Russie-Tchétchénie - Eltsine assure sa succession dans le sang01/02/20002000Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2000/02/48.png.484x700_q85_box-18%2C0%2C577%2C809_crop_detail.png

Russie-Tchétchénie - Eltsine assure sa succession dans le sang

Cela n'a pas traîné. Le 1er octobre, le président russe Eltsine et son nouveau Premier ministre Poutine lançaient leur armée sur la Tchétchénie ; le 19 décembre, ils remportaient les élections législatives ; douze jours plus tard, Eltsine passait la main, intronisant Poutine président par intérim.

Ce même 31 décembre, le nouveau président signait son premier oukase, assurant "des garanties en matière légale et sociale" à Eltsine, "aux membres de sa famille" et "aux proches vivant avec lui". Ils conserveront donc la plupart des avantages et privilèges afférents à la fonction présidentielle. Mais surtout, et c'est le principal pour la "Famille", nom sous lequel le clan Eltsine est désigné en Russie, ce décret assure une immunité judiciaire à vie à l'ancien président et à son clan contre les "arrestations, perquisitions, fouilles et interrogatoires". Une façon d'avouer cyniquement avoir volé et, en même temps, de proclamer que l'on s'accorde l'impunité.

Sur la lancée, Eltsine a avancé au 23 mars l'élection présidentielle, initialement prévue en juin. Poutine "a les plus grandes chances de l'emporter" constate, comme d'autres dignitaires, opposants ou non d'Eltsine, le président de la Douma sortante (la Chambre des députés) et membre dirigeant du Parti Communiste de la Fédération de Russie. Eltsine a en effet rapproché le scrutin afin d'éviter à son poulain d'avoir à affronter une opinion de plus en plus hostile alors que l'armée s'enliserait dans un bourbier sanglant, comme lors de la guerre russo-tchétchène précédente. Ainsi, si Eltsine parvient à faire élire Poutine, son clan ne sera pas écarté du pouvoir et surtout il ne risquera pas de voir les hommes d'un clan dirigeant rival lui demander des comptes, au propre comme au figuré, ni le traîner en justice, comme certains envisageaient de le faire, il y a quelques mois.

Une guerre ayant déjà fait des milliers de morts civils, rasé nombre de bourgs de Tchétchénie et menaçant de rayer de la carte sa capitale Grozny, une ville de 200 000 habitants, voilà ce dont aura eu besoin la "Famille" pour sauver sa mise politique et financière.

Les habits neufs du régime et ses vieux problèmes

Alors que son second mandat présidentiel venait à son terme sur fond de crise politique, économique et sociale et dans une ambiance de fin de règne et de scandales, Eltsine a réussi à redresser la situation à son profit et à celui de son clan. Il laisse un pays exsangue, une économie pillée par ceux qui se partagent le pouvoir, mais il devrait conserver son butin. Ce dernier n'est pas mince : il se chiffrerait car malgré les révélations sur les détournements de fonds gigantesques de la "Famille", on ne sait rien de précis à des milliards de dollars.

Ancien haut bureaucrate soviétique, membre au Bureau Politique du parti unique au milieu des années quatre-vingt et chef de ce parti pour Moscou, Eltsine avait su utiliser les luttes au sommet de la bureaucratie d'alors pour se hisser au pouvoir en en chassant Gorbatchev. Pour cela, lui et d'autres hauts bureaucrates (devenus pour la plupart, comme lui, dirigeants des États issus de l'URSS) avaient fait assaut de démagogie, se présentant chacun comme celui qui laisserait la bride sur le cou à ceux qui, au sein de la bureaucratie et de la petite bourgeoisie russes, rêvaient d'enrichissement rapide, alors baptisé "retour à la démocratie" et "restauration du marché".

Dix ans après, l'Union Soviétique n'existe évidemment plus. Dans les États qui ont tant bien que mal pris sa suite, les forces sociales sur lesquelles les Eltsine s'étaient appuyés, ont continué leur oeuvre destructrice, repoussant loin en arrière cette région du monde, tant économiquement que socialement. Les dignitaires de l'ancien régime, les affairistes nouveaux venus et les gangsters prospérant dans leur ombre pour autant que l'on puisse distinguer les uns des autres ont saccagé l'économie, jeté la population dans le dénuement, s'affairant, comme avant mais à une tout autre échelle et sans qu'aucune autorité ne puisse plus les réfréner, à parasiter l'ensemble de la société. Cela, bien sûr, sans rien construire, même pas ce "marché" dont Eltsine et consorts s'étaient fait un drapeau sous lequel rallier des partisans et recueillir les applaudissements de l'Occident.

Quant à l'État soviétique, brisé par Eltsine et ses homologues dirigeant les républiques soviétiques, les appareils étatiques lui ayant succédé sont encore plus morcelés et impuissants que ne l'était celui de Gorbatchev à la veille de la disparition de l'URSS, fin 1991. Le tandem Eltsine-Poutine a tenté de le faire oublier en écrasant sous ses bombes la petite république tchétchène, ce qui a servi de tremplin à un Poutine campant à l'homme à poigne. Cette guerre a aussi, un temps, fait taire les critiques adressées à Eltsine par la caste dirigeante, mais elle n'a ni fait cesser les luttes et rivalités au sommet, ni encore moins soumis à l'apprenti-homme fort du Kremlin les mille et une féodalités politico-économico-mafieuses que les dirigeants de la bureaucratie russe se sont taillées dans les dépouilles de l'Union Soviétique. Même si Poutine parvient à réduire la Tchétchénie indépendantiste ce qui n'a rien d'assuré, car le Kremlin sortit vaincu de la précédente guerre, en 1996 , celui-ci n'en aura pas pour autant fini avec sa propre bureaucratie, ses chefs et sous-chefs qui n'acceptent la Fédération de Russie que tant qu'elle reste un conglomérat de pouvoirs plus ou moins indépendants du centre. Demain, l'ordre du régime règnera, peut-être, sur les cimetières tchétchènes : ce n'est pas pour autant que ce régime sera capable de faire respecter ses ordres en son propre sein et dans son propre pays.

Lors du putsch d'août 1991, Eltsine aurait parachevé sa course au pouvoir juché sur un char (même si l'imagerie d'Epinal du régime tait que, s'agissant d'une unité acquise au camp eltsinien, le risque était faible). En 1993, ses tanks bombardaient le Soviet Suprême pour réduire la fronde parlementaire. De 1994 à 1996, il jetait déjà son armée sur la Tchétchénie pour tenter d'affermir son pouvoir contesté en Russie même. Aujourd'hui, Eltsine passe le relais en s'appuyant sur les tanks et bombardiers que son dauphin envoie en Tchétchénie. Pour ne s'en tenir qu'à son aspect militaire, le palmarès d'Eltsine est éloquent. Au moins autant que les termes choisis par les dirigeants occidentaux pour le saluer après son départ en une retraite garantie paisible et dorée, tel Clinton disant de lui que les historiens retiendront l'homme "qui a guidé la Russie sur le chemin de la démocratie". Les historiens, cela reste à voir. Mais les Tchétchènes sûrement pas, la majorité des Russes non plus, et pour cause ! Des "détails", pour les hommes politiques de l'impérialisme. Pour eux, Eltsine peut massacrer le peuple tchétchène et diriger un régime qui a réduit la population russe à la misère, c'est un "démocrate". N'a-t-il pas, en pleine guerre, assuré sa passation de pouvoir par des élections législatives ? Certes, il a déjà installé son successeur, mais il a aussi prévu l'onction du suffrage universel pour faire ratifier son choix.

Eltsine, tombeur de Gorbatchev et liquidateur de l'URSS, en qui les dirigeants occidentaux avaient voulu voir l'introducteur du "marché" et de la démocratie en Russie (avant d'en rabattre dans leurs louanges ces dernières années), aura quand même fini par concrétiser à sa façon certains des espoirs que l'Occident disait placer en lui.

En huit ans passés à la tête de la Russie, deux guerres, une mise à sac du pays par la caste dirigeante, avec pour conséquence l'effondrement du niveau de vie de l'immense majorité de la population, le régime eltsinien a appris au moins une chose : pour obtenir un brevet de respectabilité internationale des puissances dites démocratiques, il convient de mettre quelques formes politiques à la guerre sociale que les privilégiés mènent au reste de la société. La tenue d'élections, autres qu'à candidatures uniques comme auparavant, fait donc maintenant partie de l'habillage "démocratique" du régime russe.

Quant au fond, cela ne change bien sûr pas grand-chose : la population a désormais le droit de choisir parmi divers brigands ceux qui l'opprimeront et la dépouilleront entre deux scrutins. Et la presse dans son ensemble reste aux ordres comme au temps de la dictature. Mais, avec la coexistence de pouvoirs rivaux, les ordres peuvent venir de plusieurs centres de décision : la "liberté de la presse", tant vantée par les chantres de la "démocratisation" à la Eltsine, reflète surtout la guerre entre clans bureaucratiques par médias interposés. Quant aux médias nationaux et surtout la télévision, ils contrebalancent, au profit du pouvoir central, l'influence des appareils et réseaux clientélistes des gouverneurs de région, chefs de l'exécutif d'une république fédérée et autres maires de grandes villes. L'éclatement de l'État en une mosaïque de pouvoirs rivaux s'est manifesté à nouveau lors des élections législatives de décembre : la carte des résultats reflète assez bien celle des fiefs territoriaux des potentats de la bureaucratie, en même temps que leur degré d'indépendance à l'égard du Kremlin. Dans les régions pauvres, celui-ci a pu, à coups de subventions, rallier à sa cause l'appareil du pouvoir local en convainquant ses dirigeants de ce qu'ils avaient à y gagner. Mais dans les villes et les provinces plus riches, les partis soutenus par des chefs locaux de la bureaucratie ou par des clans nationaux opposés à celui d'Eltsine ont souvent taillé des croupières au parti présidentiel, avec des scores parfois brejneviens.

Mais ce qui a dominé ce scrutin, c'est évidemment que le régime a lancé son armée sur la Tchétchénie, une guerre voulue et utilisée par lui afin, d'abord, de gagner les élections et, ensuite, les deux étant liés, de régler quelques-uns de ses problèmes internes.

Les rapports conflictuels entre le Kremlin et Grozny, la capitale tchétchène, n'ont rien de nouveau : le premier ne veut pas de l'indépendance proclamée, voici neuf ans, par la seconde, d'où une première guerre, il y a cinq ans. Mais à ces causes générales relativement anciennes et de ce point de vue, la Tchétchénie n'est qu'un des "désordres" dans lesquels se débat le pouvoir russe d'autres se superposent, qui relèvent des luttes pour le pouvoir au sommet de l'État russe. Dans le cas présent, il s'agissait pour un pouvoir toujours aussi contesté de l'intérieur, de réussir à changer de tête sans changer de mains.

La Russie dans le miroir tchétchène

Ancienne république autonome au sein de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie (RSFSR), elle-même l'une des quinze républiques constituant l'Union Soviétique, la Tchétchénie a déclaré son indépendance jamais reconnue par Moscou, ni presque par aucun État au monde en novembre 1991, alors que l'URSS éclatait. La Tchétchénie ne participe pas à la Confédération des États Indépendants (CEI), qui a tant bien que mal pris le relais de l'URSS dans douze de ses anciennes républiques, et offre un exemple extrême de l'état de désagrégation et de pourrissement avancé de ce qui a pris la suite de l'État soviétique, avec ce que cela implique pour les populations concernées.

C'est un mois avant que les dirigeants politiques russes, ukrainiens et biélorusses ne décident de saborder l'Union Soviétique qu'ils disloquaient depuis des années en s'y constituant des fiefs de moins en moins contrôlables par le pouvoir central que les autorités tchétchènes decrétèrent leur indépendance. Tout occupés à faire de même à un autre niveau, Eltsine et la haute bureaucratie russe ne purent ni ne voulurent s'y opposer. A court terme, ils y trouvaient même leur compte : la "parade des souverainetés" (la cascade de déclarations d'indépendance par les dirigeants des diverses entités de l'URSS) vidait de sa substance l'union des républiques soviétiques et, en privant de légitimité le pouvoir central incarné par Gorbatchev, débarrassait de sa tutelle les chefs des républiques.

Ce qui avait été la République autonome de Tchétchéno-Ingouchie au sein de la RSFSR se sépara donc de l'URSS et de la Russie, mais aussi de son quart occidental, les dirigeants de l'Ingouchie entendant rester maîtres chez eux. Au regard d'une URSS encore récemment unifiée de près de 300 millions de citoyens, l'émiettement de l'État semblait à son comble. Ce processus n'avait pourtant pas atteint son terme, la suite allait le montrer.

En Tchétchénie notamment, le pouvoir indépendant n'avait d'État que le nom : avant même de prendre forme, il se délitait en un chaos ingouvernable. Doudaïev, un général tchétchène de l'armée soviétique, était devenu président à Grozny, la capitale. Mais sans pouvoir s'imposer au-delà, contrecarré qu'il fut dès le début par des clans contrôlant chacun leur fief. Sous leur règne, détournements de la propriété publique, extorsions de fonds, enlèvements contre rançon, rackets et trafics en tout genre devinrent des activités prospères d'une économie tchétchène pillée avec d'autant plus de férocité que, après avoir mis les entreprises en coupe réglée, il n'y eut bientôt plus grand chose à y voler.

Eltsine n'avait bien sûr pas abandonné la perspective de ramener ce pays dans son giron. Mais il n'en avait pas les moyens, confronté qu'il était au même type de fronde dans toute la Russie, y compris dans des régions plus vitales pour le Kremlin que la Tchétchénie. Dans un premier temps, il s'instaura donc un compromis entre Moscou et Grozny : le Kremlin laissait Doudaïev parler d'indépendance et prélever sa part du butin local, étant entendu que resteraient russes les raffineries de Grozny et la portion tchétchène de l'oléoduc acheminant le pétrole de la Caspienne, source d'approvisionnement et de rentrées de devises sur le marché mondial pour la Russie. Un statu quo d'autant plus instable que les autorités de Moscou et encore moins celles de Grozny n'avaient pas les moyens de le faire respecter, les unes et les autres se trouvant tiraillées entre des factions de leur propre pouvoir et contestées par des clans adverses.

Président du Soviet Suprême de Russie, et allié d'Eltsine avant de se dresser contre lui, Khazboulatov, un bureaucrate russe d'origine tchétchène, avait ses intérêts et clients sur place, différents de ceux de Doudaïev et d'Eltsine. Ce dernier, tout en ayant passé un accord de fait avec Doudaïev, contribuait à l'affaiblir au profit de groupes rivaux dont les hommes guerroyaient, au nom d'un nationalisme pan-caucasien teinté d'islamisme, dans des régions ayant fait sécession de la Géorgie voisine. Le Kremlin espérait faire ainsi d'une pierre deux coups : accroître ses moyens de pression sur le régime de Doudaïev et sur des autorités géorgiennes rechignant à intégrer une CEI au travers de laquelle Moscou tentait de maintenir son influence et un minimum de cohésion en ex-URSS. On sait à quoi cela a abouti.

La CEI, cette Communauté des États Indépendants, contradictoire dans son nom même, n'existe qu'en pointillés, paralysée qu'elle reste par les égoïsmes antagoniques des États qui la composent. Dans le Caucase, ces antagonismes et l'éclatement des États en féodalités entretiennent un climat permanent de guerre larvée, et parfois ouverte, vis-à-vis de l'extérieur comme à l'intérieur de chaque pays. S'agissant d'une Tchétchénie en proie au brigandage de bandes armées, on ne peut même pas parler, comme à propos de la Géorgie, d'affaiblissement du pouvoir d'État car, pour cela, encore faudrait-il qu'il en subsiste autre chose que l'ombre. Fin 1994, l'appui de son propre clan faisant défaut à Doudaïev, le Kremlin crut son heure venue : vingt mois durant, les troupes russes ravagèrent le pays. La guerre provoqua l'exil de centaines de milliers de ses habitants, et causa la mort de dizaines de milliers d'autres et de milliers de soldats russes.

Les généraux russes l'avaient présentée comme gagnée d'avance ; elle allait, tel un boomerang, revenir frapper le pouvoir eltsinien. D'abord, elle dressa contre lui la population tchétchène qui avait bien des raisons de se détourner de Doudaïev. L'agression militaire la rejeta dans les bras de ses dirigeants et des chefs de guerre locaux : ils rançonnaient le pays depuis des années mais, parce qu'ils disposaient d'armes, ils offraient une chance de se venger de l'armée russe. Malgré sa supériorité numérique et matérielle, celle-ci n'arriva jamais à tenir le terrain et pas seulement à cause de la résistance tchétchène : elle se défaisait à vue d'oeil. En Russie, des gouverneurs refusaient l'envoi au front des conscrits de leur région. Sur place, de hauts gradés démissionnaient ; d'autres, plus nombreux, s'enrichissaient en détournant le budget militaire ; des officiers vendaient armes et vivres au camp d'en face. Les désertions se multiplièrent et, quand l'état-major ne put plus cacher qu'il envoyait ses soldats à l'abattoir, on vit même des mères venir sur le front et n'en repartir qu'avec leurs fils.

Jusqu'alors une des rares institutions à ne pas avoir trop pâti du démembrement de l'URSS, l'armée risquait de voler en éclats. La corruption et la vénalité de ses cadres, les conflits de pouvoir au sommet de l'État et dans les régions se réfractant dans cette armée cela donnait, aux yeux de tous, un tableau condensé mais saisissant de l'état du régime eltsinien. C'est donc en catastrophe, à quelques semaines d'une élection présidentielle de 1996 qui s'annonçait mal pour lui, qu'Eltsine dut se résoudre à signer la paix et à retirer ses troupes. Le Kremlin s'engagea à reconstruire le pays et à y accepter la tenue d'un référendum sur l'indépendance en 2001.

D'une guerre à la suivante

En Tchétchénie, à la pauvreté succédait la misère au milieu des décombres. Le nouveau président, Maskhadov, et le maire de Grozny détournaient les fonds de l'aide internationale. Ceux promis par le Kremlin connurent le même sort. Du moins, le peu qui en fut versé, les gens au pouvoir à Moscou ne laissant rien dans les caisses d'un État russe qu'ils ponctionnent pour leur propre compte. Un bureaucrate-affairiste, Berezovski, s'est même vanté d'avoir été le seul à "aider la Tchétchénie", disant avoir tiré de sa poche (garnie sans peine car sa fortune tient à ses liens avec la "Famille") trois millions de dollars, remis au chef de guerre Bassaïev... protecteur des intérêts pétroliers du Kremlin dans la région.

Bien sûr, les Bassaïev, Khat et autres n'avaient ni disparu ni cessé de pressurer la population sous le poids de leurs cliques. Héros de la résistance antirusse, ces "émirs" avaient même renforcé leur emprise sur le pays, y imposant par endroits la charia comme un moyen de plus pour soumettre la population. Mais, islamique ou pas, c'est leur loi qu'ils ont imposée à cette dernière. Le Kremlin a beau jeu de qualifier de terroristes ces chefs de guerre qu'il combat et utilise tour à tour, il ne peut faire oublier que ce terrorisme s'est d'abord et surtout exercé contre la population tchétchène. Tout comme celui d'État mis en oeuvre au cours de deux guerres par le régime russe au nom d'une prétendue lutte contre le terrorisme.

Celui-ci prétend mener non pas une guerre mais une "lutte contre le terrorisme international" en Tchétchénie, arguant du fait que Bassaïev et ceux de son espèce ont le soutien financier d'États du Golfe arabo-persique. Mais cela ne change rien au caractère infâme d'une guerre dont les civils sont les otages et premières victimes, ni au fait que le régime russe a plus que contribué au développement du terrorisme. En le finançant quand Eltsine, Berezovski et consorts y trouvaient leur compte et, plus encore, par leur politique. Car elle a servi d'agent recruteur aux Bassaïev, Khat et autres en ne laissant souvent pas d'autre choix que de les rejoindre à ceux qui avaient tout perdu. C'est cette politique qui a, en Tchétchénie, jeté dans les bras des chefs terroristes des jeunes révoltés par ce que Moscou faisait subir à leur pays, mais aussi écoeurés par les autorités corrompues de Grozny. Entre devoir travailler pour la gloire de ces dernières (les fonctionnaires tchétchènes n'ont reçu aucun salaire en trois ans) ou s'exiler dans les grandes villes de Russie (et tomber sous la coupe de gangs ou de la police), combien de ces jeunes ont préféré une troisième solution : saisir l'arme que leur tendaient les chefs terroristes, "wahhabites" ou non, que dénonce un pouvoir eltsinien responsable de leur prolifération ?

Quant au président tchétchène, Maskhadov, comme son prédécesseur, il ne tenait que la capitale. Et encore, grâce à Moscou qui lui fournissait gratuitement gaz et électricité pour avoir barre sur lui. Affaibli politiquement par ce rôle de quasi-marionnette, discrédité par le train de vie que lui et ses proches affichaient au mépris de la misère ambiante, il ne représentait pas une grande menace pour le Kremlin. Certes, par sa seule existence, la Tchétchénie indépendante narguait Moscou. Mais elle le payait d'un prix si élevé qu'une partie de la population commençait à ne plus vouloir d'un tel État ni d'une telle indépendance, un rejet englobant les Bassaïev et autres, s'il faut croire ce que relatent des correspondants de guerre occidentaux, dont certains affichent pourtant leur sympathie pour le camp indépendantiste.

Le clan Eltsine et sa guerre

Mais ce n'est bien sûr pas pour aider la population tchétchène à se débarrasser des Maskhadov, Bassaïev, etc., que le régime d'Eltsine la bombarde depuis le 1er octobre ! C'est parce que les dignitaires moscovites ont estimé qu'infliger une saignée au peuple tchétchène apporterait du sang neuf à leur propre pouvoir.

Et pour mettre en condition l'opinion publique russe avant de lui imposer cette guerre, ils n'ont pas lésiné sur les moyens. Dans ce but, cet été, le Kremlin a utilisé sinon suscité les incursions d'hommes de Bassaïev dans une république russe voisine de la Tchétchénie, le Daghestan. A deux reprises, ces bandes ont pu occuper des bourgades, y proclamer une république islamique tchétchéno-daghestanaise et se retirer sans que l'armée russe leur cause de réels dommages. Des observateurs ont trouvé cela suspect, mais la presse russe n'en a guère fait état. Dans la foulée, éclata une série d'attentats visant des immeubles d'habitation de grandes villes russes, dont Moscou. La presse s'aligna aussitôt sur la version des autorités : c'était l'oeuvre des "terroristes tchétchènes", il fallait les châtier.

De preuves, le pouvoir russe n'en avait pas, et n'en a toujours pas, ce qu'a confirmé Berezovski dans une récente interview à un quotidien français. Mais le clan Eltsine (auquel appartient Berezovki) tenait là un prétexte pour sa guerre. Loujkov, maire de Moscou, lui emboîta le pas. Candidat déclaré à la succession d'Eltsine, il avait été accusé par ce dernier de ne pas assurer la sécurité des Moscovites, alors qu'il a bâti son image de présidentiable sur l'idée qu'il aurait fait de la capitale un havre de bien-être. Renchérissant dans l'ignominie raciste sur le gouvernement, qui assimilait tous les Tchétchènes à des terroristes, et reprenant une campagne sécuritaire à laquelle il s'était essayé dans le passé, Loujkov déclara la guerre aux cent mille Tchétchènes de Moscou. La police se lança dans une chasse au faciès, multiplia les contrôles dans les rues et les arrestations domiciliaires sur présomption d'origine caucasienne, parqua des milliers de gens dans des camps de rétention où beaucoup furent tabassés, parfois à mort. La presse, les partis et les hommes politiques, au pouvoir comme dans l'opposition, rivalisaient, chacun voulant se montrer plus "patriote" et anti-tchétchène que l'autre.

Il y eut bien quelques couacs : des milices de surveillance des immeubles s'étant constituées ici et là, un groupe d'habitants de province repéra des suspects et les remit à la police. Ils transportaient des explosifs, mais ne s'avérèrent pas tchétchènes : c'étaient des Russes membres des services spéciaux. Durant tout ce mois de septembre où les attentats firent près de trois cents morts, il n'y eut que ce cas de "terroristes" arrêtés. Les autorités étouffèrent l'affaire d'autant plus vite que certains se demandaient si ces explosions n'avaient pas une origine autre que tchétchène mais proche du pouvoir : on prétendit avoir voulu tester la vigilance populaire et expliqua que, faute d'avoir pu arrêter des terroristes, il fallait aller les chercher chez eux, en Tchétchénie. Poutine se déclara prêt à "aller les buter jusque dans leurs chiottes", tenant à marquer jusque dans son langage qu'il était un homme d'action, et même d'actions très spéciales puisqu'il a dirigé le FSB, nouveau nom du KGB.

Après deux mois de ce matraquage, policier, des Tchétchènes à Moscou et, propagandiste, de la population russe, la machine de guerre eltsinienne s'ébranla. Instruit par ce qui s'était passé en 1994-1996, quand la population s'était montrée de plus en plus hostile à la guerre, le pouvoir russe tenta, cette fois, de l'atteler à son char de combat. Dans un premier temps, l'état-major évita d'envoyer des appelés en première ligne : en 1994-1996, l'infanterie y avait subi de grosses pertes, ce qui avait fait réagir l'opinion publique. Les généraux annoncèrent qu'ils noieraient toute résistance sous un feu d'artillerie et de bombardement aérien, l'infanterie n'intervenant que pour occuper le terrain. C'était censé rassurer les parents de soldats. Mais on se garda de leur dire qu'Eltsine venait d'abroger un oukase pris sous la pression publique après la première guerre de Tchétchénie et stipulant qu'aucun appelé n'irait au front avant la fin de sa première année de service militaire. Car l'état-major se targue d'appliquer la tactique de l'OTAN contre la Serbie, celle des bombardements aériens massifs dits "zéro mort" zéro mort devant s'entendre pour l'armée russe, pas pour les "dommages collatéraux", terme sous lequel les généraux de l'OTAN ensevelissaient leurs victimes civiles ; ceux de Poutine et d'Eltsine font de même, mais sans reprendre l'expression. De cela, la presse russe ne dit rien : elle se borne à reprendre les communiqués militaires. A la demande des autorités, elle s'est interdit d'utiliser le mot "guerre", ne parlant que d'"opération anti-terroriste". Pour elle, les victimes civiles n'existent pas. Elle préfère montrer des camps de réfugiés ou des officiels pérorant, loin du front, dans les zones conquises. Quant aux soldats russes, leurs pertes sont systématiquement minorées, voire niées.

Combien de temps l'autocensure des médias masquera-t-elle la réalité de cette boucherie ? Sans doute aussi longtemps que les cercueils de plomb ne seront pas trop nombreux à revenir à l'arrière. Et cela ne devrait pas tarder car, même si Grozny tombe, personne n'a oublié que, lors de la première guerre, les villes tchétchènes avaient été prises, et plusieurs fois, sans que cela arrête le bain de sang. Un souvenir encore trop frais pour que la population ait de réelles illusions et sur ce qui se passe en Tchétchénie et sur ce dont sont capables ceux qui gouvernent la Russie.

Les premières semaines de cette guerre ont certes profité à ces derniers. Cela a servi plus que desservi Poutine auprès d'une partie de l'électorat, ne serait-ce que par contraste avec un pouvoir qui apparaît, depuis des années, au moins aussi faible que corrompu. Cette guerre a aussi permis au régime de faire taire son opposition officielle, d'obtenir son ralliement au nom du patriotisme et, ainsi, d'emporter les législatives. Mais si cela témoigne d'une chose, c'est d'abord que ces partis et hommes politiques dits d'opposition, même quand ils se prétendent communistes ou socialistes, ne sont que des ennemis des travailleurs, comme ceux qui se trouvent actuellement au pouvoir. Evidemment, le Kremlin les a électoralement piégés sur le terrain du bellicisme car, quitte à choisir entre des va-t-en guerre, ceux qui menaient la guerre avaient l'avantage sur ceux qui marchaient au pas derrière eux. Mais ils ont volontairement accepté ce piège car, à tout prendre, les dirigeants de la bureaucratie, ceux du Kremlin comme ceux qui rêvent de les y remplacer, préfèrent saouler le peuple de musique militaire et masquer derrière la fumée des canons leur responsabilité dans son appauvrissement plutôt que de voir la population leur demander des comptes.

Cette "campagne militaro-électorale", comme titrait l'hebdomadaire Moskovskié Novosti, a bien sûr d'abord profité au clan Eltsine. Elle lui a permis de faire oublier ce que certains journaux avaient, ces mois derniers, révélé de ses turpitudes : ses comptes en Suisse ou dans les paradis fiscaux off-shore, ses milliards volés à une population qui attend souvent des mois avant de toucher un salaire misérable. Cela a coupé l'herbe sous le pied à d'autres clans dirigeants ceux de Loujkov, le maire de Moscou, ou de l'ancien Premier ministre Primakov qui espéraient capitaliser le dégoût que cela provoque dans l'électorat afin d'emporter les législatives et de se placer pour l'élection présidentielle prochaine. Mais, sur un plan social et non plus politicien, c'est finalement l'ensemble de la caste dirigeante, toutes tendances confondues, et non pas le seul clan Eltsine, qui avait intérêt, sous peine de sombrer dans un discrédit complet, à ce que tout cela retombe dans l'ombre. Et c'est aussi cela que le clan dirigeant, celui d'Eltsine, a cherché à faire oublier au plus grand nombre avec cette guerre.

Combien de temps y parviendra-t-il ? Poutine espère évidemment tenir jusqu'à mars prochain, le temps de rendre permanent son poste de président par intérim. Pour Eltsine et la "Famille", l'échéance est la même. Mais d'ici là, si la guerre prenait une tournure défavorable pour Poutine, le clan du pouvoir aurait encore la possibilité de troquer ce dernier pour sa doublure "humanitaire", le ministre des situations d'urgence, ce Choïgou qu'il tient en réserve, comme lorsqu'à la veille de la présidentielle de 1996, Eltsine remplaça quelques ministres trop impliqués dans la guerre d'alors et sortit Lebed de sa manche, ce général démagogue promu "pacifiste" le temps de donner le change.

La Tchétchénie des uns, la Serbie des autres

A la différence des puissances impérialistes écrasant sous leurs bombes les civils serbes et kosovars, l'an dernier, le pouvoir eltsinien n'a pas jugé nécessaire de couvrir de mensonges pseudo-humanitaires la guerre qu'il mène au peuple tchétchène. Et finalement, c'est cela que les Clinton, Chirac, Jospin, etc., lui ont reproché quand, après l'avoir laissé massacrer sans mot dire deux mois durant, ils ont fait mine de hausser le ton. Eltsine et les siens ont encore des leçons de savoir-tuer hypocrite à prendre auprès d'eux pour pouvoir être tout à fait admis dans le monde des gardiens de l'"ordre mondial", celui des massacreurs auto-labelisés "démocratiques". Parce que, pour ce qui est d'admettre le droit du Kremlin à noyer dans le sang ce que les hommes d'État de la bourgeoisie mondiale qualifient d'"affaire intérieure russe", cela ne pose nul problème de conscience à ces derniers. En tout cas, pas plus que d'armer le régime turc quand il règle son "affaire intérieure" kurde ; de prêter la main, quand ils ne les organisent pas eux-mêmes, à des massacres d'un bout à l'autre de la terre ; ou encore de bombarder, depuis des années, les populations civiles irakiennes sans que la presse occidentale s'en émeuve.

Même les menaces occidentales, après deux mois de guerre, de suspendre les crédits à la Russie n'ont été qu'une sinistre farce. Ce n'est évidemment pas à cause de la guerre que le FMI agit ainsi il l'a décidé un an avant cette guerre mais parce que les autorités financières du monde impérialiste n'ont pas confiance dans la stabilité du pouvoir russe ni dans la fiabilité de ses lois et des institutions chargées de les appliquer. Ce n'est même pas la gangstérisation des "élites" russes, ni leurs affaires de blanchiment d'argent et de détournement de fonds internationaux qui inquiètent les dirigeants occidentaux ils en ont vu bien d'autres et l'argent détourné finit par aboutir dans les banques occidentales mais le fait que les organes de l'État russe qui devraient faire respecter la propriété privée et la sécurité des rares investissements occidentaux en Russie s'en montrent, dans la pratique, incapables. Voilà pourquoi, depuis plus d'un an, le FMI repousse la reprise de ses versements à la Russie.

Cela n'empêche évidemment pas, comme fin décembre, la Banque mondiale d'accorder discrètement quelques millions de dollars au Kremlin pour des opérations ponctuelles bien définies. Les affaires restent les affaires.

Le piège du nationalisme

Grozny tombée, des négociations s'engageront : Poutine l'a promis, paraît-il, aux dirigeants occidentaux... Mais que celui qui mènera les pourparlers soit Poutine ou que le Kremlin y associe d'autres dirigeants, même issus de partis dits d'opposition, cela ne changera rien de fondamental à la situation. Pas même pour la population tchétchène. La "paix" de 1996 n'en a pas été une pour elle. Quelque imprévisible que soit l'issue d'une guerre à laquelle rien ne dit que la prise de Grozny mette un terme, il est certain que la Tchétchénie en sortira encore plus ruinée que de la précédente. Il n'est pas moins probable que les exactions du régime eltsinien, loin de vaincre le terrorisme, réel ou supposé, auront un peu plus creusé le fossé entre les populations tchétchène et russe, et en tout cas apporté de l'eau au moulin de tous ceux qui, en Tchétchénie et en Russie, attisent les haines ethniques, quand ils ne les suscitent pas, pour s'en servir comme des armes de pouvoir, et d'abord contre leur propre population.

Dans le Caucase et les régions de Russie où vivent des populations d'origine musulmane, cette guerre ne peut que renforcer les tenants de la réaction religieuse et sociale, avec d'autant plus de force qu'elle se nourrit déjà du chômage et de la pauvreté dans ces régions déshéritées.

Dans le reste de la Russie, même si cette guerre ne pousse pas au désespoir terroriste des membres de nationalités minoritaires que le pouvoir a clouées au pilori, elle risque d'ajouter un facteur de pourriture nationaliste au fumier sur lequel se tient le régime. Car distribuer la haine nationale à ceux qui n'ont plus rien est encore ce qui coûte le moins cher à ceux qui ont tout. Poutine a récemment déclaré que le "patriotisme doit être l'armature de notre nouvelle idéologie". En cela, il a le soutien de tous les partis. Des "libéraux" au nationalo-populiste Jirinovski et à l'extrême droite fascisante, des "démocrates" au "communiste" Ziouganov, tous ne jurent que par la grandeur russe, la patrie et autres fadaises destinées à détourner l'attention de la population, en particulier du monde du travail, de ses véritables intérêts, comme de ses ennemis de même nationalité.

Pour autant que l'on puisse en juger, dans des classes populaires de Russie presque aussi multi-ethniques que l'était la population soviétique, cette propagande chauvine et raciste semble avoir eu moins d'impact que parmi une petite bourgeoisie qui, ayant perdu ses espoirs d'enrichissement avec l'effondrement du rouble de 1998, a peut-être trouvé une consolation bon marché dans l'exaltation de l'âme nationale.

Et la classe ouvrière aurait tout à perdre à se laisser entraîner sur ce terrain. En fait, si cette nouvelle guerre peut servir à quelque chose pour la classe ouvrière, c'est à lui ouvrir les yeux sur l'abîme de plus en plus profond dans lequel le clan au pouvoir et, avec lui, toute la caste dirigeante sont prêts à précipiter le pays et sa population afin de sauver leurs privilèges et le produit de leurs rapines. La dernière période a montré que, dans cette course à la barbarie, au-delà de leurs rivalités, tous les partis de la bureaucratie sont prêts à s'entendre sur le dos des peuples et des classes populaires.

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