- Accueil
- Lutte de Classe n°10
- Russie - Dissolution du pouvoir, recul économique, privatisations
Russie - Dissolution du pouvoir, recul économique, privatisations
La presse a abondamment souligné le fait que la rentrée 1994 en Russie a été, sur le plan politique, une des plus calmes depuis plusieurs années. Un an à peine après les sanglants affrontements entre Eltsine et le duo Routskoï-Khasboulatov, le tout-Moscou politique bruissait bien moins de ses sempiternelles rumeurs de putsch que de commentaires sur l'état d'ébriété du président lors de ses déplacements à l'étranger. Non point parce que le pouvoir central se serait consolidé. Il est au contraire tellement décomposé que c'est à se demander s'il vaut la peine de le disputer par la force à l'ivrogne qui en est le détenteur en titre...
Fausse impression sans doute car non seulement la Douma, élue pourtant dans la foulée de la dissolution du Soviet suprême de Khasboulatov et dotée de nouveaux chefs, se pose en rivale de la présidence de la Fédération de Russie, mais les différentes cliques qui tournent autour d'Eltsine, ministres ou conseillers, sont engagées dans d'incessantes escarmouches les unes contre les autres. En ligne de mire, la présidence, sinon pour prendre la place d'Eltsine dans l'immédiat, du moins pour briguer sa succession.
Mais si les intrigues de palais n'ont pas cessé, c'est leur objet qui est de plus en plus insaisissable. Répondant à la question de "qui exerce le pouvoir en Russie" que lui avait posée le journal Libération, Oleg Kalougine répondit voici quelque temps : "C'est le vide du pouvoir. On a l'impression que le Président a perdu toute prise sur la situation. Et personne n'a assez d'autorité pour faire changer les choses". Venant d'un ex-général du KGB, c'est l'avis d'un connaisseur...
La transformation des 88 "sujets" de la Fédération russe, c'est-à-dire de ses entités territoriales, en baronnies bureaucratiques plus ou moins indépendantes du pouvoir central, est pour ainsi dire juridiquement consacrée. Eltsine et Tchernomyrdine ont dû officiellement concéder au début de l'année au Conseil de la Fédération - celle des deux assemblées du parlement qui représente les régions, c'est-à-dire les caciques qui les dirigent - que la nomination du préfet de ces entités territoriales dépendrait désormais du chef de l'exécutif local et non pas du pouvoir central. Ce dernier est désormais représenté dans les régions par un fonctionnaire au nom évocateur de "représentant plénipotentiaire du Président". Un ambassadeur, en somme.
Toutes les entités territoriales n'en sont pas - ou pas encore - au même point que la Tchétchénie, en conflit armé avec le centre, ou que le Tatarstan, avec lequel Eltsine n'a pu régulariser la situation qu'en signant un traité avec ses dirigeants reconnaissant la primauté de ces derniers chez eux, la primauté de leurs lois locales, et le droit officiellement consacré de garder pour leur propre usage les impôts récoltés chez eux. Mais, bien d'autres autorités régionales, sans avoir signé un traité en bonne et due forme sur la question, n'en détournent pas moins les impôts. Les impôts bloqués par les autorités locales, voilà une des raisons majeures du gouffre du déficit budgétaire, comblé par la planche à billets c'est-à-dire par l'inflation, par la baisse catastrophique du pouvoir d'achat des couches populaires à revenus fixes et par la dégringolade du rouble.
Plus encore que les épisodes sanglants de Tchétchénie, les relations entre Loujkov, maire de Moscou, et le gouvernement central, illustrent la puissance des barons de la bureaucratie. Bien que la privatisation soit présentée comme la grande affaire du pouvoir central, Loujkov a exigé et obtenu que la compétence du ministre chargé de la question ne s'exerce pas dans "sa" bonne ville, pourtant capitale et siège du pouvoir central jusqu'à nouvel ordre. Il est vrai que le maire de Moscou est à la tête de ce qui s'appelle très officiellement le "gouvernement de Moscou" et s'en est fait nommer "président" - sans doute afin de marquer son territoire vis-à-vis d'un autre "président de gouvernement", siégeant à Moscou, titre porté par le Premier ministre Tchernomyrdine.
C'est encore une autre question de savoir quel est le pouvoir réel de Loujkov sur son propre fief, tant paraît évocatrice l'expression utilisée par la collaboratrice d'un centre de recherche spécialisée dans l'étude de la situation en Russie et reprise par le journal Le Monde : "Quand la mafia évince l'État". A Moscou, à Saint-Pétersbourg et dans bien d'autres villes, non seulement les "gardes mafieux" commencent à rivaliser en nombre et sûrement en efficacité avec la police officielle, mais une partie de cette dernière est, de notoriété publique, payée pour faire respecter l'ordre mafieux, faire rentrer dans les caisses de la mafia, des impôts et des taxes que l'État est de moins en moins capable de percevoir.
La poursuite de l'effondrement économique
La petite bourgeoisie qui s'est engouffrée en son temps dans la brèche ouverte par Gorbatchev dans sa lutte pour conquérir puis pour tenter de conserver le pouvoir central à la tête de la bureaucratie, avait alors rêvé de démocratie, de libertés, de bien-être à l'occidentale. Après plusieurs années d'une évolution chaotique, c'est l'anarchie bureaucratique et la loi des gangs armés. Quant à l'économie qui devait assurer le bien-être, elle s'effondre depuis plusieurs années (le plus étonnant étant qu'elle continue, malgré tout, à tourner).
Malgré le caractère largement fantaisiste des statistiques, elles indiquent une tendance. Sur la base 100 en 1990, l'indice de la production industrielle aurait été 91 en 1991,73 en 1992,64 en 1993 et le ministère des Finances russe l'estime à 50 en fin 1994. Une chute de moitié, donc, de la production industrielle. Une régression qui ramène la production à peu près à son niveau de la fin des années cinquante. Les branches les plus touchées sont celles qui, comme le textile, sont frappées par la rupture des liens avec les fournisseurs de matières premières des autres républiques ; celles encore qui, comme les matériaux de construction, tournaient auparavant grâce aux programmes de grands travaux de l'État ; ou encore, la chimie des engrais et le secteur du matériel agricole, du fait de l'appauvrissement des kolkhozes et des sovkhozes. Plus grave encore pour l'avenir, les investissements chutent depuis 1990 à un rythme bien plus fort encore que la production, l'État investissant de moins en moins et les capitaux privés pour ainsi dire pas du tout.
Voilà le bilan pour la Russie. Pour les autres républiques héritières de l'ex-URSS, il est encore pire. Sans même parler des républiques du Caucase ou d'Asie centrale, en guerre civile endémique, la production a partout plongé. Y compris dans ces républiques baltes dont les chefs affirmaient il n'y a pas si longtemps à leurs peuples que, débarrassées des carcans de l'URSS, renouant librement avec le marché occidental, leurs économies allaient s'envoler vers des cimes. Total, en Lituanie par exemple, la production industrielle a chuté dans la seule année 1993 de presque autant qu'en Russie depuis quatre ans.
Conséquence de l'éclatement politique de l'URSS, aggravée souvent par des choix volontaires de la part des dirigeants des républiques qui rêvaient de pactole en accédant au marché mondial, les liens tissés par des décennies d'intégration dans une seule et même économie soviétique ont été déchirés. Entre 1991 et 1993, en deux ans, le commerce de la Russie avec les autres États ex-soviétiques a été réduit de moitié. Mais aucun de ces États n'a retrouvé sur le marché international ce qu'il a perdu du côté de l'ex-URSS. C'est d'ailleurs ce que constatait, fin octobre, le président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, lors d'un sommet consacré à une énième tentative pour restaurer un minimum d'intégration économique par la CEI : "l'intégration de nos économies bénéficiera à nos entreprises et nos populations. Nous espérions tous trouver de nouveaux marchés. Sans succès. Et nous ne sommes pas près d'en trouver, tant la compétition est sévère dans le monde."
Pire, sur certains marchés auxquels elles accèdent - ceux généralement des matières premières ou de l'énergie - les républiques en compétition les unes avec les autres font baisser les prix et leurs propres recettes. D'après le journal Le Monde, "pour maintenir grosso modo en 1993 les recettes que lui avaient procurées les ventes d'énergie, il aura fallu [à la Russie] augmenter les quantités fournies aux pays occidentaux de 20 % pour le pétrole, de 36 % pour les produits raffinés, 9 % pour le gaz naturel... "
L'aluminium que la Russie ne pouvait plus - ou ne voulait plus - livrer aux ex-républiques-soeurs, déversé sur le marché mondial, a provoqué une baisse des cours de 40 % à 50 %. Pendant que les républiques dépourvues de ce métal ne peuvent plus s'en procurer, avec des conséquences plus ou moins graves pour leurs consommations, voire pour leurs productions, l'État russe touche moins, en vendant plus.
L'intégration dans le marché mondial en matière d'énergie a des conséquences plus désastreuses encore pour les républiques ex-soviétiques qui n'ont pas de pétrole. Lors de l'éclatement de l'URSS, d'après le journal Les Échos, l'Ukraine payait son pétrole à la Russie à 3 % du prix mondial ! Elle le paie aujourd'hui à 80 %. C'est encore un prix d'ami. Mais la hausse suffit pour que l'Ukraine soit endettée jusqu'au cou, virtuellement en faillite, pour que les entreprises s'arrêtent les unes après les autres, nombre de transports aussi, et que faute d'avoir de quoi produire ou de quoi acheter de l'engrais, une part croissante de la riche "terre noire" d'Ukraine ne soit plus ensemencée, sans parler des villes plongées dans le noir à la nuit tombée, du chauffage des habitations chichement mesuré : économies d'énergie obligent !
Les chefs de la bureaucratie ont grand ouvert les portes pour que le commerce avec l'Occident et, mieux encore, espéraient-ils, les capitaux d'Occident apportent du sang frais à l'économie ex-soviétique. Lors de sa énième pitoyable tournée de mendicité en Occident, au mois de septembre, Eltsine a obtenu de Clinton la signature d'un accord de "partenariat pour le progrès économique". Mais si Moscou s'engage à poursuivre sa politique de "réduction des obstacles au commerce et à l'investissement", à quoi sert le "partenariat" proposé par Clinton ?
Même le commerce avec l'Occident régresse en valeur absolue (en tout cas, le commerce officiel - nulle statistique en revanche sur les trafics et la contrebande). Il faut croire que l'augmentation des importations, désormais libres, de produits de luxe pour les couches privilégiées ne compense pas ce qui avait été importé, en partie au moins pour les besoins des entreprises, au temps du monopole du commerce extérieur. Le commerce entre les États-Unis et la Russie, avec ses 4,7 milliards de dollars, reste ridiculement bas (c'est à peine plus que le commerce de la petite république slovaque avec l'ex-URSS). Pour les investissements, c'est encore plus dérisoire : le montant des investissements américains en Russie, 3 milliards de dollars sur un peu plus de 7 milliards d'investissements étrangers, représente, rappelons-le, la part de la seule famille Peugeot dans la capitalisation boursière des Automobiles Peugeot."Êtes-vous devenus si bureaucratiques et avez-vous perdu toutes vos qualités d'entrepreneurs ?" s'est écrié Eltsine lors d'une réunion avec des dirigeants d'entreprise américains, tenue en son honneur à l'occasion de sa visite à Washington. L'exclamation serait cocasse, venant du chef de la bureaucratie russe, si elle n'était pas lamentable.
Mais le temps a beau passer, les investissements occidentaux ne viennent pas. Cela tient en partie à des raisons propres à ce qui se passe dans l'ex-URSS : à la lenteur de la contre-révolution capitaliste, aux incertitudes des lois concernant la propriété - qui reviennent comme un leitmotiv dans les plaintes des "businessmen" occidentaux -, à la décomposition de l'appareil d'État, à l'insécurité physique tout court. Mais cela tient plus encore à des raisons générales, à la sénilité de l'économie impérialiste, à son incapacité à transformer l'économie étatique ruinée par les bureaucrates en marché capitaliste.
Les lents progrès de la contre-révolution
Dans la lutte pour le pouvoir au sein même des milieux dirigeants de la bureaucratie, engagée à la mort de Brejnev, portée sur la place publique à l'arrivée de Gorbatchev, les factions rivales mènent leurs combats, depuis cinq ans au moins maintenant, sous le drapeau du rétablissement du capitalisme. Mais la contre-révolution n'est pas seulement une affaire de drapeau ou de programme (sincère ou pas). C'est une affaire de forces sociales.
La décomposition du pouvoir a libéré des forces politiques jusque-là plus ou moins contenues par la dictature. Ces forces politiques, émanant de couches de plus en plus larges de la bureaucratie, appelées pour arbitrer les luttes au sommet, sont devenues à leur tour le facteur majeur de la décomposition du pouvoir. Le jeu réciproque de ces forces cherchant avant tout à rejeter les contraintes de tout pouvoir central et des efforts de ce dernier pour se reconstituer a abouti à la dislocation de l'URSS et à la décomposition croissante des républiques qui en sont issues. Le morcellement du pouvoir étatique a eu des effets d'autant plus dévastateurs sur l'économie que celle-ci était étatisée, centralisée et même hypercentralisée. La planification a disparu dans les tourbillons des luttes politiques qui ont disloqué l'État. Une grande partie des liens économiques tissés dans son cadre a disparu avec. Les raisons fondamentales de l'écroulement de l'économie ex-soviétique ne sont pas à chercher ailleurs.
Quelles forces sociales représentent les forces politiques qui, en s'affrontant ou en se combinant, constituent le moteur de l'évolution actuelle ? Essentiellement la bureaucratie elle-même qui s'est débarrassée de la chape de plomb qui pesait sur elle aussi, et pas seulement sur la classe ouvrière, même si la dictature avait pour raison d'être fondamentale de préserver les privilèges de la bureaucratie contre la classe ouvrière et, le cas échéant, contre la bourgeoisie.
Cette couche sociale qui a naguère porté au pouvoir un Staline et appuyé une des plus infâmes dictatures que l'humanité ait jamais connues s'est découvert subitement une âme de combattant de la liberté. Mais, comme toujours dans les couches privilégiées, les grands sentiments affichés masquaient de solides intérêts matériels. Les chefs politiques ont parlé par démagogie de "glasnost" (droit à l'expression), d'autonomie des entreprises, puis de liberté et de démocratie. Ils ont été relayés par l'intelligentsia qui s'est engouffrée dans la brèche pour applaudir, pour théoriser, pour mettre en forme les fortes paroles des démagogues. Les bureaucrates, eux, entendaient le droit de faire désormais librement, c'est-à-dire sans contrôle d'en haut, sans menaces, ce qu'ils savaient faire si bien : commander, administrer... et se servir au passage. Chacun à son poste et à son niveau, local, régional, national ou fédéral : dans les villages, les kolkhozes, les villes, les entreprises, les casernes, les administrations.
On peut penser que, dès le début du processus, une fraction de la bureaucratie était mue par la volonté de rétablir le capitalisme - et que cette volonté était partagée par l'authentique petite bourgeoisie d'affaires qui existait déjà dans l'ombre de l'économie planifiée sous Brejnev et qui s'est renforcée par la suite. L'aspiration à consolider ses privilèges par le rétablissement de la propriété privée est, de longue date, un sentiment largement répandu dans la bureaucratie.
Quant à la masse de la couche bureaucratique, elle n'est unie que dans la volonté d'accaparer aussi librement que possible le maximum de surproduit social. Mais il y a bien des façons d'accaparer le surproduit social et l'ensemble de la bureaucratie est très loin de se trouver dans une position équivalente pour accéder au mode d'appropriation capitaliste. Et puis, si le mode d'appropriation capitaliste devenait dominant au prix d'un abaissement drastique de la production et du surproduit à partager, bien peu nombreux seraient les heureux élus.
L'apparente unanimité de la bureaucratie qui s'aligne, de haut en bas, derrière le drapeau de la restauration capitaliste ne doit pas masquer les divergences, voire les oppositions d'intérêts au sein même de la bureaucratie, ni les appréciations différentes des problèmes que cette restauration est susceptible de provoquer. Politiquement comme psychologiquement, les bureaucrates se trouvent plus à l'aise derrière le drapeau de la restauration capitaliste qu'ils ne l'étaient il n'y a pas si longtemps - et dans une unanimité aussi parfaite, faut-il le rappeler - derrière le drapeau du communisme. Mais cela n'en fait pas encore une force politique déterminée à accomplir une tâche en tout état de cause difficile : bouleverser les rapports de propriété et les rapports de production à l'échelle d'un vaste pays.
La durée même de ce que certains appellent la "transition du socialisme au capitalisme", en l'absence pourtant pour le moment de réactions politiques de la classe ouvrière, la seule classe sociale dont l'intérêt est de s'opposer à la contre-révolution en cours, montre que cette "transition" n'a rien à voir avec la marche triomphale escomptée un temps par les laudateurs, russes ou pas, du système capitaliste. La restauration de la propriété privée des moyens de production est seulement en cours. Quant au fonctionnement de l'économie ex-soviétique sur cette base, le monde bourgeois en est encore à le souhaiter, sans y risquer un cent ou un kopeck. L'absence d'intérêt dont témoigne le grand capital impérialiste comme le petit capital russe - qui commence à s'accumuler dans les spéculations ou dans le brigandage - pour les investissements en Russie montre mieux que toutes les statistiques l'appréciation portée par la bourgeoisie sur l'état d'avancement de la contre-révolution.
Les aventures des bons de privatisation
Il en est ainsi des fameux coupons de privatisation. Rappelons la grande idée qui devait joindre, dans l'esprit des spécialistes d'Eltsine, l'utile à l'agréable : permettre à leur chef de faire un geste démagogique en direction de la population et fournir en même temps une procédure technique pour la privatisation. Dans une première phase, tous les citoyens se sont vu distribuer gratuitement des "bons de privatisation". Les 148 millions d'heureux bénéficiaires de ce cadeau - les bons avaient une valeur nominale de 10 000 roubles, coquette somme au départ mais ridicule à l'arrivée, avec l'inflation galopante - pouvaient échanger leurs bons contre des actions d'une entreprise, ou les revendre. Les acheteurs devaient être ceux qui sont assez riches pour racheter beaucoup de bons, avec à la clé la possibilité d'acquérir un grand paquet d'actions. Et en effet, "miracle d'organisation", comme vient de s'écrier un des économistes en vue du régime, les bons ont fini par être distribués et plusieurs centaines - quelque 600, paraît-il - de fonds d'investissement se sont constitués pour collecter les coupons, les concentrer, pour les mettre à la disposition des investisseurs.
Beaucoup de créateurs de ces fonds d'investissements - qui ont en général fignolé l'idée de départ en donnant, en contrepartie des coupons récoltés, des actions de leur propre fonds, en promettant à leurs clients la fortune - ont fait fortune eux-mêmes. D'autres - ou les mêmes - ont sombré dans des faillites retentissantes. Ce fut le cas cet été du principal d'entre eux, MMM, qui ruina des centaines de milliers de gogos. Car toute l'opération consistait, pour les créateurs de ces fonds d'investissement et quelques petits malins bien placés, à spéculer sur l'envolée artificielle et non durable des actions de ces fonds censés être investis dans des affaires miraculeuses... et à retirer leur mise multipliée par 10 ou par 100 avant que l'escroquerie n'éclate au grand jour. La collecte et la centralisation des coupons pour les transformer en actions étaient certes la raison sociale de ces officines, mais elles récoltaient autant voire plus d'argent frais, celui notamment de gens inquiets devant l'inflation rapide qui minait leurs économies.
Mais la concentration de capitaux destinés à être investis dans les entreprises industrielles a fait long feu. Un grand nombre de gens ne se sont, d'abord, pas dépêchés d'échanger leurs coupons contre des actions, au point qu'Eltsine a été obligé de repousser à plusieurs reprises la date de clôture de cette première phase. Il a encore prolongé in extremis d'un mois la dernière en date des échéances limites, fixée pour le 30 juin 1994. Mais maintenant qu'Eltsine a fini par se décider, on l'a vu, c'est le maire de Moscou qui a proclamé que, chez lui, la date de la clôture serait le 1er janvier 1995.
Mais enfin, le 4 juillet, Tchoubaïs, le ministre de la Privatisation, a convoqué la presse pour annoncer solennellement qu'"aujourd'hui, 70 % des entreprises ont été transformées en sociétés par actions et nous avons 40 millions d'actionnaires". Et d'ajouter qu'une "classe de propriétaires a été créée". La deuxième phase pouvait commencer. Les actions des entreprises à privatiser, représentées au départ surtout par des parts de fonds d'investissement ou par des actions détenues en direct dans les entreprises par leurs travailleurs ou leurs dirigeants, allaient pouvoir être vendues librement, notamment à des firmes étrangères que cela intéresserait.
A condition qu'il y ait des acheteurs.
En effet, les déclarations de Tchoubaïs étaient adressées en premier lieu aux investisseurs étrangers. Mais ceux-là ne se bousculent pas au portillon. Il y a des capitalistes occidentaux comme tel homme d'affaires américain pour déclarer qu'"il y a des fortunes à faire en Russie", citant certaines matières premières, certains services ou encore le tabac. Le tabac, il est vrai, a attiré des investisseurs étrangers sous forme de participations plus ou moins importantes dans des sociétés mixtes. On cite ainsi souvent Philip Morris qui a pris 20 % dans une des plus importantes entreprises de tabac du pays. Mais ce sont des cas d'exception, le montant ridicule des investissements occidentaux en témoigne. Pour les matières premières elles-mêmes - pétrole notamment - les grands trusts prennent surtout des options pour réserver l'avenir. Ils prennent rarement en charge la production - et quand ils le font, c'est en tant qu'actionnaires minoritaires d'entreprises existantes - et encore moins l'investissement.
Mais même l'homme d'affaires américain optimiste cité ci-dessus ne parle pas des mastodontes industriels qui font le gros de la production en Russie comme d'endroits où un capitaliste privé peut faire fortune. Et autant dire que les détenteurs russes de capitaux fraîchement acquis continuent à préférer les placements financiers en Occident - la fuite des capitaux russes vers l'extérieur continue, même si, dit-on, elle se ralentirait - et que, lorsqu'ils investissent quand même en Russie, c'est dans les services, dans les commerces, dans les petites entreprises nouvellement créées pour desservir des créneaux où cela rapporte vite. Ils n'ont nulle envie de devenir actionnaires, forcément petits, de grandes entreprises industrielles existantes.
Pour le moment, le gros de ces 70 % d'entreprises transformées en sociétés par actions n'est privatisé que juridiquement. Les actions d'un grand nombre d'entre elles - pour ce qu'on peut en savoir, la majorité - appartiennent à des "collectifs de travailleurs". Ces entreprises ont donc changé de statut, se transformant, de fait, en coopératives contrôlées et dirigées par les directeurs déjà en place, c'est-à-dire, par les membres de la vieille bureaucratie industrielle. Les actions d'un certain nombre d'autres de ces entreprises sont entre les mains des autorités locales ou régionales ou encore des gouvernements des "entités territoriales". La propriété d'État locale remplace alors la propriété d'État tout court.
Derrière ces galimatias juridiques, il y a de toute évidence des divergences d'intérêts à l'intérieur même de la bureaucratie. La bureaucratie politique (par exemple, les hommes qui commandent les municipalités ou les administrations locales mais qui ne sont pas des directeurs d'entreprises) ne veut pas de privatisations qui se fassent à ses dépens. La "municipalisation" ou la "nationalisation" à l'échelon d'une entité territoriale est un moyen de protéger les entreprises des territoires sous leur autorité politique - et les revenus qu'elles peuvent générer - contre les empiétements du centre, mais c'en est un aussi pour se protéger de la voracité, des "privatisations sauvages", des "directeurs rouges" bien placés. Les intérêts des "directeurs rouges" ne sont pas nécessairement homogènes non plus. La simple direction d'une entreprise, même non rentable, donne à celui qui en est le titulaire un pouvoir social qu'il ne retrouverait pas, La Palisse l'aurait dit, comme propriétaire d'une entreprise même acquise pour pas grand-chose, mais qui ne serait pas viable. Tout ce qu'ils pourraient faire, c'est vendre les machines au prix de la ferraille, et encore même pas à celui du marché mondial. Bien sûr, ils seraient alors riches, du moins relativement, mais pas capitalistes pour autant. Ils seraient en fait dans une situation bien moins intéressante qu'ils ne l'étaient auparavant dans ce pays en tant que bureaucrates. Il faut en outre tenir compte de la structure de l'industrie soviétique, comptant un grand nombre d'entreprises gigantesques qui, même bradées dans le cadre de la privatisation, seraient hors de portée des capitaux russes et même d'Occident (le problème n'étant pas seulement l'achat, mais aussi le fonctionnement). Dès lors, pour bien des "directeurs rouges", qui semblent a priori bien mieux placés dans la course à l'appropriation que leurs confrères de la gent politique, la meilleure solution est celle qui les laisse directeurs en empêchant d'autres de s'approprier "leur" entreprise.
Voilà pourquoi les partisans les plus lucides de la contre-révolution bourgeoise dénoncent le processus actuel de privatisation comme, au mieux, insuffisant par rapport au but rêvé, au pire, comme une mascarade. "Comment sortir de la situation de commercialisation greffée sur un appareil soviétique", s'est écrié un député russe à un récent colloque de parlementaires européens. Olga Makarenko, vice-présidente de l'Association russe des entrepreneurs privés, tout en constatant les pas faits vers le capitalisme, considère que "la campagne de privatisation de 1993-94 a avorté en laissant la majorité des actions à l'État"... "Le pouvoir est toujours entre les mains de fonctionnaires formés pendant la période totalitaire. En dépit de leurs discours, ils veulent laisser à la propriété d'État sa fonction de commande". Et d'annoncer même qu'"entre la classe patronale en formation et la bureaucratie, la compétition est encore feutrée, mais dès l'automne prochain, le conflit entre la politique économique des autorités et les intérêts des entrepreneurs devra atteindre un point proche de la rupture".
Laissons à son auteur la responsabilité de ses prévisions. Il n'en est pas moins vrai que les faits sociaux sont plus forts que les tours de passe-passe juridique.
Avortée ou pas, la campagne de privatisation est sans doute un pas en avant sur le chemin de la contre-révolution. Mais, de l'avis même de ceux qui considèrent que cette étape-là s'est bien déroulée, l'étape suivante risque d'être autrement plus difficile. Iassine, économiste russe chargé par la présidence du "développement des investissements étrangers en Russie" - donc payé pour se montrer optimiste en direction des investisseurs virtuels d'Occident - a souligné pourtant dans une récente interview, résumée par Le Monde, que c'est maintenant que commence la phase décisive, "celle où il faut restructurer les entreprises certes 'privatisées', mais dont la plupart ont encore leurs collectifs d'ouvriers et la direction comme actionnaires majoritaires et qui devront fermer ou réduire leurs effectifs. Cela va se passer au moment même où les millions de détenteurs d'actions voudront toucher les dividendes promis. Or, seuls 10 % d'entre eux peuvent escompter avoir 100 ou 200 roubles par mois - moins de 50 centimes - les autres n'auront rien et les désillusions seront vives." Et le rédacteur du Monde de se demander si "les grands troubles attendus toutes ces dernières années seraient en vue au moment où l'Occident a un peu cessé de les craindre ?"
Personne ne peut évidemment dire si ce genre de prévision est plus juste cette fois qu'il y a deux ou cinq ans. Mais si les seules forces actives sur la scène politique de ce qui fut l'URSS ont toutes été, à leur origine, des émanations de la bureaucratie ; si elles veulent toutes préserver et, si possible, accroître les privilèges de cette couche sociale au détriment de .la classe ouvrière avec, pour certaines sinon pour toutes, la volonté de consolider ces privilèges par un retour à la propriété privée des moyens de production - la crainte des réactions du prolétariat n'en pèse pas
moins sur leurs projets et leurs décisions.
Ces réactions, au moins sous forme d'explosions spontanées, sont toujours possibles, tant certaines couches de la classe ouvrière ont subi les conséquences du recul désastreux de la production. Et si les conséquences n'ont pas été plus catastrophiques encore, c'est pour l'essentiel parce que la plupart des entreprises du secteur industriel ne fonctionnent pas encore suivant les lois de la rentabilité capitaliste et que les bureaucrates qui prennent les décisions préfèrent encore garder leurs ouvriers, même en ne les faisant travailler que certains jours de la semaine, plutôt que de prendre le risque d'affronter ces "troubles sociaux" qui les hantent.
C'est dans ce sens-là que, même en étant absente de la scène politique, la classe ouvrière freine les transformations contre-révolutionnaires de l'économie russe, et cela s'ajoute aux obstacles à ces transformations venant de la bureaucratie d'une part et de la structure commerciale et industrielle d'autre part.
Pour résumer l'état des lieux après bientôt dix ans de crise dans la bureaucratie : la planification a d'ores et déjà sombré dans la crise, en tant que processus de décisions conscientes. Mais il faut rappeler, d'un côté, que le développement extraordinaire de "l'économie de l'ombre" sous Brejnev avait déjà largement vidé la planification de son contenu, même bureaucratique, qu'elle avait sous Staline. Et, d'autre part que, si le Gosplan est mort de sa belle mort et si les différents ministères qui assuraient la coordination des différents secteurs économiques n'ont plus d'autorité, les liens de troc entre entreprises, entre clients et fournisseurs sont bien souvent, aujourd'hui encore, ceux établis naguère dans le cadre de la planification. Tout cela continue à être en partie soutenu et financé par la Banque centrale qui joue - pour autant que cela soit encore possible - un rôle coordinateur et dirigiste de la production. Le FMI reproche assez, et depuis longtemps, ce rôle de la Banque centrale et de ses subventions aux entreprises que les spécialistes de l'économie capitaliste considèrent comme non rentables.
La propriété d'État, l'économie étatique - ce qui reste encore des conquêtes de la révolution prolétarienne et qui avait permis à feu l'URSS le développement économique exceptionnel qui fut le sien - est aussi en train de sombrer. Mais cela se fait lentement, et à travers des étapes qui ne favorisent pas le développement d'une authentique bourgeoisie capitaliste. Nous avons écrit maintes fois qu'à notre avis l'économie ex-soviétique ne peut donner naissance à une bourgeoisie correspondant au degré de développement et de concentration atteint par l'économie soviétique grâce à la planification, même bureaucratique. Le parachèvement de la restauration capitaliste implique une régression considérable même pour l'économie russe et, à infiniment plus forte raison, l'avilissement au niveau de petits pays sous-développés et dépendants pour les autres républiques.
Voilà pourquoi, si l'actuel état de la Russie est éminemment transitoire, entre une économie étatique que la bureaucratie est en train de disloquer et une économie capitaliste qui ne s'est pas encore constituée, la durée de la transition pourra être une question capitale. Le rapport des forces sociales ne s'est pas encore fondamentalement modifié en défaveur du prolétariat. La classe ouvrière soviétique est déjà confrontée à un chômage déguisé mais elle n'a pas encore été notablement réduite en nombre, avec une fraction importante définitivement rejetée de la production et transformée en "lumpenprolétariat". Cela a déjà commencé et même ce qui est déjà fait - plusieurs millions de chômeurs - est déjà grave, mais cela le sera autrement plus si la restauration capitaliste s'établit et se consolide, en ayant fait régresser l'économie en proportion du nombre d'entreprises que les "spécialistes" occidentaux considèrent comme condamnées à disparaître pour cause de non-rentabilité. Et face à ce prolétariat, à la hauteur encore du développement maximum atteint par l'industrie soviétique, il n'y a toujours pas une bourgeoisie correspondant au degré de développement de l'économie.
Tout cela n'aurait pas grande importance, si la classe ouvrière devait rester spectatrice devant la contre-révolution qui progresse au milieu de l'anarchie bureaucratique. Rien ne permet d'affirmer, cette année plus que les précédentes, que la société soviétique est à la veille d'une explosion sociale venant du prolétariat. Rien ne permet de dire, à plus forte raison, qu'il en résulterait un mouvement suffisamment puissant pour s'opposer à la contre-révolution bourgeoise et, surtout, suffisamment conscient pour disputer à la bureaucratie, encore dominante, la direction de l'économie et de la société. Mais c'est la seule perspective capable de sauver ce que fut l'URSS de la ruine pure et simple.