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Russie - Une campagne présidentielle sur fond de crise économique, politique et sociale
Le 16 juin devrait se dérouler l'élection présidentielle en Russie, la première dans ce pays depuis l'effondrement de l'URSS fin 1991. Six mois après la déroute aux législatives des candidats du pouvoir et la victoire du KPRF (le Parti communiste de la Fédération de Russie), qui dirige avec ses alliés le Parlement (la Douma), Boris Eltsine, briguant sa propre succession, reste distancé dans les sondages par son principal concurrent, le candidat du KPRF, Guénnadi Ziouganov.
Evidemment, rien n'est encore joué. A l'approche du scrutin, des rumeurs rapportées par la presse faisaient état de discussions entre le Kremlin et Ziouganov en vue d'une annulation de l'élection, à cause de la "polarisation de la société qu'exacerbe la prochaine élection", et d'un "compromis" qui pourrait être conclu, "au nom de la stabilité".
Le journal Le Monde rapporte cette réflexion d'un proche de Ziouganov : "Eltsine a des tanks, des prisons mais pas de soutien populaire. Ziouganov a un soutien populaire mais ni tanks ni prisons. Il y a donc une tendance au compromis pour éviter une catastrophe". Et d'expliquer par ailleurs que ce compromis pourrait consister, par exemple, en ce qu'Eltsine resterait à la présidence, Ziouganov devenant Premier ministre, ce qui permettrait de se passer de cette formalité que sont les élections. Voilà les coulisses de cette "démocratie" russe encensée par l'Occident ! Les dignitaires de la bureaucratie ont, un peu, changé de vocabulaire, mais c'est le cynisme de toujours, le même mépris de la population.
Ce n'est pas la première fois que courent de tels bruits. Et rien ne dit s'ils sont fondés ou si, de la part du Kremlin, il ne s'agit pas d'une man uvre destinée à dramatiser la situation.
En effet, outre le soutien réitéré des dirigeants des pays impérialistes, Eltsine dispose dans le pays de l'appui de la quasi-totalité des médias, de la machine de propagande gouvernementale et des fonds des grands groupes financiers proches du pouvoir.
Pour des millions de citoyens de Russie qui tiennent Eltsine pour responsable de la chute de leur niveau de vie, de l'effondrement économique, de la gangstérisation de la vie publique, du bain de sang en Tchétchénie, il ne fait aucun doute que la politique menée au nom des "réformes" et du passage à l'économie de marché a eu comme résultat, sinon unique motif, l'enrichissement éhonté d'une couche de privilégiés-parasites. Ces "nouvorichi" "nouveaux riches" , comme les désigne avec mépris la population, bien qu'entre eux ils préfèrent s'appeler "nouveaux Russes", n'ont de nouveau que le nom : ils proviennent surtout de l'ancienne nomenklatura et des milieux qui lui étaient associés du temps de l'URSS, même si leur course à l'enrichissement semble aujourd'hui ne plus connaître de bornes et n'a plus besoin de se cacher derrière le masque de ce qu'ils appelaient le "socialisme".
"NOSTALGIE DE L'URSS" ET ENFANTS SANS DOMICILE
Le développement en Russie d'un phénomène que la presse qualifie de "nostalgie soviétique" exprime le fait que la société actuelle apparaît à des millions de gens bien plus dure, moins juste et plus inégalitaire que du temps de l'Union soviétique. Avec son système de soins et d'éducation gratuit, l'assurance de percevoir un salaire, faible mais permettant d'en vivre, le caractère marginal du chômage, un niveau de vie bas mais qui se maintenait, voire progressait, le régime soviétique, malgré son inégalité profonde que dissimulait bien mal un égalitarisme de façade, malgré la censure, la police politique, les camps, les pénuries en tout genre, semble à beaucoup préférable au chaos politique et économique d'aujourd'hui. Car du régime actuel, même baptisé "démocratie" avec la bénédiction de l'Occident, la population voit d'abord le démantèlement des protections sociales et des services publics, ses parvenus qui plastronnent et son injustice s'étalant au grand jour tandis que des millions de travailleurs, de retraités n'arrivent plus à vivre de salaires et de pensions que l'inflation dévore avant même qu'ils les aient touchés.
Un bulletin d'information des autorités de l'Oural, peu suspect de noircir le tableau car destiné aux hommes d'affaires occidentaux, écrivait en mars : "Arriérés de salaires, croissance de l'endettement des entreprises (de la région), la situation a empiré, principalement dans les secteurs électricité, métallurgie des non-ferreux et industrie du bois. L'endettement des entreprises atteint 661,6 milliards de roubles (près de 700 millions de francs), salaires et allocations familiales confondus. Les salaires n'ont pas été payés depuis plus de deux mois à Sverdlovsk-Energo, à l'Usine de constructions mécaniques de Vyssokogorsk, au siège des Mines de Bogoslovsk et à l'Usine de traitement des non-ferreux de Kamensk-Ouralski. (...) Les allocations familiales sont payées avec de sérieux retards (portant sur) 154 milliards de roubles (160 millions de francs). Les ouvriers et employés de l'industrie légère se trouvent dans une situation critique, sans salaire ni allocations". Plus loin, ce bulletin indique que "la municipalité de Bérezniki (dans l'arrondissement de Perm) offre des repas chauds gratuits aux enfants sans domicile fixe (...) dont le nombre croît constamment. En 1989, on en recensait 49, tous orphelins. En 1995, il y en avait 293. Beaucoup d'entre eux ont été purement et simplement abandonnés par leurs parents". Dans combien de régions les ouvriers sont-ils en "situation critique, sans salaire ni allocations" ? Et combien cela engendre-t-il de Bérezniki dans une Russie où les enfants sans domicile n'ont même pas tous accès à une soupe municipale ?
LE ELTSINE NOUVEAU EST ARRIVE
Les plus touchés ont été les travailleurs, et d'abord ceux du secteur public, ouvriers et plus encore employés, les petits fonctionnaires, les salariés des fermes collectives, les retraités. Les intellectuels enseignants, chercheurs, médecins, artistes, etc. , parce qu'ils dépendent souvent de budgets sociaux publics, ont pour la plupart vu leurs revenus chuter en même temps que leur statut social, tandis que s'envolaient leurs illusions sur la possibilité d'accéder au niveau de vie que les pays riches réservent à la petite et moyenne bourgeoisie. De larges secteurs de l'intelligentsia, qui avaient porté Eltsine sur le pavois quand il les flattait pour obtenir leur soutien dans sa lutte contre Gorbatchev, s'en sont depuis détournés, un mouvement que la guerre en Tchétchénie a accéléré.
Cette impopularité d'Eltsine s'est manifestée dans la défaite des candidats du pouvoir aux législatives de décembre. C'est ce qui explique que certains, dans la mouvance "réformatrice", ont pris leurs distances avec Eltsine lorsqu'il a annoncé sa décision de briguer un second mandat. Des politiciens "libéraux" ont choisi de soutenir des candidats dits de la "troisième force" (Yavlinski, Fiodorov, Lebed), voire l'ancien rival d'Eltsine, Gorbatchev, qui ont en commun de se présenter comme opposés à la fois au pouvoir actuel et au retour du PC. D'autres, tels Gaïdar et Tchoubaïs, ont fini par se rallier à Eltsine, mais uniquement après qu'il a commencé à remonter dans les sondages, à la suite de déclarations et d'oukazes d'Eltsine censés démontrer aux électeurs qu'il n'y aurait personne de plus critique sur la présidence d'Eltsine que le candidat... Eltsine lui-même !
Ce rejet du bilan politique et social des cinq années écoulées constitue le fond commun aux candidats en présence, Eltsine compris, tandis que ce qui pourrait les différencier apparaît secondaire, même le populisme du démagogue d'extrême droite, Jirinovski. Mais, dans ce régime qui se vante d'avoir aboli la censure sur la presse, celle-ci est surtout libre d'encenser le pouvoir en place. Et, à regarder la télévision ou à lire les journaux, pour l'électeur moyen tout se passe comme s'il n'y avait qu'un seul candidat en lice, Eltsine.
Cela lui permet évidemment d'occuper le terrain. Pour prétendre qu'il a augmenté et va faire régler à temps salaires et pensions ; pour annoncer le cessez-le-feu d'une guerre en Tchétchénie (qu'il a déclenchée) et qui s'éternise ; pour affirmer, après avoir signé des "accords d'intégration" avec la Biélorussie, le Kazakhstan et la Kirghizie, qu'il va rétablir un espace commun à la plupart des républiques ex-soviétiques (alors qu'il a été le principal artisan du démantèlement de l'URSS) ; pour promettre le châtiment des fonctionnaires corrompus ; pour déclarer que l'on va reconsidérer des privatisations (décidées par lui) dont tout le monde voit les conséquences sur l'économie et connaît les conditions dans lesquelles des entreprises rentables ont été cédées à des proches des clans au pouvoir ; pour dire qu'il va prendre des mesures freinant les importations occidentales qui ont envahi le marché russe et que l'on va, comme le réclament le Parti communiste et les "patriotes", donner la priorité à la production nationale avec l'aide de l'État. Même le drapeau rouge, qu'Eltsine avait remplacé par celui de la Russie tsariste, vient d'être rétabli comme drapeau officiel au côté de ce dernier et sera hissé comme tel lors des fêtes nationales, dans la forme sous laquelle l'arborait l'Armée rouge.
De Staline à Gorbatchev, les chefs de la bureaucratie soviétique n'ont jamais hésité à se renier chaque fois qu'ils en avaient besoin. Le chef actuel de la bureaucratie russe, Eltsine, ne déroge pas à cette tradition, car les zigzags politiques font partie des conditions de survie des sommets de la bureaucratie. Et il n'y a sans doute ni plus ni moins à prendre à la lettre ses coquetteries présentes à l'égard du "passé soviétique", qu'il ne le fallait hier quand il se posait en guide du retour du capitalisme en Russie après avoir été, jusqu'à l'âge de 60 ans, un haut dignitaire du régime soviétique et de son parti unique.
Ce nouveau revirement est-il seulement dicté par des considérations électorales ? L'avenir le dira, mais dans l'immédiat il a l'avantage, pour Eltsine, de lui permettre de doubler le "communiste" Ziouganov sur son propre terrain. Cela d'autant plus facilement que le programme du dit Ziouganov ne brille pas par son radicalisme.
Au début de sa campagne, ce dernier accusa Eltsine d'avoir "décalqué" son propre programme quant aux renationalisations et à l'intégration des républiques ex- soviétiques. Et tous les jours ou presque, car il faut bien à Ziouganov tenter de conserver l'avance que lui reconnaissent les instituts de sondage, le journal du PC, la Pravda, accuse Eltsine d'être un caméléon et écrit, comme le 20 avril : "C'est une vieille façon de faire de l'ancienne nomenklatura du parti qui dirige actuellement la Fédération russe que de n'avoir jamais eu aucune conviction ferme. Aujourd'hui rouges, demain ces blancs s'il le faut deviendront bruns, et si des petits hommes verts arrivent du cosmos, ils en prendront la couleur. Pour eux, qu'importe le drapeau derrière lequel ils marchent, il peut être rouge ou tsariste... L'important, c'est le pouvoir, la possibilité de piller et de faire impunément ce qu'ils veulent".
L'ancien organe central de la direction de feu le Parti communiste de l'Union soviétique a la lucidité d'un expert en la matière. Il pourrait même accuser Eltsine d'être un "communiste", car, au fur et à mesure qu'Eltsine développe le programme qu'il a emprunté à Ziouganov, ce dernier lui rend grâce de ses décisions (rétablissement du drapeau rouge ou fusion annoncée avec la Biélorussie) et multiplie les appels du pied aux hommes d'affaires, aux popes des milieux auprès desquels on avait plutôt l'habitude de rencontrer Eltsine.
Ainsi, dans la Pravda du 18 avril, qui ouvrait sur un hommage à Lénine sur le mode stalino-nationaliste à l'occasion du 126e anniversaire de sa naissance, on trouvait en bonne place une déclaration intitulée "Position du KPRF sur la question religieuse". Après avoir rappelé le caractère athée de ce parti, elle affirmait son "total respect" de la religion en général, et plus encore "de l'Eglise orthodoxe russe", encensant "son rôle dans la formation de l'État, de la conscience nationale russe, le développement du patriotisme, le développement des traditions spirituelles et culturelles du peuple russe" et fustigeant, comme le font les dignitaires orthodoxes, "l'expansionnisme des prêcheurs occidentaux et autres pseudo-religions". S'agissant des hommes d'affaires, Ziouganov aime à rappeler qu'il est administrateur d'un de leurs clubs moscovites et à montrer qu'il est entouré d'entrepreneurs "patriotes". Et si le parti de Ziouganov dénonce, vis-à- vis de l'électorat ouvrier et populaire, les conditions dans lesquelles se sont effectuées les privatisations, dans les régions, les élus de ce parti s'opposent parfois... aux renationalisations lancées par les autorités.
Il y a peu, un hebdomadaire libéral des milieux d'affaires, écrivant que "pendant que le pouvoir à Moscou agite l'épouvantail de la "menace rouge" au nez de l'intelligentsia libérale et des chefs d'entreprises, le programme économique du Parti communiste est peu à peu mis en uvre par l'administration eltsinienne dans la capitale et en province", rapportait les exemples du combinat métallurgique de Kouznetsk, en Sibérie, ou d'entreprises privatisées endettées auprès de l'État, dans le sud de la Russie, que le pouvoir veut renationaliser malgré l'opposition du Parti communiste.
UNE AMELIORATION, QUELLE AMELIORATION ?
Bien sûr, Eltsine ne se contente pas de piller le programme que Ziouganov lui abandonne sans trop de difficultés. Il cherche surtout à se présenter comme le seul homme d'État d'envergure dont dispose la bureaucratie, ce en quoi les dirigeants occidentaux lui fournissent toute l'aide qu'ils peuvent en lui décernant des brevets de "démocrate" patenté.
Mais, plutôt que de tenter l'impossible en défendant son bilan devant la population, Eltsine préfère tenir le langage suivant : si les électeurs envoient Ziouganov au Kremlin, ce sera encore pire on assistera à "un bain de sang", a déclaré Tchoubaïs, l'ancien vice-premier ministre chargé des privatisations , tandis que si Eltsine est réélu, non seulement il empêchera "les ébranlements de la société qui résulteraient inévitablement d'un changement de cours politique", a-t-il déclaré, mais la situation s'améliorera.
D'ailleurs, ne cessent de marteler Eltsine, ses ministres et la presse, la situation se serait déjà redressée. Depuis un an, le Kremlin et la presse se félicitent de ce que l'inflation, qui avait atteint 2000 % en 1992-1993, soit redescendue à un rythme annuel de moins de 100 %, que le cours du rouble se soit stabilisé face au dollar. Ils expliquent même qu'on assiste à un début de redémarrage économique. Fin avril, le FMI ce Fonds monétaire international qui a accordé un crédit de 10 milliards de dollars à Eltsine et qui ne lui ménage pas son appui a déclaré que "le déclin de cette région semble parvenu à un terme", pronostiquant une croissance de la richesse pour 1996 de 1,9 %, alors qu'elle avait chuté de 20 % en 1994 et 1995.
Sur quoi s'appuient ces observateurs pour prévoir un "léger mieux" ? D'abord sur la reprise des exportations russes, ensuite sur le rétablissement de certains liens entre les entreprises dispersées aux quatre coins de l'ex-URSS, liens rompus par l'éclatement de l'Union soviétique. Le tout s'appuyant sur un système qui, selon le Nouvel Economiste du 3 mai, n'est "ni le libéralisme ni la planification" et "à mi-chemin entre l'économie administrée et l'économie de marché".
Les exportations ? Elles n'ont jamais cessé et concernent principalement les matières premières et l'armement. En fait, elles sont à la fois le révélateur de l'état de la société russe et un des moyens de son pillage, qui obère toute tentative de redémarrage économique : la majeure partie de ce qui est exporté alimente en effet les comptes à l'étranger de sociétés-écran aux mains de bureaucrates-hommes d'affaires, le montant de ces transactions n'étant presque jamais rapatrié en Russie. Cela concerne des sommes oscillant entre 10 et 20 milliards de dollars l'an (entre le quart et la moitié de la dette totale de l'État russe vis-à-vis des banques étrangères). Bien évidemment, cette évasion colossale de capitaux a pour moteur l'enrichissement de ceux qui l'organisent (hommes d'affaires publics ou privés) et de ceux qui, dans l'appareil d'État, la facilitent en fermant les yeux. Sans parler des banquiers occidentaux. Mais cela a surtout des effets ravageurs sur les entreprises, et par voie de conséquence sur l'économie et l'État russes, qui se trouvent saignés à blanc par cette hémorragie financière.
Le fait que ceux qui dénoncent cette situation en sont souvent les bénéficiaires, souligne une des contradictions dans lesquelles se débat le régime russe. D'un côté, il se veut l'initiateur d'une transformation de l'économie sur des bases capitalistes, mais de l'autre, les intérêts particuliers de centaines de milliers de bureaucrates sapent les bases sur lesquelles pourrait s'opérer cette transformation.
L'expression de cette contradiction se trouve concentrée dans la faiblesse d'un État central, autoproclamé héraut du passage à "l'économie de marché", mais incapable d'établir les fondations juridiques d'un retour à la propriété privée et, surtout, de les faire respecter. Ce n'est pas qu'il n'ait pas de lois pour protéger la propriété privée ; c'est qu'il y en a trop. Les différents niveaux d'un pouvoir d'État en décomposition s'érigent tous en source du droit, mais chacun fait la loi à sa convenance. Si le pays est éclaté en "autonomies", en féodalités géographiques ne connaissant d'autres lois que celles de la bureaucratie locale, les banques, les grandes entreprises, les ministères de tutelle fonctionnent aussi comme autant de fiefs, souvent d'ailleurs selon les découpages entre clans de l'appareil étatique ou gouvernemental hérités de la période brejnévienne.
La conséquence, au niveau de l'État, en est son incapacité à faire rentrer les impôts, à percevoir les taxes. Cela laisse vides les caisses publiques, tout en remplissant celles des fiefs locaux ou économiques qui s'en trouvent renforcés pour s'opposer à toute décision centrale qui ne leur conviendrait pas.
Cette crise du pouvoir a aussi généré une crise financière nationale. L'État se trouve dans l'incapacité d'élaborer un budget, de payer ses fonctionnaires, de faire fonctionner ses institutions, de régler ses dépenses. Cela asphyxie les entreprises qui, comme fournisseurs, ne sont pas réglées et, comme acheteurs ou employeurs, se trouvent dans l'incapacité de faire face à leurs engagements. Toute l'économie vit à crédit. Les salariés sont contraints de faire crédit à leur entreprise dans l'espoir que leur salaire sera payé un jour. Les entreprises se font crédit les unes aux autres, mais sans qu'existe même un instrument pour mesurer le montant colossal de ces crédits inter-entreprises.
La planification a été démantelée et, avec elle, toute volonté centrale de coordonner le fonctionnement des différentes entreprises. Mais, en même temps, il n'existe pratiquement pas encore de marché des moyens de production, un marché d'entreprises où les capitaux puissent s'introduire librement et dont ils puissent se dégager. Il n'y a pas cette "régulation" du marché capitaliste que sont les faillites et les fermetures d'entreprises.
Les Bourses, en Russie, dans la floraison desquelles certains ont vu le symbole même du capitalisme triomphant, ne jouent nullement ce rôle. Les transactions boursières sont d'un montant tout à fait dérisoire, par rapport à ce qu'est l'industrie russe, et sont quasi exclusivement spéculatives.
La tendance qui a l'air de se dessiner serait une sorte d'étatisme éclaté, consistant en des regroupements d'entreprises, les uns respectant les contours des "trusts étatiques" du temps de la planification, les autres constitués sous l'égide de banques d'État et placés sous la protection de tel ou tel clan de la haute bureaucratie.
Mais cet "étatisme", déjà éclaté entre plusieurs centres de décision, se heurte de plus en plus aux ambitions des bureaucraties locales. Nombre d'entreprises se tournent vers des autorités locales sous la tutelle desquelles elles finissent par tomber. La lutte entre Moscou et les régions pour le contrôle des sources de richesse a pris un tour explosif en Tchétchénie, la guerre dans cette république entre les indépendantistes et le Kremlin étant, d'abord, un bras de fer pour s'approprier les revenus pétroliers de la région.
Ces forces centrifuges sont un puissant facteur de désorganisation économique et politique et elles se développent d'autant plus librement que l'État central n'a pas les moyens de s'y opposer, miné qu'il est par son manque de ressources et par la corruption au plus haut niveau. Et cela, y compris dans des secteurs décisifs pour lui, telles les forces de répression. Les cas de soldats envoyés au front tchétchène sans armes ou presque en est une illustration, tout comme les informations dont la presse regorge sur des militaires n'ayant pas touché leur solde depuis des mois, voire sur ces matelots morts de faim sur une base que l'armée ne ravitaillait plus.
Quand des millions de salariés du secteur public ne sont pas payés depuis des mois, quand des centrales nucléaires sont privées d'électricité car le ministère n'en règle plus les factures, que des entreprises auprès desquelles l'État est endetté sont déclarées en faillite, parler du budget de l'État frise la farce. Dès qu'adopté, celui de 1996 a été épuisé. Le supplément financier des Izvestia vient de titrer : "Le déficit budgétaire pour le premier trimestre a dépassé de 1000 milliards de roubles (plus d'un milliard de francs) ce qui était prévu" et a publié une liste impressionnante de secteurs laissés de ce fait sans ressources.
Toute la chaîne économique s'en trouve affectée. Selon le Comité d'État aux Statistiques, "outre les fonctionnaires, le secteur le plus touché par les dettes en salaires est l'industrie. En avril, cette dette s'est aggravée de 1000 milliards de roubles en une semaine et atteint 11 690 milliards de roubles" (12 milliards de francs) et, aux dires de la Direction fédérale des questions de faillite (sic !), "plus de 20 000 entreprises sont virtuellement en cessation de paiement", les Izvestia titrant, voici quelques jours : "Le pays est frappé de KO budgétaire".
Le voilà, le redressement qu'invoquent les prétendus experts économiques !
La situation est telle que les crédits à la Russie du FMI, des États occidentaux, ou les reports de dettes des banquiers du "Club de Paris" sont certes une aide politique à un Eltsine confronté à une campagne présidentielle difficile, mais au moins autant des mesures d'urgence destinées à éviter la banqueroute de l'État russe et, au-delà, les mouvements sociaux que cela pourrait entraîner.
DES ENTREPRISES PRIVEES... D'ETAT AUX RENATIONALISATIONS ?
C'est dans ce contexte d'une crise rampante ne cessant d'enfler que les privatisations amorcées en 1992-1993 sont apparues sous un jour bien différent de ce qu'en avaient annoncé Eltsine et les commentateurs occidentaux. Non seulement il est maintenant question de renationalisations, mais, lors des débats auxquels cette discussion donne lieu au Parlement et dans la presse, on découvre que, derrière le cadre juridique privé de nombre de sociétés à commencer par les plus importantes , s'abritent des sociétés d'État.
Il y a quelques mois, le ministre des Privatisations avait été limogé pour avoir émis l'idée que des renationalisations s'imposaient dans certains secteurs. Aujourd'hui, non seulement Ziouganov et la Douma disent la même chose, mais un Comité formé par Eltsine en arrive aux mêmes conclusions.
Le président d'une des plus grandes banques privées, Menatep, expliquait récemment au Nouvel Economiste : "L'expérience démontre ici qu'une entreprise privatisée est instantanément dilapidée". Le même, interviewé par un quotidien d'affaire, Kommertsant, précisait que "les grandes entreprises ne peuvent exister en dehors de l'État. Je ne peux défendre une bonne gestion des affaires dans une usine en invoquant le fait qu'elle m'appartient. Il est plus simple pour moi d'intervenir en tant que représentant de l'État". "Représentant de l'État", mais "sa" banque n'est-elle pas "privée" ? La deuxième banque du pays, Unexim, est elle aussi privée mais, écrit ce journal, "c'est aussi un peu l'État par ses actionnaires (...), une brochette de sociétés publiques ou para-publiques".
Les liens entre les banques et l'industrie datent de l'époque soviétique où chaque branche économique importante (aviation, énergie, chimie, logement, etc.) disposait de sa banque "sectorielle". Dans les dernières années de la péréstroïka, ces banques sectorielles reçurent l'autorisation des autorités de se transformer en banques commerciales, d'autres se regroupèrent ou furent créées par des secteurs de la haute bureaucratie politique (Menatep). Et quand l'État abandonna son monopole sur les opérations de change, elles prirent le relais et en furent les premières bénéficiaires. 1991-1992-1993... la période connaissait une inflation galopante. Ceux qui en avaient les moyens cherchèrent à s'en protéger en échangeant leurs roubles contre des dollars. La haute bureaucratie participait évidemment à ce casino spéculatif, mais avec un énorme avantage : c'est elle qui l'organisait par l'intermédiaire des banques qu'elle contrôlait. En 1994, quand à force de chuter le rouble finit par se stabiliser, les banques, dédaignant toujours l'économie productive, se lancèrent dans la spéculation sur les obligations d'État. C'était encore moins risqué que jouer sur les taux de change : les banques reprêtaient à l'État ce qu'elles lui avaient pris et avaient sa garantie de voir leur mise doubler tous les trimestres au moins.
Sous sa forme banco-boursière, la frénésie spéculative de la bureaucratie vida le Trésor public et absorba toutes les ressources disponibles, y compris celles des entreprises. Cela contribua encore plus à asphyxier ces dernières, déjà mises à mal par l'effondrement de l'URSS qui avait dressé des frontières là où il n'y en avait pas, brisant ainsi les chaînes de production ou commerciales entre des entreprises désormais "étrangères".
Ce fut durant cette époque que le pouvoir décida de privatiser les petites entreprises, puis les grandes. Certaines furent "instantanément dilapidées", pour reprendre les termes du banquier cité plus haut : les ayant achetées à des prix dérisoires, des affairistes les dépeçaient (en vendant stocks, matériel et surtout locaux, car la spéculation, immobilière cette fois, faisait rage) puis les jetaient à la casse. Piller, spéculer, mettre en pièces l'industrie : la bureaucratie s'activait dans sa sphère de compétence. Face à l'ampleur que menaçait de prendre ce phénomène, et aux remous sociaux qu'il pouvait déclencher, les autorités, centrales et régionales, réagirent en s'adressant aux banques pour qu'elles rachètent ces entreprises. Elles le firent d'autant plus volontiers que la valeur de ces entreprises était au plus bas, semblait ne pouvoir que remonter, l'opération devenant rentable.
Dans d'autres cas, ce sont de grands groupes industriels ou énergétiques d'État qui créèrent leur propre banque, mais cela aboutit au même résultat : une reconcentration de la propriété industrielle, privatisée ou non, sous la coupe de consortiums dépendant étroitement des sommets politiques du pouvoir.
Dans un article qui a eu quelque écho en Russie, les Izvestia du 10 janvier ont décrit certains traits du système ainsi mis en place. "Si, du temps de l'URSS, lit-on, les privilèges étaient distribués en biens de consommation (...) le nouveau système a délivré des "permis d'activité"(...), le permis de devenir riche". On a vu des petits-bourgeois se lancer dans la course à l'enrichissement, mais "leur période d'"accumulation du capital" s'est généralement terminée par un crash". En revanche, selon ce journal, la nomenklatura, sous l'égide de sociétés par actions dépendant de l'État, se serait transformée en "une classe de "fondés de pouvoir" (...) chargés par l'État de développer le marché". C'est parce que ces "fondés de pouvoir" ne sont pas des capitalistes privés, mais les employés de groupes publics ou de sociétés d'État, que ce journal croit pouvoir résumer la situation en parlant de "capitalisme d'État". La privatisation, dit-il, a été une "privatisation de l'État par l'État", la bureaucratie qui considère cet État comme sa chose, en ayant reçu non pas la pleine propriété mais la jouissance, le "permis de s'enrichir".
On est évidemment bien loin du capitalisme tel que le rêvait une partie de la petite bourgeoisie ex- soviétique et dont elle attendait un enrichissement rapide et l'accession au rang de bourgeois installés d'Occident. Certains de ses membres sont, au mieux, disent les Izvestia, devenus des "self-made men cantonnés au petit et moyen business", mais la plupart ont été ruinés en moins de temps qu'il n'en a fallu pour que leurs illusions le soient, "quand la nomenklatura a repris les choses en mains". En fait, si celle-ci a abandonné quelques miettes à ceux "qui n'étaient pas du sérail", les affaires ne lui ont jamais échappé.
La description que donne ce journal des rapports État-économie correspond-elle à la réalité, et dans quelle mesure ? On devine, en tout cas à travers les termes même qu'emploient les Izvestia, le premier quotidien à s'être ouvertement fait le porte-parole en URSS d'une volonté de retour au capitalisme, que le système décrit par lui ne comble pas ses v ux. Ce système, expliquent les Izvestia, serait un faux semblant de capitalisme puisque, tout en ayant proclamé la "libre entreprise" et le droit à la propriété, il les soumet à des "permis" accordés par la haute bureaucratie politique, laquelle, dominant les sommets d'un État qui contrôle plus ou moins les secteurs décisifs de l'économie, se subordonne la bureaucratie des affaires et reste donc la principale dispensatrice de privilèges et de moyens de s'enrichir.
Les dispensateurs de "permis de s'enrichir", à ce qu'en dit la presse russe, sont les "patrons" de la bureaucratie des provinces et plus encore les membres du Conseil de sécurité eltsinien (comparé en Russie au Bureau politique dans l'URSS de Brejnev et Gorbatchev) et les ministres de tutelle de sociétés d'État "actionnarisées" : Tchernomyrdine, le Premier ministre, pour le secteur de l'énergie ; Soskovets, le premier vice-premier ministre, pour la métallurgie ; Korjakov, le chef de la sécurité présidentielle et avec lui le clan rapproché d'Eltsine , pour l'empire financier d'Unexim ; Loujkov, "le président du gouvernement de Moscou" (titre que s'est donné le maire), pour le groupe financie-médiatique Most, etc.
Ceux que la presse appelle les "curateurs de la bureaucratie" auraient ainsi reconstitué sous le chapeau de l'État des pyramides de sociétés financières, industrielles et commerciales, de droit privé, mais avec pour actionnaire principal sinon unique l'État (ou tel de ses tronçons) et liées entre elles par le jeu de participations croisées, interdisant de fait ce dont se plaignent régulièrement les capitalistes occidentaux la pénétration en leur sein d'actionnaires non désirés.
Voilà donc "comment la nomenklatura s'est lancée dans "l'édification du capitalisme" (les guillemets dubitatifs sont dans le titre des Izvestia).
Récemment, Vek, journal des milieux d'affaires, enfonçait le clou et titrait : "Pourquoi attendre les communistes pour nationaliser à nouveau ?", donnant plusieurs exemples de groupes dont les autorités considèrent que la renationalisation est nécessaire "à la défense des intérêts les plus profonds de la Russie". "Une tendance générale qui s'impose peu à peu à toute la Russie", estime ce journal, du fait des "contradictions auxquelles se heurte tout administrateur (...). De par son poste, il se doit d'être libéral, mais la pratique lui montre quotidiennement que les théories tirées des manuels occidentaux et des publications libérales de Moscou n'ont rien à voir avec ses problèmes sur le terrain". Et l'auteur de pronostiquer que, dans les mois à venir, l'on devrait assister à "un transfert massif de la propriété vers l'État, incarné cette fois par ses organismes régionaux et non plus centraux. En fin de compte, la privatisation n'aura pas favorisé la naissance d'un secteur industriel privé concurrentiel, mais la décentralisation de la propriété d'État".
Si le pouvoir central paraît s'accommoder de la liberté conquise à ses dépens par les pouvoirs locaux, c'est sans doute qu'il n'a pas le choix, étant donné le rapport de forces entre le centre et les féodalités bureaucratiques, mais aussi parce que dans le chaos économique et social actuel, cette solution peut lui sembler préserver un minimum de cohérence et de cohésion à une économie sur laquelle la bureaucratie n'a jamais cessé de vivre en la parasitant.
SALAIRES IMPAYES ET VAGUE DE GREVES
Mais, derrière les rivalités entre les clans bureaucratiques, se poursuit un gigantesque transfert de la richesse nationale de la classe ouvrière et de la paysannerie vers la bureaucratie. Un transfert d'autant plus grave pour les couches les plus pauvres des classes laborieuses les retraités en particulier qu'il se produit alors que le revenu national dans son ensemble continue de chuter.
Mi-avril, par voie de presse, le Comité d'État aux Statistiques précisait qu'"au premier trimestre de cette année, le revenu vital minimum a augmenté de 1,8 fois par rapport à l'an passé (et) la fraction de la population qui gagne moins que le minimum vital s'est réduite : en mars 1996, elle représente 34,5 millions de personnes".
Evidemment, c'est plus concret que les discours électoraux sur la "stabilisation". Mais, même si une reprise économique après une chute de la production, rappelons-le, qui a dépassé 50 % depuis la disparition de l'URSS était bien au rendez-vous, qu'est-ce que cela signifierait pour ce quart de la population qui ne reçoit même pas l'équivalent de 300 F par mois, dans un pays où de plus en plus en produits de première nécessité sont importés et à des prix comparables à ceux d'Europe de l'Ouest ? Et puis, entre le revenu réel dont parlent les autorités et le revenu réellement perçu, il y a l'écart considérable qui sépare la réalité des statistiques, et dont donne la mesure le fait que des millions de salariés et retraités ne touchent leur dû qu'avec des mois de retard.
Dans le courrier des lecteurs de l'hebdomadaire Argoumenty i Fakty, on pouvait récemment lire : "Ces jours-ci, à la télé, un conseiller du président a affirmé que toutes les dettes en salaires (de l'État, des entreprises) avaient été apurées. Merci, ça fait plaisir à entendre. Mais qui s'inquiète de savoir si cet argent est bien arrivé à ceux auxquels il était destiné ? Chez nous, à l'usine SMOu-13 de Nadym, il y a déjà cinq mois de retard de salaires. Les gars deviennent fous (...). Je ne pense pas qu'il faille chercher nos sous à Moscou, mais bien plus près : le directeur les fait "tourner" sur des comptes rémunérés et en récupère le "beurre". Mettre le nez dans cette comptabilité, le prolo n'ose pas. Nous ne sommes pas des procureurs, en un rien de temps, on nous briserait les reins". (Il est vrai que cette usine d'équipements pour les gazoducs se trouve sous la "protection" du Premier ministre Tchernomyrdine, ancien ministre soviétique du Gaz et "parrain" de Gazprom qui a le monopole de l'exportation de gaz).
Libération du 3 avril citait le cas d'une entreprise du VPK (secteur militaro-industriel) où 5000 travailleurs n'avaient rien reçu depuis novembre dernier et où, aux dires du dirigeant syndical local, "les gens sont désespérés, ils attendent les élections comme la dernière chance". Ce journal concluait : "ici, tout le monde votera pour Ziouganov". Ce n'est pas un hasard si Eltsine a promis, sans rire, de régler tous les arriérés de salaires et pensions : cela fait des années que directeurs d'entreprises, de banques et hauts fonctionnaires détournent les salaires.
Mais, les travailleurs n'ont pas tous attendu les élections pour exprimer leur colère : parfois ils déclenchent la grève, bloquent des trains, des centre-ville. Selon la Fédération des syndicats de Russie, rien que dans les dix premiers mois de 1995, le non-paiement de salaires a augmenté de 136 % et entraîné près de 6000 grèves. Depuis, le mouvement n'a pas ralenti. Il y a eu 900 000 mineurs grévistes (en même temps et pour les mêmes raisons que leurs camarades d'Ukraine), la grève des enseignants, celles du personnel des aéroports, de géants industriels comme Promtraktor à Tcherboksari, Zil à Moscou, Kamaz à Briansk. Le 17 avril, la Pravda titrait : "Une vague de grèves se lève dans de nombreuses régions du pays", énumérant la plupart des entreprises de la Région maritime (Vladivostok), les hospitaliers de Moscou et d'une cinquantaine de régions, les conducteurs de bus d'Arkhangelsk, les ouvriers motoristes de Yaroslavl, et encore des entreprises de St-Pétersbourg, Riazan, Saratov, Khakassia, Orenbourg, Magadan, Adighéni, des régions de Kémérovo, de Tambov, du Daghestan ou de l'Altaï.
Chaque jour, cette liste s'allonge (même les collaborateurs de l'Académie des Sciences ont fait grève pour toucher leur salaire). Ce n'est pas étonnant : les autorités ont recensé 70 000 institutions et firmes (pour chacune d'elles cela peut concerner plusieurs établissements et des milliers de travailleurs, voire plus de cent mille comme à Kamaz) retenant les salaires.
L'Inspection du Travail a beau, dit-elle, procéder à des milliers de contrôles d'entreprises contrôles que Moscou a fait accélérer au fil de la campagne cela n'a pas modifié la situation. Citée par Troud, l'Inspection du Travail de Vologda (nord de Moscou) chiffrait à l'équivalent de 150 millions de francs, fin mars, les sommes retenues par les employeurs du secteur étatique de sa région. On avait ouvert 388 dossiers contre eux, mais la plupart n'avaient jamais abouti, soit que les directions refusent de payer des amendes pourtant dérisoires (3000 F infligés à un directeur), soit que les inspecteurs du Travail aient subi pressions et menaces de tous ordres. A l'échelle du pays, selon la propre Direction du Contrôle près le Président russe, à peine 120 directeurs de banques ont ainsi été mis à l'amende.
En mars, campagne électorale oblige, les dettes de l'État à ses salariés avaient officiellement régressé de 4800 à 2700 milliards de roubles. Cela n'a pas duré. Selon le Comité d'État aux Statistiques, "malgré les mesures prises, mi-avril, les dettes de l'État à ses salariés restent aux alentours de 3400 milliards" (3,6 milliards de francs). Cela pour le seul secteur public : les banques, elles, retenaient pour 400 milliards de roubles de salaires. Ces sommes énormes, placées sur des comptes, rapportent des intérêts au taux en vigueur en Russie (jusqu'à 100 % par mois), sans commune mesure donc avec le montant des amendes acquittées : 1,6 milliard de roubles pour 1400 milliards de salaires impayés récupérés par l'Inspection d'État du Travail.
UNE CLASSE OUVRIERE PRIVEE DE LA DIRECTION DONT ELLE A BESOIN
L'attitude de la bourgeoisie internationale est un indice assez caractéristique de l'évolution de la situation en Russie. Les dirigeants du monde impérialiste continuent à soutenir Eltsine et à fermer les yeux sur la répression en Tchétchénie, sur la misère qui monte et sur ce qu'il y a de peu fiable dans le personnage lui-même. Les institutions internationales comme le FMI, la BERD, etc. accordent périodiquement des prêts plus ou moins importants à l'État russe. Il s'agit là encore d'une forme de soutien oh, combien importante ! à l'équipe politique en place. Il faut croire que la bourgeoisie internationale, bien que revenue de ses premiers emballements pour Eltsine et son équipe, considère encore qu'ils sont, sinon les meilleurs, du moins les "moins pires" pour éviter que la Russie sombre encore davantage dans l'anarchie.
Mais, également significatif est le fait que les investissements occidentaux demeurent très bas. Les représentants politiques de la bourgeoisie internationale poussent comme ils peuvent à la roue pour que la "réforme" en Russie, c'est-à-dire la contre-révolution économique et sociale, s'accomplisse au plus vite et crée les conditions du fonctionnement de l'économie sur une base capitaliste. Mais les possesseurs de capitaux montrent par leur prudence qu'ils considèrent que cela n'est pas encore fait, ou pas assez. Ils prennent des options sur l'avenir mais ils ne risquent pas leurs capitaux dans des investissements durables.
Dix ans après le début de la péréstroïka et cinq ans après l'accession au pouvoir d'Eltsine qui, contrairement à son prédécesseur Gorbatchev, affichait ouvertement sa volonté de conduire la transformation capitaliste de la Russie, cette transformation n'est toujours pas parachevée.
L'aspect le plus visible des transformations déjà accomplies est évidemment cette catégorie d'affairistes, de nouveaux riches, liés à la mafia ou pas. Issu de la bureaucratie ou pas, cet embryon de bourgeoisie occupe le devant de la scène économique, en même temps que les restaurants et les hôtels de luxe, scandalise la majorité de la population par son enrichissement rapide, par ses dépenses tapageuses, par ses Mercedes et BMW. Mais ce n'est pas cette couche sociale qui domine l'économie soviétique.
Le noyau dur de l'économie continue à être contrôlé par des clans de la bureaucratie, les uns ayant mis la main sur des entités géographiques, les autres sur des fragments de l'ancien appareil productif soviétique. Ils affichent quoique plus discrètement leur soif d'enrichissement, mais leur position dirigeante dans l'économie découle de leur place dans l'appareil d'État ou un de ses fragments rivaux, et pas de leurs capitaux.
Il est difficile de faire la part de ce qui est dû, dans ce retard de la contre-révolution, aux contradictions internes à la bureaucratie sur les modalités et le rythme des transformations ; ce qui est dû à la crainte des réactions du prolétariat et, plus largement, de la population ; ou ce qui, plus généralement, tient au fait que la transformation économique et sociale d'une société aussi vaste et aussi multiforme n'est pas tâche aisée et au fait que le gigantisme même des entreprises industrielles, telles qu'elles sont nées de la planification, rend difficile leur dépeçage entre secteurs rentables du point de vue capitaliste et d'autres que le marché condamnerait à mort inéluctablement. Le fait est que, tout en n'étant pas vraiment contestée par le prolétariat, la bureaucratie a plus vite fait de ruiner l'économie par le pillage que de la transformer sur la base des rapports de production capitalistes.
C'est, en dernier ressort, le désir effréné de la bureaucratie de s'enrichir qui est le moteur de la contre-révolution en cours. Mais cette course à l'enrichissement individuel prend, depuis plusieurs années, la forme d'une économie de pillage. Si l'économie continue à fonctionner malgré tout, c'est que les secteurs essentiels ne fonctionnent toujours pas sur la base du profit et restent plus ou moins sous un contrôle étatique, quelles que soient les formes juridiques mouvantes derrière lesquelles l'étatisme s'exerce.
Pour morcelé que soit l'appareil de production entre différents clans de la bureaucratie, ce sont encore ces clans bureaucratiques qui ont le poids prépondérant sur l'économie. La classe bourgeoise naissante s'affaire toujours dans l'ombre de l'économie étatique éclatée et parasitant celle-ci.
La durée même de la contre-révolution laisse encore au prolétariat la possibilité d'intervenir dans un processus dont il a été jusqu'à maintenant le simple témoin et, surtout, la principale victime.
A en juger par le nombre de grèves, le problème n'est pas la capacité de combat de la classe ouvrière, bien que, par la force des choses, les grèves qui ont lieu soient toutes des grèves défensives.
Le problème est politique. Il ne suffirait même pas que la classe ouvrière ait les moyens de se lancer dans une lutte offensive pour rétablir ne serait-ce que ses conditions d'existence antérieures. La ruine accélérée de l'économie et de la société ex-soviétiques pose de façon aiguë cette question : quelle classe sociale, et sur la base de quelle politique, est capable de faire fonctionner l'économie ?
La faillite de la bureaucratie, responsable de la crise actuelle, est patente. La bourgeoisie est encore incapable de prendre la relève et si elle y parvenait, si l'économie se consolidait sur une base capitaliste, cela se solderait par un recul certainement plus important encore de la production. Mais, pour le moment, aucune force politique ne propose à la classe ouvrière ex-soviétique la perspective de postuler à la direction de l'économie et de la société avec ses propres moyens.
Le Parti communiste de Ziouganov se contente d'engranger le mécontentement pour remplacer Eltsine, mais au profit d'une même politique, ou plus exactement au profit de la même absence de politique. Quant aux organisations qui dirigent les luttes défensives éparses de la classe ouvrière, ce sont des organisations syndicales qui se situent soit dans la mouvance de Ziouganov, soit dans la mouvance eltsinienne. Autant dire qu'elles n'ont ni la volonté politique ni les moyens de proposer à la classe ouvrière une politique claire.
Pour le moment, la seule alternative devant la société russe est la suivante. Soit l'accélération de la contre-révolution en cours et la stabilisation d'une économie fonctionnant avec le profit comme moteur, ce qui impliquera la transformation de 30 à 50 millions de travailleurs russes, au bas mot, en chômeurs, la démolition d'une grande partie de l'industrie qui s'était constituée sur la base de l'étatisme et qui ne peut pas survivre sans lui et enfin la relégation de la Russie parmi les pays sous-développés et dépendants. Soit la prolongation de la situation actuelle, avec des luttes stériles entre clans bureaucratiques, la continuation du recul de la production et l'éclatement encore plus poussé de la Russie et de tout ce que fut l'ex-Union soviétique. Autrement dit, la peste ou le choléra !
L'anarchie bureaucratique, l'incapacité de l'État central russe à rétablir son autorité laissent un délai supplémentaire au prolétariat. Mais la question de savoir si le prolétariat pourra saisir les possibilités offertes par l'affaiblissement persistant de l'appareil d'État et par l'anarchie au sein de la couche dirigeante n'est pas seulement une question de combativité. C'est surtout une question de perspective politique, une question de programme, c'est-à-dire une question de parti.
Le prolétariat ex-soviétique demeure politiquement déboussolé. C'est avant tout le résultat de plusieurs décennies de dictature stalinienne qui, derrière ses faux airs "communistes", a noyé dans le mensonge et a extirpé physiquement toute tradition prolétarienne révolutionnaire. Et les conditions de l'effondrement du régime stalinien, conséquence d'une crise politique interne à la bureaucratie, n'ont fait que brouiller encore plus le problème. Les forces politiques apparues publiquement, grâce à la relative liberté d'expression consécutive à la péréstroïka, ont toutes été réactionnaires.
Même les moins réactionnaires d'entre elles présentaient la "démocratie" et la "liberté" retrouvées comme valant largement le sacrifice de l'économie planifiée. Mais, aujourd'hui, l'économie est ruinée, la "démocratie" se réduit aux tristes pantalonnades d'Eltsine. Quant à la liberté, que signifie-t-elle en Tchétchénie et même dans le restant de la Russie ? Au mieux une abstraction tant que la classe ouvrière ne s'en saisit pas pour s'organiser et pour défendre ses propres perspectives politiques.
La multiplication des courants politiques, entre le démocratisme pro-occidental de plus en plus déconsidéré, le renouveau des tendances se revendiquant du passé stalinien, les différentes formes de nationalisme russe ou allogène et toutes les variantes de l'extrême droite et du monarchisme, ne peuvent masquer le fait qu'aucune organisation n'est apparue jusqu'à aujourd'hui avec comme raison d'être de représenter les intérêts politiques du prolétariat.
La transformation capitaliste de l'économie n'ayant pas été parachevée, la classe ouvrière russe, bien qu'affaiblie, n'a pas diminué en nombre de façon significative. Mais les délais que les lenteurs de la contre-révolution auront accordés au prolétariat ne pourront se révéler utiles pour l'avenir que s'ils sont mis à profit pour faire surgir une organisation authentiquement communiste, c'est-à-dire révolutionnaire, fondant son programme sur le combat contre le retour de la bourgeoisie par le renversement de la bureaucratie.