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Russie - Un État "dévalué" pour un "marché" qui ne marche pas
Deux semaines après sa nomination, le quatrième Premier ministre en six mois, Primakov, n'arrivait pas à avoir un gouvernement au complet. Cela peut sembler paradoxal dans un pays où, en l'absence d'une classe possédante d'une taille significative tirant ses revenus et son rôle dans la société du fait qu'elle possèderait et exploiterait les moyens de production à la façon de la bourgeoisie dans le reste du monde, la couche sociale dominante, la bureaucratie, cherche aujourd'hui comme hier à assurer ses privilèges et sa position sociale d'abord et avant tout par ses liens avec l'appareil d'État. Bien sûr, des hauts bureaucrates ont et vont profiter de la formation du nouveau gouvernement pour accéder à des postes dont ils étaient jusqu'alors tenus écartés. Mais le fait est que, dans un premier temps, les candidats, et en tout cas les partis, ne se sont pas bousculés autour de la table du conseil des ministres. Et cela pour une raison qui saute aux yeux : la situation est catastrophique au plan économique et financier ; aucun parti n'appuie ce gouvernement ; quant à Eltsine, sa position est si affaiblie, son discrédit si général que son éventuel soutien serait plus un handicap qu'autre chose. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que Primakov lui-même ait donné l'impression de n'aller qu'à reculons à la Maison Blanche, siège du gouvernement russe, après avoir décliné plusieurs fois la proposition de conduire ce dernier.
En effet, si c'est une banalité de constater que la Russie se débat depuis des années dans une crise multiforme, celle-ci vient de s'emballer.
Crise financière et crise politique
Décidées par le précédent gouvernement, la dévaluation du 17 août et l'annonce que l'État russe suspendait le remboursement de toutes ses dettes, tant intérieures qu'extérieures, ont révélé le vide sans fond des finances publiques et immédiatement précipité la paralysie du système bancaire. L'onde de choc de ce krach a fortement secoué l'activité économique en un mois, la production a diminué de 12 % et le produit intérieur brut de 9 % mais elle a aussi provoqué des turbulences de grande amplitude dans la sphère dirigeante du pays.
Comme il fallait que des têtes tombent, Eltsine limogea son Premier ministre, Kirienko. En fait, il n'avait guère le choix car la Chambre des députés, cette Douma au rôle pourtant purement décoratif, venait d'entamer une procédure de destitution du président lui-même. Qui plus est, bien que menacée de dissolution si elle n'acceptait pas Tchernomyrdine qu'Eltsine avait choisi pour remplacer Kirienko, la Douma s'y opposa durant des semaines et obtint d'Eltsine, que l'on disait démissionnaire car il avait disparu, qu'il s'incline devant le choix de la Douma. Ce fut Primakov.
La constitution ultra-présidentielle de 1993, celle qu'Eltsine avait imposée par un référendum truqué après avoir réduit la fronde des députés à coups de canon, venait de sombrer en même temps que le rouble. Le pouvoir central sortait affaibli comme jamais de l'épreuve de forces et l'hebdomadaire russe Itoghi écrivit : "C'est un fait que l'échec de la candidature de Tchernomyrdine a mis le président lui-même en situation extrêmement risquée. (Pour contrer la Douma) Eltsine, comme tout le monde a pu le constater, ne disposait d'aucun instrument, ni moral, ni politique, ni même simplement technique".
Pendant un mois, selon les mots de l'hebdomadaire populaire russe Argoumenty i Fakty, le pays se trouva "sans gouvernement, sans président et sans Parlement", et il faudrait ajouter, sans plus d'argent. En effet, non seulement les banques fermaient les unes après les autres, gelant les dépôts de leurs clients et ne réalisant plus aucune opération, mais pendant ce temps, la population voyait son pouvoir d'achat à nouveau dramatiquement amputé par la flambée des prix. Les prix triplèrent, quadruplèrent en quelques jours tandis que les boutiques se vidaient sous un double effet : les magasins cessèrent d'être approvisionnés car les spéculateurs du circuit commercial n'allaient pas laisser passer pareille aubaine, tandis que disparaissaient nombre de produits étrangers, y compris de première nécessité, les importateurs ne voulant prendre aucun risque de change. On vit réapparaître ce que le régime se glorifiait d'avoir supprimé, les queues, les "défitsits" (pénuries) de l'époque soviétique. Mais avec un changement énorme : les prix sont désormais ceux de l'Occident riche alors que les salaires et retraites de la majorité des gens, quand ils sont payés, sont ceux d'un pays pauvre, ou plutôt d'un pays brutalement appauvri puisque, selon les statistiques russes officielles, le pouvoir d'achat de 80 % de la population a diminué des deux tiers en dix ans.
La crise russe et la crise mondiale
Au même moment, cette fois dans la presse occidentale, les spéculateurs internationaux se répandaient en jérémiades quant aux effets "spoliateurs" du moratoire sur la dette instauré en Russie. Confirmant au passage que les investissements occidentaux y étaient quasi exclusivement spéculatifs, ils espéraient ainsi accélérer l'intervention de leurs propres États pour couvrir leurs pertes du moment, mais ils se gardaient bien de révéler au grand public le montant des sommes colossales qu'ils avaient prises à un État russe aux abois en lui prêtant à des taux usuraires depuis des années.
En fait, la crise couvait depuis longtemps et son dénouement n'avait rien de surprenant. Ce n'était pas de la veille que la situation échappait à tout contrôle, à celui des autorités russes comme à celui des puissances impérialistes. Ces dernières savaient bien que, les institutions financières internationales refusant désormais le moindre crédit à l'État russe, et donc de lui tenir la tête hors de l'eau, son naufrage se trouvait inscrit dans la logique des livres de comptes des requins de la finance mondiale.
Mais cet effondrement coïncidait avec les rebondissements d'une autre crise, d'une tout autre ampleur et origine car directement liée à la spéculation internationale. Cette fois, ce n'étaient plus les seules Bourses des "dragons" asiatiques qu'elle ébranlait mais le système financier du Japon et, dans une moindre mesure, celui de ses rivaux impérialistes. C'est dans ce contexte que leurs dirigeants eurent à se prononcer sur les événements russes.
Clinton le fit à Moscou, début septembre, et Chirac lors d'une visite similaire en Ukraine (car celle-ci, comme les autres États issus de l'Union Soviétique, subit le même effondrement que la Russie). L'un et l'autre annoncèrent que l'ex-URSS ne devait compter sur aucune aide concrète mais qu'il fallait "maintenir le cours des réformes". Les dirigeants occidentaux se voulaient fermes et, si possible, rassurants pour les milieux financiers qui voyaient d'un mauvais oeil surgir à l'est de l'Europe un État gelant le service de la dette. Mais les semaines passant, on entendit des représentants de la Banque Mondiale et de l'Union Européenne déclarer qu'il fallait cesser de trop intervenir dans les affaires de la Russie et donner du temps aux autorités russes pour qu'elles mettent elles-mêmes sur pied un programme leur permettant de sortir de la crise.
Quand certains découvrent que la Russie n'est ni le "pérou"... ni même la Pologne
Ce n'était là que l'habillage diplomatique du refus des bourgeoisies du monde entier, à commencer par les plus puissantes, de s'engager financièrement. Mais cela reflétait aussi la perplexité des représentants de la bourgeoisie mondiale face aux développements de la crise russe. En clair, l'Occident ne lèverait pas le petit doigt pour sortir la Russie du marasme où il avait contribué à l'enfoncer en la précipitant dans la spirale de "crédits" absorbant une part toujours plus grande d'un budget exsangue. Les États impérialistes allaient certes chercher à obtenir que la Russie paye ce qu'exigeaient leurs financiers-spéculateurs, et à défaut il serait toujours temps de présenter la note aux populations d'Amérique et d'Europe de l'Ouest, mais pour le reste, ils la laissaient à son triste sort : ils avaient d'autres chats, bien plus inquiétants, à fouetter du côté du Japon...
On le voit, la capacité de l'impérialisme à aider la Russie à assurer son retour à une "économie de marché", bien que maintes fois affirmée depuis la disparition de l'Union Soviétique, n'est pas allée bien loin. A moins de considérer que l'état de délabrement provoqué dans lequel se trouve l'économie de l'ex-URSS et la misère qui s'en suit pour sa population seraient le comble de la réussite en la matière...
Décrivant cette situation, des journaux ont souligné cet été qu'en Russie il y avait une économie en ruine obéissant à d'autres lois que celles du capitalisme et que, si son fonctionnement ressemble encore à quelque chose, il fallait le chercher du côté d'un certain héritage soviétique et non pas d'un "marché" proclamé par les dirigeants russes, mais inexistant.
Et, aujourd'hui, si en Russie, malgré la crise, les entreprises peuvent encore fonctionner de façon "bricolée", sur la base du troc, c'est bien souvent parce qu'elles ont maintenu entre elles des liens, des modes de fonctionnement qui sont un lointain héritage, un vestige de la planification soviétique. Quant aux travailleurs, s'ils ne sont pas des dizaines de millions à se retrouver démunis de tout, même quand leurs entreprises ne tournent plus qu'au ralenti, là encore c'est parce que ces entreprises, privatisées ou pas, ne fonctionnent pas selon les critères de rentabilité et de profit capitalistes, mais continuent d'assurer à leurs travailleurs un "filet social" soins, logement, nourriture, etc. , comme s'en étonne régulièrement la presse d'ici.
Se livrant à un bilan, sept ans après la disparition de l'URSS, des commentateurs déclarèrent que son économie ne pouvait pas, comme "on " en fait, c'est d'eux qu'il s'agit l'avait cru, être rapidement transformée dans le sens souhaité par les tenants du capitalisme. Ils expliquèrent même qu'il y avait à cela une raison fondamentale : c'est un renversement de l'ancien ordre social qui avait façonné et même créé de toutes pièces l'économie soviétique après Octobre 1917. L'économie soviétique s'est développée, au point de devenir la deuxième économie du globe, sur la base de la propriété collective des moyens de production et selon un Plan central ayant fonctionné trois quarts de siècle. Sous cet angle, écrivit ainsi le journal Le Monde du 8 septembre, "la Russie ne peut être comparée ni au Chili (dont les autorités russes font grand cas, invoquant le "miracle" des dénationalisations de l'ère Pinochet) ni même à la Pologne" où le démantèlement du secteur nationalisé et la réintégration au "marché" ont été facilités par le fait que, à la différence de l'URSS, l'étatisation et la planification n'avaient été que plaquées sur les économies des anciennes Démocraties Populaires.
Pour les dirigeants de l'impérialisme, l'époque n'est plus à tresser des couronnes de laurier aux gouvernants russes pour avoir assuré, comme ils le prétendaient il y peu encore, en un temps record, le retour d'une économie planifiée et étatisée à une économie de "marché", censée garantir prospérité, développement et démocratie. Certes, ils avaient fini par ajouter des bémols à leur concert de louanges, au point qu'il ressemblait de plus en plus au célèbre "Tout va très bien madame la marquise" alors que, comme dans la chanson, les "tout petits riens" s'accumulaient. Mais, le 17 août, il fallut bien reconnaître que "tout le château était en feu" et qu'il n'y avait plus de liquide pour éteindre l'incendie. Ce jour-là, le gouvernement Kirienko décida de dévaluer le rouble. Ou plutôt, il ne put faire autrement que de le laisser couler face à une spéculation déchaînée depuis des semaines. Cela allait entraîner une réaction en chaîne dans tous les domaines de la vie sociale, à commencer par un effondrement du système bancaire du pays.
1 500 banques et un État en cessation de paiement
Les quelque 1 500 banques commerciales apparues en Russie depuis une dizaine d'années, censées financer la transition au "marché", n'ont jamais investi un kopeck dans la production, pas même dans les entreprises sur lesquelles elles ont pu mettre la main. A défaut de les faire fonctionner sur une base capitaliste, les banques et les affairistes parasitent ces entreprises et ce qu'ils retirent de ce pillage se trouve depuis longtemps à l'abri sur des comptes à l'étranger.
En revanche, ces banques, toutes sous la dépendance des grands clans de la bureaucratie, ont trouvé plus profitable de prêter à un État russe désargenté de façon chronique. En effet, alors que bureaucrates et "nouveaux riches" saccageaient l'économie réelle et les finances publiques, notamment en refusant d'acquitter l'impôt, l'État russe ne vivait plus qu'à crédit depuis des années, en particulier en émettant des GKO (bons d'État) affichant des rendements à court terme parmi les plus élevés de la planète. Pour acheter ces GKO, les banques russes avaient utilisé l'argent des déposants, mais elles avaient surtout emprunté des dollars à tour de bras. Avec le plongeon du rouble (en un mois, il a perdu plus de 60 % de sa valeur), les banques russes ont suivi, n'ayant pour rembourser des dettes en devises fortes que de la monnaie locale dévaluée. La Banque Centrale n'a bien sûr pas été épargnée : en annonçant qu'il suspendait le paiement de sa dette intérieure (le versement des intérêts sur les GKO) et extérieure (les dizaines de milliards de crédits occidentaux), l'État russe se mettait lui-même en faillite.
Foire d'empoigne et paralysie au sommet
Outre le fait d'avoir relancé l'inflation (de 43 % rien que pour les deux semaines ayant suivi la dévaluation) que le pouvoir se targuait d'avoir jugulée en ne payant plus ni ses salariés, ni ses fournisseurs, ni les pensions et en réduisant de façon drastique les dépenses utiles à la population, et outre le fait d'avoir provoqué un nouvel effondrement économique, les événements de cet été ont eu pour effet visible de relancer les luttes autour du pouvoir ainsi que le processus de désintégration du pouvoir d'État.
Alors que des rumeurs évoquaient une possible démission d'Eltsine, les dirigeants des principaux clans de la haute bureaucratie se précipitèrent pour faire acte de candidature au poste de Premier ministre et pour affirmer qu'ils étaient favorables à une diminution et à une mise en tutelle des pouvoirs du président. Leur programme pour tenter de sortir le pays de la crise, pour autant qu'ils aient jugé nécessaire de paraître en avoir un, était à peu près le même : ils promettaient de payer salaires et retraites, de relancer l'économie en faisant marcher la planche à billets, de sévir contre la spéculation, de rétablir un contrôle de l'État sur les banques et les grandes entreprises, y compris en procédant à des renationalisations.
Mais le plus clair était que, rivalisant entre eux pour accéder au pouvoir suprême, les chefs de la bureaucratie faisaient bloc contre celui qui semblait sur le point de l'emporter. Ni Loujkov, le maire de Moscou, ni Lebed, l'ex-général devenu gouverneur de Krasnoïarsk, deux chefs de clans de la bureaucratie parmi les plus en vue, n'avaient l'intention de laisser Tchernomyrdine ancien Premier ministre pressenti pour le redevenir avec le soutien d'Eltsine, du clan Bérézovski et de celui du géant de l'industrie russe Gazprom prendre l'avantage sur eux. C'est cela qui a barré la route à Tchernomyrdine, en s'appuyant sur la volonté des députés de ne pas laisser se mettre en place un gouvernement dont ils pouvaient craindre qu'il veuille reprendre en main la situation ou, en tout cas, qu'il soit le moins désarmé pour tenter de s'imposer aux baronnies régionales de la bureaucratie, dont les députés dépendent bien plus que de leurs partis respectifs. C'est cela aussi qui explique que, pour diriger le gouvernement, la Douma et les chefs de clans rivaux aient sorti de leur chapeau le nom de Primakov.
Ancien suppléant du Politburo du Parti Communiste de l'Union Soviétique du temps de Gorbatchev (un rang au sommet de l'ancien parti unique de la bureaucratie qu'avait également Eltsine peu avant de prendre la tête de la fronde contre Gorbatchev), Primakov a survécu à la chute du régime précédent. Chef du contre-espionnage sous Gorbatchev, il le resta sous Eltsine avant de devenir ministre des Affaires Etrangères de ce dernier, poste qu'il a conservé au fil des remaniements ministériels.
Aux yeux de la bureaucratie, Primakov incarne donc une certaine continuité et légitimité. Mais, en même temps, n'ayant jusqu'à présent jamais manifesté d'ambition présidentielle, il est susceptible de rassurer à la fois Eltsine et les caciques de la bureaucratie qui visent sa place. "Bigarré", comme le qualifie la presse russe, le gouvernement de Primakov est bien à l'image de ce rapport de forces au sein de la haute bureaucratie, des forces opposées qui se neutralisent faute qu'aucune soit en situation de l'emporter. Primakov s'est ainsi entouré de gens venant d'à peu près tous les principaux groupements de la bureaucratie. Comme vice-Premiers ministres, on trouve notamment un dirigeant du KPRF (le Parti Communiste de la Fédération de Russie), celui de Notre Maison la Russie (le parti de Tchernomyrdine), le gouverneur de la région de Léningrad (il s'agit de donner des gages aux chefs des provinces), tandis que plusieurs ministres sont ouvertement liés aux hauts bureaucrates, chefs de nébuleuses affairistes, les "oligarques" Potanine, Bérézovski, etc.
Le PC au gouvernement et dans l'opposition
La presse a beaucoup parlé de "victoire" communiste, parce que le KPRF aurait été, en tant que premier parti à la Douma, le tombeur de Tchernomyrdine et l'initiateur de la procédure de destitution d'Eltsine en même temps que de l'arrivée aux affaires de Primakov. Ce dernier lui aurait revalu cela en désignant un des dirigeants du KPRF, Maslioukov, au poste de premier vice-Premier ministre, c'est-à-dire de Numéro Deux du gouvernement. C'est pourtant un peu vite dit...
En effet, Maslioukov n'en est pas à son premier poste ministériel. Sous Kirienko, il occupait déjà celui de responsable de l'Economie, et cela alors que le KPRF se posait en critique intransigeant de la politique de "réformes" dudit Kirienko, et un autre dirigeant du KPRF était ministre de la Justice du gouvernement Tchernomyrdine, alors que le KPRF en disait pis que pendre, notamment auprès de l'électorat populaire victime de sa politique. Cette fois encore, le KPRF a refusé de soutenir le gouvernement, déclarant qu'il restait dans l'opposition, bien que Maslioukov soit le premier adjoint de Primakov.
Mi-septembre, l'hebdomadaire Itoghi estimait que les dirigeants du KPRF "prennent maintenant une responsabilité dans la conduite de la politique par l'exécutif (et) d'un autre côté ils essayent de continuer à jouer le rôle d'un parti d'opposition en se mettant eux-mêmes dans une situation de dédoublement des plus inconfortables". L'adverbe "maintenant" est sans doute abusif, car la chose ne date pas d'hier même si, aujourd'hui, le poste occupé par Maslioukov la rend plus visible au plan national.
Les chefs du KPRF se font sans doute encore moins d'illusions que la presse sur le fait qu'il leur sera "inconfortable" de justifier auprès de la population des mesures "anti-crise" qui se retourneront contre elle, à commencer par la relance de l'inflation. Mais, d'une certaine façon, ils n'ont guère le choix. Bien sûr, les députés de ce parti dépendent de leur électorat, mais en même temps, même en tant que parti d'opposition, le KPRF ne peut pas se tenir trop éloigné du pouvoir, qui reste, en Russie plus qu'ailleurs, la principale source dispensatrice d'avantages, de privilèges, de revenus, de postes en tout genre. On l'a vu à maintes reprises depuis 1991 qu'Eltsine dirige la Russie, le KPRF a toujours su, en tant qu'opposition de sa majesté, ne jamais refuser son appui au Kremlin quand il en avait besoin, que ce soit lors de l'assaut contre le Soviet Suprême fin 1992, lors du déclenchement de la guerre en Tchétchénie fin 1994 ou encore, en mars dernier, quand le KPRF se déconsidéra publiquement en votant l'investiture de Kirienko alors qu'il avait juré ne jamais le faire. Et l'on constate la même chose depuis des années dans certaines provinces et républiques fédérées de Russie où le KPRF participe aux gouvernements locaux, voire dirige l'exécutif régional en la personne du gouverneur.
Et puis, même si la direction du KPRF essaye de tenir une ligne qui lui permette de participer au pouvoir sans avoir à trop en subir les conséquences, ce parti, comme tous les autres groupements de la bureaucratie, obéit moins à une logique politique qu'à des considérations claniques et il lui faut compter avec les intérêts, souvent contradictoires, que défendent ses élus et dirigeants. On en a eu une preuve récente avec la démission de celui qu'on appelle le "banquier rouge", le député Sémago. Dans une lettre ouverte, il a reproché au KPRF de vouloir mettre en oeuvre des mesures, notamment de restructuration bancaire, avec lesquelles lui et ses amis du "club des entrepreneurs" qu'il dirige ne sont pas d'accord. Des députés de la fraction KPRF à la Douma ont aussi insisté pour que leur parti garde ses distances avec le gouvernement, en lui reprochant, les uns de ne pas assez représenter les intérêts des régions, les autres de trop leur laisser la bride sur le cou, ou encore soit de chercher à rétablir l'"économie administrée" brejnévienne, soit de ne pas vouloir assez reprendre en main l'économie... Du coup, le dirigeant de ce parti, Ziouganov, a dû tenter d'expliquer à la Douma et dans la presse qu'il ne soutenait pas le gouvernement tout en y participant !
Un président et un gouvernement affaiblis
Si le KPRF illustre de façon caricaturale la clanisation de la vie politique de la bureaucratie russe, et les blocages du pouvoir qui en résultent, il n'est pas le seul dans ce cas.
Si les partis représentés à la Douma ont tous ou presque obtenu des fauteuils ministériels, aucun n'a accepté de soutenir officiellement ce gouvernement où, dès les premiers jours de sa formation, les points de vue ont commencé à s'opposer quant aux mesures à prendre : sur l'attitude à adopter vis-à-vis des banques ayant spéculé avec les GKO ; sur l'opportunité de proclamer une amnistie fiscale pour les entreprises refusant de payer leurs impôts depuis des années, sous prétexte que cela permettrait de "relancer l'économie" en faisant revenir en Russie une partie des centaines de milliards de dollars que la bureaucratie a exportés illégalement ; sur l'ampleur de l'émission monétaire à laquelle procéder pour sortir les finances publiques de leur coma ; sur le fait de continuer les "réformes" ou de procéder à des renationalisations ; sur les réponses à donner au FMI et aux conditions qu'il pose pour envisager de débloquer quelques malheureux milliards de dollars de prêts...
Autant dire que si les précédents gouvernements n'avaient que peu de prise sur l'évolution de la société russe, tout en prétendant appliquer un programme défini, celui de Primakov aura bien du mal à faire même semblant. Et ce n'est pas sa décision car il a plus que jamais besoin de faire rentrer de l'argent de rétablir le monopole étatique sur l'alcool et le tabac qui prouvera le contraire : les autorités s'y sont déjà essayées dans un passé récent, mais elles se sont toujours heurtées aux mafias politico-gangstéristes qui contrôlent ces juteux domaines d'activité. Or, celles-ci, tout comme les différents clans ayant établi leur contrôle sur tel ou tel secteur de l'économie ou de l'appareil d'État, ont encore renforcé leurs positions face au pouvoir central à la faveur de la crise actuelle.
Monnaies régionales
On le sait, les forces qui minent de l'intérieur le pouvoir d'État ont leur origine dans les luttes de pouvoir au sommet de la bureaucratie qui ont abouti, voici sept ans, à la chute de Gorbatchev et à l'éclatement de l'Union Soviétique en quinze États indépendants et, ensuite, à l'autonomisation sans cesse plus poussée à l'égard du "centre" des fiefs bureaucratiques, notamment en Russie, car ce processus de sape ne s'est pas interrompu avec la disparition de l'URSS. Et une des conséquences les plus frappantes de la crise politico-financière est d'avoir donné une nouvelle impulsion aux forces centrifuges dans les régions, en fournissant à la bureaucratie locale un terrain et une occasion pour s'émanciper toujours plus de Moscou.
On connaît le rôle joué par les 89 "sujets de droit" de la Fédération de Russie (les provinces, les républiques fédérées, les "deux capitales", Moscou et Saint-Pétersbourg) dans la mise à sec des finances publiques. C'est en conservant pour eux tout ou partie des impôts perçus sur leurs territoires que les dirigeants des régions ont vidé les caisses de l'État. Certains en avaient arraché le droit au Kremlin, au début des années quatre-vingt dix, à l'issue de bras de fer conclus par pas moins de 45 "traités", ce terme officiel disant assez bien que la bureaucratie régionale traite de puissance à puissance avec l'État central. Mais, au fil des années, même les "sujets de droit" n'ayant pas signé de tels traités, se sont enhardis à agir comme les autres, conscients d'avoir un rapport de forces en leur faveur.
Cet été, dès qu'il fut annoncé que la Banque Centrale n'avait plus un sou vaillant en caisse, nombre de gouverneurs virent aussitôt quel avantage ils pourraient tirer de cette nouvelle défaillance du "centre".
A situation d'exception, il fallait des mesures exceptionnelles : "la crise pousse les régions à instaurer leur dictature sur l'économie", titra le supplément financier des Izvestia, le 8 septembre. De fait, certains chefs de région se firent octroyer les pleins pouvoirs par le gouvernement ou le parlement local ; ils réquisitionnèrent, comme en Carélie, des entreprises dépendant de l'État fédéral afin, disaient-ils, de les faire fonctionner au service de la population locale. Ceux qui ne l'avaient pas encore fait décidèrent qu'il n'était plus question de verser un sou d'impôt à Moscou. A Kémérovo, le gouverneur (membre du KPRF) décréta que désormais cette province minière constituerait sa propre réserve d'or et de métaux précieux, expliquant que cela ne privait pas l'État fédéral car cela restait entre les mains d'un "sujet" de la Fédération et que, de toute façon, l'État fédéral n'avait aucun droit sur cette réserve puisqu'il ne subventionnait plus depuis des années l'activité extractrice.
Ailleurs, des gouverneurs donnèrent l'ordre aux banques locales de rompre avec leurs maisons-mères moscovites, de ne plus effectuer aucun transfert de fonds. Puisque les dépôts bancaires étaient gelés au niveau national, des autorités locales décidèrent, sous prétexte de protéger les déposants de leurs régions, de faire passer ces fonds sous leur juridiction. Bien sûr cela contrevenait aux directives de la Banque Centrale qui voulait placer sous administration fédérale provisoire et pousser à fusionner nombre de banques en faillite, mais cela faisait aussi le jeu des dirigeants de ces banques : cela empêcherait la Banque Centrale de bloquer leurs avoirs et, si elle s'y aventurait, elle ne saisirait qu'une coquille vide. De ce point de vue, peu leur importait que certains gouverneurs aient prétendu, ce faisant, procéder à des "renationalisations civilisées", pour reprendre l'intitulé d'un projet du chef de la région de Sverdlovsk. La bureaucratie sait d'expérience que le mot importe moins que la chose : en 1991 et après, dans bien des républiques et provinces, les bureaucrates locaux avaient fait main basse sur des entreprises appartenant à l'État soviétique à la faveur de l'affaiblissement puis de la disparition de celui-ci. A l'époque, on avait parlé de "républicanisation", puis de "privatisation" des entreprises ; aujourd'hui, sous couvert de "renationalisation régionale", on pourrait bien assister à un phénomène analogue, les directions de ces entreprises s'arrangeant, en association avec les responsables de la bureaucratie locale, pour soustraire encore plus au "centre", ou à ce qu'il en reste, tout contrôle sur les sources de richesses locales.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : à l'échelle de toute la Russie, les chefs régionaux de la bureaucratie mettent à profit la crise financière et politique qui affaiblit le pouvoir central afin d'arracher encore plus de pouvoir à ce dernier.
Un peu partout, pour faire face à la dépréciation du rouble et parfois à sa disparition pure et simple (le numéraire disponible ayant été absorbé par la flambée des prix et converti en devises fortes), les autorités ont remplacé la monnaie nationale, au moins au niveau comptable, par des "unités de compte" afin de garantir un niveau minimum de transactions commerciales. Pour les entreprises habituées à régler leurs échanges par des "bons d'échange"permettant d'équilibrer les termes du troc auquel elles se livrent entre elles, la chose n'a rien de nouveau. Mais ce qui l'est, c'est qu'ici ou là les autorités allèrent plus loin en décidant d'émettre des "bons" ayant valeur de monnaie, voire comme à Samara, dans l'Oural ou en Extrême-Orient, de projeter la création de monnaies locales indépendantes du rouble. En 1992-1993, Rossel, le gouverneur de la région de Sverdlovsk, avait déjà lancé un projet de "franc ouralien" et s'était intitulé "président" d'une République de l'Oural autoproclamée. A l'époque, Eltsine l'avait destitué et il avait dû faire machine arrière. Aujourd'hui, Eltsine n'en aurait plus les moyens, et que les Rossel et compagnie finissent par formaliser ou non leurs projets de "franc ouralien" ou de "renationalisations civilisées" ne change finalement pas grand-chose à la réalité de leur séparatisme, à l'éclatement toujours plus poussé de l'État central, au fait que celui-ci se trouve toujours plus privé de ses prérogatives régaliennes.
Certes, celles-ci avaient déjà été considérablement rognées au fil de nombreux conflits d'autorité entre le "centre" et les régions : dans le domaine économique, ces dernières sont déjà largement maîtresses chez elles, elles ont aussi souvent leur constitution s'opposant à celle de la Fédération russe, leur propre parlement, leur propre exécutif, voire un gouvernement et un "président" pour le diriger. Certaines traitent déjà directement avec l'étranger, quand au fil des "traités" elles ne considèrent pas que Moscou c'est aussi "l'étranger". Disposant déjà souvent de leur propre police, les bureaucraties des régions se sont également donné les moyens, en retenant tout ou partie des impôts, de prendre sous leur contrôle les forces armées basées sur leur territoire. Un dicton russe affirme que "qui paye le musicien, décide de l'air qu'il jouera" et comme, à l'exception de la région militaire de Moscou, l'État fédéral est devenu incapable d'assurer la solde, les régions s'en chargent et ce sont leurs dirigeants qui décident de plus en plus de l'air que jouent les régiments et les généraux...
Des frontières entre les régions
S'il est un domaine où le séparatisme des dirigeants régionaux de la bureaucratie s'est étalé au grand jour, c'est bien celui de l'approvisionnement de la population. Avec le gel des transactions bancaires, nombre de fournisseurs ont cessé d'approvisionner magasins et commerces, surtout quand cela impliquait des règlements inter-régionaux. A Koursk, le gouverneur a décidé de créer un marché central avec des prix imposés proches de ceux d'avant la dévaluation. Lebed a fait de même dans son fief de Krasnoïarsk. Même chose à Khabarovsk et Vladivostok, dans le Kouzbass, dans les régions de Sverdlovsk, Samara, Voronej, etc., où l'on ouvrit des magasins spéciaux fournissant des produits de première nécessité à prix réglementés et l'on instaura, ici ou là, des cartes de rationnement. Moscou et Saint-Pétersbourg ne furent pas en reste.
Dans le même temps, aux "frontières" de chacune de ces régions, on a vu apparaître des barrages de douane sur les routes : jouant sur la crainte présumée de la population de voir "les autres" venir se servir sur place, les gouverneurs prétendaient interdire ainsi "l'exportation" des denrées et produits de base. Dans un éditorial titré "Les gouverneurs encloisonnent tout le pays", les Izvestia du 22 septembre écrivaient : "Cet interdit général (...) s'est répandu comme une épidémie", il a donné "une impulsion puissante au séparatisme, autrement plus forte que n'importe quelle propagande politique en ce sens". Bien sûr, car sous le couvert démagogique de protéger "leur" population des effets de la crise, les bureaucrates en chef des régions cherchaient avant tout à réaliser une sorte d'union sacrée locale derrière eux et dirigée en particulier contre Moscou, voire contre les régions voisines, cela afin d'affermir leur mainmise sur leur fief. Ils ne faisaient d'ailleurs que reprendre des méthodes, une démagogie dont ils avaient déjà usé durant la période 1990-1991. A cette époque dite de la "parade des autonomies", on avait vu les mêmes interdits, les mêmes barrages se mettre en place, sous les mêmes prétextes, mais cette fois à l'échelle de toute l'URSS, les caciques des républiques soviétiques et leurs clans régionaux s'étant lancés dans une épreuve de force contre Gorbatchev afin d'obtenir qu'il les laisse "encloisonner" leurs fiefs. On sait comment cela se termina : par la mise en pièces de l'Union Soviétique. Cela aboutira-t-il au même résultat, au niveau de la Russie ? En tout cas, si cela ne se passe pas ainsi, ce ne sera pas la faute de la bureaucratie, ni de sa soif de s'approprier toujours plus de pouvoir sur son pré carré et sur les richesses qui s'y trouvent.
La seule voie pour la société
Un pays en proie à des crises répétées qui s'enfonce dans le chaos, en voie d'émiettement régional, déchiré qu'il est par les gouverneurs-barons de la bureaucratie locale ; un État sans force dont les dirigeants sont vomis parce qu'ils ont pillé et laissé piller par leurs semblables l'économie et la population de ce qui fut la seconde puissance au monde... Ce constat, tout le monde peut le faire, y compris les dirigeants de la bureaucratie. Certains s'en alarment et affirment que le pays serait au bord de l'explosion sociale. L'ex-général Lebed, un démagogue qui aimerait apparaître aux yeux de la population comme un redresseur de torts et à ceux de la bureaucratie comme le seul capable de lui éviter des "débordements de masse", s'est fait une spécialité de prédire un tel cataclysme tous les six mois. Mais qu'il grossisse le trait ou qu'il dise vrai, une chose est évidente : la matière inflammable est là, accumulée par la haine de la population contre un régime qu'elle rend à juste titre responsable de la dramatique aggravation de ses conditions de vie et de l'effondrement de toute la société.
Personne ne peut deviner à quelle échéance se produiront des explosions sociales, et encore moins quel caractère elles pourront prendre. Tout le problème est de savoir quelles forces sociales pourraient les conduire et avec quelles perspectives politiques.
Oui, l'ensemble de la société russe est menacé d'une catastrophe d'ampleur colossale si rien n'arrête le cours actuel. Oui, il faut empêcher les gouverneurs et autres démagogues de parcelliser encore plus le pays, de l'enclore dans des fiefs soumis à leur dictature. Oui, l'économie ne pourra être remise en route, les entreprises ne pourront être empêchées de péricliter que si l'on établit un plan de production fondé sur les besoins de la population, en retirant la direction des entreprises, banques et exploitations agricoles des mains de ceux qui les pillent et les conduisent à une faillite généralisée. Tout cela est désormais une question de survie pour les travailleurs comme pour les consommateurs d'un bout à l'autre du pays.
A leur façon, même les sommets dirigeants de la bureaucratie le reconnaissent au moins partiellement. Déjà avant la crise, et plus encore depuis qu'elle a éclaté, on les a entendus parler de renationaliser des entreprises d'importance nationale. Pour tenter de sortir l'économie et les finances de leur état de prostration, on a rappelé au gouvernement des gens qui avaient dirigé le Plan et la Banque d'État à l'époque de l'Union Soviétique. Et des ministres, dont le premier d'entre eux, n'hésitent pas comme une bonne partie de la classe politique à dire qu'il faut arrêter les "réformes" de "marché" et en revenir, au moins partiellement, à une "économie administrée", régulée.
Mais ces gens-là sont souvent les mêmes qui portent une responsabilité directe dans les maux qu'ils prétendent soigner aujourd'hui. Ce sont eux qui ont lancé, ou approuvé, les "réformes", le démantèlement de la propriété collectivisée, la suppression de la planification. Eux qui disent maintenant qu'il faut mettre au pas les gouverneurs "séparatistes" ont tous, à un moment ou à un autre, joué du séparatisme, l'ont encouragé quand il servait leurs buts et ambitions. Comment la population pourrait-elle leur faire confiance ? Et même s'ils voulaient, vraiment, mettre en oeuvre les mesures anti-crise dont ils parlent, même si l'on supposait qu'elles ne se fassent pas "sur le dos du peuple, au lieu d'être à son service" comme le dénonçaient des manifestants à Saint-Pétersbourg ces jours-ci, comment ces dirigeants d'un État déchiré et réduit à une impuissance chaque jour plus patente vis-à-vis de sa propre bureaucratie, auraient-ils subitement la force, la volonté de contraindre cette bureaucratie dont ils sont issus ?
Et puis, bien avant l'éclatement au grand jour de la crise de la bureaucratie et de sa décomposition, c'est cette même couche sociale de bureaucrates qui s'est appropriée l'économie étatisée créée grâce à la révolution prolétarienne, qui l'a dénaturée et qui a commencé à démolir la planification bien avant de l'avoir officiellement supprimée.
Non, même quand certains ministres parlent aujourd'hui de prendre des mesures d'urgence pour sauver le pays, l'économie et la population du désastre et de la misère, il est impossible de leur faire confiance. Ce ne sont pas leurs bribes de discours stalino-brejnéviens assaisonnés de proclamations populistes et isolationnistes qui peuvent ouvrir une quelconque perspective d'avenir pour la société.
Cette perspective, elle ne peut que s'opposer radicalement à tous les courants de la bureaucratie, qu'ils se disent favorables au "marché" ou qu'ils préfèrent aujourd'hui mettre l'accent sur plus de contrôle étatique. C'est pourquoi, une telle perspective ne peut se situer que sur le terrain de la défense des intérêts sociaux et politiques de la classe ouvrière.
Car il est manifestement de l'intérêt de la classe ouvrière de préserver ce qu'il reste d'étatisé dans l'économie ex-soviétique et de soustraire les autres entreprises au contrôle des clans bureaucratiques, des "oligarques". Il est de l'intérêt de la classe ouvrière, et derrière elle de toute la population, de remettre en route les entreprises qui ont été fermées, ou qui tournent au ralenti, de décider d'un Plan qui rétablisse les liens que la bureaucratie a brisés ou affaiblis entre tous les secteurs de la production, des échanges et de la consommation, d'instaurer une planification qui n'aurait rien à voir avec sa caricature stalinienne et ses avatars brejnévo-gorbatchéviens : elle devrait être élaborée par et pour les travailleurs et les consommateurs, de la façon la plus démocratique, et contrôlée en permanence par eux, faute de quoi précisément une économie collectivisée et planifiée ne peut fonctionner harmonieusement. Une telle réorganisation de l'économie, cela va sans dire, rejetterait les conseils intéressés des mentors actuels des dirigeants russes le FMI, la BERD, la Banque Mondiale, etc. et plus encore leurs prétentions à exiger de la population qu'elle rembourse des crédits dont elle n'a jamais vu la couleur et qui, bien souvent, n'ont jamais quitté les banques occidentales. Si spéculateurs et financiers veulent revoir leur argent, qu'ils se débrouillent avec ceux qui l'ont détourné, ces bureaucrates dont les comptes bancaires ne doivent pas être difficiles à atteindre puisqu'ils se trouvent en Occident ! Bien sûr, tout cela suppose que la classe ouvrière évince la bureaucratie de tous les leviers de commande, qu'elle fasse rendre gorge aux pillards et autres "nouveaux riches", qu'elle les mette hors d'état de nuire, bref qu'elle balaye du pouvoir la bureaucratie et la faible nouvelle bourgeoisie apparue dans son ombre. Pour exercer leur propre pouvoir, les travailleurs devront retrouver le chemin et la tradition des conseils ouvriers les soviets où ils décideront démocratiquement de leurs affaires, de celles du pays, élisant pour les représenter, quand ce sera nécessaire, des travailleurs du rang, connus de tous, à l'exclusion de tout représentant des anciennes couches sociales privilégiées.
Evidemment, pour que prenne corps et vie un tel programme de réorganisation révolutionnaire de la société, il faut une force sociale pour le porter. Cette force, elle existe, c'est la classe ouvrière. Mais, en Russie comme ailleurs, il ne lui suffit pas d'exister pour accéder à la conscience de sa force, de ses intérêts politiques et des tâches qu'elle a à réaliser. Pour cela, il lui faut des organisations, des partis qui incarnent cette conscience, des femmes et des hommes qui défendent en son sein, et en son nom devant toute la société, une telle perspective.
De ce point de vue, le problème reste entier. Les forces capables d'aider la classe ouvrière à devenir le moteur d'une transformation radicale de la société russe surgiront-elles ? Depuis une dizaine d'années, cette question conserve la même brûlante actualité. Mais, précisément, elle ne se pose plus aujourd'hui dans les mêmes termes qu'il y a dix ans. Au tournant des années quatre-vingt dix, la classe ouvrière pouvait partager les illusions de la petite bourgeoisie quant à ce que le "marché" pourrait lui apporter. Mais en 1998, ces illusions n'existent plus dans l'immense majorité de la population. Une partie de la petite bourgeoisie elle-même la presse du régime le déplore assez les a vues fondre en même temps que ses économies ces dernières semaines. Le prolétariat, lui, a perdu ses illusions bien avant, quand les salaires ont commencé à ne plus être versés, quand les entreprises se sont mises à licencier ou fermer et, aussi, quand il a commencé à réagir contre le sort qui lui était promis.
Bien sûr, cela ne suffit pas à faire que la classe ouvrière retrouve le chemin de la lutte pour un programme révolutionnaire. Mais cela peut contribuer à lui frayer la voie.