- Accueil
- Lutte de Classe n°105
- Sarkozy à la présidence : dans la continuité d'un pouvoir réactionnaire
Sarkozy à la présidence : dans la continuité d'un pouvoir réactionnaire
Au deuxième tour de l'élection présidentielle, le 6 mai 2007, Sarkozy l'a donc emporté avec une avance assez nette de 2 192 698 voix, soit 6,12 % des suffrages exprimés.
La participation électorale a été particulièrement importante. Sarkozy a recueilli un nombre de voix plus important qu'aucun candidat de droite depuis De Gaulle - à part, bien sûr, le score de république bananière obtenu par Chirac au deuxième tour de la présidentielle de 2002, grâce à l'appel de la gauche à voter pour lui.
Mais, en pourcentage, son score n'est pas exceptionnel. En réalisant, au deuxième tour, 53 %, il a à peine dépassé le score de Chirac en 1995 (52,69 %).
Ce qui, en revanche, est exceptionnel, c'est que Sarkozy ait gagné après cinq ans d'un gouvernement de droite dont il a été pourtant un membre éminent. En effet, depuis trente ans, l'alternance fonctionne bien, pas forcément d'une élection présidentielle à l'autre, mais d'une élection générale à une autre, c'est-à-dire présidentielle et législative, par exemple. Et c'est la première fois en trente ans qu'après cinq ans d'un gouvernement honni, l'alternance ne se produit pas.
Le recul électoral de la gauche
Sur le plan de l'arithmétique électorale, Ségolène Royal a, en fait, perdu dès le premier tour. Certes, avec 9 500 112 voix et 25,87 % des suffrages exprimés, elle a atteint un résultat record par rapport à ses prédécesseurs socialistes. Non seulement l'électorat de Ségolène Royal a été en augmentation de 4 889 999 voix, soit 9,69 points de plus que celui de Jospin en 2002 - ce qui n'est pas étonnant vu le rejet, par l'électorat socialiste, de Jospin après cinq ans passés à la tête du gouvernement de la Gauche plurielle -, mais Ségolène Royal a progressé de 2 403 144 voix par rapport au score du même Jospin en 1995.
Mais ce progrès important de Ségolène Royal occulte une autre question qui s'est révélée déterminante pour le deuxième tour : au détriment de qui a-t-elle progressé ?
Ségolène Royal a bénéficié du désistement de Chevènement et de Taubira qui, à eux deux, représentaient en 2002, tout de même 2 178 975 voix (7,65 % des suffrages exprimés). Le souvenir de 2002, où le candidat du Parti socialiste avait été écarté dès le premier tour, s'est conjugué au chantage du Parti socialiste au vote utile.
Une bonne partie de l'électorat qui, en 2002, avait soutenu des candidats sur la gauche du Parti socialiste, s'est cette fois-ci ralliée dès le premier tour à Ségolène Royal. L'ensemble des cinq candidats de 2002 (Arlette Laguiller, Olivier Besancenot, Daniel Glusckstein, Robert Hue et Noël Mamère) avait représenté 5 429 497 voix, soit 19,05 % des suffrages exprimés. L'ensemble des candidats de 2007 (Arlette Laguiller, Olivier Besancenot, Gérard Schivardi, Marie-George Buffet, José Bové et Dominique Voynet) n'a obtenu que 3 876 920 voix, c'est-à-dire 10,56 % seulement, presque moitié moins que les mêmes courants en 2002.
En d'autres termes, Ségolène Royal a progressé principalement au détriment des autres candidats de gauche et, dans une certaine mesure, parmi les nouveaux votants ou les abstentionnistes de 2002, mais elle n'a pas du tout progressé au détriment de la droite.
Avec 13 377 032 suffrages en 2007, la gauche a certes gagné 1 158 447 voix par rapport à 2002. Ce gain représente la part que la gauche a récupérée de la participation record à cette élection, qui, entre 2002 et 2007, s'est traduite par une augmentation de plus de huit millions de suffrages exprimés. Mais, en pourcentage, l'ensemble des candidats de gauche et assimilables plus l'extrême gauche n'a obtenu en 2007 que 36,43 % des voix alors que ce total représentait 42,87 % au premier tour de 2002.
Ce qui signifie, en clair, que non seulement la gauche n'a pas progressé au détriment de la droite, mais que la mobilisation électorale exceptionnelle de 2007 a plus favorisé la droite que la gauche.
Cet électorat d'extrême droite que se disputent Sarkozy et Le Pen
Un autre élément du succès de Sarkozy s'est dessiné dès le premier tour avec le recul des votes pour Le Pen, qui a perdu près d'un million de voix, en passant de 4 804 713 voix en 2002 à 3 834 530 voix en 2007. En pourcentage, le recul est plus important encore : Le Pen est tombé de 16,86 % à 10,44 %.
La stratégie de Sarkozy a été, depuis des années, de canaliser à son profit une partie de l'électorat d'extrême droite. Il ne s'agit pas seulement de la campagne elle-même, mais d'une politique menée sur le long terme. Elle a consisté non seulement à reprendre certains thèmes de la démagogie du Front national, comme la sécurité ou les attaques contre les travailleurs immigrés, mais à exiger un poste ministériel, en l'occurrence le ministère de l'Intérieur - il l'a occupé par deux fois, avec une interruption au ministère de l'Économie -, qui pouvait le faire apparaître avantageusement comme un homme politique capable d'appliquer ce qu'il dit et pas seulement comme un politicien de droite copiant simplement le langage de Le Pen.
Les deux tours de la présidentielle ont montré que cette politique a été payante auprès de l'électorat d'extrême droite, dont une partie importante s'est reportée dès le premier tour sur Sarkozy. Et une bonne partie de ceux qui ont voté Le Pen au premier tour s'est reportée également sur Sarkozy au deuxième tour.
L'appel à l'abstention lancé par Le Pen entre les deux tours n'a guère été suivi puisque l'abstention a été légèrement moins importante encore au deuxième tour qu'au premier et que le nombre des votes blancs ou nuls (4,2 % au second tour) a été relativement faible.
Ce recul de Le Pen, après une quinzaine d'années de montée plus ou moins régulière et plus ou moins importante, n'est cependant pas un démenti à la poussée générale à droite. Ce n'est pas, contrairement à ce qu'ont dit bien des commentateurs, " une victoire de la démocratie ". C'est précisément en reprenant à son compte le langage de l'extrême droite que Sarkozy a réussi à canaliser à son profit une partie de l'électorat de Le Pen.
Mais cet électorat, c'est-à-dire ces centaines de milliers d'hommes et de femmes qui se retrouvent dans des idées réactionnaires sur le plan politique et social, n'a pas disparu. Pas plus qu'il n'avait disparu dans le passé entre le moment où, lors de la présidentielle de 1965, un Tixier-Vignancourt l'a incarné, recueillant 1 200 000 voix, un peu plus de 5 %, et la présidentielle de 1988 où l'électorat de Le Pen a dépassé quatre millions d'électeurs (plus de 14 %), sans plus descendre en dessous jusqu'à la présidentielle de cette année 2007. Il est à souligner que l'envolée du Front national s'est produite après le retour au pouvoir de la gauche sous Mitterrand, et ce n'est pas par hasard.
Pourtant, à la présidentielle de 1974, Le Pen dut se contenter de 190 921 électeurs, ne représentant que 0,74 % des suffrages exprimés. Mais son futur électorat et la quasi-totalité de ses futurs cadres étaient derrière les partis de la droite classique, les ancêtres de l'UMP ou de l'UDF actuelles. Ce n'est pas Le Pen qui a fabriqué ce courant d'extrême droite, il est seulement parvenu, à partir d'un certain moment, à surfer dessus, puis à le canaliser, à en unifier les multiples expressions politiques et à lui donner, en sa personne, un porte-drapeau. L'électorat de Le Pen a été - et est encore dans une large mesure - l'expression électorale d'un courant politique qui a une solide base sociale dans une partie de la vaste petite bourgeoisie, si caractéristique de la France, et depuis longtemps - patrons petits et moyens du commerce, de la restauration, de l'hôtellerie, patrons de PME de l'industrie et du bâtiment -, réactionnaire par ses idées politiques et par ses préjugés, chauvine, méprisante vis-à-vis des salariés qui " ne travaillent pas assez " ou des chômeurs qui sont des " assistés qui coûtent trop cher ". Comme si les entreprises et le patronat n'étaient pas les principaux " assistés " par le budget de l'État !
En bon démagogue, Sarkozy a su reprendre à son compte et exprimer les préjugés qui montaient de cette base sociale et les renvoyer, avec le crédit d'un homme qui, contrairement à Le Pen, avait une large chance d'accéder à la présidence de la République.
C'est ce qui est la clé du succès de Sarkozy. Il a peut-être une autre conséquence qui intéresse au plus haut point les états-majors des partis de droite, et plus spécialement celui de l'UMP.
Pendant des années, un des principaux problèmes de la droite a été, sur le plan électoral, l'existence d'un Front national inassimilable qui, en restant en lice au deuxième tour des élections législatives, provoquait dans nombre de circonscriptions des triangulaires permettant aux candidats de la gauche de l'emporter même lorsque, dans l'électorat local, la droite était largement majoritaire.
La reprise par Sarkozy d'une partie de l'électorat de Le Pen augure-t-elle d'un recul électoral à venir du Front national ? L'avenir le dira et les législatives qui viennent constitueront une indication importante.
Le fait que Sarkozy ait réussi à réunir derrière lui et à mobiliser, au moins au deuxième tour, l'ensemble de l'électorat de droite explique, pour une large part, son succès. L'électorat de droite est régulièrement majoritaire dans le pays et certains déboires passés de la droite parlementaire, en particulier aux législatives, étaient dus à la forte influence électorale du Front national et donc à la division de l'électorat de droite.
Le parti socialiste, sa campagne, sa politique
Mais si la politique de Sarkozy a réussi, c'est aussi parce qu'en face, du côté du Parti socialiste, il n'y avait pas une politique claire et capable de mobiliser l'électorat populaire. Et cela ne tient pas seulement à la campagne de Ségolène Royal. Cette campagne en elle-même n'a eu certes rien pour enthousiasmer les classes populaires. Les quelques engagements de Ségolène Royal à l'égard des classes populaires étaient vagues, partiels et très limités. Faute d'un programme social susceptible de toucher les classes populaires, Ségolène Royal en est restée à des incantations qui se sont situées sur le terrain de ses adversaires de droite.
Mais, au-delà de la personne de Ségolène Royal, il s'agit de l'ensemble de la politique du Parti socialiste.
Après l'échec de la présidentielle de 2002, où Jospin a perdu deux millions et demi de voix et a été éliminé dès le premier tour au profit de Le Pen, le Parti socialiste n'aurait pu regagner du crédit dans les classes populaires qu'en abordant clairement la question de son échec, en faisant un examen critique de la politique de la Gauche plurielle : quelles étaient les mesures qu'il n'aurait pas fallu prendre ? Quelles mesures un gouvernement de gauche aurait-il dû prendre ? Qu'est-ce qu'il aurait fallu faire pour mettre fin au chômage, à la précarisation croissante, à la dégradation du pouvoir d'achat ? Qu'est-ce qu'il aurait fallu faire et qu'on n'a pas fait en matière de retraite, d'accès aux soins, d'éducation, d'accès à un logement correct ? Qu'est-ce qu'il aurait fallu faire pour améliorer les services publics au lieu d'en privatiser les secteurs les plus rentables ?
Silence absolu sur toutes ces questions de la part de la direction du Parti socialiste, y compris de ceux qui, à l'occasion du référendum sur la Constitution européenne, avaient choisi de se positionner plus à gauche, de Mélenchon à Fabius. Oh, ces derniers pouvaient dénoncer la " tentation libérale ", voire même le " social-libéralisme " de Jospin ! Mais ce n'était là que des mots creux qui ne pouvaient évidemment pas satisfaire les millions de personnes des classes populaires qui s'étaient détournées de la gauche et qui, pour manifester leur dégoût politique, ont donné dans l'apolitisme, voire, pour les moins conscients d'entre eux, ont choisi de voter pour Le Pen.
Il ne pouvait en être autrement car, si le Parti socialiste trouve son électorat du côté des salariés, c'est fondamentalement un parti bourgeois comme les autres. Chaque fois qu'il a été au pouvoir, il a mené la politique exigée par le patronat. Il a pu, rétroactivement, critiquer tel geste ou telle attitude, mais pas l'ensemble de sa politique. Le propre des partis socialistes, c'est qu'ils préfèrent perdre le pouvoir ou ne pas le conquérir, voire dans certaines circonstances se suicider politiquement par rapport à leur électorat, plutôt que de se comporter de manière irresponsable vis-à-vis de la bourgeoisie. Feu Guy Mollet en avait bien fait l'expérience.
Toute critique concrète de la politique de la Gauche plurielle impliquait que l'on dise ce qu'il aurait fallu faire à la place de ce qui a été fait. Mais dire ce qu'il aurait fallu faire pouvait déjà passer pour un début d'engagement sur ce qu'il y aurait à faire si le Parti socialiste revenait au pouvoir. Et c'est cet engagement-là que les dirigeants du Parti socialiste ne voulaient et ne pouvaient prendre, ni directement ni indirectement.
Aussi, le soir même du premier tour de la présidentielle de 2002, les dignitaires du Parti socialiste ont-ils choisi, comme un seul homme, d'occulter complètement leur propre responsabilité dans le fait que Le Pen soit au deuxième tour, pour crier au danger de Le Pen au pouvoir et se coucher devant Chirac en appelant à voter pour lui, en faisant voter par la même occasion pour Sarkozy. Leur choix fut aussitôt honteusement suivi par l'ensemble de la gauche et de l'extrême gauche, notre tendance mise à part.
En ayant transformé Chirac en défenseur de la démocratie, ils ont, par la même occasion, contribué à dégager le chemin pour Sarkozy qui, lui, est arrivé réellement à l'Élysée en 2007.
Ne voulant ni ne pouvant proposer une politique susceptible de reconquérir l'électorat populaire, le Parti socialiste a tout misé sur l'espoir que la politique de la droite était tellement calamiteuse que, grâce au petit jeu de balancier si caractéristique de leur démocratie, la déconsidération de la droite profiterait en quelque sorte mécaniquement à la gauche.
Les résultats des élections régionales de 2004 ont semblé le conforter dans cette conviction. Après deux ans de silence à l'Assemblée comme ailleurs, le Parti socialiste emportait, avec ses alliés de l'ex-Gauche plurielle, la direction de la quasi-totalité des conseils régionaux. Mais ce succès n'a fait que masquer la réalité d'une évolution qui s'est retournée contre la candidature de Ségolène Royal en 2007.
Une évolution qui avait commencé avant même le retour au pouvoir de Mitterrand en 1981, disons depuis la signature du Programme commun en 1972 et la formation de l'Union de la gauche, et qui lia de manière contradictoire le destin du Parti socialiste et celui du Parti communiste.
En prenant la tête du Parti socialiste lors du congrès d'Épinay, en 1971, par un coup d'État, et en venant de l'extérieur, d'un petit parti de centre gauche, l'UDSR, Mitterrand s'était fait fort de proposer une stratégie qui, affirmait-il publiquement à l'époque, était destinée à réduire l'influence du Parti communiste.
Rappelons qu'à peine deux ans avant la mise en place de l'Union de la gauche, à l'élection présidentielle de 1969, le candidat du Parti socialiste, Gaston Defferre, avait dû se contenter d'un lamentable 5,01 % alors que Jacques Duclos, le candidat du Parti communiste, avait réalisé 21,27 %.
La stratégie de Mitterrand se révéla efficace, surtout à partir du moment où, après sa victoire en 1981, il associa le Parti communiste au gouvernement, en l'associant par là-même aux mauvais coups que les gouvernements socialistes de l'époque ont portés aux travailleurs et à la déconsidération qui s'ensuivit.
D'élection en élection, l'influence du Parti communiste n'a cessé de reculer depuis.
Jospin, arrivé à la tête du gouvernement après les élections législatives de 1997, où le Parti communiste avait encore réalisé 9,94 %, reprit la tactique de Mitterrand, sous le nom cette fois de " Gauche plurielle " et intégra dans son gouvernement des ministres communistes. Le résultat en fut qu'au bout de cinq ans de gouvernement de Gauche plurielle, Robert Hue se retrouva avec un électorat réduit à 3,37 %, sans précédent (mais 2007 a montré que le Parti communiste pouvait faire pire !).
Les dirigeants socialistes semblaient avoir toutes les raisons de se réjouir de cette évolution à travers laquelle ils ont réussi à tondre la laine, et même un peu plus, sur le dos du Parti communiste. Seulement voilà, tout cela a entraîné des contrecoups dont le Parti socialiste lui-même a fini par devenir victime.
Tant que le Parti socialiste était flanqué du Parti communiste, avec son langage, avec la présence de ses militants dans les entreprises et les quartiers populaires, le Parti socialiste était, quoi qu'il dise et fasse par ailleurs, labellisé à gauche du simple fait de cette alliance avec le Parti communiste.
À commencer par Mitterrand lui-même : c'est le soutien du Parti communiste qui a fait de ce politicien du centre-droit, un homme de gauche. Mieux : le symbole même d'un Parti socialiste et d'une gauche triomphante !
Mais, au fur et à mesure de son effondrement électoral et, peut-être pire encore, du recul de son influence militante dans la classe ouvrière, le Parti communiste a perdu son crédit. Sans la caution du Parti communiste, plus exactement avec la caution d'un Parti communiste à l'influence réduite et de moins en moins crédible, le Parti socialiste a perdu sa caution à gauche. " Le roi est nu " désormais et le Parti socialiste est jugé directement à travers son programme électoral mièvre. Ségolène Royal, ses thèmes électoraux, ses postures, ses propositions d'alliance, n'ont été ni plus ni moins à droite que ses prédécesseurs. Oui, mais elle n'était plus protégée sur son flanc gauche.
Et quelles que soient les contorsions des dirigeants du Parti socialiste après les élections, les grandes envolées de François Hollande sur la nécessité d'élargir le Parti socialiste en un grand parti de gauche, elles ne résoudront pas son problème : même si le Parti socialiste parvenait à s'élargir sur sa gauche, ce n'est pas ce qui reste du Parti communiste, même en y ajoutant José Bové, qui pourra compenser ce qu'était l'alliance de Mitterrand avec Marchais au temps de l'Union de la gauche.
Le " Tout sauf Sarkozy " n'a pas remplacé une politique. Il est à peine paradoxal que Sarkozy, cet homme qui a été pendant les cinq ans de la deuxième mandature de Chirac un des principaux membres du gouvernement, ait pu prétendre être le " candidat de la rupture " par rapport à l'ère Chirac avec autant de vraisemblance que la candidate du Parti socialiste.
Sarkozy au pouvoir
Quant à la nature et à la profondeur de la rupture incarnée par Sarkozy, on commence à les entrevoir avec la constitution du premier gouvernement de l'ère Sarkozy. On y retrouve nombre de hauts dignitaires de l'ère Chirac, à commencer par Fillon lui-même, jusqu'à Juppé qui avait dû quitter son poste de Premier ministre en 1995 suite à la grève des cheminots et qui fait son grand retour politique, accompagné de toutes les casseroles judiciaires que lui ont values ses services rendus à Chirac. Le gouvernement Fillon, même saupoudré d'un Kouchner, reste bien dans la continuité des gouvernements Raffarin et Villepin, jusques et y compris la personne des ministres.
Au soir du deuxième tour de l'élection présidentielle, Marie-George Buffet a déclaré avec solennité : " L'élection du président de l'UMP et le grave échec de la gauche constituent une véritable catastrophe politique. Pour la première fois depuis la Libération se trouve porté aux plus hautes responsabilités de l'État un homme qui a repris à son compte la plupart des grands thèmes politiques de l'extrême droite et qui porte ouvertement le programme économique et social ultra-libéral du Medef ".
Et s'adressant " aux femmes et aux hommes de gauche, aux démocrates ", elle assura qu'elle " partage ce soir leur désarroi, leur amertume et leurs très grandes inquiétudes ".
Le désarroi était bien plus important, en réalité, dans les rangs du Parti communiste que parmi les travailleurs. Et, en tout cas, aux inquiétudes que pouvaient ressentir les classes populaires à l'élection de Sarkozy, Marie-George Buffet n'avait rien à répondre, si ce n'est " un sursaut des forces vives de gauche pour faire des élections législatives une réaction à la défaite très lourde que nous venons de subir. Il ne faut pas laisser tous les pouvoirs entre les mains de Nicolas Sarkozy ".
Et c'est reparti : le seul antidote à une " catastrophe politique " à l'issue d'une élection, c'est une autre élection. On voit mal en quoi, en élisant un peu plus de députés de gauche, une partie du pouvoir serait arrachée à Sarkozy. Quand bien même la gauche obtiendrait une majorité de députés, ce serait une nouvelle période de cohabitation. Mais Marie-George Buffet s'est bien gardée de se hasarder à cette hypothèse... tant il est hasardeux d'imaginer, après la défaite de la gauche à la présidentielle, qu'elle puisse être majoritaire aux législatives !
Et si, comme c'est probable, la gauche est minoritaire à la prochaine Assemblée, dix députés de plus ou de moins, qu'est-ce que cela changerait ? Mais le Parti communiste, avec son langage catastrophiste - L'Humanité du lendemain du deuxième tour titrait en caractères énormes " Le choc ", insistant sur " une catastrophe pour les salariés et les jeunes " - a trouvé là son axe électoral pour les législatives. Et, au fond, aux formulations près, il s'est retrouvé au diapason de la quasi-totalité de la gauche, du Parti socialiste à la Ligue communiste révolutionnaire. Depuis, le Parti communiste distribue dans les banlieues des tracts en appelant " à la résistance ", expression qu'il partage avec la Ligue communiste révolutionnaire.
C'est stupide. L'élection de Sarkozy n'est pas un drame pour la classe ouvrière. Présenter Sarkozy aujourd'hui comme on présentait Le Pen n'est pas juste et ce n'est pas la meilleure façon de rendre les travailleurs conscients du combat qu'il y aura à mener, ni de leur redonner confiance en leurs capacités de mener à bien ce combat. Sarkozy est un homme de droite, mais pas plus que Chirac, Giscard, Pompidou et surtout De Gaulle. Et il est à peine plus à droite que l'était Mitterrand qui, avant de réussir son OPA sur le Parti socialiste d'abord, puis sur l'ensemble de la gauche, avait déjà une longue carrière d'homme de droite derrière lui, commencée sous Pétain, poursuivie en tant que ministre de la IVème République dans les pires moments de la guerre d'Algérie, avec une responsabilité personnelle dans la répression.
Bien sûr, Sarkozy continuera la politique qu'a menée la droite pendant cinq ans, peut-être en plus cynique. Mais Sarkozy n'a pas plus de moyens de mener une politique répressive à l'égard de la population que ses prédécesseurs, de droite ou de gauche.
Les travailleurs, en tout cas, ne sont pas plus désarmés avec lui à la présidence qu'avec ses prédécesseurs et même avec Ségolène Royal. Ségolène Royal élue n'aurait peut-être pas pris ouvertement toutes les mesures que Sarkozy se prépare à prendre en les ayant annoncées pendant sa campagne électorale. Mais le grand patronat et ses intérêts auraient continué à dicter la politique du gouvernement. Pour le reste, contre les attaques permanentes du patronat, il aurait fallu de toute façon que les travailleurs entrent en lutte. Développer la lutte et l'élargir est certes plus difficile, mais pas plus sous Sarkozy qu'elle l'aurait été sous la présidence de Ségolène Royal.
Faut-il rappeler que la plupart des grands mouvements de la classe ouvrière, à commencer par les grèves qui ont précédé juin 1936, à continuer par mai 1968 jusqu'à la grève des cheminots de novembre-décembre 1995, ont eu lieu sous des gouvernements de droite ?
Et ce n'est pas pour rien. Pas seulement parce que les gouvernements de droite, plus ouvertement arrogants à l'égard des classes populaires, commettent plus facilement la provocation de trop qui, cette fois, ne passe pas. Villepin en a fait l'expérience avec le CPE, qui n'était qu'une des très nombreuses mesures rétrogrades de son gouvernement, mais qui était celle qui n'est pas passée. Villepin avait pourtant une majorité écrasante à l'Assemblée. Quant à la mobilisation, elle n'a concerné pour l'essentiel que le milieu étudiant. Et pourtant, malgré le fait que la loi sur le CPE avait été votée par la majorité de droite à l'Assemblée, Villepin dut manger son chapeau, perdant par la même occasion toute chance de concurrencer Sarkozy dans la course à la présidence de la République.
Mais il y a un autre aspect plus important encore : c'est l'attitude des partis et des confédérations syndicales qui se revendiquent de la classe ouvrière, et ce qu'il en découle pour les militants qui sont dans les entreprises, dans les quartiers, dans la population.
Oh, même avec la droite au pouvoir, les chefs syndicaux ne rêvent que de négociations et de paix sociale ! Chérèque et la CFDT ont bien contresigné la réforme Fillon sur la retraite qui était pourtant une attaque frontale contre les retraités présents et futurs, c'est-à-dire contre l'ensemble des salariés.
Et puis, il a suffi d'entendre Thibault, sans parler des autres, flatté d'avoir été reçu par le président de la République avant même qu'il soit installé, pour constater qu'il ne se prépare pas à une guerre sociale.
Et quant aux partis de la gauche réformiste, ils n'ont certainement pas pour objectif de mettre de l'huile sur le feu, et encore moins de l'allumer.
Néanmoins, la situation est différente lorsque c'est la droite qui est au pouvoir. Aussi verbales que soient les critiques et timorées les actions proposées, ce n'est pas la même situation que lorsque les organisations syndicales répètent aux travailleurs que ceux qui sont au gouvernement sont des " amis " et qu'il faut être patients et ne pas les gêner dans leur action.
On se souvient comment, après le grand retour de la gauche au pouvoir, en 1981, le Parti communiste, qui avait des ministres au gouvernement, avait pesé de tout son poids, directement ou par l'intermédiaire des syndicats, sur la conscience et sur la combativité des travailleurs. L'Union de la gauche au pouvoir n'a certainement pas été un avantage, mais un handicap pour les travailleurs, un frein pour leur combativité.
Pas plus que les victoires électorales de la gauche n'ont constitué une victoire pour la classe ouvrière, sa défaite électorale et l'arrivée de Sarkozy au pouvoir ne constituent une catastrophe.
La classe ouvrière n'a pas été battue. Ce qui pèse sur sa combativité, c'est surtout le poids du chômage.
Le rôle des militants qui sont vraiment dans le camp des travailleurs est de répéter inlassablement que les bulletins de vote ne sont que des chiffons de papier qui ne changent pas la vie des travailleurs, et que les travailleurs ont entre leurs mains les moyens pour répliquer à l'offensive permanente du patronat ; c'est de propager dans la conscience ouvrière les idées de lutte de classe, les revendications politiques à même d'unifier les combats à venir du monde du travail autour d'objectifs qui pourraient changer réellement le rapport de forces entre la classe ouvrière et le grand patronat.
18 mai 2007