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Nigeria - Après la pendaison de Ken Saro-Wiwa : la crise du régime et la campagne pour les "sanctions"
Le Nigeria est aujourd'hui, et de loin, le pays le plus peuplé d'Afrique avec une population évaluée à plus de 100 millions d'habitants sur un territoire qui couvre un peu moins du double de surface que la France. Situé sur le Golfe de Guinée, sur la côte ouest de l'Afrique, il a échappé, contrairement à la plupart de ses voisins, au morcellement résultant des rivalités entre empires coloniaux, et cela essentiellement parce que pendant plus d'un siècle il fut le territoire privé d'une puissante compagnie britannique, la Royal Niger Company, plus connue aujourd'hui sous le nom d'Unilever. La colonisation britannique a néanmoins laissé à ce pays, tout aussi artificiel que ses voisins, un lourd héritage qui va de la pauvreté chronique de la population jusqu'aux divisions ethniques.
Depuis son indépendance en 1960, le Nigeria a connu une guerre meurtrière, celle du Biafra en 1967, et une série pratiquement ininterrompue de dictatures et de coups d'État. Avec la crise économique de cette dernière décennie, la situation politique n'a cessé de se tendre dans le pays et la dictature de se faire plus brutale, conduisant à une crise politique ouverte.
La pendaison, le 10 novembre dernier, de l'écrivain Ken Saro-Wiwa et de huit autres opposants au régime nigérian, qui s'étaient faits les porte-parole de l'ethnie ogoni face au pillage de leurs terres par Shell, a attiré l'attention de la presse internationale sur la crise nigériane. Des manifestations ont eu lieu un peu partout devant les ambassades du Nigeria, et des groupes écologistes ont appelé au boycott de Shell, accusé d'être le véritable instigateur de ces exécutions.
Ces protestations ont suscité des palabres aussi laborieux qu'hypocrites au sein des organismes internationaux, pour savoir s'il fallait prendre des sanctions à l'encontre du Nigeria, et si oui, lesquelles ? Car les dirigeants de l'impérialisme ont bien des raisons de se montrer conciliants vis-à-vis du régime nigérian, quels que soient les écarts auxquels il puisse se livrer.
Les cent millions d'habitants du Nigeria constituent, par leur nombre plus que par leur richesse bien sûr, le plus important des marchés d'exportation d'Afrique en dehors de l'Afrique du Sud. Sans parler, bien sûr, des richesses naturelles, et en particulier, pétrolifères du pays. Pour la bourgeoisie britannique, par exemple, qui est le principal fournisseur du Nigeria, celui-ci "pèse" cinq milliards de francs d'exportations par an et près du double d'investissements sur le terrain. Autant dire que pour les dirigeants de l'impérialisme, ni la vie d'une poignée de militants ni le sort de l'ethnie ogoni pour laquelle ils combattaient, ne pèsent bien lourd face aux profits qui sont en jeu. Même Nelson Mandela, hier encore le champion des sanctions économiques internationales contre l'apartheid, a mis un certain temps à jeter son poids dans la balance, sans doute à cause du commerce de plus en plus florissant entre l'Afrique du Sud et le Nigeria.
Finalement, le sommet annuel du Commonwealth, pendant lequel avaient été exécutés Saro-Wiwa et ses compagnons, a quand même "condamné" le Nigeria à une suspension symbolique de deux ans - ce qui, bien sûr, ne changera rien aux relations économiques entre le Nigeria et les pays du Commonwealth. Dans la foulée, les Nations Unies ont voté une résolution aux termes soigneusement dosés de façon à n'engager personne. Et les choses se sont arrêtées là.
La résistance au pillage du delta du Niger
L'ethnie ogoni est l'une des quelque vingt minorités qui composent les 6 millions d'habitants du delta du Niger, dans le sud du pays. Depuis le milieu des années soixante, les grandes compagnies pétrolières ont extrait des milliards de dollars de profits des terres marécageuses du delta, et en particulier Shell qui compte pour près de la moitié de la production. La population locale, elle, n'en a tiré pratiquement aucun bénéfice. Elle n'a ni adduction d'eau, ni tout-à-l'égout, ni routes carrossables. Et paradoxalement, l'électricité, ou toute autre forme d'énergie moderne, reste un privilège rare dans une région par ailleurs si riche en énergie !
Mais il y a pire. Les méthodes utilisées par les grandes compagnies pour extraire le maximum de pétrole au moindre coût, ont transformé le delta en un cloaque pétrolifère. Les pipelines mal entretenus fuient, rendant le sol impropre à la culture et détruisant la faune et la flore marines. L'air est empuanti par les fumées de centaines de torchères qui brûlent du gaz naturel nuit et jour. Partout on trouve des cadavres rouillés de puits et de pipelines désaffectés. Les grandes compagnies pétrolières ont fait du delta un gigantesque dépotoir, dans lequel la population parvient de moins en moins à subsister.
Si Shell et ses acolytes avaient fait ne serait-ce que le dixième de ces dégâts dans un pays riche, ils auraient eu à payer des sommes fabuleuses en procès, amendes et autres dommages et intérêts. Mais qui se soucie de quelques millions d'habitants d'un pays du Tiers Monde comme le Nigeria ? Sûrement pas les gouvernements occidentaux. Quant aux militaires au pouvoir, ils sont bien trop occupés à jouir de leur propre part des revenus pétroliers.
Pendant longtemps, la population du delta a organisé des protestations contre ce pillage éhonté. Ces protestations sont restées sans écho, tant du côté des compagnies pétrolières que du côté du régime nigérian, dont la seule réponse a consisté à accroître la présence de l'armée dans le delta. Les puits ont été entourés de barbelés électrifiés et placés sous surveillance militaire permanente.
C'est dans le cadre de ce mouvement de protestation qu'en 1990, Ken Saro-Wiwa créa le Mouvement pour la Survie du Peuple Ogoni (MOSOP). Le MOSOP exigea que Shell, le seul exploitant présent en pays ogoni, utilise une fraction de ses énormes profits pour réparer les dommages dont il était responsable et améliorer les conditions de vie des populations locales. En même temps, le MOSOP se lança dans une campagne contre la corruption des autorités nigérianes et le détournement à leur profit de revenus pétroliers dont la population ne voyait jamais la couleur.
Contrairement aux autres mouvements de protestation, de caractère plus traditionnel, le MOSOP avait une base militante dont les jeunes chômeurs ogonis constituait le fer de lance. Il organisa avec succès, une série de blocus des installations de Shell en pays ogoni si bien qu'en janvier 1993 Shell finit par se déclarer vaincu et se retira de la région.
Mais Shell n'était pas encore au bout de ses peines. Non seulement le mouvement de résistance contre les trusts pétroliers continua mais il s'étendit. Dans tout le delta le retrait de Shell du pays ogoni fut ressenti comme une victoire et la mobilisation militante de la jeunesse par le MOSOP devint l'exemple à suivre pour toute la population, jusqu'à perturber les opérations de Port Harcourt, la principale ville du delta et son seul port pétrolier en eau profonde.
La dictature se réfugie dans la répression
En juin 1993, moins de six mois après le retrait de Shell, se tint la première élection présidentielle qu'ait connue le pays. Le MOSOP appela au boycott disant à juste titre qu'on ne pouvait faire confiance à une armée corrompue pour introduire la démocratie. Finalement le général-dictateur Babangida décréta le scrutin nul, déclenchant un vaste mouvement de protestation dans tout le pays. Dans le delta, le MOSOP prit la tête du mouvement contre la dictature aux côtés des syndicalistes du pétrole.
Prise entre la mobilisation de la population et la crainte de voir s'amplifier le mouvement de retrait des compagnies pétrolières déjà amorcé en pays ogoni, la dictature riposta par la répression, réduisant le MOSOP à la clandestinité et lançant une campagne de terreur contre les Ogonis. C'est ainsi qu'en août 1993, la soldatesque assassina 35 habitants du petit village ogoni de Ka et en chassa des centaines d'autres avant de le raser complètement.
Pourtant, ni l'omniprésence des troupes gouvernementales dans le delta ni les arrestations et campagnes de terreur ne vinrent à bout du mouvement. En 1994, Shell en était réduit à utiliser la moitié de ses 5 000 salariés dans la région à des tâches de surveillance. Et en mai 1994, une note signée par le chef des services de sécurité de River State (l'un des États du delta), le Major P. Okuntimo, affirmait que "les opérations de la compagnie Shell demeurent impossibles à moins d'entreprendre des opérations militaires impitoyables pour permettre la reprise normale de l'activité économique". Ce document poursuivait en recommandant la "liquidation" des leaders ogonis. Ce n'était évidemment pas par hasard si, quelques jours plus tard, quatre dirigeants ogonis étaient assassinés dans des circonstances mystérieuses au cours d'un rassemblement organisé par le MOSOP. Dans la foulée, Ken Saro-Wiwa, qui n'était même pas présent lors du rassemblement, ainsi que huit autres dirigeants du MOSOP, étaient arrêtés, inculpés pour meurtre et emprisonnés.
Le procès qui suivit, dura dix mois et fut largement retransmis dans tout le pays. Ce fut une parodie de justice. Le cérémonial y fut respecté dans les moindres détails jusqu'aux perruques des juges, à la façon des tribunaux britanniques. Mais un officier supérieur supervisait la procédure et un avocat mandaté par Shell suivait les débats. De nombreux incidents vinrent révéler la machination tramée contre les accusés. Il y eut par exemple les révélations de deux témoins-clé de l'accusation, expliquant que Shell leur avait offert des contrats en échange de leurs "témoignages". De toutes façons la sentence avait été prononcée d'avance. Saro-Wiwa et ses huit co-accusés furent condamnés à mort et promptement exécutés, pour couper court à tout mouvement de protestation.
De toute évidence, le régime a voulu faire un exemple vis-à-vis des rebelles du delta tandis qu'il se livrait à une démonstration de force en y renforçant le quadrillage policier. Mais en même temps, face au mouvement de protestation montant dans tout le pays, il a cherché à raviver les vieilles rivalités ethniques, se servant de ce procès médiatique pour mettre en accusation les populations du delta en dénonçant le "manque de patriotisme" qui les conduisait à faire appel à l'opinion publique internationale contre le régime et à perturber la production pétrolière du pays.
C'est ainsi que, quelques jours après la pendaison de Ken Saro-Wiwa et de ses compagnons, le régime donnait le coup d'envoi d'une campagne de manifestations dans les principales villes du centre et du nord du pays pour donner à la "population" - dont à vrai dire bon nombre de salariés de l'État à qui on avait donné congé et offert une prime en échange de leur participation - l'occasion de manifester son soutien au régime et à sa fermeté face aux "ingérences de l'étranger dans une affaire criminelle purement nigériane".
Entre le fait de dénoncer les habitants du sud pour leur manque de "patriotisme" et les accuser d'être la cause de la catastrophe économique que connaît le Nigeria, il n'y a qu'un pas qui, s'il était franchi, pourrait faire renaître des pogroms semblables à ceux qui ont précédé la guerre du Biafra dans les années soixante. Depuis l'indépendance, les politiciens nigérians ne se sont jamais privés d'utiliser à l'occasion les oppositions nord-sud, une méthode de gouvernement qu'ils ont d'ailleurs héritée des colonisateurs britanniques du pays. Une telle dérive pourrait devenir le principal recours d'un régime qui ne sait plus comment contenir la crise politique qui le secoue, avec des conséquences qui pourraient se révéler terribles pour la population.
Trois ans de crise politique
La crise politique ouverte par l'annulation de l'élection présidentielle du 12 juin 1993 et de la victoire du candidat-milliardaire Moshood Abiola, n'a en effet toujours pas trouvé de solution. Ce coup de force du général Babangida, le dictateur de l'époque, reflétait les difficultés qu'éprouvait l'armée à transmettre le pouvoir à un régime civil élu, même si son habillage "démocratique" n'aurait pour but que de masquer un peu mieux le pillage des richesses du pays par une petite couche de privilégiés et leurs commanditaires impérialistes.
Babangida n'avait pourtant pris aucun risque. Il avait supervisé personnellement l'élaboration des programmes politiques et des structures des deux seuls partis autorisés ainsi que le choix de leurs candidats. Pourquoi Babangida a-t-il quand même stoppé net le processus de passation des pouvoirs qu'il avait lui-même conduit jusqu'aux élections ? Nous ne le savons pas. Mais on peut penser que Babangida n'a pas cru à la capacité d'Abiola de préserver le statu quo, c'est-à-dire de protéger les intérêts des privilégiés en place, et en particulier ceux des militaires - soit parce qu'il doutait de sa capacité à faire face au mécontentement populaire qui s'était déjà manifesté au cours de la période pré-électorale, soit parce que, comme peuvent le laisser penser les épurations qui ont suivi dans l'armée, il craignait un éclatement de celle-ci à l'occasion de la transition vers le nouveau pouvoir.
En 1993, l'annulation de l'élection déclencha un peu partout des émeutes, des manifestations et des grèves qui furent sévèrement réprimées. Face à cette vague de protestations qui ne ralentissait pas, Babangida finit par démissionner le 27 août, chargeant un conseil transitoire intérimaire constitué de civils d'organiser de nouvelles élections. Mais la démission du dictateur n'empêcha pas les travailleurs du pétrole de maintenir la grève qu'ils avaient programmée auparavant, ni d'être bientôt rejoints par de nombreux travailleurs, du public comme du privé. Et le 17 novembre 1993, le général Sani Abacha ripostait par un nouveau coup d'État officiellement destiné à "restaurer l'ordre et la démocratie" ! Parmi les partisans d'Abacha se trouvaient d'ailleurs un certain nombre de supporters notoires de Moshood Abiola, ce qui n'était paradoxal qu'en apparence. Après tout, Abiola n'avait jamais envisagé de venir au pouvoir autrement qu'avec la bénédiction des militaires et cela impliquait de sa part la recherche d'un accord avec l'armée. Et puis Abacha n'avait-il pas annoncé, pour avril 1994, l'élection d'une assemblée constituante dont la tâche serait de relancer le "processus démocratique" ?
Cette assemblée ne devait jamais voir le jour. Et pour cause : les manifestations et les grèves se poursuivant, les partisans d'Abiola prirent leurs distances vis-à-vis du régime d'Abacha plutôt que de risquer de se déconsidérer en le soutenant, même du bout des lèvres. Le boycott du scrutin d'avril 1994, à l'appel de l'ensemble de l'opposition légale et illégale, fut un succès : il y eut 300 000 votants, contre 13 millions en juin 1993, sur un total de 39 millions d'électeurs. La veille du premier anniversaire de l'annulation de son élection, le 11 juin 1994, Abiola déclara qu'il se considérait désormais comme le président élu du pays. Quelques jours plus tard, il était arrêté et emprisonné.
Son emprisonnement déclencha une nouvelle vague de manifestations contre la dictature parmi les étudiants et les jeunes des grandes villes. En même temps, une grève nationale suivie par des dizaines de milliers de travailleurs du pétrole, paralysa le pays pendant deux mois. Une fois encore, le régime riposta par la répression. Des dirigeants de la grève, militants syndicalistes ou étudiants, des journalistes, des responsables de publications, etc., furent arrêtés. Trois des plus grands groupes de presse furent interdits, officiellement pour une durée de six mois, dont celui appartenant à Abiola. Peu après, les chefs de l'armée et de la marine, ainsi que des centaines de cadres siégeant dans les conseils d'administration des entreprises d'État ou des agences fédérales, furent limogés du jour au lendemain. Abacha avait décidé de faire le ménage en grand, faisait ainsi savoir à tous qu'il ne tolérerait aucune complaisance à l'égard de l'opposition dans les sphères dirigeantes de l'État.
Puis, au début de l'année 1995, Abacha s'en prit à ce qu'il comptait encore comme rivaux potentiels ou réels au sein-même de l'armée, en ordonnant l'arrestation de tous les militaires qui s'étaient fait remarquer par leur manque d'empressement lors de son coup d'État, y compris l'ancien dictateur Olusegun Obasanjo, qui s'était "distingué" en étant le premier, et jusqu'à ce jour le seul, général nigérian à remettre le pouvoir à un gouvernement civil en 1979 - bien que, il est vrai, pas pour très longtemps. Obasanjo et neuf autres militaires furent accusés d'avoir comploté en vue de renverser le régime et condamnés à mort. La sentence fut par la suite commuée en peines de 15 à 25 ans de prison, en gage de bonne volonté vis-à-vis de la "l'opinion publique internationale", en l'occurrence essentiellement celle de la diplomatie américaine.
Aujourd'hui, après s'être "débarrassé" de nombre d'opposants potentiels ou les avoir contraints à l'exil (comme les leaders du principal groupe d'opposition, la Coalition démocratique nationale - NADECO), Abacha reparle de "processus de démocratisation" et promet de remettre le pouvoir à un gouvernement civil d'ici trois ans. Une foule d'organismes ont ainsi été créés, avec la collaboration de politiciens de tous bords, pour préparer de nouvelles élections. En particulier, une nouvelle Commission nationale électorale, dont les membres ont tous été nommés par Abacha lui-même. Les partis politiques qui voudront présenter des candidats devront être agréés par cette commission, qui aura aussi un droit de regard sur leurs programmes et leur mode d'organisation !
La boucle est ainsi bouclée. Six ans après, Abacha en est à remettre au goût du jour les recettes déjà tentées, avec si peu de succès, par son prédécesseur Babangida. A ceci près néanmoins que les conditions dans lesquelles ce processus s'engage aujourd'hui paraissent, sur le plan économique et social en tout cas, sensiblement plus instables qu'en 1990.
Dégradation économique et corruption florissante
L'économie nigériane tombe en effet en ruine. L'endettement du pays se monte à près de 160 milliards de francs, c'est-à-dire un peu moins que le PNB annuel du Nigeria ou l'équivalent de 30 mois de sa production de pétrole. Un tiers des revenus pétroliers sont absorbés par le seul service de la dette.
L'endettement considérable du pays combiné à une inflation galopante et des dévaluations récurrentes - le lot commun de bien des pays du Tiers Monde depuis le début des années quatre-vingt - a entraîné progressivement une dégradation telle de la situation que le pays est aujourd'hui au bord de la banqueroute et ses couches les plus pauvres sont déjà profondément enfoncées dans la misère.
Le manque de devises affecte sérieusement l'économie, provoquant une spéculation astronomique qui constitue une menace permanente pour l'ensemble du système financier. Le secteur industriel est lui aussi touché. Par exemple, Peugeot Nigeria fait tourner ses chaînes d'assemblage à moins de 50 % de leur capacité, car l'entreprise manque de devises pour acheter des pièces. En conséquence, le prix des voitures a augmenté de 45 % en septembre 1995.
La crise monétaire a conduit à des réductions massives des budgets du gouvernement central et des régions. En 1995, il y a eu vague après vague de licenciements dans le secteur public (entreprises para-étatiques et fonction publique). Le bureau de la Monnaie a licencié 1 000 travailleurs en mai ; la Banque centrale, 500. Nigeria Airways a supprimé 2 000 emplois, réduisant son personnel de moitié. Les Douanes ont annoncé 10 000 licenciements en septembre. L'État du Kwara a supprimé le tiers de ses 22 000 emplois en avril ; celui de Cross River a licencié la moitié de ses effectifs en août ; et l'État d'Enugu, le quart, en licenciant ceux de ses employés qui n'étaient pas d'origine "locale", pour mieux faire passer la pilule. Il en est ainsi à tous les niveaux. Au total, les emplois supprimés dans la fonction publique se montent au moins à 200 000, pour la seule année 1995. Le secteur privé est lui aussi touché, avec par exemple 5 000 suppressions d'emploi dans le secteur bancaire (encore ces chiffres sont-ils incomplets, car ils ne concernent que les seuls travailleurs syndiqués).
Au chômage s'ajoute la baisse du niveau de vie de la population. Le régime a profité de l'échec de la grève des travailleurs du pétrole en 1994 pour mettre en oeuvre un de ses vieux projets et augmenter le prix de l'essence de plus de 200 % du jour au lendemain. Cela a entraîné les transports dans une spirale de désagrégation - faute de passagers, qui ne peuvent plus payer, les compagnies de car font faillite les unes après les autres. En fait, cette dégradation affecte toute la vie sociale. Les routes ne sont plus entretenues et voyager dans le pays devient de plus en plus difficile en dehors de l'avion, hors d'atteinte sauf des plus riches. Les protections sociales fondent sans laisser la moindre trace, comme ces retraités des chemins de fer ou de la fonction publique qui attendent toujours leur retraite, parfois depuis des années. Les loyers se sont envolés. Certains propriétaires, pour se débarrasser de locataires qui refusent de payer les hausses, en viennent à faire enlever les toits des maisons en l'absence des locataires ! Le nombre des sans-abri augmente, ce qui n'a pas empêché le gouverneur de l'État de Lagos d'envoyer des bulldozers raser un village de construction récente, sous prétexte qu'il s'agissait de "constructions non-autorisées et inadmissibles" - sans doute parce que les pots-de-vin attendus n'avaient pas été versés à qui de droit
A l'heure où les services publics et l'économie dans son ensemble s'effondrent de façon dramatique, la corruption, le népotisme et la prévarication atteignent de nouveaux sommets. L'industrie du pétrole reste, bien sûr, la principale source d'enrichissement pour toute une couche de privilégiés, liée en particulier à l'armée qui est pour ainsi dire "branchée" directement sur les pompes à pétrole. Ceux-là ont les moyens de s'acheter des propriétés luxueuses en Grande-Bretagne ou en Suisse, et d'"investir" sur les marchés financiers aussi loin que possible du Nigeria, évidemment.
Les revenus pétroliers sont détournés à tous les niveaux. Il y a par exemple, chaque année, des centaines de camions-citernes qui "disparaissent" avec leur contenu et n'arrivent jamais à destination. Ils sont quelquefois "retrouvés", dans des pays voisins - vides évidemment. Au point qu'en avril 1994, cette contrebande à grande échelle a été la principale cause d'une pénurie nationale d'essence et de fioul qui a presque paralysé les villes du pays.
Quand on monte plus haut dans la hiérarchie, les détournements se font plus "respectables". C'est ainsi que, dans la liste des entreprises qui se partagent le marché de l'exportation du pétrole nigérian et qui ne comprend qu'une poignée de sociétés nigérianes, on trouve deux compagnies dirigées par d'anciens secrétaires d'État au pétrole ; une compagnie appartenant à la famille d'un ministre actuel, une autre appartenant à un ancien président de la compagnie pétrolière d'État ; et Summit Oil, la compagnie de Moshood Abiola, qui continue donc à faire partie des "privilégiés" du régime, même s'il est en prison.
En fait, l'exemple vient des plus hauts niveaux de l'État, du dictateur lui-même. Le gouvernement nigérian, par l'intermédiaire de sa compagnie nationale, la NNPC (Nigerian National Petroleum Corporation), touche 57 % des revenus pétroliers générés par ses filiales communes avec les trusts pétroliers internationaux - Shell, Agip et Elf, ou les américains Mobil, Chevron et Texaco. Ces revenus approvisionnent en particulier les comptes dits "dédiés" qu'a inventés Babangida en 1988 pour financer certains "projets spéciaux", et qui constituent probablement le plus grand détournement de fonds officiel de l'histoire de l'industrie pétrolière. Une enquête demandée par Abacha, qui a maintenu ce système à son profit, a révélé qu'entre 1988 et 1994 (bien après le coup d'État d'Abacha), près de 60 milliards de francs versés sur ces comptes s'étaient envolés. Etant donné les circonstances dans lesquelles s'est déroulée l'enquête, les sommes détournées pourraient être encore plus importantes. Et personne ne sera surpris si on apprenait que, depuis qu'il s'est déclaré président, Abacha est devenu milliardaire.
La classe ouvrière nigériane face à l'armée
Depuis juin 1993, ceux qui ont mené la lutte contre la dictature ne sont pas ces ex-officiers grandiloquents ni ces anciens dignitaires du régime qui font aujourd'hui la queue pour être reçus au siège des Nations Unies à New York ou au ministère des Affaires étrangères de Londres. C'étaient les combattants anonymes de la classe ouvrière nigériane.
Le dernier affrontement important a eu lieu en juillet 1994, quand les deux syndicats de travailleurs du pétrole, le NUPENG (travailleurs non qualifiés et semi-qualifiés) et le PENGASSAN (travailleurs qualifiés et employés), qui regroupent 70 000 salariés, ont appelé à une grève illimitée à partir du 4 juillet. Il s'agissait de répondre à la menace de fermeture de certains puits par des compagnies étrangères qui voulaient ainsi punir le gouvernement nigérian pour n'avoir pas payé les 4,5 milliards de francs qu'il devait comme participation aux frais de fonctionnement des filiales pétrolières communes.
Frank Kokori, le leader du NUPENG, fut immédiatement arrêté, puis relâché quand il s'avéra que son arrestation ne suffirait pas à mettre fin à la grève. L'armée envahit les districts pétroliers. Dans un premier temps, les soldats remplacèrent les grévistes pour écouler le pétrole stocké dans les réservoirs, puis l'armée se mit à vendre ses propres stocks pour assurer tant bien que mal les livraisons. Ces mesures permirent sans doute à certains officiers de se faire une réputation d'hommes d'affaires sur le marché noir, mais elles n'évitèrent pas la paralysie du pays. Si la grève ne réussit pas à arrêter complètement la production (celle-ci n'aurait diminué que de 30 %), en revanche les militaires donnèrent la priorité absolue aux trusts pétroliers (et du même coup à leurs propres commissions) au détriment de la consommation intérieure. Les transports publics cessèrent de fonctionner dans tout le pays. Les travailleurs ne pouvaient plus se rendre au travail. Les usines et même les stations-radio durent cesser leurs activités, faute de fioul pour leurs groupes électrogènes. Les banques et les entreprises commerciales fermèrent faute d'employés.
La répression systématique transforma le conflit en un affrontement entre les travailleurs du pétrole et l'armée. Quant à affirmer, comme l'a fait la presse occidentale à l'époque, que l'objectif des grévistes était d'obtenir qu'Abiola soit libéré et prenne la place d'Abacha, c'est une autre affaire. Certains leaders syndicaux étaient sans doute des partisans avérés d'Abiola, surtout dans le syndicat PENGASSAN. Mais cela ne signifie nullement que la majorité des syndiqués de base partageaient leur point de vue. Ne serait-ce que parce que Abiola, étant lui-même un magnat du pétrole, pouvait difficilement passer pour un défenseur des intérêts des travailleurs de ce secteur.
Mais dans le cadre du mouvement de protestation préexistant à la grève du pétrole, celle-ci est apparue comme un défi lancé au régime Abacha. Qui plus est, un défi contagieux. En effet, malgré le silence des dirigeants syndicaux des autres secteurs de l'économie, de nombreux travailleurs, en particulier dans le secteur public et les services, rejoignirent la grève, y compris dans les régions du nord où le régime a traditionnellement plus d'emprise. Il y eut sans doute des cas, peu nombreux, où les travailleurs furent encouragés à la grève par leurs propres patrons qui estimaient que les jours du régime Abacha étaient comptés. Mais dans la plupart des cas, pour éviter de tomber sous le coup de l'interdiction des grèves de solidarité, les militants syndicaux saisirent la première revendication venue pour appeler à la grève et se joindre au mouvement d'ensemble - que ce soit pour exiger le paiement des arriérés de salaires dus ou simplement l'organisation par le patron du ramassage des ouvriers privés de transport par le manque d'essence.
L'un des aspects insolites de ce mouvement fut l'appel à la grève générale (ou plutôt à une "action de protestation en restant chez soi" , selon les termes officiels), lancé à trois reprises au cours du premier mois de la grève des travailleurs du pétrole par la direction de la Confédération du travail du Nigeria (NLC). Insolite, parce qu'il faut dire que la NLC n'est pas vraiment connue pour son militantisme, ni même pour s'être jamais opposée au régime en place, quel qu'il soit. Comme l'ensemble des syndicats nigérians, la NLC est étroitement contrôlée par l'État dont elle dépend financièrement en grande partie. La composition de sa direction est soumise à l'approbation du régime - ce qui n'est pas toujours vrai pour les directions des syndicats de branche. En 1988 par exemple, la direction nationale de la NLC, jugée trop "radicale" par Babangida, avait été remplacée par une équipe animée par un certain Michael Ogunkoya, qui avait occupé jusque-là le poste de directeur du personnel d'une multinationale ! Et pourtant, c'est cette centrale syndicale aux ordres, collaborant sans états d'âme avec l'armée, qui a appelé trois fois à la grève générale pour soutenir les revendications des travailleurs du pétrole et pour imposer la libération de tous les prisonniers politiques !
Les dirigeants de la NLC ont peut-être pensé, comme bien d'autres à ce moment-là, que les jours du régime d'Abacha étaient comptés et qu'il était temps pour eux de préparer leur propre avenir en montrant ouvertement leur soutien à Abiola, en réclamant sa libération. Peut-être ont-ils visé à prendre la tête du mouvement pour mieux empêcher son extension, sans pour autant prendre le moindre risque de débordement d'ailleurs, puisque chaque fois la NLC a appelé à la reprise dans les deux jours qui ont suivi.
Quoi qu'il en soit, les appels de la NLC semblent avoir en fin de compte encouragé un certain nombre de nouveaux secteurs dans la grève. Et celle-ci a continué à se développer, jusqu'au jour où Abacha a décidé de faire monter les enchères. Le 18 août, sept semaines après le début de la grève du pétrole, il annonçait en effet le limogeage des dirigeants du NUPENG, du PENGASSAN et de la NLC, et leur remplacement par des administrateurs désignés par lui. Ces derniers appelèrent aussitôt les grévistes à reprendre le travail, et les militants syndicaux qui refusaient de se soumettre sur le terrain furent arrêtés.
L'ancienne direction de la NLC disparut purement et simplement de la scène. Les dirigeants du NUPENG entrèrent dans la clandestinité, mais privés de moyens de communication avec leurs sections locales, ils ne réussirent guère qu'à échapper temporairement à l'arrestation. La direction du PENGASSAN tenta de résister au coup de force d'Abacha en portant l'affaire devant les tribunaux. Sans succès. Et pourtant, il fallut encore deux semaines avant que le travail reprenne dans le pétrole, malgré la décision officielle de licencier tous les grévistes (décision qui fut finalement rapportée parce qu'inopérante). Le fait que bien avant la reprise effective, dans pratiquement tous les secteurs les travailleurs avaient obtenu des concessions importantes, en particulier sur les salaires et le règlement des arriérés, est sans doute significatif de la peur bleue qu'ont eue l'appareil d'État et le patronat face au mouvement.
Cela dit, la grève fut finalement arrêtée par la répression et nombre des avantages concédés furent annulés. Les dirigeants syndicaux, aussi bien nationaux que locaux, qui furent emprisonnés pendant la grève sont toujours en détention aujourd'hui, constamment déplacés de prison en prison de sorte qu'il est impossible de savoir où ils se trouvent exactement.
Mais bien que s'exprimant à une échelle plus réduite depuis la fin de 1994, à cause de la répression, la combativité ouvrière ne semble pas avoir diminué. Dans le secteur public en particulier, il y a eu, depuis, des grèves pratiquement dans tout le pays contre les suppressions d'emplois et le non-paiement des salaires, comme la grève générale d'un mois des employés de l'État du Bénoué qui, en décembre 1995, ont imposé le paiement intégral au comptant de tous leurs arriérés de salaire.
Des "sanctions" du marché mondial à celles des grandes puissances
Dans les semaines qui ont suivi la pendaison de Ken Saro-Wiwa, certains groupes d'opposition nigérians, en particulier la NADECO, ont réitéré leur demande de sanctions économiques contre le gouvernement du Nigeria, "comme celles qui ont vaincu l'apartheid en Afrique du Sud" , pour reprendre leurs termes. Mais quelles "sanctions" ces groupes peuvent-ils réellement espérer de la part des puissances occidentales ?
Un embargo sur le pétrole serait, évidemment, un moyen de pression très puissant sur Abacha et son régime. Mais les conditions faites aux grandes compagnies pétrolières présentes au Nigeria sont exceptionnellement favorables : elles ne paient ni royalties ni impôt sur les bénéfices à l'État nigérian, qui leur verse par ailleurs sa quote-part des coûts d'exploitation. Certaines raffineries américaines et un assez grand nombre de raffineries allemandes ont été conçues pour traiter le brut nigérian dit Bonny Light, et ne pourraient traiter du pétrole d'une autre provenance qu'au prix de transformations coûteuses. Pour les compagnies pétrolières, le coût d'un tel embargo serait considérable, et sans doute inacceptable. A moins, bien sûr, qu'elles n'en viennent à considérer que les risques liés à l'exploitation du pétrole nigérian excèdent les profits escomptés. Mais dans ce cas, leur "embargo" n'aurait plus rien à voir avec une quelconque sanction. Et puis comment l'État nigérian paierait-il les intérêts de sa dette aux banques occidentales ?
D'un autre côté, des sanctions prenant la forme d'incitation au désinvestissement auraient le mérite de fournir une couverture "morale" au désinvestissement effectivement pratiqué depuis des années par ces mêmes entreprises. Une étude publiée en 1995 par un universitaire britannique, Paul Bennell, montre qu'entre 1989 et 1994 le nombre d'entreprises britanniques ayant des avoirs cotés en Bourse dans les pays d'Afrique anglophone était tombé de 90 à 65. Près du tiers des 65 entreprises restantes auraient réduit leurs investissements au cours de la même période. Ce phénomène tiendrait, selon cette étude, aux faux-frais liés à la corruption, l'instabilité politique et les variations brutales des devises, qui réduiraient la rentabilité brute de l'investissement vu de Londres à une moyenne de 6 % par an, alors que 20 % est à l'heure actuelle considéré comme un niveau honnête mais sans plus.
D'où la tendance générale au désinvestissement qui a affecté le Nigeria, en particulier depuis juin 1993, avec, entre autres, Unilever (le principal investisseur étranger au Nigeria), Chevron Oil (qui a mis en vente 60 % de ses avoirs au Nigeria) et Volkswagen (qui a fermé son usine de montage). D'autres pourraient suivre cet exemple au nom de la "démocratie" tout en privant des milliers de travailleurs de leur emploi et en affaiblissant un peu plus le tissu industriel du pays ! Le risque est d'autant plus réel que, dans le cadre des mesures imposées au Nigeria par les autorités financières internationales pour réduire sa dette, de nombreuses entreprises d'État sont aujourd'hui en vente. Or, le fait d'acheter à bas prix les établissements d'un ancien monopole d'État, les fermer, puis inonder le marché de produits venus d'ailleurs, sans craindre une concurrence inexistante, est monnaie courante dans le Tiers Monde aujourd'hui. Mais au Nigeria, les requins internationaux qui se spécialisent dans ce genre d'opérations pourraient même s'y livrer à l'avenir sous couvert des "sanctions économiques"
Quant aux "sanctions" qui seraient décidées par tel ou tel gouvernement occidental, elles pourraient servir de paravent à toutes sortes de mesures susceptibles d'avoir des conséquences dramatiques pour la population nigériane pauvre sans affecter le régime le moins du monde.
Ainsi pourrait-on voir, comme c'est déjà le cas en Grande-Bretagne, des gouvernements utiliser un tel prétexte pour légitimer le durcissement de leur politique vis-à-vis des ressortissants du Tiers Monde. De même, si on leur en fournissait le prétexte, les gouvernements occidentaux ne se feraient pas prier pour réduire encore plus leur aide humanitaire au Nigeria. En 1993 déjà, une des conséquences de la suppression par les États-Unis de l'allocation trimestrielle versée jusque-là au Service de lutte contre les maladies du ministère fédéral de la Santé, a été l'annulation de la campagne anti-SIDA conduite par cet organisme. D'autres projets pourraient subir le même sort, dans les domaines de la santé, de l'agriculture et des communications. La réduction des aides de l'Union Européenne va, par exemple, mettre un terme à des projets d'approvisionnement en eau et en électricité, ainsi qu'à un projet cher à tous les "verts" occidentaux, la protection de la forêt tropicale d'Obom.
En revanche, les gouvernements occidentaux ont de bonnes raisons de ne rien faire qui puisse réellement gêner Abacha, et surtout l'armée nigériane, à qui ils ont confié depuis quelques années le maintien du statu quo régional. On l'a vu, en particulier, quand les États-Unis, après être intervenus directement au Libéria en juillet 1991, ont demandé au Nigeria, c'est-à-dire à Babangida, de mettre sur pied une force de maintien de la paix de 8 000 hommes, ECOMOG, qui depuis cette date occupe le terrain pour le compte des USA et s'efforce de contenir un conflit qui menace toujours de prendre un caractère régional.
La nécessité d'une politique indépendante pour la classe ouvrière
Bien sûr, les politiciens nigérians qui réclament aujourd'hui des "sanctions" savent tout cela. Tout comme ils savent que ce ne sont pas les "sanctions" internationales qui ont "imposé" la fin de l'apartheid sud-africain.
En Afrique du Sud, le gros des "sanctions" économiques prises par les multinationales reflétait leur refus des risques liés à l'instabilité politique du pays. Les "sanctions" imposées, longtemps après, par le parlement américain, n'ont constitué qu'un coup de pouce donné par l'État américain, à un moment où les négociations secrètes avec l'ANC de Nelson Mandela étaient déjà bien avancées, pour convaincre la bourgeoisie sud-africaine d'élaborer un compromis acceptable pour sortir de l'apartheid. Ce qui a vraiment mis fin à l'apartheid, c'est le consensus auquel les bourgeoisies du monde impérialiste, y compris la bourgeoisie sud-africaine, étaient arrivées quant à la nécessité de mettre un terme à l'apartheid. Et ce consensus a été lui-même le produit direct des explosions sociales du prolétariat noir, depuis la révolte de Soweto en 1976, jusqu'à la montée syndicale du début des années quatre-vingt, et au soulèvement des townships qui a suivi. Sans les démonstrations de force du prolétariat noir, et l'influence qu'avait l'ANC dans ses rangs, celle-ci aurait pu démarcher les gouvernements du monde entier pendant encore des décennies, sans jamais être entendue.
D'un autre côté, ces démarches incessantes au niveau international pour réclamer des "sanctions", jointes évidemment à l'influence réelle de l'ANC en Afrique du Sud, lui ont permis de se poser en partenaire éventuel d'un futur règlement politique. Car ces démarches prouvaient la volonté de l'ANC de s'en remettre à l'arbitrage de l'impérialisme plutôt qu'à la mobilisation des masses.
C'est exactement ce que font en particulier les dirigeants de la NADECO aujourd'hui. Ils savent très bien le caractère tout au plus symbolique que pourraient avoir les sanctions qu'ils réclament. Mais en même temps ils cherchent à se poser en alternative sérieuse et responsable (du point de vue de l'impérialisme) au régime d'Abacha, si sérieuse et si responsable qu'ils acceptent par avance l'arbitrage de Londres et de Washington.
Bien sûr, il y a des différences considérables entre l'Afrique du Sud des années quatre-vingt et le Nigeria d'aujourd'hui, ne serait-ce que parce que l'apartheid constituait un ferment d'une tout autre puissance dans les masses que ne l'est la haine du régime corrompu et répressif d'Abacha au Nigeria. D'un autre côté, au moins, la classe ouvrière nigériane ne peut pas être aveuglée par l'illusion que la bourgeoisie noire, sous prétexte de sa couleur, serait moins oppressive, parce que, elle, fait depuis des décennies l'expérience de cette oppression.
Mais justement, c'est cette expérience-là qui doit armer les luttes de la classe ouvrière nigériane face à ce que leur préparent les politiciens de la NADECO, les chefs syndicaux qui les soutiennent et tous ceux qui, aujourd'hui, se rangent derrière Abiola. Ils doivent savoir que derrière la NADECO, ses ex-chefs militaires, ses ex-ministres et ses capitalistes en exercice, il n'y a que la volonté de changer l'équipe au pouvoir, d'atténuer l'aspect militaire du régime, et éventuellement de redistribuer les richesses du pays et le pouvoir entre cliques et coteries au sein des couches privilégiées, pas celle de réaliser les changements sociaux qui seraient nécessaires pour changer réellement le sort des masses laborieuses.
Au Nigeria, seules les luttes de la classe ouvrière, entraînée par les travailleurs du pétrole, ont réussi à ébranler le pouvoir de l'armée au cours de ces dernières années. Mais ces luttes ne pouvaient aller beaucoup plus loin tant qu'elles restaient dirigées par des dirigeants syndicaux comme ceux du pétrole, ou pire encore, ceux de la NLC. Tout au plus, si elle avait réussi à désarçonner définitivement Abacha, la combativité ouvrière n'aurait pu finalement que préparer la place à NADECO, c'est-à-dire en fin de compte au pouvoir de la même bourgeoisie, sous le couvert d'une autre clique de politiciens. Pour aller plus loin il lui faudra une politique, une perspective, un parti qui représentent ses intérêts de classe et ceux de toute la population pauvre. Armée d'une telle politique indépendante, la classe ouvrière pourra, grâce à son poids social dans le pays, surmonter les divisions ethniques que les politiciens, que ce soit ceux qu'on trouve aujourd'hui derrière l'armée ou ceux qui se rangent derrière Abiola, ne manqueront pas d'encourager. Et seules sa force collective, sa capacité à offrir une direction aux dizaines de millions de paysans pauvres, à la jeunesse des villes et aux chômeurs, seule sa détermination à lutter contre tous les privilèges, y compris ceux des soi-disant "démocrates" capitalistes, pourront mobiliser les forces capables d'abattre définitivement le pouvoir de l'armée et des castes privilégiées qui s'abritent derrière elle.
2 janvier 1996