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Russie - Après la réélection de Poutine
Le président russe Poutine a voulu que sa réélection manifeste de façon triomphale qu'il n'y a plus personne qui puisse le contester véritablement, ni dans les urnes, ni dans le pays. Mais, s'il apparaît au faîte de la puissance, la sienne et celle de l'État qu'il aurait restaurée, et alors qu'il bénéficie, de plus, d'un contexte économique inespéré, qui remplit (un peu) les caisses publiques, les problèmes de fond auxquels se heurte la Russie depuis une quinzaine d'années sont bien loin d'avoir disparu.
Sa réélection, en mars dernier, à la tête de la Fédération de Russie a constitué tout sauf une surprise. Sur fond de léger mieux économique et de relative stabilisation politique dont il a pu se targuer auprès de l'électorat, il apparaissait seul en lice.
Les partis autres que Russie unie (bloc électoral poutinien), échaudés par leur défaite aux élections législatives de décembre, ont mené campagne a minima. Le KPRF (Parti communiste de la Fédération de Russie), principale formation d'opposition, avait renoncé à présenter son leader, Ziouganov, au profit d'un quasi-inconnu ; le populiste Jirinovski avait envoyé son chauffeur comme candidat ; d'autres partis n'en avaient même pas désigné. Comme cela risquait d'écorner un peu plus l'image qu'il peine à préserver vis-à-vis de l'extérieur, le Kremlin battit le rappel : il aida des indépendants à obtenir les millions de signatures permettant d'enregistrer leur candidature. Le compte n'y étant toujours pas, il suscita même la candidature d'un quidam qui se fit remarquer en appelant ouvertement à voter Poutine.
Des figurants, comparses ou seconds couteaux comme concurrents, cela tenait de la farce. Mais le décorum démocratique était sauf. Dans ces conditions, la seule inconnue concernait le score du quasi-candidat unique et le taux de participation. L'un et l'autre dépendaient moins des électeurs eux-mêmes que des autorités, et de ce qu'elles voulaient démontrer : une large adhésion à la politique de Poutine. Au vu des résultats (72 % des voix au premier tour pour Poutine, un seul de ses cinq concurrents dépassant 5 %), le sortant a remporté une victoire écrasante.
Quatre années de "démocratie contrôlée"
Les moyens mis en oeuvre pour cela sont ceux dont la "démocratie russe" use désormais à chaque élection : matraquage des médias en faveur du candidat officiel ; menaces de perdre son emploi ou des prestations sociales contre ceux que tenterait l'abstention ; candidats-faire valoir agréés par le pouvoir ; bourrage des urnes, rectification des résultats (dans certaines régions, le score de Poutine a frisé 100 % des suffrages exprimés).
Les observateurs de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe avaient qualifié les récentes législatives de "libres mais inégalitaires". Poutine, lui, parle de "démocratie contrôlée". Le terme "démocratie" est destiné à satisfaire les démocraties occidentales partenaires de la Russie, dont deux des plus puissantes sont en train d'administrer une leçon de démocratie en Irak. Mais Poutine tient surtout à l'idée du "contrôle" de l'État sur tout et tous.
La décennie précédente S de la disparition de l'URSS, fin 1991, à la démission d'Eltsine, fin 1999, en faveur de Poutine S avait été marquée par la faiblesse et l'instabilité chronique du pouvoir central. Cela n'avait été que conflits répétés au sein de l'appareil dirigeant, tant au sommet qu'entre ce dernier et les chefs des régions, tandis que s'effondraient la production et le niveau de vie de la population, et qu'à tous les niveaux les chefs de l'appareil dirigeant de l'État, la bureaucratie, faisaient main basse sur ce qui avait été jusque-là la propriété de l'État.
En arrivant aux commandes, Poutine s'était fait fort de remettre de l'ordre dans la pétaudière laissée par son prédécesseur. La "restauration de la verticale du pouvoir", c'est-à-dire d'une autorité de l'État, reconnue, qui puisse s'exercer sans faillir de haut en bas de l'appareil dirigeant jusque dans les moindres recoins du pays, a été le leitmotiv de son premier mandat.
Les régions, leurs chefs et leurs cliques, qui défiaient ouvertement le centre, ont été placés sous la tutelle de "représentants plénipotentiaires du président", des super-préfets le plus souvent issus, comme lui, de la haute hiérarchie des "structures de force" de l'État, nom générique utilisé en Russie pour désigner armée, police et services secrets. Quant à la Tchétchénie, qui avait poussé sa volonté d'indépendance jusqu'à la proclamer, elle a subi deux guerres et, bien que la dernière ne soit visiblement pas terminée (comme l'a rappelé, début mai, l'assassinat du président fantoche mis en place par Poutine), le Kremlin affirme y avoir normalisé la situation.
La Douma (Assemblée nationale), où Eltsine n'avait disposé d'aucune majorité, même après l'avoir dissoute à coups de canon fin 1993, ne semble plus en mesure de faire de l'ombre au chef du Kremlin : il y dispose des deux tiers des députés et l'a transformée en chambre d'enregistrement.
Les médias les plus importants ont été repris en main, parfois en expropriant certains favoris du pouvoir précédent qui en étaient devenus propriétaires lors des privatisations de l'ère Eltsine. Les mésaventures de deux de ces magnats, contraints ensuite de choisir l'exil, avaient inauguré la présidence Poutine en lançant un avertissement aux nouveaux riches les plus en vue. Ayant réuni ces "oligarques" après son élection en mars 2000, Poutine leur avait signifié de ne plus interférer dans la marche de l'État comme sous Eltsine, en échange de quoi il pourraient continuer leurs petites et grandes affaires.
Un oligarque se confesse...
Pour avoir cru que cette règle ne s'appliquait pas à lui, et avoir laissé entendre qu'il briguerait la présidence en 2008, Khodorkovski, que l'on présentait comme l'homme le plus riche et le plus puissant du pays, a atterri en prison en octobre 2003. Il y croupit toujours, sous l'accusation de corruption, de vol de milliards de dollars au fisc ; un de ses adjoints, également emprisonné, est en outre suspecté de l'assassinat d'un gouverneur et d'un rival en affaires. La routine, pour ces "nouveaux Russes" dont la chute peut être encore plus fulgurante que l'ascension crapuleuse, et dépend toujours de qui, au pouvoir, tient leur carrière en main.
Début avril, Khodorkovski a publié dans la presse une lettre ouverte intitulée "La crise du libéralisme". Dans un style qui rappelle certaines confessions publiques des procès staliniens, il prétend regretter d'avoir contribué à l'appauvrissement du pays en le pillant . "Nous (les magnats des affaires), écrit-il, devons accepter que 90 % de la population considèrent les résultats des privatisations comme injustes, et leurs bénéficiaires comme des propriétaires sans droit légitime". Puis, ayant battu sa coulpe, il adjure ses pareils d'agir de même, faisant écho à la thématique de campagne de Poutine, qui se présentait comme un redresseur de torts décidé à châtier les "oligarques", car il sait quels sentiments de haine ils inspirent à la population russe.
Flattant éhontément Poutine, il escompte qu'une fois réélu, cet ex-premier flic de Russie ("plus démocrate" que la grande majorité de la population, dit-il) le sortira rapidement de son cachot. Mais il lâche aussi quelques réflexions éclairantes sur ce que sont les oligarques et sur la façon dont fonctionne la société russe. Il écrit ainsi que, aussi riches soient-il devenus, lui et ses pareils sont "toujours dépendants d'un haut bureaucrate très puissant" qui les patronne. Façon de dire, comme allant de soi, que, si des capitalistes peuvent désormais, en tant qu'individus, occuper le devant de la scène en Russie, ce ne sont pas (encore) eux qui dirigent la mise en scène, ni le système.
À le lire, les dirigeants politiques "libéraux" et les affairistes en voie d'enrichissement rapide, héros de l'ère Eltsine, ont engagé le pays dans une impasse qui, dit-il, ne pouvait ni déboucher sur la démocratie, ni permettre le développement d'une économie de marché. Et de rappeler que, si le but "des affaires est de faire de l'argent, un environnement libéral n'y est pas nécessaire. Les grandes entreprises américaines, qui investissaient des milliards de dollars en Union soviétique, appréciaient éminemment le régime soviétique parce qu'il leur garantissait la stabilité". L'avis de ce "spécialiste" vaut ce qu'il vaut, même s'il n'a plus grand-chose d'original, y compris parmi ceux qui, il y a dix ou douze ans, promettaient à la Russie un avenir de développement économique et démocratique sous l'égide du marché.
Le contrôle d'en haut, pour quoi faire ?
Dans les milieux gouvernants russes et chez ceux qui font profession de commenter leur pensée, sinon leur action réelle, l'un des thèmes récurrents depuis une quinzaine d'années qu'on parle d'instaurer le marché en Russie est que, pour y parvenir, il faudrait une main de fer au sommet de l'État.
Selon le goût du jour ou le leur, certains invoquent les mânes du tsar Pierre le Grand, qui voulait moderniser la Russie à coups de trique afin qu'elle rattrappe son retard sur l'Europe occidentale au 17e siècle ; ou celles de Stolypine, ministre de la police et de l'économie de Nicolas II, qui, après la révolution de 1905, tenta d'en éviter une autre au régime en parsemant ses "réformes" des cadavres d'ouvriers et de paysans qu'il faisait pendre. Mais dans ce palmarès, c'est encore Staline qui tient la corde. Les autorités s'y réfèrent à nouveau ouvertement, sur un mode où le nationalisme grand-russe occupe la première place avec l'exaltation de l'État fort. Il ne se passe plus guère de jour sans que, dans un discours ou à la télévision, on n'affirme que, sous Staline, le pays était une "grande puissance" crainte et respectée à l'extérieur grâce à son armée, tandis qu'à l'intérieur l'ordre régnait grâce au KGB, la police politique.
Poutine, qui a fait toute sa carrière au sein du KGB (entre temps rebaptisé FSB) jusqu'à en devenir le chef avant de succéder à Eltsine, a truffé les instances de l'État de hauts gradés de la FSB et autres "structures de force" . Leur poids accru au sommet de l'État expliquerait, pour une part, les ennuis d'un Khodorkovski. Estimant avoir été moins bien servis que d'autres lors du gigantesque vol légal de la propriété étatique qu'ont été les privatisations eltsiniennes, ces appareils chercheraient non seulement à récupérer tout ou partie de Ioukos (l'empire pétrolier de Khodorkovski), mais à impressionner assez ses semblables pour qu'ils leur fassent une place autour des sources d'enrichissement qu'ils contrôlent, principalement les hydrocarbures et autres matières premières (bois, minerais, or, pierres précieuses, etc.). Ceux-ci forment en effet, par leur exportation systématique, le socle principal de l'enrichissement fabuleux de quelques-uns. Ils constituent aussi désormais la colonne vertébrale d'une économie russe que les mêmes transforment en économie de rente, sur un mode qui n'est pas sans rappeler le pillage des richesses du tiers monde par l'Occident impérialiste.
Pour avoir pris des formes moins sanglantes que durant la période précédente, la foire d'empoigne autour de ces sources de richesse n'en a bien sûr pas fini au sein des hautes sphères de la bureaucratie. Et la stabilisation de la propriété en Russie, tant de fois annoncée et plus encore démentie par les faits, ne semble pas pour demain.
En Russie, pouvoir politique et pouvoir économique restent en effet toujours dans une étroite dépendance du second vis-à-vis du premier. Mais, au moment précisément où celui qui incarne le pouvoir central semble concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, il n'est pas dit que Poutine puisse s'en servir pour lancer, comme il l'a promis pour son second mandat, des "réformes" économiques qui affermiraient l'économie de marché, ni surtout que son pouvoir soit aussi affermi qu'il y paraît.
Victoires et améliorations en trompe-l'oeil
Car les victoires qu'il a remportées jusqu'à présent sur ceux qui faisaient obstacle à son pouvoir sont bien fragiles, voire illusoires. Dans les régions et républiques fédérées, s'il a obtenu l'allégeance formelle de certains chefs de l'exécutif local, il n'a pas fini d'en payer le prix. En bien des endroits, ses super-préfets ont noué tant de liens avec les clans dirigeants régionaux et les nantis du cru que, censés être les représentants exclusifs du pouvoir central, ils se transforment peu à peu aussi en représentants des intérêts des cliques locales face au centre, voire contre lui.
Pour y remédier, Poutine a favorisé l'implantation de grands groupes économico-financiers centraux (ceux que dirigent les oligarques) dans les régions. Vu leur poids, ils ne devaient faire qu'une bouchée des groupes moins puissants sur lesquels s'appuyaient les gouverneurs et présidents des républiques. Cela a été, parfois, le cas. Mais l'arme utilisée pour tenter de venir à bout de la trop grande indépendance des "élites" régionales s'est avérée à double tranchant. Car les groupements appelés à la rescousse par Poutine ont vu leur assise s'accroître. Leurs dirigeants ont alors, selon un phénomène évoquant ce qui se produit avec les super-préfets, disposé de moyens accrus pour défendre leurs propres intérêts en s'appuyant sur ceux des cliques dirigeantes locales contre le centre.
Le cas de Khodorkovski S qui s'est senti assez fort pour passer par dessus la tête de Moscou dans ses négociations avec des groupes pétroliers occidentaux et pour, en prime, défier politiquement Poutine S n'a rien d'une exception. Son comparse d'alors, Abramovitch, qui dirige le groupe pétrolier Sibneft, a agi de même, en évitant de provoquer Poutine. Il a, de fait, liquidé une bonne partie de ses avoirs russes et transféré le produit de ces ventes à l'étranger, où, comme ses pareils, il a enregistré son groupe et ses filiales pour échapper aux lois russes. Comble d'ironie quand Poutine se réclame de "la dictature de la loi", un de ses slogans favoris, il a dû s'appuyer sur Abramovitch pour faire échec au transfert en des mains étrangères de la compagnie de Khodorkovski.
Car l'État russe dépend toujours plus, pour ses recettes, des revenus des grands groupes exportateurs de matières premières, que dirigent ces oligarques derrière lesquels il y a de hauts bureaucrates, comme l'a rappelé Khodorkovski, c'est-à-dire des clans dirigeants de l'appareil d'État. Or, ceux-ci n'ont pas plus de raisons aujourd'hui qu'hier de rétrocéder à l'État central (sous forme de taxes ou impôts) autre chose que le moins possible, après avoir mis à l'abri le maximum du produit de leurs opérations dans des holdings domiciliées à Gibraltar, aux îles Caïman et autres paradis fiscaux.
Ce phénomène de fuite des capitaux, maintes fois décrit, n'en continue pas moins activement, et pour les mêmes raisons, qu'il y a cinq ou dix ans. Si on en parle moins aujourd'hui, ce n'est pas que cette hémorragie financière provoquée aurait cessé ou ralenti. C'est que son contexte économique a un peu changé, ce qui masque ses effets, ou plutôt repousse le moment où ils pèseront à nouveau de tout leur poids sur la situation économique et financière de la Russie.
Avec la remontée des cours mondiaux du pétrole depuis trois ans, la Russie affiche une balance commerciale et des paiements positive. Cela tranche avec la décennie précédente où, du fait du pillage intensif de son économie et des finances publiques par la bureaucratie et les mafias, l'État russe avait dû se déclarer en cessation de paiement après le krach de 1998. Et cela change bien des choses pour cet État dans le budget duquel les revenus du pétrole et du gaz représentent 80 % du total des rentrées (les taxes et impôts que les grands groupes acceptent de lui verser). Par ses retombées, cette manne a aussi changé les choses pour certaines catégories sociales, principalement la petite bourgeoisie des grands centres, parfois décrites comme atteintes par la fièvre de la consommation.
Mais, de là à en conclure que le niveau de vie de la population progresserait, et surtout que cela tiendrait à un réel redressement économique, il y a un gouffre, même si certains n'hésitent pas à le franchir.
Pour ce qui est du niveau de vie, il suffit de rappeler que, selon les autorités russes, la part de la population située en dessous du seuil de pauvreté (30 %) n'a guère varié depuis 1998. Même avec une croissance économique cumulée depuis de l'ordre de 14 %, le niveau des salaires réels (qui avait perdu 43,6 % entre 1993 et 1999) reste inférieur à ce qu'il était il y a une décennie, selon la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement, créée spécialement pour "aider" l'économie de l'ex-URSS et des pays de l'Est).
La croissance sans le développement
Quant au poids économique de la Russie, pour autant que le PIB (produit intérieur brut) le reflète, rappelons que celui de la Russie équivaut à celui des Pays-Bas, dix fois moins peuplés qu'elle. Mais surtout, soulignent la BERD et nombre d'analystes économiques, le secteur des matières premières, qui emploie 1 % de la main-d'oeuvre en Russie, compte pour un quart dans son PIB, un niveau équivalent à celui de pays comme l'Arabie saoudite.
La Russie, largement sous-développée encore au début du 20ème siècle, avait réussi - après la Révolution d'Octobre 1917, et parce qu'elle permettait de bouleverser de fond en comble la société - à se doter d'une industrie diversifiée, non seulement par branches, mais dans l'espace, en sortant de leur isolement des régions que le tsarisme avait vouées au sous-développement. Eh bien, ce pays qui, du temps de l'Union soviétique, s'était hissé au rang d'une des premières puissances industrielles mondiales, est en train de redevenir un pays sous-développé. Et cela pas seulement du fait de la chute dramatique de la production qui a accompagné les "réformes" de l'ère Eltsine, autrement dit son pillage par les "élites" dirigeantes, mais parce que ses ressources se trouvent de plus en plus dépendre exclusivement de l'exportation de matières premières, et parmi celles-ci des hydrocarbures (pétrole et gaz) et qu'elle vit de plus en plus au rythme d'une quasi-mono-industrie pétrolière, comme l'Arabie saoudite ou les pétromonarchies du Proche-Orient.
Et les cours du pétrole peuvent bien flamber, finalement ceux qui en profitent le plus, même en comparaison de ce que les nantis locaux et autres oligarques prélèvent sur cette rente, ce sont les grandes compagnies pétrolières occidentales.
Ces dernières, on les voit maintenant prendre pied, outre dans des États ayant été des républiques soviétiques (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan), dans des régions et républiques fédérées de Russie au sous-sol également riche en ressources minérales. Cela, sans que l'État central y puisse grand-chose, les autorités locales continuant, comme par le passé, à traiter directement avec l'étranger. Même chose dans le cas de certaines fusions (l'une réalisée, l'autre arrêtée in extremis par l'arrestation de Khodorkovski) de compagnies pétrolières russes et occidentales.
Dépendant de plus en plus de la seule rente pétrolière, l'État russe n'a donc guère le choix : il lui faut tenter au moins de reprendre le contrôle sur cette source de revenus. D'abord parce que l'embellie économique actuelle risque de ne pas durer, son moteur étant à la merci d'une retombée des cours mondiaux. Ensuite, parce que, même si ce retournement de tendance devait tarder à se produire, ladite "embellie" n'a guère de retombées sur l'ensemble de l'économie, les secteurs autres que ceux des matières premières restant les parents pauvres des investissements, quand il y en a. C'est, entre autres, ce qui explique que le ministre russe de l'Économie vienne de constater à nouveau :"En Russie, nous avons de la croissance, pas de développement".
Pour tenter de changer les choses, l'État russe devrait prendre le taureau par les cornes, chercher à arracher aux oligarques la maîtrise des principaux secteurs de l'économie. Mais, quand Poutine dit et redit qu'il n'est pas question de revenir sur les privatisations, tout en refusant de s'engager à les légaliser, lui qui se targue d'avoir remis de l'ordre dans la maison-Russie qu'il gouvernerait d'une main ferme, il n'administre la preuve que d'une chose : la vanité de ses prétentions, l'incapacité durable de cet État à s'imposer autrement qu'en paroles aux groupes de son propre appareil dirigeant qui ont fait main basse sur les richesses du pays.
C'est dans ce sens - et non dans celui, banal, que cela prendrait en Occident - qu'il faut interpréter ce que déclarait Poutine à un parterre d'oligarques qu'il avait réunis après l'arrestation de Khodorkovski : "Il est parfois très difficile de voir où se termine le monde des affaires et où commence celui de l'État". Car, en Russie, le "monde des affaires", c'est d'abord l'État, ou plutôt tels ses divers segments les plus puissants, rivalisant les uns avec les autres, et tous opposés à ce que l'État central rétablisse durablement et réellement son pouvoir.
Le maximum que celui qui le représente puisse faire, c'est de tenter de faire pression : en emprisonnant l'un, en s'appuyant sur un autre un jour, puis le lendemain en réclamant au même Abramovitch et à sa compagnie pétrolière un milliard de dollars d'arriérés d'impôts, car, embellie ou pas, l'État russe n'a pas les moyens, même d'un fonctionnement a minima.
Alors, c'est vers la population travailleuse qu'il se retourne pour trouver les fonds qui lui font défaut. À peine passée l'élection présidentielle, le nouveau gouvernement de Fradkov a annoncé tout un plan de mesures qui s'en prend à la population : gel et extinction programmée de certains avantages aux retraités et personnes âgées ; attaques contre les systèmes d'éducation et de santé, avec l'officialisation d'un secteur privé payant, le secteur public étant laissé à l'abandon ; "régionalisation" des salaires des personnels des services publics, l'État s'en désengageant en laissant aux régions le soin de les payer, quand elles le pourront, etc.
Bien sûr, pas plus qu'ailleurs la classe ouvrière russe ne se sent en position de faire échec à de telles mesures. Et d'abord parce que personne n'a cherché jusqu'à présent à s'adresser à elle sur le terrain de la défense exclusive de ses intérêts de classe. Mais, si, demain, ou après-demain, cela venait à changer, à force de dire et faire dire qu'il n'y a personne qui conteste son pouvoir, Poutine pourrait se retrouver dans la situation où le "centre" n'aurait plus la possibilité, comme par le passé, d'invoquer l'obstruction de la Douma ou la mauvaise volonté des autorités locales refusant d'appliquer ses décisions.
10 mai 2004