" selon la version officielle- pour arrêter la progression d'une colonne. Le fait est que cette intervention des forces françaises a obligé les rebelles à se replier.
La ministre française de la Défense, Michèle Alliot-Marie, a justifié cette intervention en invoquant des accords de "coopération" militaire qui prévoient un appui logistique à l'armée tchadienne. Elle a également prétexté la protection des mille cinq cents civils français et des ressortissants étrangers présents au Tchad, l'opposition de la France à toute prise du pouvoir par la force (ce qui ne manque pas de sel étant donné les circonstances dans lesquelles Déby est arrivé au pouvoir) et l'importance du Tchad par rapport à l'ensemble de la région.
Plus récemment, en octobre et novembre 2006, les forces françaises stationnées à N'Djamena, renforcées par 150 soldats et du matériel venus du Gabon et de la métropole, ont prêté main forte à l'armée tchadienne afin de reprendre une zone occupée par des rebelles à la frontière soudanaise. Cette "coopération" s'est poursuivie dans le cadre d'une intervention conjointe des armées tchadienne et centrafricaine pour reconquérir le nord-est de la République centrafricaine passé sous le contrôle d'éléments armés de l'opposition. Dans les deux cas, les troupes françaises, appuyées par des Mirage F1, ont participé directement aux combats, même si, officiellement, ces opérations s'inscrivaient dans le cadre d'une "mission africaine pour la paix".
En fait, l'intervention militaire de la France au Tchad n'est pas nouvelle. Elle est même pour ainsi dire continue depuis l'indépendance du pays. En revanche, le contexte dans lequel elle intervient a changé.
Lorsque le Tchad, ex-colonie française, acquit son indépendance, le 11 août 1960, l'impérialisme français avait évidemment ses propres intérêts économiques et politiques pour maintenir sous une forme dépoussiérée sa prédominance dans ses anciennes colonies d'Afrique. Mais, de plus, le monde était en pleine guerre froide et il n'était pas question pour les Occidentaux de prendre le risque que les jeunes États africains basculent dans la zone d'influence soviétique. C'est avec l'accord tacite des États-Unis que la France, malgré les indépendances, continua à jouer le rôle du gendarme. Grâce à des accords passés avec les gouvernements de ses ex-colonies, elle obtint le droit d'installer des bases militaires du Gabon à Djibouti, du Tchad au Sénégal en passant par la Côte d'Ivoire. Ce dispositif lui permettait d'avoir en permanence plusieurs milliers d'hommes prêts à intervenir partout en Afrique pour défendre les intérêts de l'impérialisme français, mais aussi ceux du prétendu "monde libre".
De la "pacification" du Cameroun, qui fit de 150000 à 300000 morts entre 1960 et 1963, à l'occupation du Gabon pour remettre en selle Léon M'Ba et surtout préserver les intérêts de Elf et des sociétés françaises, en passant par l'intervention à Kolwezi au Zaïre, sans parler du Togo en 1986 et du Rwanda en 1994, la liste des interventions françaises en Afrique noire n'a cessé de s'allonger.
Dans les années soixante, le Tchad était un pays pauvre en ressources minières et on n'y avait pas encore découvert de pétrole, il n'offrait donc pas un grand intérêt pour les capitaux français. A part pour la famille Boussac qui, avec la culture du coton imposée durant la période coloniale, continuait à s'enrichir en profitant d'un approvisionnement à bas prix pour ses usines textiles. Mais cet immense pays, par sa situation géographique au coeur du continent africain, présentait une importance politique particulière pour l'impérialisme français car il partageait une partie de ses frontières avec la Libye du colonel Kadhafi, longtemps considérée par les Occidentaux comme un facteur d'instabilité pour la région. Par ses frontières avec le Nigeria et le Soudan, le Tchad était également au contact avec la zone d'influence anglo-américaine, rivale de l'impérialisme français.
Aujourd'hui peuplé de 9,7 millions d'habitants répartis entre 140 ethnies, ce pays a toujours été une zone de conflits. Il est historiquement marqué par un clivage entre des tribus d'éleveurs nomades islamisés au nord et des agriculteurs sédentarisés, christianisés ou animistes au sud. Le pouvoir colonial a amplifié les tensions en jouant les ethnies les unes contre les autres, l'administration privilégiant les chefferies et la fraction christianisée des populations du sud, et donnant à celles du nord le sentiment d'être délaissées.
Tombalbaye, devenu premier président de la République du Tchad, poursuivit la politique du colonisateur français, en favorisant l'accès aux postes de responsabilité des chrétiens francophiles du sud, tandis que le nord fut pressuré d'impôts et soumis à l'arbitraire d'administrateurs venus du sud. Mais dès 1963, des révoltes éclatèrent. Au nord, dans la région du Tibesti, la rébellion s'organisa à partir de 1966 avec la création du Frolinat (Front de libération nationale du Tchad). La France, en vertu des accords de défense signés lors de l'indépendance, envoya, en 1968, un important corps expéditionnaire pour aider Tombalbaye à écraser les rebelles du Tibesti. En vain. Le Frolinat, soutenu par le Soudan, l'Algérie et la Libye, accrut fortement son potentiel militaire. Le soutien du colonel Kadhafi n'était pas désintéressé; il revendiquait des droits sur la bande d'Aouzou, une étroite bande désertique mais riche en uranium située le long de la frontière nord du Tchad. Profitant de la guerre civile, la Libye l'occupa à partir de 1973. La même année, les guérilleros entreprirent des actions spectaculaires, comme des prises d'otages. La plus célèbre fut l'enlèvement, en avril 1974, de l'archéologue française Françoise Claustre par les combattants toubous de Hissène Habré, alors chef d'une fraction dissidente du Frolinat.
Le 13 avril 1975, un putsch militaire renversa Tombalbaye qui fut tué dans les combats. Le général Malloum, ex-chef d'état-major, prit le pouvoir et les relations avec la France se dégradèrent. Pour couper court à la présence de l'ancien colonisateur, dénoncé par les mouvements insurrectionnels comme par les militaires tchadiens, le nouveau régime demanda et obtint le départ des troupes françaises qui se retirèrent en octobre 1975.
La rébellion qui, entre temps, s'était renforcée continua à gagner du terrain. En 1978, plusieurs villes du nord tombèrent aux mains de la guérilla qui contrôla bientôt les deux tiers du territoire. En 1983, la Libye profita de la situation pour occuper le nord du Tchad.
Depuis les accords révisés de 1976, la France s'était engagée à ne plus intervenir dans les combats, se limitant à un rôle d'encadrement militaire. Mais dès 1978, elle augmenta ses effectifs sur le théâtre des opérations et fit donner son aviation, notamment dans les combats qui se livraient autour de N'Djamena. Prétextant l'invasion du pays par les forces libyennes, la France déclencha ainsi le plan Manta en 1983, puis le plan Epervier en février 1986. Au total, 1 100 hommes, appuyés par des avions de combat, furent déployés sur le terrain; ils stoppèrent, puis repoussèrent les Libyens.
Si la Libye a finalement libéré les territoires du nord en 1987 et a abandonné ses prétentions sur la bande d'Aouzou en 1994, le dispositif Epervier, lui, est toujours en place; seuls les avions ont changé de modèle, les Mirage F1 ayant remplacé les Jaguar.
Après bien des combats meurtriers, y compris entre les différentes bandes de rebelles, la guerre civile finit par trouver une solution avec l'arrivée au pouvoir de deux anciens maquisards, Goukouni Weddeï en 1979, puis Hissène Habré en 1982. A chaque fois, l'État français s'accommoda de la dictature qu'ils mirent en place, fût-elle des plus sanglantes. Une commission d'enquête a ainsi attribué 40000 assassinats politiques à Hissène Habré. Et si en 1990, la France de Mitterrand le lâcha au profit d'Idriss Déby, ce ne fut pas à cause de cet aspect du régime d'Habré, mais parce qu'il avait remis en cause les bénéfices attendus par Elf du pétrole découvert au Tchad depuis le milieu des années soixante-dix.
C'est que depuis les années quatre-vingt-dix, avec la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, la donne a changé. En Afrique noire, la concurrence entre les grandes puissances pour mettre la main sur les richesses naturelles de la région s'est accrue. Et la France voit son influence de plus en plus contestée, notamment par les États-Unis qui peuvent compter sur la puissance financière de leurs trusts pour s'emparer des marchés. Ainsi, l'exploitation du pétrole tchadien, qui a débuté en 2003, a été confiée à un consortium dirigé par l'américain ExxonMobil.
Pour tenter de résister aux convoitises de ses alliés mais néanmoins rivaux, l'impérialisme français dispose d'un argument : sa longue tradition d'engagements militaires aux côtés des dirigeants africains soucieux de défendre ses intérêts.
Déby est de ceux-là. Mais jusqu'à quand l'armée française pourra-t-elle défendre un régime qui prend l'eau de toutes parts ? Car si quelques parachutistes et quelques avions peuvent contenir une rébellion limitée, ils ne peuvent suffire face à un soulèvement généralisé.
En tout cas, les intérêts de la population tchadienne n'ont rien à voir avec les choix qui sont faits. Elle continue à subir, en plus de la misère et du sous-développement, les violences des bandes armées, qu'elles soient gouvernementales, rebelles ou françaises.
Les classes populaires de France n'ont, elles non plus, pas le moindre intérêt aux actes de brigandage de l'armée française en Afrique. Les troupes françaises doivent quitter le Tchad comme tous les pays d'Afrique.
8 janvier 2007