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Russie - Quand la bureaucratie "privatise" son propre État
L'économie russe va mal. Même Eltsine l'a redit dans sa dernière allocution radiophonique de 1997, dénonçant au passage "la privatisation à tout prix". Il ne pouvait pas dire moins. En Russie, si l'on se réfère aux données fournies par les autorités, environ 80 % des entreprises ont, en cinq-six ans, été sorties du secteur d'État au cours de deux vagues de privatisation : celle dite contre coupons de juin 1992, puis, en juillet 1994, celle dite contre espèces (par opposition à la précédente, censée faire de chacun un actionnaire, tous les citoyens de Russie ayant reçu un "coupon", c'est-à-dire un bon de privatisation personnel).
Les "40 millions d'actionnaires", dont Tchoubaïs, ministre des Privatisations, se targuait à l'issue de la première vague, ont fait long feu : la bureaucratie n'entendait partager ce gâteau avec personne. Au niveau local, les directeurs des entreprises ont conservé la haute main sur les actions : actionnaires nominaux, les salariés ne faisaient pas le poids face à une bureaucratie locale et à un personnel dirigeant de l'appareil productif faisant cause commune. L'alliance de ces deux derniers, traditionnelle du temps de l'URSS, a été renouvelée de fait et consolidée de droit, les directions étant légalement attributaires d'actions de leurs entreprises tandis que les autorités des villes prenaient des parts dans ces entreprises situées dans leur juridiction. Cela se passa le plus simplement du monde : les autorités locales déclarèrent que, désormais, telle usine, tel kolkhoze ne relevaient plus de la compétence de l'État central mais de la leur.
A un niveau supérieur, celui des trusts industriels et des regroupements sectoriels (où l'on avait fait entrer, à la fin de l'époque soviétique, des entreprises plus ou moins complémentaires par leur activité), le même processus fut mis en oeuvre, cette fois, par les directeurs de branches et leurs autorités de tutelle (ministères, organismes ayant remplacé les ex-départements du Comité central du parti communiste).
Dans le même temps, et cela depuis les dernières années de la péréstroïka gorbatchévienne, à l'initiative des grands corps de la bureaucratie soviétique (l'organisation de jeunesse officielle le Komsomol , les super-ministères, les géants de l'économie, les municipalités des très grandes villes, etc.), s'étaient petit à petit formées des structures financières dépendant d'eux, mais juridiquement privées. Utilisant la trésorerie de ces grands corps en l'arrondissant par des trafics en voie de légalisation (telles les opérations de change), puis en reprêtant à l'État central les sommes qu'elles tenaient de lui, pour l'aider à boucler un budget exsangue, elles accumulèrent des sommes considérables.
Incapable de retenir les fonds que grands corps et clans de la bureaucratie avaient détournés et n'aspiraient qu'à placer à l'abri à l'étranger, le gouvernement ne cessa, pour se procurer de l'argent frais, de proposer des taux de plus en plus élevés en émettant toujours plus d'obligations d'État. En 1996, par exemple, alors que l'inflation n'a été que de 25 %, l'État a versé un intérêt moyen de 100 % aux détenteurs de bons du Trésor. D'autant plus généreux avec sa propre bureaucratie qu'elle lui mettait l'épée dans les reins en asphyxiant le budget et l'économie, l'État russe assortit même certaines émissions d'une clause de convertibilité : ses "prêteurs" pourraient se rembourser en acquérant des parts du secteur public.
Le gouvernement n'osa pas aller ouvertement jusque-là lorsque débuta la braderie des poids lourds de l'économie soviétique. Les opérations n'en furent pas moins scandaleusement menées. La loi avait prévu qu'on organise des ventes aux enchères ; dans la pratique, des décrets désignèrent les vainqueurs des adjudications. L'attribution des grosses entreprises privatisées ressembla à une distribution de cadeaux où l'on se trouva d'autant mieux servi que plus proche du pouvoir.
Les "fondés de pouvoir" de la bureaucratie
Ceux qui avaient cru ou fait semblant de croire qu'il pourrait en aller autrement poussèrent des cris d'orfraie à la Douma et dans la presse. Ils accusèrent la haute nomenklatura d'avoir confisqué les privatisations et le pouvoir d'avoir favorisé ses propres membres.
Lançant, au printemps 1997, la privatisation de trois des derniers grands groupes étatisés (Norilsk, Sviazinvest, Rosneft), Tchoubaïs, désormais premier vice-Premier ministre, déclara que cette fois tout se passerait dans la transparence. Les clans proches du pouvoir ceux du Premier ministre, Tchernomyrdine, de Tchoubaïs, de Berezovski, l'ancien numéro deux du Conseil de sécurité, de Potanine, un vice-Premier ministre et de quelques-uns de leurs semblables rompirent la trêve, précaire, conclue entre eux le temps de faire réélire Eltsine. Par avance, et ils étaient bien placés pour cela, ils s'accusèrent mutuellement de fausser le jeu. Finalement, c'est Potanine, allié de Tchoubaïs, lui-même organisateur de la vente, qui décrocha le gros lot. Bible anglaise des milieux d'affaires internationaux, le Financial Times, qui en a pourtant vu bien d'autres en Occident, écrivit que "dans n'importe quel autre pays (cette vente) aurait été considérée comme une honte !". Eltsine, qui ne pouvait ignorer ce qu'avait concocté son entourage immédiat, lui fit la leçon : "de tels scandales ne vont plus se répéter", exigea-t-il. Comme il n'y a plus guère de grands groupes à privatiser, il pourra, peut-être, se vanter d'avoir été obéi, pour une fois...
C'est ainsi que Norilsk, premier producteur mondial d'aluminium, a été privatisé à 38 %, que Sviazinvest (télécommunications) l'a été à 25 %, tandis que Rosneft (premier exportateur de pétrole de Russie) devrait l'être sous peu dans une proportion comparable. L'État, on le constate, garde la majorité des actions de ces trois groupes. Cela ne leur est pas particulier : l'État russe, en privatisant les géants de l'économie et plus généralement les grandes entreprises, y a conservé ce que l'on appelle un "paquet de contrôle" du capital. Evoquant l'heureux attributaire des privatisations de l'été dernier, Le Monde du 7 novembre le désignait ainsi : "Onexim, premier groupe "privé" du pays". Pourquoi mettre privé entre guillemets ? Mais parce que, dans le capital d'Onexim, il entre une kyrielle de structures publiques ou administratives (centrales, régionales ou locales) et des entreprises contrôlées par l'État tel... le groupe Norilsk qui, avant même sa privatisation, apparaissait dans l'organigramme de la holding privatisée d'Onexim.
Onexim constituerait-il une exception ? Les observateurs constatent, au contraire, une situation identique dans bien des cas. Un article intitulé "Le fonctionnaire le plus riche de Russie", publié en février 1997 par le quotidien russe Sévodnia, commençait ainsi : "Menatep, Imperial, Alphabank, Sberbank, Natsionalni kredit, Natsionalni bank, Stolitchni, Moskovski natsionalni bank, Vnechékonombank, Strateguia... Toutes ces banques ont ceci en commun qu'elles sont liées, d'une manière ou d'une autre, au premier vice-ministre des Finances, Andreï Vavilov". On peut discuter de qui serait le bureaucrate "le plus riche" les prétendants au titre ne manquent pas , Vavilov, lui, n'a ni discuté ni démenti les faits.
Dans l'industrie, dans la banque, tout semble s'être passé comme si les différentes branches de l'appareil d'État, la bureaucratie de la haute fonction publique avaient apposé leur sceau, en les privatisant, sur les entreprises, les groupes qui, d'une façon ou d'une autre, dépendaient déjà d'elles du temps de l'URSS, quand ils étaient étatisés. Cela, pour affermir leur emprise sur leur pré carré, en le bornant vis-à-vis de l'État central et d'autres clans, toujours tentés d'empiéter sur le territoire de leurs rivaux. Même si, depuis ou au cours de ce processus, sont apparus d'autres groupes financiers de droit privé, ils reproduisent, en fin de compte, ce schéma de dépendance à l'égard d'un secteur de l'appareil d'État et de sa bureaucratie.
Dans un article paru voici deux ans, "L'oligarchie financière en Russie", les Izvestia rappelaient que ces "banques commerciales ont parfois été créées à partir de la direction d'un ministère dont le directeur (ou son adjoint) a pris la tête", et que, à la tête des principaux domaines de l'économie, la nomenklatura a laissé ou placé des hommes qui "en étaient les fondés de pouvoir et les hommes de confiance". Et l'auteur de l'article de préciser ceci : "tandis que les avantages octroyés par le régime soviétique (aux membres de la bureaucratie) étaient essentiellement en nature (datcha, automobile, biens de consommation et accès à certains services), désormais ils (consistent en) l'autorisation d'exercer une activité commerciale permettant de faire fortune rapidement (qui) est le plus grand privilège qui puisse être consenti de nos jours".
La forme principalement matérielle hier, pécuniaire maintenant des privilèges accordés a changé, et leur échelle visiblement plus encore. Mais ils ont toujours un caractère de concession, et non de droit. Ces privilèges dépendent toujours de l'échelon administratif, et en dernier ressort de la puissance étatique qui les octroie, et non du statut juridique d'actionnaire.
On comprend dès lors pourquoi la bureaucratie n'a qu'avec prudence, et encore pas dans les secteurs décisifs, autorisé des prises de participation majoritaire à d'autres qu'elle. Malgré les protestations des représentants du capital international, qui y voient une entorse au "libre jeu du marché", elle invoque son souci de protéger une économie russe en mutation. Mais ce sont ses propres intérêts qu'elle défend car, au moins pour la haute bureaucratie, le pourcentage d'actions détenu par l'État dans les entreprises privatisées n'est pas indifférent. Il est au contraire décisif, pour elle, que l'État, qu'elle domine et qui est la source de son pouvoir, conserve un "paquet de contrôle" dans les groupes industriels et financiers : elle protège ainsi sa position sociale dominante et ses revenus.
Un appareil d'état morcelé, moyen de piller une économie en décomposition
Au temps de la dictature, l'économie était contrôlée par l'État mais l'État appartenait à la bureaucratie. Mais voilà que la compétition entre clans bureaucratiques, qui n'ont pas attendu Gorbatchev, ni même Brejnev, pour se constituer et pour s'opposer les uns aux autres, avides de s'arracher mutuellement les meilleures parts des privilèges collectifs, a fini par faire éclater l'État. Conséquence des luttes entre clans bureaucratiques, le morcellement de l'État en est devenu un des enjeux depuis plusieurs années.
Parvenir à la position la plus haute dans l'appareil d'État centralisé, c'était au temps de Staline et de ses premiers successeurs la voie royale pour être le plus près de ceux qui décidaient la répartition des privilèges. Mais cette voie royale avait ses limites : à part le chef suprême, chaque chef avait quelqu'un au-dessus de lui. Les privilèges individuels dépendaient en conséquence des bonnes grâces de celui qui était au-dessus. Et nombre de bureaucrates ont fait l'amère expérience que la Roche tarpéienne était proche du Capitole ! Et, bien entendu, le bureaucrate tombé même des plus hauts sommets, non seulement pouvait se retrouver en Sibérie, voire mourir d'une balle dans la nuque, mais il emportait dans l'enfer des bureaucrates tous ses privilèges sans pouvoir en laisser la moindre part à ses descendants.
Il est vrai cependant que même le fait de s'être hissé sur la plus haute marche n'était pas encore une protection : feu Krouchtchev en a fait l'amère expérience (sans parler de Gorbatchev).
Mais l'éclatement de l'État avait ouvert d'autres perspectives. On pouvait conquérir son sommet à soi pour s'assurer par là-même les avantages matériels qui allaient avec. Le pouvoir qui, dans le passé, semblait procéder du seul chef suprême se délitait pour donner naissance à une nébuleuse de pouvoirs hiérarchisés. On trouve le reflet de cet éclatement dans la diversité même de ce que l'on englobe après 1992 sous le vocable de "part de l'État" dans le capital des entreprises privatisées.
En effet, à ce titre, on trouve aussi bien des participations de l'État central (l'État russe) que d'autres émanant de "l'État" régional, de "l'État" municipal, de grandes structures étatiques, de pans de cet État qui, pour ces derniers, ont tous en commun de représenter l'emprise d'un pan de la bureaucratie sur un morceau de "son" État qu'elle cherche à protéger de ses pareils en même temps que de l'État central.
La fin du régime de parti unique et l'abolition de la planification sont la conséquence de l'affaiblissement, puis de l'éclatement de l'État central. Mais, du même coup, la bureaucratie a vu disparaître certains de ses instruments de contrôle de la société et de parasitage de l'économie qui ne pouvaient exister que dans le cadre d'un État centralisé. Quelques exemples permettent d'avoir une idée de la façon dont la bureaucratie et ses clans se sont adaptés à ce nouveau cadre autant qu'ils l'ont façonné.
Moscou privatisée par son maire
Maire de Moscou, Loujkov compte parmi la douzaine des principaux dirigeants de la bureaucratie russe. Inconnu du grand public russe il y a encore six ans, son ascension remonte au milieu des années quatre-vingt quand il lia son destin au clan d'Eltsine. Ce dernier, membre du Politburo gorbatchévien, venait d'être nommé chef de l'appareil du parti communiste de la capitale, une ville de dix millions d'habitants dont Loujkov avait la charge d'organiser le ravitaillement. Dans l'ambiance de luttes ouvertes entre le Kremlin et les hiérarques des régions et républiques, la désorganisation économique en résultant risquait d'accroître les pénuries dans la capitale. Et, en mécontentant les Moscovites, de porter ombrage à l'image d'Eltsine dont la rivalité avec Gorbatchev s'esquissait. Loujkov remplit sa tâche avec succès, contribuant à faire de Moscou la place forte d'Eltsine face à Gorbatchev. Lors du putsch d'août 1991, il fit bloc avec Eltsine. Gorbatchev évincé, Eltsine revalut tout cela à Loujkov en lui donnant la mairie de Moscou en 1992. Un an plus tard, lors de l'affrontement politico-militaire avec le Soviet suprême, Loujkov renouvela son soutien à Eltsine.
"Il sera récompensé, obtenant le droit de privatiser Moscou à sa guise", écrivait dernièrement Le Monde, et "l'héritage des biens immobiliers de l'État, les privatisations et les sociétés mixtes contrôlées par la mairie" permettront à Loujkov d'étoffer son propre clan, sa "mafia", disent les Russes. En effet, derrière Loujkov, il y a l'énorme administration municipale et une myriade de clients, de protégés, d'obligés dont ceux à qui il revend à prix bradé les immeubles anciennement d'État que la mairie a privatisés. Ce clan dépend de lui et fait sa puissance. Et pas seulement à Moscou.
A peine promu vice-Premier ministre, Nemtsov assurait qu'"il n'avait pas l'intention de faire obstacle" à Loujkov, candidat déclaré à la présidence. Nemtsov connaît les rapports de forces : gouverneur de Nijni-Novgorod, sa façon de privatiser a été donnée en modèle par Eltsine. Il aurait bâti son pouvoir sans s'opposer au Kremlin et sans défrayer la chronique des scandales ! Mais Nemtsov sait aussi ce qu'il doit à Loujkov : en privatisant Moscou, la mairie a engrangé des fonds énormes (l'équivalent de 12 milliards de francs rien qu'en 1996), ce qui lui a permis d'aider financièrement 66 des 89 régions du pays et, plus encore, leurs gouverneurs. En retour, Nemtsov apporte à Loujkov le soutien de l'appareil politico-économique de sa province et d'un clan renforcé depuis son accession au gouvernement.
Mafias bureaucratiques et mafias tout court
Derrière Loujkov, il n'y a pas qu'un clan politique ; sa "mafia" a des airs que les "parrains" sicilo-américains ne renieraient pas. Cela n'a rien d'étonnant, ni de particulier à Moscou.
A la différence des pays capitalistes où richesse et puissance dérivent de la propriété privée, la bureaucratie n'est pas parvenue jusqu'à une période récente à consolider sa mainmise sur les moyens de production par la propriété privée. S'étant développée en parasite sur l'appareil d'État alors que, grâce à la révolution de 1917, c'est l'État qui contrôlait l'économie, la bureaucratie prélevait en quelque sorte collectivement sa prébende sur la production sociale, la répartition se faisant par voie hiérarchique. Elle ne pouvait, en théorie, pas en disposer personnellement, ses privilèges, ses revenus dépendant de l'État, c'est-à-dire en fait de ce que ce dernier détournait, en la pillant, de l'économie étatisée. Les bureaucrates n'avaient aucun droit sur la propriété étatique, mais le détournement, le pillage et le vol de la propriété collective par les bureaucrates individuels sont apparus en même temps que la bureaucratie.
Durant toute l'époque où la dictature était nécessaire à la consolidation du pouvoir social de la bureaucratie, la dictature contenait dans une certaine mesure la rapacité individuelle, ou plus exactement, lui imposait les règles du jeu et un arbitrage suprême. En revanche, dès que le régime commença à s'assouplir sous Khrouchtchev et plus encore Brejnev, on assista à l'enhardissement de centaines de milliers de bureaucrates. La corruption se généralisa. Des produits disparaissaient brusquement du commerce (les fameux "défitsits") pour resurgir, dix fois plus cher que le prix officiel, au marché noir : des trafiquants organisaient la chose avec la complicité des autorités. En même temps, on vit s'afficher des personnalités du régime avec des gens appelés "voleurs dans la loi", ces "parrains" de la pègre agissant "dans la loi" car sous une protection à toute épreuve. Plus on approchait du pouvoir, plus cette association entre bureaucrates et gangsters prospérait, pratiquement au grand jour dans les dernières années du brejnevisme.
L'affaiblissement continu du pouvoir central sous Gorbatchev et après, fut le signal de la curée sur la propriété d'État pour la bureaucratie et le "milieu" avec lequel elle se trouvait en relation d'affaires. Chaque clan et sous-clan de la bureaucratie avait "sa" bande. Ce qu'il avait volé à l'État, les lieux où il écoulait le produit de ses trafics, puis les entreprises qu'il avait "privatisées", etc., il fallait bien les protéger des autres clans.
Aujourd'hui, pour cela, il y a pléthore de "spécialistes" disponibles : officiers démobilisés, membres du KGB voulant se reconvertir, soldats et mercenaires des guerres d'Afghanistan, du Caucase, du Tadjikistan, qui rentabilisent leurs compétences dans les gangs ou les organismes de sécurité privés. Pour ces seuls derniers, et bien qu'il soit malaisé de les distinguer des précédents, le ministère russe de l'Intérieur avance l'estimation d'un demi-million d'hommes armés ! "L'État, c'est des bandes armées" : l'affirmation se vérifie dans l'ex-Union soviétique en décomposition sous la forme d'une multitude de bandes armées au service de clans bureaucratiques rivaux. Cette réalité ne se manifeste pas seulement suivant les lignes de fracture de la décomposition de l'ex-URSS en États juridiquement indépendants ou régions qui, comme la Tchétchénie, imposent une indépendance de fait. Elle se manifeste à l'intérieur même de Moscou ou Saint-Pétersbourg, où les clans bureaucratiques n'ont pas besoin de bases territoriales pour être rivaux.
La corruption, elle, atteint des sommets. Bien des membres de l'administration n'avaient pas de rapports directs avec des entreprises à privatiser, alors ils "privatisent" la délivrance d'actes officiels, facilitant les agissements des bureaucrates-hommes d'affaires. En février 1996, le procureur général de Russie a été incarcéré pour avoir fait illégalement transférer à l'étranger des dizaines de millions de dollars pour le compte de sociétés russes.
La gangstérisation de la vie publique russe est patente, massive. En 1994, le ministère russe de l'Intérieur estimait que la moitié des sociétés enregistrées, soit environ 35 000 dont 400 banques et 1500 entreprises d'État, se trouvaient sous contrôle mafieux. Cela, bien qu'il soit hasardeux de tracer une délimitation entre monde économique légal et criminel alors que s'opère une fusion de plus en plus poussée entre les couches parasitaires de la société russe.
Hier adulé de Brejnev, qui l'avait maintes fois décoré, aujourd'hui député à la Douma, ce qui assure son immunité, un conseiller de Loujkov, le chanteur Kobzon, passe pour le Sinatra russe... ce qui lui vaut d'être interdit d'entrée aux États-Unis par le FBI, vu ses liens avec le crime organisé. A Moscou, les meurtres politico-affairistes n'arrêtent pas : on a dynamité la voiture du ministre "le plus riche" déjà mentionné, des dizaines de banquiers, d'hommes d'affaires, de contrôleurs du fisc tombent chaque année. Plusieurs fois, la mairie a été mise en cause : Moscou ne concentre pas 80 % des ressources financières du pays et 50 % des investissements étrangers sans qu'une mairie toute-puissante ne se serve (elle est actionnaire à 51 % des Pizza Hut, MacDonald's et d'autres sociétés étrangères qui ont dû en passer par là pour prendre pied dans la capitale, elle possède des hôtels, des entreprises, et intervient dans bien des transactions commerciales) ni sans susciter des convoitises.
Les médias moscovites et nationaux, même quand ils se trouvent sous la coupe des chefs de la bureaucratie rivaux de Loujkov, sont redevables à ce dernier : dans cette ville au mètre carré d'immobilier le plus cher au monde, la mairie, qui possède les locaux des journaux et chaînes de télévision, les leur loue à prix d'ami. Cela lui assure leur bienveillance et un droit sur les masses d'argent que leur apporte la publicité.
En 1995, un présentateur-vedette de télévision fut assassiné. On ne trouva pas le coupable, mais Eltsine limogea deux hommes liges du maire, le chef de la police et le procureur de Moscou. Il les accusa d'avoir couvert une "fusion entre les structures mafieuses et les organes administratifs" dans la "capitale du crime". Tous les maires des grandes villes ont mis en place ce système clientéliste sur fond de privatisation bureaucratico-gangstériste. En témoigne l'assassinat du responsable des privatisations de Saint-Pétersbourg, un allié de Tchoubaïs, au plus fort de la guerre au sommet autour de Norilsk, et de ses usines dans cette ville.
Chef de file d'un des clans bureaucratiques les plus puissants du pays, Loujkov traite d'égal à égal avec le pouvoir présidentiel. Il en a les moyens et tient à ce que cela se sache. Avec son titre de chef du Gouvernement de Moscou, il se démarque de l'autre gouvernement, celui de Russie qui siège à Moscou, donc dans son fief. Affaire de vanité politicienne, bien sûr, mais d'abord de rapports de forces entre des groupes d'hommes au sein de l'appareil d'État qui défendent des intérêts rivaux bien concrets. On en a eu la démonstration lors du voyage de Jospin, venu notamment à Moscou pour sceller un accord entre Renault et la firme automobile Moskvitch. Ce projet piétinait depuis des années car l'État français exigeait la garantie financière de son homologue russe, tandis que la mairie de Moscou, propriétaire de Moskvitch, ne voulait voir aucune autre partie mettre son nez dans un contrat de deux milliards de francs. La mairie de Moscou et le Kremlin ont dû parvenir à un compromis mutuellement avantageux...
Un État dans l'État
Autre exemple, Gazprom. Du temps de l'URSS, l'industrie gazière occupait une place à part du fait du flot de devises qu'elle apportait en fournissant la quasi-totalité de l'Europe ; de par ses liens aussi avec les régions (et leurs responsables) dépendant d'elle pour l'équipement des sites d'extraction, l'acheminement du gaz, sa mise à disposition dans tout le pays. Gazprom, premier producteur-exportateur mondial de gaz, est le "poids lourd" toutes catégories de l'économie russe.
Naturellement, quand Gazprom fut en partie privatisé, on mit à sa direction une brochette de gens qui, au gouvernement, au département du Comité central contrôlant la filière énergétique ou dans les régions, avaient, du temps de l'URSS, partie liée avec ce secteur ou formaient ce que l'on appelait le "clan du gaz". Un ex-ministre soviétique du Gaz, Tchernomyrdine, fut propulsé à sa tête. Outre le personnel, les actionnaires étaient l'État en tant que tel, des institutions publiques ou para-étatiques contrôlées par ce clan, ainsi qu'un entrelacs d'entreprises subordonnées (constructeurs de pipe-lines, de compresseurs géants) ou des banques liées au secteur.
En janvier 1993, Tchernomyrdine remplaça Gaïdar comme Premier ministre. Ce ne fut pas seulement une victoire du clan d'un géant de l'économie, mais aussi de ses réseaux d'influence dans les régions, à une époque où Eltsine, qui avait été soutenu par les chefs des régions contre Gorbatchev, les voyait se dresser contre lui. Représenté au sommet de l'État par Tchernomyrdine, Gazprom en obtint de nouveaux avantages : des licences d'exportation en franchise de taxes, des exonérations fiscales en bonne et due forme et l'autorisation de fait de ne pas acquitter l'impôt sur les bénéfices.
En 1997, quand Eltsine nomma Tchoubaïs et Nemtsov vice-Premiers ministres pour contrebalancer l'influence de Tchernomyrdine, ils annoncèrent qu'on allait obliger Gazprom à payer des années de retards d'impôts. Gazprom proposa alors aux autorités régionales d'entrer largement dans le capital du groupe. Il n'en fallut pas plus pour que Nemtsov et Tchoubaïs s'en tiennent là. Et s'ils se vantent d'avoir, enfin, soustrait le tiers du capital détenu par l'État dans Gazprom à la gestion discrétionnaire de son président, ils se gardent d'expliquer comment ce poulain de Tchernomyrdine a pu faire main basse sur un tel paquet d'actions.
Certes, la nouvelle donne de la privatisation est censée mettre à la disposition de l'État de nouvelles armes pour se faire respecter des directions de telles entreprises : n'est-il pas l'actionnaire principal de Gazprom et d'autres ? Mais ce capital étatique se trouve entre les mains de représentants d'entités de cet État qui défendent leurs propres intérêts et non ceux de l'État central.
Le fait que l'État, premier actionnaire de Gazprom, renonce à intervenir dans les agissements de ce qui reste, en droit, sa société, relève d'un rapport de forces au sein même de la bureaucratie. Entre la nécessité de renflouer un budget en déficit chronique depuis des années et celle de s'en prendre aux intérêts d'une cohorte de bureaucrates intéressés à ce que Gazprom prospère y compris sur le dos du fisc, l'État de la bureaucratie n'a pas le choix. Et il balance d'autant moins qu'au plus haut de l'État central, chaque chef de clan y trouve son compte, précisément en tant que chef de clan contrôlant des entreprises dans la même situation que Gazprom. Et puis, si les caisses de son État ont été vidées par elle, la bureaucratie a trouvé une solution : ne pas payer les salaires des fonctionnaires ni les pensions des retraités.
D'une certaine façon, tout se passe comme si ce n'est pas l'État qui avait privatisé Gazprom, mais ses dirigeants qui se sentaient suffisamment forts pour ne plus avoir de comptes à rendre. Le Fonds Monétaire International peut bien, dans une lettre au Premier ministre (que la presse russe a publiée), lui "expliquer" que la Russie a les moyens de régler ses arriérés de salaires ou de pensions si elle force Gazprom et les compagnies pétrolières à payer leurs impôts et si elle met au pas ses fonctionnaires corrompus ; il est peu probable que la "recommandation" du FMI ait plus d'effet que les précédentes sur lesdits "fonctionnaires", ces bureaucrates qui seraient censés se passer eux-mêmes la corde au cou. On l'a vu quand Eltsine prétendit saisir deux raffineries appartenant à des compagnies pétrolières débitrices du fisc mais dépendant des bureaucrates-chefs de clan Tchoubaïs et Berezovski : le décret resta lettre morte.
Le vol très privé d'Aeroflot
Autre société mise en cause par le FMI : Aeroflot. Jadis première compagnie aérienne au monde, elle a été dépecée en près de 400 sociétés privatisées par les régions, les républiques et les groupements industriels et financiers.
Parmi ces compagnies, Transaero que dirige Berezovski. Chef d'une nébuleuse économique dont les ingrédients sont la presse, l'automobile, le pétrole, le transport aérien et d'étroites relations avec la famille Eltsine, Berezovski vient de perdre sa place de numéro deux du Conseil de sécurité, suite à un scandale retentissant. Déterrée par un journal de son rival, Tchoubaïs, l'affaire est la suivante : Berezovski, au titre de Transaero, et le directeur général d'Aeroflot ont créé une société en Suisse qui leur sert à détourner les rentrées en devises d'Aeroflot relevant de la part de capital qu'y détient l'État russe. L'enquête a été close aussitôt qu'ouverte : elle menait au "parrain" du trafic, le directeur général-adjoint d'Aeroflot et propre gendre d'Eltsine.
Au début des années quatre-vingt, un autre gendre, celui de Brejnev, Tchourbanov, avait acquis une certaine célébrité. Il doit maintenant méditer sur les injustices du temps. Vice-ministre de l'Intérieur de l'URSS, il fut accusé, peu après la mort de Brejnev, d'avoir organisé un trafic de devises, de diamants et l'exportation illégale du coton ouzbek. Tchourbanov paya d'années de prison l'arrivée au pouvoir d'un clan rival, celui du chef de la police politique, Andropov. L'affaire Berezovski relève, au fond, des mêmes mécanismes de pouvoir et d'enrichissement. Mais lui n'a pas atterri en prison : de tels trafics sont monnaie courante aujourd'hui, couverts du voile de ce que permettent les privatisations adossées au pouvoir d'État. Car Berezovski compte parmi "les trois hommes forts du moment", selon le journal Le Monde du 22 décembre 1997, dans un article titrant : "La maladie d'Eltsine renforce le pouvoir des chefs de clan à Moscou". Ce pouvoir, Berezovski le tient de sa proximité immédiate avec le Kremlin. C'est cela qui lui a permis de constituer un empire dans le monde des affaires qui nourrit, au propre comme au figuré, son clan, des bureaucrates et des affairistes intéressés à soutenir leur poulain dans la course au pouvoir suprême.
La même chose vaut pour les autres "hommes forts" de la bureaucratie : Tchernomyrdine, Premier ministre-protecteur de Gazprom ; Tchoubaïs, ce "père des privatisations" lié au premier groupe financier du pays et dont la rivalité avec Berezovski passe par d'incessants bras-de-fer pour le contrôle de sociétés qui permettront d'accroître la surface du clan vainqueur et donc ses chances pour l'après-Eltsine ; Loujkov qui compte sur le soutien d'une capitale que la mairie a "privatisée". L'étoile montante, dit-on, de l'autre vice-Premier ministre, Nemtsov, s'appuie sur les mêmes mécanismes de clientélisme. Idem pour ces étoiles vacillantes que sont Korjakov, ancien numéro deux du Kremlin et "parrain" des douanes avec ce que cela suppose comme contrôle des revenus générés par l'import-export légal et illégal, ou Pavel Gratchev, ministre de la Défense d'Eltsine durant des années, qui chapeautait les mille et un trafics de l'armée.
Le caractère criminel de la bureaucratie
Un Berezovski n'a nulle raison de s'inquiéter en voyant ses turpitudes étalées au grand jour ou un magazine américain des milieux d'affaires, Forbes, le désigner comme l'un des parrains de la mafia russe. Il se trouve en bonne compagnie car ces accusations visent presque tous les dirigeants de la bureaucratie. Les mafias, au sens strict, ne sont qu'un aspect, visible et sanglant, du caractère clanique des luttes pour le pouvoir au sein de la bureaucratie.
Traitant des scandales politico-mafieux qui éclaboussent les chefs les plus en vue de la bureaucratie, l'hebdomadaire anglais The Economist du 22 novembre dernier appelait cela le "capitalisme des copains", précisant employer ce terme "pour rester poli".
Requin de la finance mondiale, le "raider" américain George Soros n'avait pas de tels scrupules mais il n'en a aucun qui disait refuser, il y a peu, de risquer le moindre dollar dans l'ex-URSS où prévaut "un capitalisme de gangsters". Un avis partagé par bien d'autres, tel le directeur de la Chambre de commerce des États-Unis en Russie qui déclarait récemment qu'"il est clair que le crime organisé contrôle une grande partie de l'économie russe".
Qu'à Moscou on tue Paul Tatum, un homme d'affaires américain en conflit d'intérêts avec la mairie de Loujkov, la presse internationale "découvre" le caractère criminel du régime russe. Criminel, il l'est sans doute, aujourd'hui, au sens banal surtout en Russie du terme.
Mais, pour les révolutionnaires que nous sommes, le caractère criminel de la bureaucratie se situe à un tout autre niveau. C'est historiquement, au regard des intérêts de la classe ouvrière, que l'activité, l'existence même de la bureaucratie sont criminelles.
Criminelle, la bureaucratie l'a été quand, à ses tout débuts, elle écarta la classe ouvrière de la direction du pays et, pour assurer sa position, massacra sous la terreur stalinienne l'immense majorité des bolchéviks qui avaient permis à la révolution russe de triompher et d'instaurer le premier État ouvrier au monde. Criminelle, la politique de la bureaucratie le fut aussi, en donnant de l'URSS l'image hideuse d'une dictature effroyable, discréditant à la face du monde les idéaux communistes dont elle se revendiquait, démoralisant les éléments avancés de la classe ouvrière mondiale par ses reniements, ses alliances avec les pires régimes, ses trahisons des prolétaires révolutionnaires, donnant la main à ceux qui les massacraient quand elle ne le faisait pas elle-même.
Ces crimes politiques innombrables, la bureaucratie les a perpétrés pour masquer la source de ses privilèges, quand elle écrémait impitoyablement les richesses produites par la classe ouvrière et la paysannerie soviétiques. Aujourd'hui, elle n'en est plus là : elle n'a plus besoin de se dissimuler pour s'approprier le surproduit social, elle vole au grand jour tout ce qu'elle peut.
Un rapide tableau de la Russie
Conseiller de Gorbatchev durant la péréstroïka, Andreï Gratchev a publié, fin 1997, "L'exception russe Staline est-il mort ?" où l'auteur, devenu fort critique sur le régime précédent, se montre assez lucide sur l'actuel. Sept ans après la fin de l'URSS, écrit-il, "l'économie se trouve toujours en "chute libre". La production s'effondre de 40 à 50 %, dépassant même les chiffres de la Grande Dépression aux États-Unis" après 1929. "Le niveau de vie des quatre cinquièmes de la population près de 120 millions de personnes a baissé de 60 à 80 % (...). Le volume de l'investissement a chuté, lui, de 70 %. La production agricole a diminué d'un tiers (...). En glissant sur la pente de la désindustrialisation, en accumulant les retards sur les pays avancés (la Russie) dérive vers le statut de pays du Tiers-Monde (...). La chute de la production et la destruction de branches entières de la production se sont accompagnées d'une fuite précipitée des capitaux (qui) proviennent de la "braderie du siècle", c'est-à-dire l'exportation intensive et souvent aux marges de la légalité des richesses du pays". Les produits de ce pillage "sont placés par la bureaucratie de l'État et les affairistes de l'économie de l'ombre sur des comptes numérotés dans des paradis fiscaux, investis dans l'immobilier des pays occidentaux. C'est là qu'aboutissent également les capitaux "blanchis" des bandes mafieuses et les milliards des crédits d'État des prêts du FMI (...). Et pendant ce temps, l'économie russe traverse une crise catastrophique des investissements en se transformant en une économie que l'on pourrait qualifier de capitalisme "militaire".
Ce constat du pillage de l'économie, du délabrement économique et de l'effondrement social auxquels ont conduit les "réformes de marché" n'a rien de bien original : plus grand monde ne le conteste.
Tentant de résumer ce tableau en en donnant une caractérisation socio-économique, Gratchev poursuit : "Le capitalisme est arrivé en Russie. Il est vrai que, tout comme son prédécesseur, le socialisme, il est tellement différent de ce que l'on entend habituellement par ce mot dans le reste du monde qu'il aurait fallu lui inventer un autre nom ou placer celui-là entre guillemets".
Laissons-lui la responsabilité de ses affirmations.
Le journal Izvestia, lui, parlait de "capitalisme d'État" en décrivant le système des "fondés de pouvoir" de la bureaucratie. "Capitalisme des copains", pour The Economist, trop poli pour écrire, comme d'autres, "des gangsters" ; "capitalisme municipal", pour Le Monde à propos du "système Loujkov"... Certains, insistant sur le chaos généralisé, l'effondrement de l'État, l'absence de législation stable et reconnue quant à la propriété et sur la tendance des bureaucrates à s'approprier par tous les moyens ce sur quoi ils peuvent mettre la main s'abstiennent d'user de qualificatifs et de substantifs pour caractériser ce qui est en oeuvre en Russie : ils se contentent de le décrire. Il en est aussi, tel Le Nouvel Economiste en mai 1996, qui, considérant les aspects contradictoires de la situation sociale, économique et politique de l'ex-URSS, n'hésitent pas à la caractériser comme un système qui n'est "ni le libéralisme ni la planification", "à mi-chemin entre l'économie administrée et l'économie de marché". Rien de tout cela n'est faux, mais reste bien loin d'épuiser la question. Car il ne s'agit pas seulement de coller une étiquette sur ce qui se passe mais aussi de tenter d'apprécier la dynamique des événements, son caractère de classe, les forces en présence et les limites des changements survenus.
Pour la majorité des commentateurs, il était plus facile, au tournant des années quatre-vingt-dix, de faire chorus chaque fois qu'un dirigeant russe annonçait la prochaine "instauration du marché". Beaucoup applaudissaient car cela correspondait à ce qu'ils voulaient entendre. Mais les faits sont plus têtus que les préjugés de classe.
En 1990, lors d'une de ses tournées en Occident, Gorbatchev évalua à 400 milliards de dollars ce que l'Ouest devrait investir en URSS pour que, selon lui, elle "prenne un nouveau départ". C'était l'époque où le monde capitaliste s'entichait des "plans de 500 jours" élaborés, disait-on, par la crème des économistes soviétiques et censés assurer le passage d'une économie soviétique, étatisée et planifiée, au moins encore juridiquement, à une économie fonctionnant sur des bases capitalistes.
Huit ans plus tard, la planification a disparu, l'économie est en ruines et 80 % des entreprises sont censées être privatisées. Le résultat, nous venons de le décrire. En fait de "nouveau départ", on assiste à un recul social généralisé qui, pour la population, prend une forme tragique. Et si un flux de capitaux s'est établi entre l'Occident et l'ex-URSS, il s'écoule, à rebours de ce qu'imaginait Gorbatchev, d'Est en Ouest. Et surtout, il saigne le pays à blanc.
Mais, en même temps, les tuteurs occidentaux de l'évolution capitaliste de la Russie sont les premiers à constater que le rythme de l'évolution n'a pas suivi leur attente, et que l'ex-URSS est loin de se stabiliser sur la base du capitalisme.
Et on ne voit pas se dégager une couche sociale de propriétaires des moyens de production qui, de plus en plus sûre d'elle-même, se détacherait de la bureaucratie, mais au contraire, les "actionnaires" se chercher des protecteurs au pouvoir et se fondre au sein de la couche dominant l'appareil d'État et la société. Les bureaucrates-privatiseurs ont d'autant plus besoin de la protection de leur État qu'ils ne bénéficient même pas de la légitimité sociale que donne la propriété privée dans la société capitaliste installée.
Les clans bureaucratiques eux-mêmes en sont encore à s'opposer mutuellement plusieurs sortes de "propriété privée", suivant le rouage de l'appareil d'État décomposé qui la reconnaît et qui la protège. A la "propriété privée" d'une entreprise se superpose et s'oppose celle de l'État central, celle de la municipalité, quand ne s'y ajoute pas celle de la République autonome ou celle du Territoire.
Quant aux classes laborieuses de l'ex-Union soviétique, elles continuent majoritairement à considérer la richesse des "nouveaux riches" et les titres de propriété qu'ils exhibent, comme le fruit d'une spoliation.
Les bureaucrates ont privatisé, à leur profit, l'essentiel de l'économie ex-soviétique. Ils semblent avoir assouvi leur vieille aspiration à pour paraphraser l'expression de Trotsky consolider par la propriété privée leur mainmise sur l'économie. Mais il est plus facile de changer les formes juridiques que de bouleverser les rapports sociaux dont elles sont censées être le reflet. Et malgré la contre-révolution en cours depuis plusieurs années, les bureaucrates ont bien du mal, aujourd'hui encore, à s'émanciper complètement des rapports sociaux issus de la révolution prolétarienne d'Octobre 1917.
La bureaucratie en décomposition a détruit la planification de l'économie. Mais elle est loin d'être parvenue à lui substituer l'économie de marché. Dans le domaine des relations entre entreprises en particulier, ce qui fonctionne encore dans l'économie car même si la production a chuté de moitié, il y a tout de même l'autre moitié qui reste fonctionne en utilisant les liens établis sous la planification (et déjà largement "corrigés", même à l'époque dite "soviétique", par les combines, la corruption et les relations occultes). Le troc entre entreprises le troc ouvert comme celui déguisé en "crédit inter-entreprises", dont débiteurs comme créanciers savent qu'ils ne seront jamais remboursés se substitue bien souvent aux relations monétaires. Le paiement en nature ou en service remplace dans une certaine mesure les salaires qui ne sont pas versés. Ce sont en même temps des palliatifs d'un système monétaire qui ne se stabilise pas vraiment...
Et les directeurs d'entreprises ex-soviétiques, mués qui en "propriétaire", qui en "actionnaire principal" de leurs entreprises, ont des comportements économiques qui tiennent de ceux des bureaucrates et pas de ceux de l'entrepreneur capitaliste, au grand dam du Fonds Monétaire International.
C'est évidemment une situation de transition entre l'économie étatisée suite au grand ébranlement de 1917 et le capitalisme. Une transition dont on peut se demander comment elle peut durer si longtemps et qui, pourtant, perdure.
En tout cas, la bureaucratie elle-même fait tellement peu confiance à ses propres privatisations, qu'elle ne considère comme vraiment privés... que les capitaux qu'elle aura transférés en Suisse ou ailleurs. Elle a tellement peu confiance dans la consolidation des "réformes" capitalistes qu'elle continue à piller l'économie, et surtout à la détruire, plutôt que de la faire fonctionner sur une base capitaliste.
Et son jugement oh, pas le jugement que ses chefs politiques développent dans leurs discours, mais le jugement que révèle son comportement réel est manifestement partagé par le monde capitaliste lui-même.
Depuis 1990, 150 à 300 milliards de dollars auraient été sortis de Russie par les nantis locaux mais aussi par les sociétés occidentales installées dans le pays. Elles n'interviennent d'ailleurs en Russie que très prudemment. Et encore, surtout sur le terrain commercial ou financier. Le Monde estimait, en août 1997, à 7-8 milliards de dollars, "autant que dans la petite Hongrie" précisait-il, les investissements occidentaux en Russie. Il a suffi que la tempête se lève sur les Bourses asiatiques, pour qu'un vent de panique fasse fuir cinq de ces milliards, selon le gouvernement russe.
Cette réalité illustre la rapacité d'une bureaucratie pillarde mais aussi les difficultés qu'éprouve le monde capitaliste, lui-même en crise durable, à tenter de modifier, de l'extérieur et à son profit, le système économique, même mis en pièces par la bureaucratie, dont celle-ci a hérité d'une révolution ouvrière.
Si les "réformes de marché" ont semé des éléments d'une classe bourgeoise et renforcé ceux qui préexistaient du temps de l'URSS, ceux-ci restent encore marginaux par rapport à l'ensemble de l'économie dominée par la bureaucratie. La bureaucratie, parce qu'elle tient l'État ou, plus exactement, les morceaux de l'État de l'ancienne URSS éclatée a organisé les privatisations à son profit et a, en même temps, utilisé ces privatisations pour renforcer son emprise sur cet État qui reste le premier dispensateur de privilèges et de sources d'enrichissement. En ce sens, les Izvestia pouvaient avec quelque raison, dans un article déjà cité, parler de "privatisation de l'État par l'État". Ou, pour donner un contenu social concret à cette formule, on devrait parler de privatisation de l'économie étatisée par la bureaucratie de l'État.
Même maintenant qu'ils ont, formellement au moins, légalisé par la privatisation leur brigandage social et économique, les clans dirigeants de la bureaucratie mènent entre eux d'âpres luttes pour se maintenir au plus près du pouvoir.
Ce qui s'accomplit sous nos yeux est bien une nouvelle étape sur le chemin déjà longuement parcouru par une contre-révolution que la bureaucratie a initiée au milieu des années vingt. Mais ce n'est pas encore son terme. Et pour comprendre à quelle régression de toute la société mène ce chemin, pour armer ceux qui, en ex-URSS, voudraient s'y opposer au nom de la classe ouvrière, de ses intérêts et de son organisation révolutionnaire, ce sont encore l'analyse de la dégénérescence bureaucratique du premier État ouvrier léguée par Léon Trotsky, sa démarche, son raisonnement et ses conclusions qui restent les meilleurs instruments dont nous disposions.