Russie - Le marathon sanglant de la guerre en Tchétchénie"01/05/19961996Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1996/05/20.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Russie - Le marathon sanglant de la guerre en Tchétchénie"

Le texte qui suit est paru dans le dernier numéro du journal "Rabotchaïa Borba" que publie en Russie un tout petit groupe qui sympathise avec notre courant international. La Lutte de Classe a déjà publié des textes de ce groupe (des tracts politiques et des bulletins d'usine) dans son N 2 d'octobre 1993.

Ce texte-ci appelle des explications car, si les faits et noms qui y apparaissent sont connus du public russe, tel n'est pas forcément le cas ailleurs.

Récemment s'est tenu à Moscou un sommet du G7 où, une nouvelle fois, les dirigeants occidentaux ont apporté leur soutien à Eltsine, en pleine campagne électorale et alors qu'il venait d'annoncer un "cessez-le-feu" en Tchétchénie... tout en précisant qu'il y poursuivrait des "actions spéciales". L'affaire du convoi de soldats anéanti à Yarich Mardy est survenue dans ce contexte et alors qu'Eltsine, en tournée électorale non loin de là, paradait aux côtés de groupes armés cosaques des Cosaques que le tsarisme avait employés pour conquérir et réprimer les peuples du Caucase et dont les éléments d'extrême droite forment, aujourd'hui, des détachements combattant en Tchétchénie avec la bénédiction des nationalistes russes et d'Eltsine.

Le meeting de Nazran, en juin 1991, est célèbre en Russie pour avoir marqué une étape importante dans l'offensive d'Eltsine pour déstabiliser Gorbatchev. C'est là, en république de Tchétchéno-Ingouchie, qu'il prononça sa petite phrase "prenez autant de souveraineté..." qui relança la "parade des souverainetés" dont il est question ici. La bureaucratie des républiques y vit le feu vert donné par Eltsine au démantèlement de l'URSS, dont le dernier coup fut porté par Eltsine fin 1991 quand, avec ses compères d'Ukraine et de Biélorussie, il prononça la dissolution de l'Union soviétique.

En Tchétchénie, cela eut pour résultat que Doudaev se proclama indépendant et instaura un régime de pillage au profit de son clan et de terreur contre ceux qui s'y opposaient. Ce n'est que quand des proches de Doudaev commencèrent à s'en détourner que le Kremlin estima le moment venu d'intervenir militairement contre un régime devenu politiquement gênant, moins sur place d'ailleurs, que dans le reste de la Fédération russe où son exemple risquait de faire école, en démontrant aux roitelets de la bureaucratie des "autonomies" (des régions plus ou moins indépendantes) qu'ils pouvaient rompre définitivement avec Moscou.

En Russie, cette guerre a mis sur la place publique nombre de faits de corruption au plus haut niveau, y compris dans un commandement militaire dont ce que la presse appelle l'"incapacité" n'est peut-être que le résultat de son mépris pour les peuples, y compris pour le sien sous l'uniforme, et d'une cupidité qui le pousse à aider les groupes qu'il est censé réduire, en leur revendant armes et munitions.

Quant aux "libéraux" auxquels il est fait référence - Gaïdar et Yavlinski, notamment , ce sont des politiciens de la mouvance eltsinienne qui, pour des raisons d'opportunité ou de carrière, ont choisi de se démarquer du président russe sur le terrain de la guerre en Tchétchénie. Leurs propos ronflants sur la "paix", cités ici, sont censés faire oublier qu'ils sont des piliers d'un régime de plus en plus impopulaire. Ils trouvent un écho dans une petite bourgeoisie qui, ayant généralement trouvé les moyens de permettre à ses fils de couper à la guerre, regarde avec mépris les seuls à devoir y partir : les fils des travailleurs des villes et des campagnes. Et si, bien évidemment, des révolutionnaires dignes de ce nom se doivent de dénoncer, comme le font nos camarades, le bain de sang auquel se livre la clique bureaucratique du Kremlin, eux et la politique qu'ils doivent défendre devant la classe ouvrière n'auraient rien à gagner, mais tout à perdre, à s'aligner sur une autre clique, même baptisée "pacifiste".

Texte de "RABOTCHAIA BORBA" #14 (mai 1996) : NOUVELLE ETAPE D'UNE COURSE AU BAIN DE SANG

Il y a peu, au début de la campagne présidentielle, Eltsine, essayant de se présenter devant les électeurs en une sorte de "colombe de la paix", annonça à nouveau un règlement de paix pour la Tchétchénie. Les leaders du G7 y virent, évidemment, la preuve de "l'attachement à la paix" du président russe. Cependant, ce plan est ce qu'il est : il reste en plan. Les combats sur place n'ont pas cessé. Ils reprennent même avec une nouvelle intensité. Résultat d'une attaque contre un convoi de l'armée russe, 120 soldats ont été tués. La situation s'est encore plus compliquée après la mort (ou l'escamotage ?) de Djokhar Doudaev. La guerre de Tchétchénie tourne au marathon sanglant, mais sans qu'on en aperçoive la dernière ligne droite.

A QUI PROFITE LA PROLONGATION DE LA GUERRE EN TCHETCHENIE ?

Eté 1991, Eltsine et les siens utilisèrent le général d'aviation Doudaev dans leur lutte contre Gorbatchev et la bureaucratie liée à l'URSS. Et Doudaev a mis un point d'honneur à répondre à l'appel lancé par le président russe lors du meeting de Nazran : "Prenez autant de souveraineté que vous pourrez en avaler !" En 1992, Eltsine et son ministre de la Défense, Gratchev, armèrent Doudaev, en commençant par lui laisser l'équipement de l'armée russe rappelée par eux de Tchétchénie, et fermèrent pudiquement les yeux sur les agissements criminels dont était victime la population de Tchétchénie. Cela encouragea le pillage et le vol à grande échelle par lesquels Doudaev et consorts s'enrichirent. Durant ces années du gouvernement Doudaev, durent s'enfuir du pays un demi-million de Russes et des milliers de Tchétchènes qui avaient manifesté leur rejet de ce régime de bandits. Moscou considéra tout cela avec indifférence, se contentant de rares protestations platoniques. De 1992 à 1994, le budget fédéral russe alimenta avec ponctualité les banques tchétchènes (rien qu'en 1993, la Tchétchénie reçut ainsi plus de 12 milliards de roubles ! [NDT. Valant à l'époque une centaine de millions de francs]). Et il ne s'agissait là, en aucune façon, d'une quelconque énorme bêtise d'Eltsine et des siens. La raison d'une pareille "générosité" réside dans la totale corruption du pouvoir moscovite. Par l'entremise des banques tchétchènes, certains bureaucrates russes des plus influents "recyclaient" à leur profit une partie des fonds fédéraux. C'est que le pouvoir d'Eltsine est à ce point impuissant qu'il est bien incapable de lutter contre la corruption, incapable même lorsque ses intérêts politiques l'exigeraient.

En décembre 1994, cependant, Eltsine et compagnie lancèrent l'armée russe sur la Tchétchénie. Et sur quel édifice les forces armées russes dirigèrent leurs premiers coups de canon ? Sur la Banque centrale de Tchétchénie : les chiens de guerre de la bureaucratie effaçaient les traces ! En janvier-février 1995, au prix d'un bain de sang, l'armée s'empara de Grozny et passa à l'offensive. Tout à coup, Moscou donna l'ordre de tout arrêter. Cette décision "charitable" du Kremlin ne pouvait avoir pour conséquence que de nouveaux combats, à Goudermès en décembre 1995, puis pour Grozny et Samachki en mars 1996.

En Tchétchénie, chaque jour, on bombarde, un objectif est détruit. Toute la république est en ruines. A qui peut bien profiter ce tourbillon de sang ? Encore une fois, aux bonzes du Kremlin. Ce feu qui se répand sous les cendres, cette guerre qui dure sans qu'aucun des camps ne l'emporte de façon décisive, tout cela permet à la bureaucratie d'empocher l'argent qui, dit-elle, va à la reconstruction économique de la Tchétchénie. Et ce sont des sommes considérables ! Rien qu'entre le 1er janvier et le 1er septembre 1995, selon la presse, il a été "dépensé" plus de 7000 milliards de roubles [NDT. 7,5 milliards de francs] pour une prétendue "remise sur pieds" de la Tchétchénie. Alors que des actions militaires sont menées littéralement dans tout le pays, et même au-delà de ses frontières, il est évidemment impossible de vérifier où va cet argent. Et c'est bien cela qui permet aux affairistes de ce sanglant business de transférer ces sommes sur leurs comptes en banque.

Peu importe à la clique du Kremlin que tombent des soldats de la Fédération russe, que les villages tchétchènes soient incendiés. Cependant elle se heurte là à une situation en forme d'impasse. D'un côté, elle a besoin d'une victoire en Tchétchénie pour renforcer son pouvoir sur les régions autonomes et les entités administratives de la Fédération de Russie qui le lui contestent, d'où ces appels incessants à l'instauration d'un régime "fort". Mais, de l'autre, sa corruption est si grande qu'il ne lui serait pas profitable, au sens concret du terme, de mettre un terme à cette situation de non-résolution d'un conflit qui dure.

LES LIBERAUX ET LEUR "AMOUR DE LA PAIX"

Les libéraux, de Kovalev à Gaïdar en passant par Yavlinski et son bloc "Yabloko" afin d'apparaître comme "épris de paix" et des "artisans" de celle-ci aux yeux de ceux qui en appellent à la "stabilité", au "calme" et au "bonheur de vivre", militent pour le rappel de l'armée fédérale de Tchétchénie. Mais la "paix" et la "bonheur de vivre" en résulteraient- ils ?

Nous sommes, bien sûr, pour le retrait immédiat des troupes fédérales qui sont envoyées là-bas pour réprimer et nous considérons que c'est au peuple tchétchène de décider de son propre avenir.

Mais la séparation de la Tchétchénie, présentée par la bureaucratie locale comme la seule politique possible, donnerait une nouvelle impulsion à la "parade des souverainetés", qui a conduit à l'effondrement de l'URSS. En d'autres mots, les cliques bureaucratiques des régions autonomes utiliseront à nouveau les libertés soustraites à la tutelle du grand frère du Kremlin pour s'enrichir en étant encore moins contrôlées que maintenant. En Tchétchénie, les Tchétchènes ne soutenant pas le clan Doudaev seront massacrés, la population russe locale aussi.

Moscou en viendra-t-elle à laisser le champ libre à ces forces centrifuges ?

Si "oui", l'on risque de voir se mettre en place une variante russe de la Yougoslavie, avec ses tueries fratricides. Les travailleurs n'y ont aucun intérêt ! Les bâtisseurs du Nouvel ordre mondial ne le veulent pas non plus. Pour d'autres raisons, bien évidemment. Ils s'efforcent d'aider à mettre sur pieds en Russie un régime qui exercerait son contrôle sur tout le territoire et qui serait bien obéissant aux messieurs souriants de la Maison Blanche à Washington.

Mais si "non", encore une fois ce seront de nouveaux combats, de nouvelles souffrances, des morts supplémentaires. Des torrents de larmes de sang s'écouleront de la Caspienne à la Mer noire. Et tout cela, à la grande joie des Kovalev et Gaïdar qui, pour trois deniers, en tireront la possibilité de montrer à nouveau tout leur "amour de la paix" et "attachement indéfectible aux Droits de l'Homme" !

QUE FAIRE ?

La situation est une impasse ? Dans le cadre de ce régime, oui. Il n'y a qu'une façon d'en sortir, elle est révolutionnaire. Il faut renverser le pouvoir de la bureaucratie, former un gouvernement ouvrier révolutionnaire et une armée révolutionnaire.

De qui serait constituée cette armée révolutionnaire ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre ce que représente l'armée présente. D'un côté, il y a de simples soldats, braves et décidés, de petits gradés qui partagent avec la troupe les difficultés et privations de la guerre. De l'autre, on trouve une hiérarchie cupide, prête, pour un pourboire, à vendre tous et tout (à commencer par des armes aux combattants tchétchènes), la crapulerie d'une haute intendance bornée et repue qui, sans se gêner, pille, brade tout ce qu'elle gère pour le compte de l'armée. A cause de cette engeance, les soldats vont au combat le ventre vide et avec presque rien sur le dos. Ainsi, en Russie, il y a deux armées, en tout cas dans les faits : celle des soldats et celle des généraux. La première se bat et meurt. La seconde s'enrichit sans limite. La première est celle des ouvriers et des paysans sous l'uniforme. C'est eux qui pourraient former le noyau d'une nouvelle armée révolutionnaire qui, avec les travailleurs de Tchétchénie, lutterait sans merci contre les doudaevistes, et avec les travailleurs de tout le pays contre la bureaucratie.

Des sceptiques diront : cette perspective est utopique car le prolétariat n'est pas prêt à lutter contre la bureaucratie et la bourgeoisie, il n'a pas encore pris conscience de ses intérêts de classe, ni formé ses organisations de classe. Certes. Mais de ce constat on ne doit pas tirer la conclusion, comme le font en Russie la majorité des révolutionnaires, qu'il faudrait professer le pacifisme : cela reviendrait à se mettre à la remorque des libéraux.

Nous, groupe Rabotchaïa Borba, comprenons parfaitement que nous ne sommes pas, à l'heure actuelle, en situation de peser sur ces événements. Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'il faudrait n'adopter que des positions dictées par le "réalisme" politique ? Non. Il faut dire la vérité aux travailleurs sur Eltsine et Doudaev, il faut dénoncer à pleine voix les agissements criminels de l'état-major et du régime de la "République Ichkeria" [NDT. La Tchétchénie de Doudaev].

Notre force réside dans le fait de dire la vérité, affirmait le dirigeant des bolchéviks, Lénine. Nous faisons nôtre cette façon d'agir.

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