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Les institutions européennes et les droits des femmes
La liberté des femmes de disposer de leur corps et, en particulier, de décider si elles veulent ou non avoir un enfant et si oui, à quel moment, semble une liberté évidente, élémentaire, un droit fondamental, relevant du seul libre-arbitre de la femme. Aujourd'hui, les moyens médicaux, scientifiques, matériels, humains existent permettant aux femmes d'exercer en toute conscience ce pouvoir de contrôle sur la procréation. Les pays qui composent l'Union européenne, voire les pays qui sont candidats à y entrer, disposent de ces moyens.
Pourtant, ce droit et cette liberté restent déniés aux femmes dans un grand nombre de pays européens. Et même lorsque ce droit est reconnu dans les textes des lois nationales, il est assorti de restrictions plus ou moins sévères, qui peuvent aller jusqu'à rendre son exercice très difficile sinon impossible.
Reprenant une expression de Charles Fourier, l'un des précurseurs du socialisme, en France, au début du 19e siècle, Engels écrivait dans Socialisme utopique et socialisme scientifique que "dans une société donnée, le degré d'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation générale". Les dignitaires politiques qui se font les défenseurs de l'Union européenne, telle qu'elle est, répètent que l'Union représente "une communauté de valeurs", des "traditions de liberté et de démocratie", un modèle de civilisation en somme pour le monde entier. Fumisterie! À regarder comment les institutions européennes agissent à l'égard des droits des femmes, des questions de la contraception, de l'interruption volontaire de grossesse, de la fécondation assistée, de l'union libre, du mariage et du divorce, elles ne représentent nullement le progrès, la modernisation, mais au contraire, l'accommodement avec les aspects les plus réactionnaires, les plus rétrogrades, des législations nationales. Le déni de fait et souvent de droit de la liberté des femmes à disposer de leur propre corps reflète un problème plus général, celui de la situation des femmes au sein de la société. Or dans ce domaine, la société capitaliste, même dans les pays qui se veulent les plus modernes, n'est pas encore sortie de la barbarie.
Les méthodes contraceptives et plus encore les interruptions volontaires de grossesse n'ont rien d'acquis dans la plupart des grands pays de l'Union européenne. Et là où elles sont acquises, grâce aux luttes menées par les femmes, il reste encore à les faire appliquer correctement et à les défendre.
Les silences des institutions européennes
En 1957, l'Union européenne comptait six pays (France, Belgique, Luxembourg, Allemagne, Italie, Pays-Bas). Elle s'est ensuite élargie à neuf (avec la venue, en 1973, du Danemark, de la Grande-Bretagne et de l'Irlande); puis à dix en 1981 (Grèce); puis à douze en 1986 (Espagne et Portugal); puis à quinze en 1995 (Suède, Finlande, Autriche); et enfin, depuis le 1er mai 2004, à vingt-cinq avec l'addition de la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, l'Estonie, la Lituanie, la Lettonie, Chypre et Malte. À chaque étape, pour les femmes, l'entrée de leur pays dans l'Union européenne aurait pu s'accompagner d'une amélioration de leur condition et de la reconnaissance de leurs droits par un alignement de la législation de leur propre pays sur la législation la plus favorable existant dans l'Union. Cela n'a été le cas ni dans le domaine social, ni dans le domaine des libertés. Et les législations nationales continuent à s'imposer en matière de contraception, d'interruption volontaire de grossesse, de mariage et de divorce. Pourtant, des pays dont le poids économique et politique est prépondérant dans l'Union européenne, comme la France, l'Allemagne, le Royaume Uni, auraient pu peser dans le sens d'un élargissement des libertés et des droits des femmes, ne serait-ce qu'en l'inscrivant parmi les conditions à l'entrée dans l'Union. Les exigences économiques, de concurrence, de tarifs douaniers, de déficit budgétaire, sont nombreuses et précises. Mais dans le domaine des droits démocratiques et des libertés garanties, rien n'est exigé de concret. La Constitution européenne, qui sera soumise au référendum avant l'été prochain, renvoie chaque population "aux lois nationales", aussi restrictives et archaïques soient-elles.
Ainsi, la "Charte des droits fondamentaux de l'Union", qui constitue la deuxième grande partie du texte de la Constitution, s'ouvre sur ce qui peut apparaître comme une banalité générale, à savoir que "Toute personne a droit à la vie". En fait, ce "droit à la vie" est une expression des organisations anti-avortement, "pro-life", et n'est donc pas une banalité innocente. D'autant moins qu'il n'y a, dans le texte qui suit, pas un mot ni sur la contraception ni sur l'IVG. Il est également précisé que "le droit de se marier et de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l'exercice". Mais le droit de divorcer est inconnu de la Constitution. Et pour ce qui concerne le mariage, il est significatif qu'elle renvoie chacun, là encore, "aux lois nationales qui en régissent l'exercice", y compris dans des petits pays comme Malte, où l'Église catholique est omnipotente, où le divorce n'existe pas et où seul un tribunal ecclésiastique peut éventuellement prononcer l'annulation d'un mariage à l'issue d'un procès interminable, pouvant durer huit ans et plus. Pour les autorités européennes, il n'est même pas question de faire pression pour que Malte modifie sa législation. Et les femmes qui pouvaient espérer que l'entrée de leur pays dans l'Union européenne apporterait plus de liberté et une amélioration de leurs droits auront à se battre pour l'imposer.
Une des rares fois où le Parlement européen a abordé précisément le problème, ce fut à la suite d'un rapport déposé en juin 2002 au nom de la Commission des droits de la femme et de l'égalité des chances, rapport qui concernait "la santé et les droits sexuels et génésiques" des femmes, et visait seulement à "charger son Président de transmettre la résolution au Conseil, à la Commission et aux gouvernements des États membres et des pays candidats à l'adhésion". La démarche était donc modeste. Le texte proposait que le Parlement européen "recommande aux gouvernements" ou "invite instamment les gouvernements" à améliorer les moyens contraceptifs et à faciliter leur diffusion, à faire que l'avortement soit "légalisé, sûr et accessible à tous", "à s'abstenir dans tous les cas de poursuivre en justice des femmes qui se seraient fait avorter illégalement", à donner une éducation sexuelle aux jeunes et à accroître l'information des populations sur la contamination par le sida. Le débat qui a accompagné la présentation du rapport a déclenché une levée de boucliers de la part de tous les réactionnaires contre la contraception, l'IVG, l'éducation sexuelle. La rapporteuse de la résolution avait pourtant pris la précaution de préciser que "ce rapport ne plaide pas en faveur de l'harmonisation de la législation au niveau européen. Il n'impose rien aux États membres ou aux États candidats". Cela n'a pas empêché une succession d'intervenants de tirer à boulets rouges sur la prétendue audace du texte, contestant à l'Union européenne et aux élus toute autorité pour ne serait-ce qu'aborder le problème: "L'Union européenne doit s'abstenir d'intervenir dans ce qui est de la compétence des États membres", plusieurs intervenants déclarant qu'il n'était pas question de tolérer cette "ingérence extérieure dans l'autodétermination et la libre conscience des peuples". Évidemment, la contraception et l'IVG étaient dénoncées, et la résolution accusée d'oeuvrer "pour la promotion de l'avortement", le représentant d'un parti néerlandais de droite fustigeant "la morale impie qui prévaut de nos jours" et affirmant que s'il fallait débattre de quelque chose, c'était non des droits de la femme mais des "droits de l'enfant, de l'enfant qui a été engendré et qui s'apprête à naître". Finalement, la résolution a certes été adoptée de justesse par 280 voix contre 240, mais avec l'accord tacite cette fois de l'immense majorité des députés, qui n'avaient nulle envie de prendre une décision contraignante, et sans autre implication donc que quelques vagues recommandations aux gouvernements des États membres ou candidats. Et depuis... plus rien. Deux ans et demi après, le sujet n'est pas revenu en débat.
L'entrée dans l'Europe n'apporte aucun appui au droit des femmes
Pour les pays dont la législation nationale est particulièrement réactionnaire à l'égard des femmes, l'entrée dans l'Union européenne ne représente donc aucun changement. Les autorités européennes ont même accepté de la part des États membres des restrictions aux dispositions européennes lorsqu'elles risquaient d'entrer en contradiction avec les lois nationales.
Ce fut le cas, en février 1992, avec le traité de Maastricht qui, pour satisfaire aux exigences de l'Irlande, précisa en annexe qu'"aucune disposition du traité sur l'Union européenne (...) n'affecte l'application en Irlande de l'article 40.3.3 de la Constitution de l'Irlande", article qui interdit l'avortement. Les juridictions européennes recommandaient seulement à l'Irlande de permettre la diffusion d'informations générales sur la pratique de l'avortement à l'étranger et en particulier de laisser les femmes souhaitant pratiquer une IVG aller librement en Angleterre. Même cela était encore trop pour cet État dont la Constitution précise que la place de la femme est à la maison et met l'éducation sous la coupe de l'Église catholique. En février 1992 également, le cas d'une jeune fille de 14 ans, enceinte à la suite de viols répétés, avait soulevé l'opinion à cause du refus des tribunaux de l'autoriser à aller interrompre sa grossesse en Grande-Bretagne. Finalement, la Cour suprême autorisa la jeune fille -qui menaçait de se suicider- à aller en Angleterre, arguant que l'interdiction de l'avortement mettait en danger la vie de la mère. Mais il n'était pas question que ce cas fasse jurisprudence et ouvre une brèche dans l'interdiction d'une interruption volontaire de grossesse, quelles que soient les circonstances. L'Église catholique, le Vatican et le lobby anti-avortement n'eurent de cesse de faire re-confirmer cette interdiction. Un référendum se déroula le 6 mars 2002 sur la question d'une interdiction absolue de l'IVG, même en cas de danger de mort imminent (suicide) de la mère. Il fut repoussé de justesse. De même que c'est de justesse (50,3% des voix contre 49,7%) qu'en novembre 1995, fut enfin légalisé par référendum le divorce. Bien que l'Irlande fasse partie de la Communauté européenne depuis 1973, le divorce était donc interdit plus de vingt ans encore et s'il a été légalisé en 1995, les institutions européennes n'y furent pour rien. Aujourd'hui, la contraception est légalisée et les femmes irlandaises peuvent en théorie obtenir une aide de la part des services de planification familiale, là où ils existent. Car dans bien des régions du pays, les moyens contraceptifs restent indisponibles.
Autre exemple, le Portugal, qui lui est entré dans la Communauté européenne en 1986, en même temps que l'Espagne. Mais en 2004, l'avortement y est toujours illégal sous peine de prison, sauf dans les cas extrêmes: risque de mort pour la mère, violences sexuelles, risque de malformations de l'enfant qu'il faut pouvoir prouver face à un corps médical assez largement hostile à l'avortement et alors que beaucoup d'hôpitaux refusent de pratiquer les interruptions de grossesse. L'interdiction de l'IVG a été confirmée en 1998 par un référendum auquel moins d'un tiers de la population a pris part. Ce référendum rejetait une révision de la loi proposée par le Parti socialiste et qui venait à peine d'être approuvée par le Parlement portugais. L'Église avait fait une campagne frénétique contre tout assouplissement de l'interdiction de l'avortement. En juillet 2002, au Parlement européen, dans le cadre de la discussion sur le rapport à propos de "la santé et droits sexuels et génésiques" (déjà mentionné ci-dessus), une parlementaire portugaise demandait "la solidarité de l'Europe" sur le sujet, rappelait la situation des femmes dans son pays et dénonçait le procès qui s'était déroulé dans une ville du nord du pays, Maia, et conclu quelques mois auparavant, en janvier 2002. Au cours de celui-ci, 17 femmes avaient été soumises à la honte d'entendre toute leur vie privée déballée par un tribunal, les traitant de tous les noms parce qu'elles étaient accusées d'avoir avorté clandestinement. Une jeune femme -ayant avoué- fut condamnée à quatre mois de prison, les autres relaxées faute de preuve mais une sage-femme, accusée de les avoir aidées, était condamnée, elle, à huit ans et demi de prison (graciée en janvier 2004). Mais la "solidarité" des institutions européennes s'était limitée à l'écouter. Au Portugal aussi, l'emprise de l'Église sur l'opinion est puissante et les curés militent activement contre tout assouplissement de la législation, appuyant tout ce que le pays compte de bigots, de conservateurs et de réactionnaires.
De nouveau, en mars 2004, tout assouplissement législatif a été refusé. Celles et ceux qui militent au Portugal en faveur de la légalisation de la contraception et de l'IVG ne peuvent en rien compter sur les institutions européennes.
Des organisations féministes se sont mobilisées, elles, comme par exemple Women on Waves (Femmes sur les flots), organisation néerlandaise dont le navire Borndiep, équipé d'une clinique gynécologique, est venu jeter l'ancre au large des côtes portugaises. Au large seulement, car le gouvernement portugais lui a interdit d'accoster et a même envoyé, en septembre dernier, deux bateaux de guerre pour le surveiller, après lui avoir refusé le ravitaillement en eau et en fioul que le navire a dû aller chercher dans un port espagnol. Aujourd'hui, même si les données restent incomplètes car très difficiles à recueillir, on estime le nombre d'avortements clandestins entre 20000 et 40000 par an. Celles qui en ont les moyens partent en Espagne, vers des cliniques privées. Les autres se débrouillent, au risque de léser gravement leur santé et au risque aussi d'une condamnation. L'éducation sexuelle reste inexistante et l'accès aux services du planning familial et de la contraception très insuffisant.
Plus récemment, le 1er mai 2004, dix nouveaux pays ont fait leur entrée dans l'Union et cette fois encore, ils ont été accueillis sans exigence aucune en matière de reconnaissance des droits des femmes. Pour Malte, l'entrée dans la communauté européenne a confirmé une législation nationale d'un autre âge. Le gouvernement maltais s'est alarmé en effet du débat qui avait eu lieu en 2002 sur la "santé et droits sexuels et génésiques" des femmes et qui s'était conclu par de simples recommandations. Il a considéré qu'il y avait déjà là une véritable pression politique dans le sens d'un changement de sa législation et a obtenu qu'un protocole soit annexé au traité d'adhésion, afin de garantir que la législation européenne n'a et n'aura en aucun cas aucune autorité pour modifier la loi nationale sur l'IVG -interdite à Malte- ni en modifier l'application.
Il n'était pas non plus question que l'Union européenne tente quoi que ce soit vis-à-vis des autres pays arrivant en même temps, et en particulier fasse pression sur un grand pays comme la Pologne. Là, il aurait suffit de revenir quelques années en arrière puisque l'avortement y a été légal jusqu'en 1993. Sur demande de la femme et pour raison y compris sociale, les interventions pouvaient se pratiquer gratuitement dans les hôpitaux publics. En revanche, les organisations de planning familial étaient mal vues de l'État et les moyens de contraception peu répandus. Mais à partir de 1989, les pressions pour revenir sur le droit à l'IVG se sont fait insistantes et la hiérarchie catholique exigeait une nouvelle loi qui l'interdise. En 1993, l'accès à l'interruption volontaire de grossesse fut radicalement limité, avec l'appui du président de la République Lech Walesa. Encore aujourd'hui, elle n'est autorisée que pour des raisons médicales strictes, dans les cas de viol ou de malformation du foetus. Les organisations féministes notent qu'en Pologne, beaucoup d'hôpitaux publics refusent toute interruption, même légale. Avant la loi de 1993, quelque 100000 interruptions volontaires de grossesse étaient enregistrées chaque année; depuis, les IVG légales ont chuté considérablement (à environ 150 en 1999), ce qui signifie que la quasi-totalité des avortements se pratiquent clandestinement, dans des conditions dangereuses pour celles qui ne peuvent pas faire face aux frais d'un séjour dans l'une des cliniques privées, où s'épanouit le marché noir des avortements clandestins. Les médecins peuvent être condamnés à deux ans de prison et dix ans de privation du droit d'exercer pour avoir pratiqué un avortement illégal. Quant à la contraception, elle coûte très cher et la plupart des femmes n'ont pas accès aux moyens efficaces. En septembre 2000, seules 8% d'entre elles prenaient la pilule. Dans les écoles, il n'est pas question d'éducation sexuelle. En avril 2004, un groupe de parlementaires polonais a déposé un projet de loi proposant la légalisation de l'IVG dans les limites d'un certain délai... sans suite.
Lorsqu'en mai 2004, la Pologne est entrée dans l'Union européenne, elle a immédiatement posé ses conditions et exigé qu'il n'y ait aucune pression pour libéraliser sa législation. À l'heure actuelle, la mainmise de l'Église est totale sur les crèches, les écoles maternelles, les garderies, les centres médicaux, financés souvent par le Vatican. La séparation de l'Église et de l'État n'existe plus depuis 1995 et le divorce est remis en cause. La Ligue des familles, un parti intégriste catholique et nationaliste, disposant au Parlement européen de dix sièges sur les 54 réservés à la Pologne, mène une campagne particulièrement agressive pour obtenir l'interdiction du divorce et la prison pour tout pharmacien qui vendrait des moyens contraceptifs. Tout cela n'empêche pas les autorités européennes de considérer que "la démocratie polonaise satisfait aux critères politiques de Copenhague" et de lui ouvrir les portes de l'Union européenne. Mais ces critères ne se préoccupent pas des conditions de vie des femmes en particulier, pas plus que de celles de la population laborieuse en général d'ailleurs. Satisfaire aux critères signifie seulement "maintenir des institutions stables, avoir une économie de marché ouverte et concurrentielle et souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire" de l'Europe. Le reste n'est qu'accessoire.
La légalité et le règne de l'hypocrisie
Mais même dans les pays européens où le droit à l'IVG et à la contraception est inscrit dans la loi, les choses ne sont pas toujours simples et évidentes. Le Conseil de l'Europe reconnaît qu'en matière de contraception, l'information et la diffusion des moyens contraceptifs ne sont pas prises en charge par les États, qui s'en remettent à des associations privées comme le planning familial. Dans la quasi-totalité des États de l'Union européenne, les jeunes, la population des zones rurales, les immigrées sont abandonnés à eux-mêmes. En 2002, les autorités européennes notaient que le taux de grossesses parmi les adolescentes, grossesses désirées ou non, était en augmentation dans tous les pays de l'Union européenne et mettait en cause la faiblesse des politiques de contraception et d'information auprès des jeunes. Dans les programmes scolaires, l'éducation sexuelle dont dépend le recours plus ou moins systématique aux contraceptifs était reconnue insuffisante, quand elle n'était pas totalement absente.
En Italie, depuis 1970, la "dissolution du mariage civil" (car le lien religieux ne se dissout pas et le terme divorce est donc proscrit!) est inscrite dans la loi. Malgré l'influence de l'Église, la loi du 22 mai 1978, qui autorise l'interruption volontaire de grossesse, est assez libérale dans le texte: elle n'exige qu'une simple demande de la femme et doit s'effectuer dans un délai de quatre-vingt dix jours après avoir consulté un médecin dans un centre public agréé. La loi a été confirmée sans changement par le référendum du 17 mai 1981. Mais sur le terrain, ce droit rencontre bien des obstacles pour être appliqué correctement, sans compter tous les bigots et réactionnaires embusqués, prêts à partir à l'assaut de ce droit dès qu'ils en ont l'occasion.
Par exemple, en août dernier, le ministre de la Santé du gouvernement Berlusconi, un certain Sirchia, n'a rien trouvé de mieux que de demander l'instauration d'une taxe sur l'avortement. Il prévoyait de faire payer 50% du coût du second avortement et intégralement ceux qui suivraient. L'idée était de sanctionner les femmes pour manque de respect des précautions contraceptives. La proposition a soulevé un tollé et a été repoussée mais les arguments qui ont ponctué son discours ont été repris par tout ce que la société italienne compte de réactionnaires et de fanatiques religieux. Les femmes recourant à l'IVG ont été qualifiées d'"assassins"; sur un site internet créé à l'initiative de jeunes Napolitains du parti d'extrême droite Alliance nationale, une pétition a été lancée intitulée "la vie est un droit, l'avortement est un homicide: soutiens l'appel du ministre Sirchia".
Même là où la loi reconnaît certains droits aux femmes en matière de liberté de maîtrise de leur procréation, les forces réactionnaires et la hiérarchie cléricale n'abandonnent pas le combat. Elles brandissent le "respect de la vie", mais se moquent de toutes celles qui meurent dans des avortements clandestins ou qui en restent traumatisées. Et évidemment, le "respect de la vie" n'a jamais empêché la hiérarchie cléricale de bénir des armées partant en guerre ni de soutenir des dictatures qui torturent et assassinent.
Une telle charge contre la légalisation de l'IVG et de la contraception n'est pas nouvelle en Italie et il a fallu bien des années pour qu'elle soit respectée. Et encore, pas partout. En 1981, trois ans après sa promulgation, la loi était à peu près totalement ignorée dans toute la moitié sud du pays mais aussi en Vénétie, province du nord-est dominée par le grand parti de la droite réactionnaire et catholique, la Démocratie chrétienne. En décembre 1999, la situation d'une jeune Sicilienne de treize ans, handicapée mentale, enceinte à la suite d'un viol et pour laquelle son tuteur, médecin lui-même, demandait une IVG, déclencha une campagne virulente contre le droit à l'avortement. La jeune fille fut retenue dans un centre catholique en attendant le dépassement du délai légal d'intervention, le tuteur traité "d'avorteur", le quotidien du Vatican, L'Osservatore romano, titrant sur le retour aux horreurs du racisme nazi, l'archevêque de la ville de la jeune fille menant publiquement campagne contre l'avortement. Finalement, les tribunaux tranchèrent en faveur du tuteur sans que ceux qui militent pour une limitation drastique de la loi désarment. Aujourd'hui, les listes d'attente sont longues dans les hôpitaux et les médecins font valoir souvent l'objection de conscience pour ne pas pratiquer l'IVG, renvoyant les jeunes femmes dans la clandestinité, ou vers des cliniques privées dans lesquelles elles retrouvent parfois les mêmes médecins, objecteurs de conscience dans les hôpitaux publics mais prêts, moyennant finances, à oublier leur prétendue conscience. Quant à la pilule du lendemain, RU 486, en août dernier, elle était en phase d'expérimentation dans la seule ville de Turin et non autorisée dans le reste de l'Italie... sous prétexte qu'elle ne serait pas seulement contraceptive mais provoquerait un véritable avortement.
Mais il faut aussi parler de la France, où la contraception est autorisée depuis la loi Neuwirth de décembre 1967, et qui, depuis la loi Veil de 1975, améliorée en 2001 par un allongement du délai légal d'autorisation de l'avortement de dix à douze semaines, possède une législation particulièrement libérale pour l'interruption volontaire de grossesse. Trente ans après cette loi, tous ceux qui sont hostiles à la reconnaissance de la liberté des femmes de décider d'avoir ou pas un enfant reviennent périodiquement à la charge.
Le docteur Jean-François Mattei, qui n'était encore que président du groupe Démocratie libérale à l'Assemblée avant de devenir, en mai 2002, ministre de la Santé dans le gouvernement Raffarin, se prononçait en octobre 2000 contre l'allongement du délai de dix à douze semaines, osant déclarer en substance que c'était une mauvaise réponse parce qu'elle ne responsabilisait pas les femmes, qui pourraient alors se faire avorter à leur convenance selon les renseignements obtenus sur l'enfant à naître. À la fin de l'année 2003, l'affaire de l'amendement Garraud donnait une illustration assez stupéfiante de la façon dont les hommes du gouvernement étaient prêts à revenir en arrière. À l'occasion de la proposition de loi présentée par le ministre de la Justice Dominique Perben, visant à renforcer la lutte contre la violence routière -donc a priori n'ayant rien à voir avec la liberté de l'avortement-, le député UMP Jean-Paul Garraud proposait la création d'un "délit d'interruption involontaire de grossesse" dans le cas où une femme enceinte aurait avorté suite à un accident de la route. Au mois de mars précédent, le même député avait déjà présenté une proposition de loi allant dans ce sens, refusée par le Sénat. En novembre 2003, il réitérait donc, mais cette fois avec l'appui du ministre de la Justice lui-même, qui soutint la proposition de son collègue en séance et la fit voter en même temps que sa loi. La réaction des femmes et des associations féministes, l'indignation soulevée dans l'opinion publique ont fait remiser au placard l'amendement Garraud. Des représentantes du Mouvement français du planning familial ont dénoncé auprès de la Délégation parlementaire aux droits des femmes le procédé et ses implications si l'amendement était passé. Il revenait à transformer un avortement lié à un accident de la route en véritable crime. Elles dénonçaient à juste titre que "le fait d'acter un statut juridique à ce foetus et à cet embryon ouvre, sur le plan juridique, une brèche qui peut être saisie par certains pour demander une remise en question de l'IVG, puisque ce foetus a des droits et que, dès lors qu'il a des droits, le premier d'entre eux est celui à la vie. C'est la logique des partisans anti-IVG". Mais Garraud n'est pas le seul à ne pas avoir renoncé à combattre la législation actuelle, trop favorable aux femmes selon lui. Et les difficultés rencontrées encore aujourd'hui par les femmes pour faire procéder à une interruption de grossesse non désirée en témoignent. "On rencontre d'énormes difficultés pour faire appliquer la loi", note le Planning familial et c'est la présidente de la Délégation parlementaire aux droits des femmes qui relevait "qu'aujourd'hui certains médecins sont très réticents, et le sont même de plus en plus", car si en France l'avortement est inscrit dans la loi, les médecins ne sont pas obligatoirement tenus de la respecter et de la faire respecter. Les coupes claires dans les crédits de santé, dans les budgets des hôpitaux, le manque de moyens et de personnel que cela entraîne, font que l'exercice du droit inscrit dans le texte de loi reste encore difficile.
D'un bout à l'autre de l'Europe, les situations sont donc très différentes. Elles dépendent de nombreux facteurs nationaux, parmi lesquels le poids des traditions et des Églises sur la société et sur les femmes en particulier, le contenu plus ou moins démocratique des institutions ainsi que les luttes et les possibilités de mobilisation des femmes pour imposer la reconnaissance de leurs droits. Mais les autorités européennes, elles, prétendant agir à l'échelle de l'ensemble des pays d'Europe, s'accommodent parfaitement de cette diversité, qui laisse subsister des lois et des structures sociales archaïques et oppressives. Dans les pays où le Vatican et la hiérarchie catholique ont voix prépondérante au chapitre, elles ne trouvent rien à redire.
Les institutions européennes et la Constitution ne prévoient aucune mesure pouvant aller vers une unification des législations sociales dans un sens favorable aux populations, aux travailleurs en général et aux femmes en particulier. Et les femmes qui se battent contre une législation nationale particulièrement rétrograde ne peuvent absolument pas compter sur l'appui des institutions et des lois européennes pour mener leur combat. Même sur ce terrain précis, l'Union européenne ne représente pas le progrès mais le conservatisme social. À 25 comme à 15 comme à 9, l'Union européenne s'efforce seulement de constituer un ensemble économique cohérent, dans lequel les affaires puissent être facilitées, les lois de la concurrence respectées et les règles du marché unifiées. Le reste n'intéresse pas cette Europe des capitalistes.
12 février 2005