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Serbie - Le remplacement de Milosevic sous l'oeil intéressé de l'impérialisme
L'éviction de Milosevic du pouvoir en cet automne 2000, plus d'un an après la fin de la guerre de bombardements menée par les puissances impérialistes contre la République fédérale de Yougoslavie, a résulté d'une opportune conjonction de facteurs.
Au sein d'une large partie de la population, la lassitude vis-à-vis du clan au pouvoir depuis 13 ans, la révolte devant la ruine générale du pays et l'aspiration au changement étaient allées croissant à la suite des bombardements de l'OTAN. Et l'apparition inespérée d'une coalition de l'opposition, unie derrière une personnalité apparemment neuve, a fait naître l'espoir d'une possible alternative à l'autocrate de Belgrade.
Une opposition sous patronage
Les leaders les plus responsables de l'opposition serbe, plus ou moins de concert avec les diplomates des grandes puissances, étaient à la recherche d'un homme "providentiel" de cette sorte depuis des mois et particulièrement depuis la fin de la guerre.
De multiples réunions et entrevues avaient eu lieu précédemment, au Monténégro et en Hongrie, entre les rivaux de Milosevic et des représentants américains et européens. Le prince héritier Karadjordjevic, qui a ses bases à Londres, aurait même, selon ses dires, été dans le coup. Il estime qu'"il faut maintenant couronner la démocratie"... Les partisans d'une monarchie constitutionnelle ne manquent d'ailleurs pas en Serbie, à commencer par Vuk Draskovic et son Mouvement du Renouveau Serbe.
Il semble qu'ils se soient finalement mis d'accord (à part Vuk Draskovic, qui est resté en dehors de la coalition) et aient choisi Kostunica en juillet dernier.
La coalition ODS, regroupant 16 ou 18 partis et groupes d'opposition, annonçait fin juillet qu'elle allait présenter une liste commune aux élections locales du 24 septembre. Puis, les sondages favorables à la candidature de Kostunica aidant, elle annonçait la candidature de celui-ci à la présidentielle décidée par Milosevic pour la même date. Il faut dire que la situation politique de l'opposition serbe avait atteint un point critique.
Ses chefs connus s'étaient largement discrédités : Vuk Draskovic, par sa valse-hésitation perpétuelle entre le statut de ministre de Milosevic et celui d'opposant, Zoran Djindjic, par ses liens avec les États-Unis, et le fait qu'il avait prêté le flanc aux campagnes de Milosevic contre les "traîtres" et les "vendus" notamment parce qu'il avait passé le temps de la guerre dans des stations balnéaires du Monténégro... Ces hommes se montraient constamment irrésolus face au pouvoir de Milosevic, en raison de leurs propres positions de pouvoir dans la société. Ainsi que l'explique un professeur, membre de l'opposition, "les plus importants leaders de l'opposition sont au pouvoir depuis des années et (...) ils ne veulent pas perdre celui qu' ils ont. Certains ont un pouvoir local à Belgrade et dans d'autres villes, et cela leur donne des raisons supplémentaires de ne pas vouloir risquer de le perdre". Par exemple Vuk Draskovic, qui, contrôlant la station Studio B, avait conclu une sorte d'entente avec Milosevic.
L'absence de réelle volonté politique de changement de la part de cette opposition a, encore une fois, été illustrée par la campagne du printemps dernier contre les mesures répressives du régime, qui fut apathique et se solda par un fiasco. En fait, c'est le mouvement de résistance des étudiants, Otpor, qui a rempli le vide. Il venait d'apparaître sur la scène politique et rencontrait un certain soutien populaire, à travers une campagne de slogans et d'interventions physiques qui tranchaient par leur dynamisme, et ce fut un facteur nouveau qui a revitalisé le mouvement d'opposition en Serbie, dans un contexte où la pénurie économique soulevait de plus en plus de mécontentements.
En face, la coalition gouvernementale était secouée par une série de conflits internes : le parti de Milosevic Parti Socialiste de Serbie (SPS) est entré en conflit ouvert avec son partenaire, le Parti Radical Serbe (SRS) de Vojislav Seselj, en même temps qu'une partie du premier s'opposait à l'influence qu'il jugeait injustifiée de la troisième composante de la coalition, la Gauche Yougoslave Unifiée (JUL) dirigée par Mirjana Markovic, femme de Milosevic. Un membre éminent de la direction du SPS, Zoran Lilic, finissait par en démissionner. Le parti du néo-fasciste Seselj lançait une virulente campagne à la fois contre le SPS et la JUL, dans le but évident de se refaire une popularité.
Cette crise ne faisait qu'aggraver le dégoût du régime. Ce qui contribua à la popularité du nouveau candidat de l'opposition, candidat d'union non compromis dans les allées du pouvoir, réputé intègre, et surtout menant campagne à la fois contre Milosevic et contre l'OTAN, dénonçant les sanctions, le Tribunal de La Haye, etc.
Kostunica n'est évidemment en rien un homme "neuf". Il appartient à cette opposition serbe, parfois indûment baptisée "démocratique", dont les références historiques sont celles des combattants tchetniks de la Deuxième Guerre mondiale. Même s'il était resté jusque-là dans l'ombre des Djindjic et des Draskovic, il a un passé de nationaliste traditionaliste, qui s'était illustré en tant que critique de l'autonomie accordée par Tito au Kosovo dans la Constitution de 1974, qui s'est ensuite rangé parmi les politiciens hostiles aux accords de Dayton sur la Bosnie de 1995 parce qu'il les jugeait trop défavorables aux ultra-nationalistes serbes de Radovan Karadzic.
L'heure de Kostunica avait donc sonné, avec son profil d'homme simple, non corrompu, patriote sans faiblesse pendant les bombardements, critique à la fois de Milosevic et des Occidentaux. Si bien que, si Milosevic, au tout début de juillet, en décidant tout à coup d'imposer une élection présidentielle fédérale au suffrage universel direct à la date du 24 septembre, escomptait couper court à l'opération contre lui, il a perdu son pari. Mais il faut bien dire que si la coalition de ses rivaux a été à même de saisir l'aubaine, c'est bien aussi parce qu'elle y a été puissamment aidée, voire poussée, par les dirigeants occidentaux.
Non seulement la pression des dirigeants impérialistes a dû peser lourd pour aboutir à ce que des hommes tels que Djindjic consentent à s'effacer derrière une personnalité peu connue, mais elle s'est exercée aussi de manière sonnante et trébuchante. On sait que les États-Unis apportent une aide décisive au pouvoir dissident du Monténégro, dont ils assurent tous les besoins financiers essentiels. L'Union Européenne aidait déjà, plus ou moins, les municipalités détenues par l'opposition depuis les municipales de 1996-1997. Mais l'aide financière et matérielle à l'opposition serbe s'est intensifiée au cours de l'été. L'argent et les moyens techniques ont afflué pour aider les médias (presse, télés locales...) "indépendants" à contrer la propagande du pouvoir, et le réseau des nombreuses organisations non gouvernementales à préparer la campagne électorale et le contrôle du scrutin. Des fondations américaines ont versé des fonds, des instituts de sondages apporté leur savoir-faire...
La hâte avec laquelle les puissances impérialistes ont, dès le 25 septembre, annoncé et salué la victoire électorale de leur poulain sur Milosevic était pour le moins éloquente ! Ainsi, la façade "démocratique" du changement de personne à la tête du régime se mettait en place. Dès lors, en l'espace de dix jours, tout s'est passé comme si un scénario se déroulait, séquence après séquence : Kostunica passant outre à la contestation par Milosevic du résultat sorti des urnes, campant patiemment sur sa position de président élu, puis appelant à une "désobéissance civile" qui s'est surtout traduite par la grève des mineurs de Kolubara et par des manifestations dans diverses villes, pour culminer dans l'après-midi du 5 octobre par une comédie d'"assaut" du parlement fédéral à Belgrade.
Un simulacre de soulèvement insurrectionnel
Depuis, l'essentiel a été révélé de ce que l'opération a comporté comme préparation et organisation minutieuses, en accord avec une partie au moins des chefs de la police, et en mobilisant les jeunes du mouvement étudiant Otpor (Résistance) et surtout les hommes du maire de la ville de Cacak venus bien préparés à Belgrade, de même que les supporters du club de football L'Etoile rouge (hier dirigés par le célèbre paramilitaire ultra-nationaliste Arkan, avant son assassinat). Les gros bras de Cacak et de L'Etoile rouge étaient nécessaires, afin de donner à l'affaire une coloration populaire.
Tout donc, selon les témoignages des organisateurs tels que ce maire de Cacak, Velimir Ilic, était dûment programmé et fut impeccablement orchestré, sans que, le 5 octobre, il n'y eut ni débordements ni violences, à part quelques scènes de pillages, et que toute l'échauffourée durât plus d'une heure ou deux.
Cette fois encore, comme après le vote du 24 septembre, les dirigeants impérialistes se sont hâtés de faire connaître leur approbation. A peine la passation des pouvoirs avait-elle eu lieu à Belgrade, que Védrine au nom de l'Union Européenne s'y rendait en visite officielle. Car l'ensemble de l'affaire avait tout pour leur plaire, depuis le passage obligé par les urnes électorales jusques et y compris une prise bidon du parlement.
Il reste que, malgré toute cette caution démocratique qui relève de l'escroquerie, le retrait de Milosevic a été en fin de compte le résultat d'un retournement et d'un accord.
Aux sommets du pouvoir, l'armée et la police ont lâché Milosevic. Leur allégeance avait commencé à donner des signes de faiblesse au cours des dernières semaines ; les urnes avaient montré que la majorité de leurs voix s'était portée sur Kostunica (il est vrai que l'opposition comptait déjà des soutiens parmi les hauts gradés, et qu'il y avait déjà eu des dissensions dans les rangs de ceux-ci lors des manifestations de l'hiver 1996-1997). Les propos de Kostunica à leur intention comme, par exemple, le 27 septembre, lorsqu'il demandait pourquoi une armée "qui s'était courageusement battue contre l'OTAN devrait trembler devant un seul homme, Slobodan Milosevic" ne pouvaient que leur plaire.
L'accord qui avait assuré la neutralité de l'armée et celle de la police, fut scellé publiquement lors de l'investiture de Kostunica et lorsque celui-ci reconduisit le chef de l'état-major dans ses fonctions.
Le "deal" car on n'ose pas parler de "gentlemen's agreement" incluait aussi, de toute évidence, un marchandage secret avec Milosevic lui-même, auquel Kostunica a immédiatement rendu une longue visite sous la conduite du chef de l'armée, de même qu'il a dû dessiner les grandes lignes au moins des compromis avec les partis pro-Milosevic et leurs chefs sur leur avenir dans la Serbie présentée par Kostunica comme "libérée".
La passation des pouvoirs lors de la cérémonie d'investiture de Kostunica s'est faite en présence de tous les députés de ces partis (à une exception près, celle de Mirjana Markovic). Les nouveaux Premiers ministres, tant au niveau serbe qu'au niveau fédéral, sont des membres de partis pro-Milosevic.
Tout au plus peut-on donc parler d'un replâtrage du régime à la tête de la Serbie.
Quelle mobilisation populaire ?
Cela dit, le fait de constater qu'il n'y eut dans ces journées rien d'une insurrection de masse sans parler d'une "révolution" , ne revient évidemment pas à affirmer pour autant que l'opération ne correspondait pas au souhait d'une grande partie de la population.
Bien des éléments hétérogènes se sont mêlés dans le mouvement qui a porté Kostunica au pouvoir : des aspirations revanchardes de type ultra-nationaliste contre Milosevic, désigné comme responsable de la perte de territoires jugés serbes, aux simples aspirations aux libertés démocratiques contre la répression juridico-policière intensifiée par le régime au cours des derniers mois tout cela cependant sur un mouvement de mécontentement plus profond face à la misère et la faillite économique. La clique Milosevic était de plus en plus ouvertement considérée, voire mise en cause par les actions des jeunes militants d'Otpor, comme une bande de voleurs : voleurs des richesses du pays, des réserves en devises de l'ex-Yougoslavie (cachées en Russie et à Chypre), des principaux commerces et entreprises, et maintenant voleurs du vote populaire majoritaire.
Les rassemblements, tant dans plusieurs villes de province qu'à Belgrade, ont mobilisé des masses imposantes.
Les travailleurs ont apporté leur pierre à travers la grève des mineurs de Kolubara, et cette grève revêtait une signification d'autant plus politique que les mineurs étaient considérés par Milosevic comme un pilier de son régime et que leur action n'avait pas d'autre objectif que la confirmation de la victoire électorale de Kostunica lequel y est d'ailleurs allé de sa visite à Kolubara. Malgré la présence de policiers, dont certains tentèrent de pénétrer dans la mine occupée, apparemment sans grande conviction, une foule de dix mille à vingt mille personnes s'amassa pour soutenir les mineurs, et les policiers se retirèrent. C'était significatif. Selon le témoignage d'un général membre de l'opposition, Obradovic, cette affaire de Kolubara fut "un test", et selon Velimir Ilic, "une répétition générale"...
Depuis le 5 octobre, la presse rapporte, pour reprendre un titre du Monde, que "Les partisans du nouveau président yougoslave s'emparent des entreprises". Kostunica a lui-même déclaré à la presse américaine : "Il y a beaucoup de personnes qui utilisent des procédures extra-légales pour prendre le contrôle des compagnies, des entreprises", en ajoutant : "Ils le font en se réclamant de moi. Je tiens à dire qu'ils n'ont pas le droit de se réclamer de moi, je ne peux pas justifier ce qui se passe" (interview citée par l'International Herald Tribune). Le Washington Post, quant à lui, écrit sans complexe : "Il n'est pas fréquent que des employés en bas de l'échelle, dans de grandes institutions et de grandes entreprises, dictent sa lettre de démission à leur patron. C'est pourtant quelque chose qui est devenu courant aujourd'hui dans la Yougoslavie post-révolutionnaire, où ceux qui sont en bas de l'échelle sociale sont en train de chasser tous ceux qui sont au sommet".
Les exemples fournis sont situés dans les villes de Leskovac et de Nis, et ils suffisent à Informations ouvrières, hebdomadaire du Parti des Travailleurs, qui se fonde sur ces reportages et les cite, pour conclure à "un véritable mouvement de révolution prolétarienne". En réalité, il y a bien sans doute une série de limogeages de partisans du régime Milosevic qui étaient à la tête de "pans entiers de l'économie locale" dans la ville de Nis, comme le relate aussi Le Monde et peut-être dans d'autres cas encore. Mais cela n'a rien à voir avec une "révolution prolétarienne".
L'appareil de l'État en Serbie et l'appareil du parti politique unique ont été longtemps étroitement imbriqués. Les responsables tournaient d'un poste à l'autre, le directeur de la mine devenant maire de la commune, le responsable politique se retrouvant directeur de la mine, etc. Cela fut particulièrement amplifié dans les années quatre-vingts, et finalement le contrôle des grandes affaires, des grandes entreprises, des banques d'État, a été accaparé par les gens du SPS de Milosevic et de la JUL de Mirjana Markovic. Alors, le fait que les mairies détenues par la coalition ODS victorieuse aujourd'hui s'empressent de licencier ceux-là et de les remplacer par leurs hommes, n'est en somme que logique.
Ce phénomène, dont nous ne pouvons guère mesurer l'ampleur, ne peut être que facilité par le fait que les travailleurs voient sûrement d'un bon oeil le limogeage de dirigeants corrompus, enrichis, des "bandits rouges" comme disent certains. Même si, à la finale, tout se résumera à un jeu de dupes.
Pour l'occasion, certains opposants, chevronnés sans doute, ressortent même ce que, à une époque du régime de Tito, on appelait la "propriété sociale" et parlent de "renouer avec l'autogestion". Cela permet bien entendu de prétendre que ce sont les travailleurs eux-mêmes qui décident et contrôlent véritablement ce qui se passe dans les sphères du pouvoir local.
En fait, derrière la valse des directeurs, dont Kostunica se démarque, ce à quoi on assiste bien vraisemblablement, c'est à la danse de joie des responsables municipaux membres de la nouvelle coalition au pouvoir, se hâtant de cumuler leurs postes et ceux de dirigeants de ces entreprises. C'est aussi une petite guerre dans l'attente de la loi sur les privatisations que préconisent les économistes conseillers de l'opposition, et pour laquelle il importera d'être bien placés. La préparation de privatisations est en effet un des thèmes majeurs du programme économique de l'opposition, en liaison avec l'ouverture aux capitaux occidentaux.
On conçoit que, de leur côté, les masses populaires placent quelque espoir dans la perspective que l'embargo, dont elles sont les premières à souffrir, soit enfin levé, et que l'aide économico-financière américaine et européenne vienne soulager leurs maux, puisque le nouveau président plaît aux dirigeants occidentaux. Ces espoirs sont, pour une bonne part, des illusions ; néanmoins ce facteur a été un stimulant de la mobilisation populaire.
L'oeil avide des capitalistes occidentaux
Les puissances impérialistes ne sont évidemment pas intéressées par le sort des peuples, ni même par un "redémarrage de l'économie" en Serbie. Ce qui les intéresse, c'est la reprise des affaires et des contrats pour leurs trusts. Dans toute l'ex-Yougoslavie, c'est la Serbie, État le plus peuplé, qui les intéresse le plus sans doute, et chacun pour soi. La Slovénie est déjà depuis longtemps intégrée dans la sphère d'intérêts des trusts germaniques, de même que, à un degré moindre, la Croatie. La Bosnie, quant à elle, est toujours trop instable et en situation précaire.
Depuis la fin de la guerre de l'OTAN, bien des groupes capitalistes donnaient des signes d'impatience concernant la reprise des affaires avec la Serbie et exerçaient des pressions sur les instances politiques. Pour eux, un pays où les infrastructures routières et ferroviaires, les usines d'électricité, les raffineries, etc., ont été détruites à plus de 60 %, et sont donc à rebâtir, est effectivement alléchant. Et on a bien vu, dès que le feu vert est venu, l'Union Européenne décider la levée des sanctions avec une célérité remarquable. Le soir du même jour, le 9 octobre, un représentant de Renault expliquait à la télévision française que Renault était sur la ligne de départ pour relancer sans attendre un ancien marché de camions...
Il est vrai que la concurrence sourde entre trusts mine et rend chaotiques les projets économiques régionaux concoctés par les institutions internationales, comme, par exemple, le Pacte de stabilité pour les Balkans qui date de juillet 1999. Chaque État, défenseur de "ses" capitalistes, tire à hue et à dia, si bien que les marchandages sont laborieux. Le Kosovo et le Monténégro n'étant pas des pays souverains n'ont pas droit, théoriquement, aux prêts des institutions financières internationales... Et ainsi de suite. Aux yeux de ces institutions, la Serbie doit régulariser sa situation, aussi bien en ce qui concerne les avoirs que la dette hérités de l'ancienne Yougoslavie, étant donné qu'elle n'est plus membre du FMI ni de la Banque mondiale depuis 1992-1993, et que le FMI lui compte toujours une dette en dollars qu'elle est censée régler avant qu'aucun prêt ne lui soit accordé.
Mais cela n'empêche pas les entreprises comme Renault, Vivendi, Valéo, parmi d'autres, de lorgner sur les affaires possibles. La France capitaliste s'intéressait déjà de près à la Yougoslavie au temps de la monarchie serbe de l'entre-deux-guerres... En 1989, Roland Dumas décorait de la Légion d'honneur le directeur général de la Banque franco-yougoslave de Paris, un ami personnel de Milosevic. A l'époque, la presse allemande dénonçait "l'âme serbe" de Mitterrand... Il est clair que, comme l'écrit aujourd'hui Le Figaro, "Les Français devront faire attention à ne pas se laisser doubler par les Allemands" !
Bref, la course aux profits est bien relancée en direction de la Serbie, et les "sommets", comme le sommet Union Européenne-Balkans prévu à Zagreb fin novembre, tout en ne manquant pas d'abreuver la galerie de déclarations humanitaires sur les bonnes oeuvres de l'Union Européenne en vue de la "reconstruction", ne camoufleront guère de véritables foires d'empoigne.
Ce qui constitue le gros intérêt de la normalisation des relations d'affaires avec la Serbie pour les capitalistes, c'est la possibilité qu'ils en escomptent de pouvoir y exploiter une main-d'oeuvre qualifiée à bas salaires. Très bas salaires, même, puisqu'à l'heure actuelle ces salaires tournent autour de 200-300 F par mois. (Selon un rapport sur la situation en Serbie depuis les bombardements de l'OTAN émanant du groupe d'économistes proches de l'opposition, dit le Groupe 17, en avril 2000, le salaire moyen en Serbie était de 88 deutschemarks, en chute libre par rapport à la même période, les quatre premiers mois de 1999). Et si les États se chargent de financer la reconstruction des infrastructures indispensables, c'est tout profit en vue pour les bétonneurs et autres vautours capitalistes.
C'est cela qui, avant toute autre considération, les fait courir.
Ce qui n'exclut pas, naturellement, l'intérêt politique plus global que pourrait trouver l'impérialisme à la perspective de stabiliser les Balkans en stabilisant la Serbie, dont l'armée et la police (cette dernière est aussi importante en nombre que l'armée, elle intègre plus ou moins les forces miliciennes parallèles) sont les plus puissantes de la région. A la réunion européenne de Biarritz, le 14 octobre, Kostunica a d'ailleurs pris les dirigeants présents dans le sens du poil en promettant : "La Serbie de demain sera le garant de la stabilité dans les Balkans".
La continuité d'un avenir incertain pour la région
Pourtant, ce changement à Belgrade ne signifie pas que les problèmes et les tensions sont en passe d'être réglés, pas même celui de la stabilisation du régime, sans parler des Balkans. Loin de là.
Kostunica n'est fort que d'un consensus, en partie imposé par la volonté des grandes puissances, qui est peut-être provisoire. Il tient sa position actuelle d'un accord, aux termes largement secrets, avec les sommets des forces de répression, parmi lesquelles les courants d'extrême droite ultra-nationalistes, ceux des déçus de la Grande Serbie, sont implantés ; de même que des compromis qu'il passe avec les partis politiques dominants de l'ère Milosevic, au passé dominé par la démagogie guerrière. Les ralliements des Draskovic et Seselj, hier chefs de milices et membres de gouvernements de Milosevic, ne seront pas gratuits. Tout cela constitue une lourde hypothèque pesant sur le nouveau pouvoir. Les forces du régime Milosevic n'ont pour la plupart pas disparu. Elles conservent des moyens de déstabiliser le régime, à commencer par la présence de Milosevic lui-même, toujours en Serbie, mais aussi grâce à des fonds bien abrités et importants ainsi que des hommes bien placés dans les administrations, sans oublier les hommes de main, même si ces derniers adoptent provisoirement un profil bas.
Au sein de la coalition ODS elle-même, les rivalités d'ambitions ne se sont évidemment pas évaporées. Kostunica a dépendu de Djindjic et d'autres groupes plus petits de l'ODS pour la logistique de sa campagne, il a toujours besoin de leur soutien. Certains n'attendent vraisemblablement que le moment propice pour jouer leur carte personnelle.
Dans un tel contexte, les risques de surenchères et de fuites en avant nationalistes, surtout si la situation matérielle catastrophique ne s'améliore pas rapidement, peuvent refaire surface avec force. Ce n'est pas pour rien que les commentaires sur la victoire de Kostunica en provenance de Bosnie, du Monténégro et du Kosovo n'ont guère exprimé que de la méfiance. Et Kostunica n'a rien fait pour la dissiper, du moins pour le moment. Au contraire presque, peut-on dire.
Son premier déplacement en dehors de la Serbie a consisté, notamment, non en une visite officielle à Sarajevo pour rétablir des liens, mais en une visite à un fief des nationalistes partisans de Karadzic dans l'entité serbe sécessionniste de Bosnie, à l'invitation de son vice-président et en présence de la femme de Karadzic et de tout l'état-major de leur parti. Le prétexte, présenté comme "personnel et religieux", était l'inhumation des cendres d'un poète (mort en 1943 !) connu comme héraut du nationalisme serbe... C'était là un geste politique délibéré, qui a souligné, s'il en était besoin, la continuité du régime serbe, y compris la continuité de son mépris pour les responsables de l'ONU qui en principe patronnent la Bosnie, et pour la présidence en principe collégiale de celle-ci à Sarajevo.
Vis-à-vis du Monténégro, avec lequel les problèmes sont plus concrets pour Belgrade, Kostunica a déclaré cependant vouloir rompre avec la continuité, c'est-à-dire rechercher un accord plutôt que la montée des tensions telle qu'elle était entretenue par Milosevic. Il y a un intérêt évident. Un intérêt politique mais aussi économique, s'il ne veut pas que le Monténégro lui échappe tout à fait sur ce plan. Avec le blocage des frontières serbo-monténégrines par l'armée serbe, en effet, les dirigeants dissidents du Monténégro avaient réorienté leur commerce et leurs trafics vers les autres républiques de l'ex-Yougoslavie, renouant avec une situation antérieure à l'ère Milosevic lorsque le Monténégro réalisait 80 % de son commerce avec ces autres républiques ex-yougoslaves. Aujourd'hui, des pressions de Belgrade s'exercent pour les faire revenir à un marché unique, un système de douanes unique, etc., avec la Serbie.
Kostunica aurait envisagé d'enterrer la dénomination de Yougoslavie donnée par Milosevic à la mini-fédération de la Serbie avec le Monténégro qui n'était de toute façon plus qu'une coquille vide. Il a suggéré de la remplacer par celle de simple "Serbie-Monténégro", ce qui reste tout de même passablement ambigu. Mais il est vrai aussi que, de leur côté, les dirigeants monténégrins n'auraient sans doute pas intérêt à faire de la résistance face aux propositions de Kostunica, si cela devait compromettre le soutien qu'ils reçoivent des puissances impérialistes...
Bien au-delà du Monténégro, on peut penser que l'opération Kostunica en Serbie arrange décidément les puissances impérialistes. Non seulement elle peut les aider à justifier l'agression de l'OTAN de 1999 (sinon à la faire oublier), mais elle peut ouvrir la voie à leur désengagement du Kosovo, puisque le prétexte à l'occupation militaire et au protectorat impérialistes imposés à la province albanophone était la présence de Milosevic aux commandes à Belgrade. Immédiatement, les hommes politiques et les intellectuels kosovars, qui ne nourrissent pas d'illusions sur Kostunica, s'en sont d'ailleurs inquiétés. D'autant que l'OTAN, le Pentagone, cherchaient déjà depuis longtemps une porte de sortie pour retirer, ou en tout cas diminuer les effectifs de leurs troupes sur place.
Et les premières déclarations de Kostunica, contre l'indépendance du Kosovo et réclamant un retour rapide des Serbes qui l'ont quitté après la fin de la guerre, n'étaient pas innocentes.
Le Kosovo est plus que jamais une poudrière. L'indépendantisme de sa population albanophone est partagé dans toutes ses formations politiques concurrentes.
Et le résultat des élections municipales qui s'y sont déroulées le 28 octobre sous l'égide de l'ONU l'a confirmé même si c'est le courant considéré comme modéré de Ibrahim Rugova qui a remporté la victoire sur les héritiers des guérilleros (plus ou moins mafieux) de l'ex-UCK.
En tout cas, Bernard Kouchner peut momentanément se féliciter d'un scrutin qui s'est bien déroulé selon lui, il n'empêche que le Kosovo demeure un protectorat sous occupation militaire internationale, et que tous les problèmes demeurent, misère comme instabilité.
Une illustration : sur les quelque 100 000 Serbes demeurés actuellement au Kosovo, environ la moitié sont regroupés autour de Kosovska Mitrovica, et il n'est que de voir comment leur leader, Oliver Ivanovic, rallié à Kostunica, prône la création d'une mini-république serbe sécessionniste de Kosovska Mitrovica (avec ses richesses minières) pour constater que vraiment rien n'est en passe de se régler.
Mais Kostunica a beau jeu de s'appuyer sur l'ONU elle-même pour défendre sa position sur le Kosovo. Il peut se référer à la "légalité internationale", en l'occurrence la Résolution 1244 de son Conseil de sécurité qui a conclu la guerre en juin 1999, et qui réaffirme "l'attachement de tous les États membres à la souveraineté et à l'intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie", donc au maintien du Kosovo dans son sein. Milosevic défait, Kostunica est donc autorisé à revendiquer "la souveraineté perdue sur une partie de nos terres", comme il l'a fait. Et il peut rappeler également, au nom de la même résolution, qu'"un nombre convenu de militaires et de fonctionnaires de police yougoslaves et serbes seront autorisés à retourner au Kosovo", pour "maintenir une présence dans les lieux du patrimoine serbe" ou "maintenir une présence aux principaux postes frontières". Le 12 octobre, Zoran Djindjic n'hésitait en tout cas pas à faire savoir : "Nous demandons qu'une petite partie de l'armée yougoslave et de la police serbe soit stationnée au Kosovo dans les régions peuplées de Serbes."
Les négociateurs impérialistes du retrait des troupes serbes à l'époque, de même que les membres du Conseil de sécurité de l'ONU, n'ont vraiment pas manqué de cynisme. Ils ont pensé à la protection des lieux du "patrimoine serbe", mais ils n'ont même pas fait mention dans leur texte, alors qu'ils y évoquent le retour des exilés serbes, des Albanais emprisonnés à la faveur de la guerre dans les geôles de Milosevic en Serbie. Pas un mot préconisant leur libération ! Et, aujourd'hui, il y a toujours environ un millier peut-être plus, et sans oublier quelques milliers de "disparus" de prisonniers albanais en Serbie, dont Kostunica n'a pas davantage ordonné la libération immédiate. Même sur le simple plan des droits démocratiques, c'est pour le moins de mauvais augure.
Pour une période au moins, il se peut que quelques libertés démocratiques réapparaissent en Serbie, en particulier dans le fonctionnement des médias ou de la justice. Il se peut aussi que, même sur la question du Kosovo, Kostunica soit contraint à des concessions, au moins verbales. Par exemple, puisque la Résolution 1244 de l'ONU, derrière laquelle Kostunica s'abrite, déclare l'appartenance du Kosovo à la RFY et non à la Serbie proprement dite , la disparition officielle de cette RFY pourrait, qui sait, ouvrir un espace pour une forme de sécession du Kosovo... Il n'en reste pas moins que les forces de répression intouchées vont de toute façon continuer à peser sur les peuples de la Serbie, du Monténégro, du Kosovo.
Pour les puissances impérialistes, il suffit d'avoir un peu ravalé la façade, afin de renouer la "coopération" avec la Serbie sur la base de la docilité des dirigeants locaux et d'y exercer leur exploitation économique. Quant aux politiciens serbes, ils ont démontré qu'ils savaient utiliser "le peuple" pour se faire faire une courte échelle vers le pouvoir.
Mais peut-être peut-on espérer, pourtant, que les travailleurs et les masses populaires auront commencé, à travers les événements, à prendre confiance en eux-mêmes première condition de leur renforcement et à tirer des leçons de ce qui est en train de se passer. La chute de Milosevic peut soulever un espoir et inciter les travailleurs à revendiquer pour leur propre compte et dans leurs seuls intérêts. Il n'est malheureusement que trop vrai que la classe ouvrière de l'ex-Yougoslavie n'a pas trouvé, dans le passé récent, de force politique désireuse et capable de la représenter sous son drapeau de classe, mais elle a déjà montré ses capacités de lutte dans des situations difficiles. Pour des révolutionnaires internationalistes, c'est en tout cas dans le choix de son camp, contre tous les exploiteurs et contre tous les nationalismes meurtriers, que peut se dessiner le chemin de l'avenir.