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- Lutte de Classe n°68
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Russie - Régime musclé, "réformes", relations avec l'impérialisme... une "nouvelle donne" ?
Les centaines de personnes prises en otages dans un théâtre de Moscou, fin octobre, ont brutalement été plongées en pleine guerre, celle de Tchétchénie que bien des Russes regardaient comme une chose lointaine ne les concernant guère. Et ils en ont, bien malgré eux, découvert la sauvagerie : celle des terroristes, qui menaçaient d'abattre ces innocents ; celle du pouvoir russe qui, non plus seulement sur place, mais à Moscou, étale son mépris de la vie humaine, même des vies qu'il prétendait sauver. En effet, en prenant d'assaut le théâtre ses hommes ont achevé les preneurs d'otages neutralisés et causé la mort de plus de cent vingt de leurs prisonniers.
De ce "sauvage succès", comme titrait Newsweek, Poutine sort-il politiquement renforcé ? En tout cas, son ministre de la Défense en a profité pour lancer une opération "dure et de grande envergure" et sa police pour intensifier rafles et brimades à l'encontre des Tchétchènes hors de Tchétchénie, les autorités misant, à nouveau, sur des boucs émissaires pour détourner la population de ses problèmes et l'enchaîner derrière elles au nom de l'unité nationale. Quant à Poutine, il présente ce bain de sang comme confirmant ce qu'il martèle depuis des mois : sa guerre vise des "bandits" et participe de la croisade des nations civilisées contre le "terrorisme international".
Les rares critiques des autorités reprises par les médias occidentaux durant ce drame n'ont guère eu d'écho sur place. D'abord, du fait du choc provoqué dans la population par l'irruption de la guerre au coeur du pays, même si elle est impopulaire. Ensuite, parce que depuis qu'il a accédé au pouvoir en 1999, Poutine a eu le temps de reprendre en main les principales sources d'information, et la télévision a ressassé le seul air que le Kremlin voulait donner à entendre. Quant à la Douma (la Chambre des députés), son opposition d'opérette à Eltsine n'est plus qu'un lointain souvenir. Au garde-à-vous devant Poutine, elle a refusé toute enquête sur les circonstances de l'assaut et interdit la diffusion d'informations "empêchant la conduite d'une opération antiterroriste" ou "servant la propagande (...) d'activités extrémistes". Cette censure renforcée complète des dispositions récentes visant "l'extrémisme", une notion si extensive que nombre de partis, dont certains siègent à la Douma, sont menacés de ne plus avoir le droit de participer aux élections.
Le président russe actuel tranche, de façon visible, sur son prédécesseur Eltsine, au moins quant à l'impression de force qu'il cherche à donner par ses méthodes et un train de mesures politico-policières à l'encontre des voix discordantes qui se faisaient entendre durant la période précédente. Le tout sur fond d'une nouvelle guerre, lancée en 1999 par Poutine comme un avertissement à ceux qui, à la tête des régions, avaient contesté le pouvoir d'Eltsine et qui seraient tentés d'imiter les indépendantistes tchétchènes. Cependant, derrière la poigne qu'il affiche, Poutine reste loin d'avoir pu imposer son pouvoir pour "remettre de l'ordre dans la maison-Russie", comme il s'y était engagé. Quant à avoir remis celle-ci en état de marche ou lui avoir redonné un statut de grande puissance, c'est une tout autre affaire.
L'impérialisme et son "allié" russe...
Les dirigeants américains et ouest-européens n'ont pas ménagé leur soutien à Poutine durant ces événements, tout comme et le sommet Union européenne-Russie du 11 novembre l'a une nouvelle fois illustré ils n'ont jamais même fait semblant de lever le petit doigt devant les exactions de la soldatesque russe en Tchétchénie. Le terrorisme... d'État, ils connaissent : ils le pratiquent à grande échelle. Dans le cadre de la préparation d'une attaque contre l'Irak, et de la mise en condition de leurs opinions publiques, ils ne pouvaient que se féliciter que Poutine apporte de l'eau à leur moulin, en attendant qu'il soutienne leur agression militaire. En l'espèce, ils poursuivent ce " partenariat " inauguré par leur intervention en Afghanistan qui vise à impliquer la Russie, au gré de leurs besoins, dans le maintien de l'ordre impérialiste.
Il y a un an, le Kremlin a ainsi fini par avaliser leur opération militaire dans un pays où l'URSS était intervenue de 1979 à 1989 en se présentant, au début, en tant que gendarme d'un ordre régional que le khomeinisme pouvait déstabiliser. Mais l'URSS s'y cassa les dents, les États-Unis profitant de ce qu'elle s'enlisait dans la guerre pour armer contre elle tout ce qu'il y avait de plus réactionnaire en Afghanistan et alentour. Après la défaite de l'URSS, cela eut pour conséquences l'instauration du régime taliban et, cette année, une guerre, voulue cette fois par les États-Unis. Lors de sa préparation, Poutine peina à convaincre son état-major de s'aligner derrière les artisans de sa défaite afghane. D'autant qu'il lui fallut, dans la foulée, accepter l'installation de bases américaines dans une partie de cet " étranger proche " qu'il considère comme son pré carré, en Asie centrale ex-soviétique.
Aussi amère fût-elle, Poutine n'avait pourtant pas encore bu cette coupe jusqu'à la lie. Certes, il reçut un brevet d'allié de l'Occident, son état-major un strapontin à l'OTAN, le tout recouvert d'un silence encore plus complice qu'avant sur leur guerre en Tchétchénie. Il put aussi se vanter d'avoir repris pied sur la scène internationale car les autorités aiment exalter une " grande Russie " censée consoler la population russe de la réalité qu'elle subit. Mais, prodigue en gestes ne lui coûtant rien, l'impérialisme n'en oubliait pas pour autant de pousser ses pions en ex-URSS. A l'arrivée de militaires occidentaux au Kirghizistan succéda celle d'instructeurs américains en Géorgie, une autre ex-république soviétique, elle caucasienne, dont Moscou accuse les autorités d'appuyer en sous-main les Tchétchènes. Et quand le président russe annonça vouloir que son armée liquide leurs bases en Géorgie, l'Occident y mit le holà. Car le droit de suite, que s'arrogent les États-Unis aux quatre coins du monde et qu'invoquait Poutine à cette occasion, est, tout comme le droit international, affaire d'un rapport de forces où la Russie pèse peu face aux États-Unis.
Ceux-ci ont un intérêt bien compris à ménager la Russie dans un Caucase, transformé en poudrière par la disparition de l'URSS, où aucun des États qui en sont issus, hormis la Russie, n'a le pouvoir de s'imposer à ses voisins et donc de garantir une certaine stabilité régionale. Mais les USA et l'Europe ne l'épaulent que dans une mesure en grande partie contradictoire : celle où une défaite infligée au géant russe par le moucheron tchétchène relancerait les forces centrifuges qui minent la Fédération de Russie après avoir eu raison de l'URSS ce qu'ils ne souhaitent pas , et celle où leurs propres intérêts trouvent leur compte.
... sur fond d'une fédération toujours aussi divisée
Trois ans ont passé depuis le temps où Poutine se présentait comme celui qui saurait restaurer l'autorité de l'État central sur les régions. Il n'y est parvenu ni en Tchétchénie ni ailleurs, et à ce jour rien n'indique qu'il en ait les moyens. Symbole de la " verticale du pouvoir " renforcée à laquelle il voudrait hisser son pavillon, Poutine a nommé des super-préfets issus comme lui des " ministères de force " des généraux de l'armée et des " organes " (services secrets et sécurité politique) pour chapeauter les chefs des 89 " sujets " (régions de plein droit) de la Fédération. Cela a mis un terme à la cacophonie politique régnant sous Eltsine car les gouverneurs et présidents qui dirigent les exécutifs régionaux ont mis en sourdine leur volonté, jusqu'alors proclamée, de passer outre la tutelle de l'exécutif central. Mais sans que cela change le fond du problème. Poutine peut en museler certains, interdire à tous de briguer plus de deux mandats, intervenir dans l'élection contestée de tel autre, mais il faut constater qu'il n'a pas pu supprimer le fondement matériel de l'antagonisme entre les pouvoirs locaux et le pouvoir central. Source d'affaiblissement durable pour ce dernier, il est cimenté par la communauté d'intérêts unissant pouvoir politique régional et couches privilégiées locales dans un fief parasité en commun, dont ils écartent tout intrus pouvant réduire leur part du butin, et d'abord le plus dangereux, car le plus gourmand : le pouvoir central.
Il en va des gouverneurs comme des " oligarques " (les magnats locaux) qui défrayaient la chronique des scandales sous Eltsine. Poutine avait juré de mettre un terme à leur pillage du pays, de leur faire rendre gorge, de les mater... Deux ont été contraints de s'exiler un exil où ils jouissent de revenus colossaux, ayant caché à l'étranger les fruits de leurs rapines : Berezovski et Goussinski, qui avaient par trop lié leur sort au clan rapproché d'Eltsine, désormais écarté du pouvoir. Mais les autres oligarques, qui ont fait main basse sur les principales richesses du pays, Poutine s'est gardé de les inquiéter, eux et leur fortune. Non par respect devant la propriété privée (il a, par la force, exproprié les avoirs de Berezovski et Goussinski en Russie), mais parce que ces gens sont la façade économico-financière des divers clans dirigeants du pays. S'en prendre à leurs fondés de pouvoir, c'eût été déclarer la guerre à toute la haute bureaucratie affairiste dont Poutine n'est, lui, que le fondé de pouvoir politique. Autre président, autre style, les " oligarques " dont quelques nouveaux, des protégés de Poutine ont adopté un comportement moins provocant que Berezovski et Goussinski sous Eltsine, en échange de quoi Poutine affecte de ne pas voir qu'ils continuent à piller le pays pour le compte de leurs mandants.
Avec les gouverneurs et présidents prévaut le même type d'arrangement. De temps en temps, la presse proche du pouvoir s'indigne de ce que des républiques aient une législation qui viole la constitution fédérale, mais le Kremlin n'a pas même tenté de revenir sur le statut de quasi-indépendance arraché à Eltsine par le Tatarstan ou, à un moindre degré, par une autre république puissante, car elle aussi productrice de pétrole, le Bachkortostan.
La seule chose que Poutine ait obtenue des chefs des régions est le gel d'un état de fait... qui ne survivrait probablement pas longtemps à sa défaite dans le Caucase. Si son " sujet " tchétchène parvenait à s'arracher du patchwork distendu qu'est la Fédération de Russie, combien d'autres en feraient à leur tour sauter les coutures ? Cela commencerait sans doute par les plus riches qui produisent du pétrole, du gaz, des diamants, etc. Outre ces régions ayant noué de fructueux rapports commerciaux avec l'étranger par-dessus la tête du Kremlin, pourraient suivre celles dont les " élites " vivent de la contrebande d'armes, de stupéfiants, ou celles n'ayant plus que des liens économiques relâchés avec Moscou du fait du marasme engendré par la disparition de l'URSS et le quasi-tarissement des investissements centraux dans tous les domaines. Déjà, la Sibérie orientale et l'Extrême-Orient ou, à l'opposé, l'enclave de Kaliningrad (que l'élargissement de l'Union européenne coupera encore plus du reste du pays) se trouvent chaque jour un peu plus aspirés par la zone d'attraction économique et politique du capital japonais ou ouest-européen.
L'éclatement de l'État le plus vaste du globe serait un cataclysme pour ses peuples. Mais ce qui inquiète les grandes puissances impérialistes, ce sont les conséquences possibles d'un éclatement au plus haut point déstabilisateur pour l'ordre mondial. Son onde de choc pourrait se répercuter dans les pays limitrophes d'Europe et d'Asie, ainsi que dans des régions, stratégiques pour l'Occident car abritant le plus gros des réserves mondiales de pétrole et de gaz, déjà soumises aux fortes tensions qu'y entretiennent la rapacité et les manoeuvres des puissances impérialistes.
Des tensions exacerbées par les convoitises impérialistes
Or de telles tensions, ayant pour enjeu le pétrole, s'exercent de plus en plus sur l'ex-URSS. Car, dans le même temps où les dirigeants politiques de l'Occident impérialiste se gardent politiquement d'affaiblir un État russe central qui tente de s'opposer à ce qu'au démantèlement de l'URSS succède celui de la Russie, les agissements des grandes puissances et de certains grands groupes capitalistes mondiaux poussent à la roue de sa déstabilisation. Notamment dans une zone immense qui va du Caucase à l'Asie centrale, désormais partagée entre divers États dont les compagnies pétrolières américaines, françaises, anglaises, japonaises, guignent les richesses. Une zone dont la Russie cherche à ne pas se faire trop écarter, elle dont les exportations consistent à 80 % en matières premières, dont le gaz et le pétrole, principales sources de ses rentrées de devises.
La perspective d'une ruée vers l'or noir ex-soviétique exacerbe les luttes entre les cliques qui se disputent le pouvoir, clé d'accès à la manne pétrolière. Dans chaque pays de la région, les forces en présence cherchent à se renforcer en trouvant des clients, des alliés, des sous-clients, dans et hors des frontières de l'ex-URSS, et ne se privent pas de les dresser les uns contre les autres. L'Occident courtise l'Azerbaïdjan, dont les eaux regorgent de pétrole. L'Arménie, qui occupe l'ouest de ce pays, est armée par la Russie. Moscou essaie ainsi d'avoir barre sur les autorités de Bakou et leur projet d'oléoduc vers la Turquie qui, contournant la Russie, la priverait de cette rente. Ce pétrole devant transiter par la Géorgie, la Russie y intensifie son soutien aux séparatistes d'Abkhazie, d'Adjarie et d'Ossétie pour faire pression sur ce qu'il reste de pouvoir à Tbilissi. En rétorsion, celui-ci appuie les indépendantistes tchétchènes contre Moscou, tandis que les États-Unis protègent la Géorgie, autant pour éviter qu'elle n'implose que pour préserver les chances d'y voir, un jour, fonctionner l'oléoduc transcaucasien.
A cette mêlée explosive, il faut ajouter l'Iran et la Chine, qui en tiennent pour d'autres voies d'évacuation de ce pétrole, via leur territoire, comme et cela leur donne voix au chapitre les multiples trafics de contrebande qui sont la principale source d'enrichissement d'innombrables " hommes d'affaires " en ex-URSS. Sans oublier la concurrence opposant les diverses sociétés pétrolières et para-pétrolières, et les États qui se tiennent derrière, autour des concessions d'exploitation mais aussi de la fourniture d'équipements de forage, de stockage et d'évacuation, ce qui représente de gros marchés, les infrastructures existantes n'ayant fait l'objet d'aucun investissement majeur depuis la fin de l'URSS.
On ne peut bien sûr pas tenir pour des investissements l'apparition en Tchétchénie de centaines de mini-raffineries, alimentées par le pillage de l'oléoduc et des puits locaux, dont les chefs de guerre tchétchènes et les officiers russes qui les contrôlent se partagent les revenus. Cette guerre est une aubaine pour eux et bien d'autres encore : la " lutte contre le terrorisme " des uns, le fondamentalisme islamiste ou l'indépendantisme des autres, couvrent bien de sordides affaires (rackets, enlèvements contre rançon, blanchiment d'argent, trafics d'armes, de drogue, de voitures, d'êtres humains...), dans lesquelles se retrouvent, moins ennemis qu'associés, des pans entiers de l'appareil d'État russe et les seigneurs de guerre locaux. Rouslan Khasboulatov, un Tchétchène qui présida le Soviet suprême à la fin de l'URSS et qui sert de " monsieur bons offices " entre le Kremlin et les dirigeants tchétchènes, a récemment déclaré au journal Le Monde que " Poutine n'a toujours pas pris la décision de surmonter la résistance des généraux (qui) gagnent de l'argent et des médailles avec ce conflit, qu'ils veulent prolonger. (Il) ne les prend pas de front car il a peur (...) d'un coup d'État ". L'avis vaut ce qu'il vaut, mais s'il contient une part de vérité, elle trace de sérieuses limites au " pouvoir fort " dont se targue Poutine : celles qu'oppose depuis des années au pouvoir central russe la nuée de ceux qui, disposant de la parcelle de pouvoir que confère l'appartenance à l'appareil de l'État, comptent en tirer un parti d'autant plus juteux que le centre ne sera pas en mesure de leur mettre des bâtons dans les roues.
L'Occident des affaires au "Far East"
Alors, cette guerre la seconde en huit ans n'est pas près de se terminer, ni les horreurs que subissent les populations locales, ni les attentats, sur place ou à Moscou. Poutine ne parle plus de " liquider (en quelques semaines) les grosses bandes armées de plus de dix combattants " dans le Caucase. Elles y sévissent toujours. Et même à Moscou, où une cinquantaine de terroristes ont pu opérer, bien qu'en terrain non favorable car quadrillé par la police. Sans écarter l'hypothèse d'une manipulation lui ayant facilité la tâche (après tout, Poutine avait lancé sa guerre en 1999 après une vague d'attentats attribués aux indépendantistes par le Kremlin alors que ses services spéciaux semblent y avoir contribué), ce commando peut avoir bénéficié d'un relatif anonymat. Car la capitale russe pullule de gardes armés devant les banques, les casinos, certains commerces, sur les marchés, aux abords des bâtiments officiels, des lieux que fréquentent les " nouveaux Russes ", des écoles où vont leurs enfants souvent difficiles à distinguer des hommes des gangs à proprement parler.
Quoi qu'ait promis Poutine, il n'a pas mis fin à l'époque du " Far East ". Les statistiques de son ministre de l'Intérieur font état d'un nombre croissant de crimes de sang et de délits économiques. Deux d'entre eux ont fait du bruit à Moscou cet automne : l'enlèvement du N 2 de Lukoil (première compagnie pétrolière du pays) et l'assassinat du gouverneur de la région du Primorié. La police, comme on dit, poursuit son enquête... Dans ces conditions, faut-il s'étonner qu'une revue destinée aux exportateurs français, le MOCI (Moniteur du commerce international), cite parmi les entreprises promises à un bel avenir en Russie celles qui ont pour spécialité d'offrir aux sociétés voulant s'y installer " tout simplement, de la... sécurité ! " Et de rappeler " les expériences impensables à peu près partout ailleurs ! d'entreprises qui se sont fait purement et simplement " piquer " leurs locaux et spolier sans autre forme de recours " ou ce groupe " qui propose des livraisons massives et quotidiennes par camions directs vers la Russie, pour permettre aux industriels de maintenir leurs stocks en France ". Poutine peut montrer le poing, cela n'impressionne ni les hommes d'affaires occidentaux, ni ceux qui, en Russie, parasitent l'économie y compris en ce qu'elle a de capitaliste.
A l'occasion des Rencontres Russie 2002, organisées fin octobre par le Centre français du commerce extérieur, le MOCI a publié un dossier intitulé " Russie, la nouvelle donne ". Ce pays connaîtrait ainsi un " effet Poutine " dû à " une reprise en main " des institutions ayant des retombées positives sur la marche de l'économie. Mais d'ajouter : " La Russie serait-elle devenue un pays " normal " ? C'est sans doute trop dire ". Et d'énumérer les plaintes récurrentes des milieux d'affaires quant à la corruption, " une gangrène qui ne s'arrange pas, mais s'aggrave " ; " une administration tentaculaire qui n'en finit pas de freiner tout vrai progrès " (... dans le sens du capitalisme) ; " des réformes qui restent lettre morte " ; " Le code foncier ? Pas appliqué ", quoi que veuillent croire ceux qui disent que la loi sur la privatisation de la terre la énième du genre votée en 2002 par la Douma serait cette fois la bonne.
Pour le reste, la Russie dispose d' "une élite financière qui n'aime rien tant que flamber ", d'" une classe moyenne urbaine encore modeste " évaluée à 10 % de la population des treize métropoles ayant plus d'un million d'habitants (à 20 % dans la capitale), soit trois à quatre millions d'individus sur 154 millions de Russes. Mais, précise cette revue, " même si l'élite financière est étroite, même si la classe moyenne peine à émerger, un faible pourcentage de la population suffit à assurer un marché considérable ". Le krach de l'été 1998, qui solda l'ère Eltsine, avait pulvérisé la petite bourgeoisie et son marché " considérable ". Ceux-ci s'étant plus ou moins reconstitués depuis, il n'en faut pas plus pour que certains l'attribuent à un " effet Poutine ".
Trique ou pas, une économie qui marche toujours aussi mal
La trique que manie Poutine en Tchétchénie, celle qu'en avril, à Voronèje, les autorités ont brandie sur la foule des manifestants refusant de fortes hausses des charges d'habitation (qui devraient s'étendre à tout le pays), cela peut produire un certain " effet ". Comme l'adoption d'un nouveau code du travail qui lamine les droits surtout théoriques des travailleurs pour encore plus abaisser le coût du travail en Russie au profit des employeurs. Dans un tout autre domaine, menacer d'interdire de réélection certains députés (et de les priver de leur immunité et des avantages qui vont avec) peut les inciter à voter les lois qui conviennent à Poutine. C'est une façon de faire avancer " l'État de droit " cher aux experts auto-proclamés en démocratie, comme lorsque Poutine en profite pour piétiner sa propre constitution en interdisant les référendums pour un bon bout de temps. Mais, même appuyées par des arguments frappants, les lois peinent à s'appliquer, et d'abord dans un domaine qui serait décisif pour les tenants de la restauration du capitalisme, celui de l'économie. De transition vers le marché ou livrée au chaos, comme on voudra, l'économie russe fonctionne, au mieux, comme avant le krach de 1998 : toujours aussi mal, et certainement pas à la baguette, mais sur sa lancée. Et bien malin qui serait capable d'y distinguer un moteur celui de la recherche du profit capitaliste ou un autre qui la fasse aujourd'hui progresser tant soit peu.
Certes, des secteurs capitalistiques apparaissent ou se renforcent, telle la grande distribution, avec un foisonnement récent de supermarchés appartenant les uns à des chaînes occidentales, d'autres à la famille ou aux prête-noms de membres de la très haute administration. Avec le commerce et l'immobilier de luxe, c'est devenu le secteur le plus visiblement florissant. Cela, d'une façon qui rappelle, à bien des égards, la situation de certains pays semi-développés du tiers monde. Avec une spécificité russe : un secteur bancaire hypertrophié. Si, même après l'effondrement financier de 1998, on dénombre encore 1300 banques différentes, c'est qu'elles ne servent nullement à financer l'économie au grand dam des sociétés étrangères présentes en Russie mais à la vider de sa substance au rythme annuel de 10 à 20 milliards de dollars qui fuient le pays. Dérisoire aveu d'impuissance à enrayer cette hémorragie car il faudrait s'en prendre aux sommets de la bureaucratie qui l'organisent et qui en profitent, via les banques qu'ils contrôlent les autorités en sont réduites, tel le président du Conseil national de l'investissement, à établir la liste de " toutes les banques étrangères qui empêchent illégalement le rapatriement des capitaux russes " !
Quant à tout le reste, à commencer par les secteurs productifs, nul changement réel n'apparaît. Les investissements sont toujours aussi rares. A quelques exceptions près (usine de pneus Michelin près de Moscou ou de laine de verre de Saint-Gobain...), les " créations d'entreprises " concernent, en fait, des reprises par des capitaux occidentaux d'entreprises moyennes étroitement spécialisées, ou des ouvertures de PME. Il y en aurait environ 900 000 (petit commerce de détail compris), soit six pour mille habitants contre 74 aux USA. Moscou et Saint-Pétersbourg comptant pour 63 % dans ce total alors qu'elles ne concentrent pas 10 % de la population russe. Autant dire que, même s'agissant d'activités où la mise de fonds initiale est restreinte, on n'assiste pas à une explosion du phénomène dans le pays.
Après avoir fortement réduit leurs effectifs, les grandes entreprises industrielles créées du temps de l'URSS continuent de tourner comme elles peuvent. Certaines se sont modernisées, notamment dans le secteur de l'armement, les exportations militaires russes restant le second poste de rentrée de devises, à quoi s'ajoute la stimulation des commandes de l'État : il lui faut tenir le terrain en Tchétchénie... Dans l'automobile, malgré les promesses de création de sociétés mixtes avec capitaux étrangers, ni Renault ni les firmes américaines n'ont concrétisé des projets en souffrance depuis des années. Même chose en matière scientifique et spatiale : les rares investissements concernent surtout des domaines immédiatement rentables pour l'Occident.
Pour la même raison, loin derrière le secteur pétrolier, l'agro-alimentaire recueille le plus gros des capitaux occidentaux : dans la limite de la solvabilité réduite des consommateurs, les risques ne sont pas grands (sauf pour les industries russes correspondantes que cela détruit), d'autant qu'une grande part des investissements va à des infrastructures de stockage et d'acheminement... de produits importés.
Pour attirer les investissements étrangers, Poutine a abaissé les droits de douane, ce qu'il n'a pu se permettre de faire que parce que le manque à gagner a été compensé par le niveau actuel, exceptionnellement élevé, des prix du pétrole. Il a aussi réduit de 35 à 24 % l'impôt sur les sociétés... pour celles qui n'y échappent pas en se domiciliant dans un paradis fiscal. Malgré cela, " les investissements étrangers restent modestes " note le MOCI, en valeur absolue (2,7 milliards de dollars en 2001) et plus encore en valeur relative puisque cela représente 85 dollars par habitant (24 fois moins qu'en Hongrie ou en République tchèque). En outre, ces sommes sont fort loin de se répartir dans tout le pays ou l'économie ; la part du lion va à Moscou et au pétrole. Le secteur pétrolier a reçu 1,6 de ces 2,7 milliards. Proportionnellement énorme, c'est dérisoire au regard des besoins : la seule Lukoïl estime les siens à 2,5 milliards de dollars par an. Comme l'État ne peut les satisfaire et que, à supposer qu'ils en aient la capacité, les privilégiés ne le veulent pas, le gouvernement en est à attendre qu'il pleuve des dollars ou des euros. Sans grand succès, avouait, cet été, le ministre russe des Finances qui jugeait " l'accroissement des investissements étrangers insuffisant ".
De plus, ils ne se destinent pas tous, loin s'en faut, à soutenir l'économie, même de marché ; souvent, au contraire, ils ont pour effet de l'entraver. Après les USA et l'Allemagne, Gibraltar, Chypre et les Pays-Bas sont parmi les principaux pays investisseurs en Russie et la quasi-totalité des fonds qui en proviennent avaient été préalablement détournés de Russie par les affairistes de tout poil. Ce qu'ils rapatrient, ils le placent surtout dans le commerce, l'immobilier ou, ce qui avait précipité la crise de 1998, dans la souscription d'emprunts publics qui étranglent l'État sous couvert de l'aider à boucler ses fins de mois. Car le moratoire sur le remboursement de sa dette extérieure, concédé à la Russie exsangue d'après 1998, est fini. Ses créditeurs étrangers exigeant ce qu'ils considèrent comme leur dû, des usuriers de haut vol reviennent prêter à prix d'or à l'État russe une petite partie de ce que certains d'entre eux avaient volé dans le pays.
Cet été, Poutine a supplié les " oligarques " de rapatrier " un tiers " de ce qu'ils ont caché à l'étranger, pour que l'État puisse stimuler l'économie, créer des infrastructures, moderniser les transports, etc. Il a eu beau leur promettre une amnistie fiscale, il n'y avait guère de chance qu'il soit entendu et surtout obéi. L'" effet Poutine " ne marche pas avec ces Shylock : ils ne savent que prélever leur part du butin et, s'ils consentent un crédit, ils veulent être remboursés de chair vive.
Ce constat, bien des tenants de l'économie de marché le font aujourd'hui. Les moins pessimistes affichent leur scepticisme, sans s'engager, tel le MOCI qui explique que la situation de la Russie après plus de dix ans de réformes de marché, ce serait " l'histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein ". Mais ceux qui ne se payent pas de mots, n'engagent leur capital en Russie qu'avec parcimonie et la plus extrême réserve. Et si les héritiers politiques de la bureaucratie stalinienne ont finalement réussi à détruire l'Union soviétique, sur ses ruines ni eux ni les " oligarques " et autres privilégiés du cru, ni le capital étranger, n'ont rien réussi à construire d'autre que quelques îlots de richesse insolente au milieu d'un océan de barbarie et de misère pour la population.