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La crise économique
Texte de la majorité
L'année a été marquée par la nouvelle crise financière ou, plus exactement, par la dernière en date des crises financières, en passe de devenir endémiques. Déclenchée cette fois dans le Sud-Est asiatique, elle s'est propagée en Russie, avant de commencer à atteindre l'Amérique latine. Elle a démoli des monnaies, elle a fait chuter le prix des actions en Bourse.
Elle a détruit au passage le mythe des "dragons" ou des "tigres" d'Asie, mais aussi celui du "miracle" japonais. Cela fait plusieurs années que ledit miracle japonais a reçu un sérieux coup dans l'aile, et que l'économie stagne. Mais la crise en cours a abouti à la banqueroute de tout le système bancaire japonais, sauvé seulement par une intervention massive de l'État, qui a déjà dégagé 1 000 milliards de francs, somme qu'il serait question d'élever à la hauteur d'une somme colossale de 2 150 milliards de dollars ! Cela représente 10 % du produit intérieur total du pays, qui seraient consacrés à une "recapitalisation" des banques en difficulté, peut-être dans le cadre d'une nationalisation temporaire. Quelle que soit la forme juridique, c'est toute la population qui payera pour stabiliser un système bancaire déstabilisé par ses propres spéculations et, par la même occasion, pour éviter à tous ceux qui y ont placé des fonds pour spéculer, de perdre de l'argent. Les banquiers et le grand capital savent faire appel aux vertus de l'étatisme lorsqu'il s'agit de faire payer à toute la société, par l'intermédiaire des institutions étatiques, le prix de leurs méfaits.
Mais c'est l'ensemble du système financier mondial qui est menacé, tant il est vrai que les banques, des maisons d'assurances, des fonds spéculatifs, etc., constituent les mailles d'un tissu financier unique, du fait des coalitions bancaires, des prises de participations croisées, des prêts mutuels, des systèmes de réassurances. Le risque de l'effondrement de LTCM, un des principaux fonds de placement, a mobilisé les banques et les banques centrales des principales puissances impérialistes, avec comme maître d'oeuvre l'État américain. Ce seul fonds de spéculation a fait courir au système bancaire mondial autant de risques que le défaut de paiement de l'État russe, car il avait à lui seul accumulé plus de dettes dans des opérations douteuses que l'ensemble des emprunteurs russes, État compris.
Optimisme ou pas, personne ne peut prévoir jusqu'où peut aller cette succession de krachs financiers. Qu'il soit seulement rappelé que les deux "distingués économistes" qui faisaient partie du directoire de LTCM avaient été récompensés par le prix Nobel d'économie en 1997, précisément en raison de la formule qu'ils avaient mise au point pour prévoir l'évolution des marchés des produits financiers. L'économie de marché est moins prédictible encore dans le domaine financier que dans le domaine des produits matériels.
Au plus fort de la crise boursière, le prix moyen des actions à la Bourse de Paris a été ramené à son niveau du 1er janvier. Puis, les cours se sont remis à augmenter. Malgré ses sueurs froides du mois d'octobre, le propriétaire d'un portefeuille d'actions n'a cependant aucune raison de se précipiter pour se jeter par la fenêtre comme ses semblables américains de 1929. Du moins, pas pour le moment. Les cours des actions ont remonté en novembre. A la fin de ce mois, le bilan des actions cotées à la Bourse de Paris se solde par une croissance de 28 % depuis le début de l'année. C'est moins que les 40 % entrevus en juillet, mais c'est tout de même confortable, en comparaison surtout avec l'évolution des salaires. Quant à la Bourse américaine, elle serait même en train de battre tous ses records antérieurs.
A peine sortie de ses frayeurs, la spéculation boursière est repartie de plus belle. Jusqu'à quand ? Les têtes pensantes de l'économie capitaliste, comme le président de la banque centrale américaine, qualifient depuis quelque temps déjà d'"irrationnel" l'emballement boursier (sans pouvoir faire autre chose que des constats désabusés). Rien ne garantit que la crise financière ne reprenne pas en s'aggravant, les krachs se suivant les uns les autres, d'autant que le rebond actuel des places financières ne fait que creuser l'écart entre le cours élevé des actions et l'activité productive qui se ralentit, même d'après les chiffres officiels.
Quel que soit son développement ultérieur, la crise ne s'est pas limitée au seul secteur boursier et bancaire. La sphère financière, avec ses variations, et la sphère de la production de biens matériels constituent une réalité unique : celle d'une économie capitaliste sujette à des crises, à des variations imprévisibles.
En Asie du Sud-Est, la crise financière a d'ores et déjà débouché sur une crise tout court, se traduisant par des fermetures d'usines, par des baisses de production, par des licenciements, par une aggravation de la misère matérielle des masses laborieuses. Mais la contagion ne pouvait pas s'arrêter là. On estime que le nombre de pays en récession concerne déjà 40 % de la population mondiale.
Le Japon mis à part, les grands pays impérialistes sont parvenus à s'en protéger. Mais jusqu'à quand ? Un tiers notamment des exportations américaines allait vers les pays d'Asie touchés par la crise. La contraction de ce marché se traduit déjà par un ralentissement du commerce mondial et par une guerre commerciale plus vive non seulement dans l'Est asiatique, mais sur tous les marchés susceptibles de prendre le relais. Les pays impérialistes sont parvenus pour le moment à rejeter les conséquences de la crise sur plus faibles qu'eux, en particulier sur le dos des pays pauvres. La baisse du prix des matières premières en est une des manifestations. Elle serait de l'ordre de 30 % depuis le milieu de 1997 et les cours réels corrigés de l'inflation se situent au plus bas niveau depuis 25 ans. Le prix du pétrole brut, par exemple, est pratiquement revenu au niveau où il avait été juste après la première crise pétrolière de 1973. Non seulement leur richesse minière n'a pas permis à des pays comme le Vénézuela ou le Nigéria un véritable développement au temps où les prix étaient élevés, mais elle contribue aujourd'hui à aggraver l'endettement de leurs États.
L'effondrement actuel des prix des matières premières n'a été cependant qu'un coup d'accélérateur dans une évolution de fond. Depuis trente ans en effet, le cours de la majorité des matières premières est en baisse par rapport aux prix des produits industriels. Au-delà des hauts et des bas conjoncturels, les termes de l'échange n'ont cessé de se dégrader entre pays industriels et pays sous-développés producteurs de matières premières. D'après l'ONU elle-même, dans une centaine de pays pauvres, c'est-à-dire, en fait, dans la majorité d'entre eux, le revenu moyen par habitant a régressé au cours de la même période.
Depuis un quart de siècle, le problème majeur de l'économie mondiale est que la plus-value tirée de l'exploitation de la classe ouvrière est de plus en plus orientée vers le secteur financier, au lieu de l'être vers les investissements productifs.
Le système financier et bancaire qui centralise le capital-argent des capitalistes de la production et du commerce ainsi d'ailleurs que l'épargne des classes populaires pour le mettre à la disposition de l'économie capitaliste sous forme de crédits, remplit une fonction indispensable dans le fonctionnement "normal" de l'économie capitaliste. Son rôle est d'avancer les fonds le temps de la reproduction du capital investi et d'accélérer ainsi la circulation du capital. Par là même, le capital financier est l'intermédiaire indispensable pour la péréquation du taux de profit. Mais cette utilité du point de vue du fonctionnement de l'économie capitaliste est dépassée depuis longtemps, bien qu'elle existe toujours. Depuis la phase impérialiste du capitalisme, pour reprendre l'expression de Lénine, "la domination du capital financier se substitue à la domination du capital en général", portant à son niveau ultime le parasitisme de l'ensemble du capitalisme.
Au cours de la dernière période, les aspects parasitaires du capital financier se sont renforcés dans des proportions sans précédent (si ce n'est pendant la période d'emballement des années qui précédèrent la crise de 1929).
La finance rapporte plus que la production. Cela entraîne une modification du partage de la plus-value globale entre le secteur financier et le secteur productif. Il ne s'agit pas seulement de la prépondérance croissante des banques, des compagnies d'assurances, des institutions financières, des fonds de placement, par rapport aux entreprises de production. Les grandes entreprises de production elles-mêmes participent aux activités financières et en tirent parfois plus de profits que de leurs activités industrielles.
Mais cette prépondérance croissante de la finance engage en même temps l'ensemble de l'économie capitaliste dans une spirale vicieuse. La plus-value ne tombe en effet pas du ciel financier. Elle résulte de l'exploitation dans le secteur productif. Dégager une même quantité globale de plus-value avec proportionnellement moins de capitaux consacrés à la production, implique une aggravation de l'exploitation. Cette aggravation consiste entre autres traits car il y a aussi l'intensification du rythme du travail, les cadences, etc. dans la réduction du coût du travail, aussi bien par le blocage des salaires, par la précarité, que par les réductions d'effectifs. Mais plus le grand capital réduit le pouvoir d'achat des masses laborieuses, plus il restreint la demande solvable. La contraction du marché freine la croissance. Malgré toutes les sophistications de l'économie moderne et, en particulier, des marchés financiers, se manifeste la contradiction fondamentale de l'économie capitaliste entre la tendance du capital au développement illimité et le caractère limité de l'accroissement du marché.
Cette évolution vers l'hypertrophie de la sphère financière a commencé avec la crise économique qui s'est amorcée, en fait, dès le milieu des années soixante.
Jusque-là, le taux de profit dégagé dans la production avait été élevé. Au lendemain de la guerre, la reconstruction avait non seulement assuré la croissance du marché dans toute l'Europe dévastée, mais elle avait fourni aux capitalistes le prétexte pour abaisser les salaires et les maintenir à un niveau très bas (avec, faut-il le rappeler, la caution des PC, notamment en France). En outre, dans un grand nombre de pays, y compris parmi les plus développés, l'État assurait la gestion des secteurs insuffisamment rentables et néanmoins nécessaires de l'économie, laissant au privé le plus gras.
Puis, avec la reprise d'un commerce international digne de ce nom c'est-à-dire ne se limitant pas à des trocs entre États , l'extension du marché international a pris le relais.
Les "30 glorieuses" n'ont duré en réalité qu'une douzaine d'années disons de la deuxième moitié des années cinquante jusqu'aux dernières des années soixante. Et, rappelons-le, elles furent surtout glorieuses du point de vue des profits, la classe ouvrière n'en ayant bénéficié finalement que par la grâce du plein emploi, qui mettait les travailleurs en meilleure position pour marchander le prix de leur force de travail et qui faisait que les caisses gérant les salaires différés, assurant la protection collective contre la maladie, la retraite, etc., étaient pleines. Car, soit dit en passant, ceux qui parlent du temps de "l'État-providence", soit avec nostalgie soit en le déplorant, oublient que même à cette époque de prospérité, l'État assurait la "providence" surtout avec les salaires différés des travailleurs.
L'extension du marché reposait sur les progrès de la productivité qui, en réduisant les prix d'un certain nombre de produits électro-ménager, voitures, télévision, etc. , en ont fait des articles de grande consommation, permettant à leur tour la production en grande série et des économies d'échelle pesant encore dans le sens de la baisse des prix.
C'est le ralentissement dans l'élargissement des marchés de consommation qui entraîna, à partir de la deuxième moitié des années soixante, le recul du taux de profit, qui eut à son tour pour effet un brutal coup de frein aux investissements et donc à la demande des moyens de production. Les origines de la crise actuelle sont là.
L'économie a été marquée pendant toute cette période, à des degrés divers mais partout, par une forte implication de l'État dans l'économie y compris la production , par un fort protectionnisme et par une réglementation poussée des déplacements des capitaux (entre États et même à l'intérieur des États). Le système bancaire était sous le contrôle étroit de l'État, qui régulait les émissions du crédit, le taux de change entre les monnaies. Le commerce international lui-même se déroulait dans un cadre réglementé, sous la protection et la surveillance des États, eux-mêmes sous la surveillance du plus puissant d'entre eux, les États-Unis, et par l'intermédiaire d'un système monétaire international relativement stable, dont le pivot incontesté était le dollar, c'est-à-dire en fait la puissance de l'économie américaine.
L'injection massive de monnaie dans l'économie, antidote utilisé par les États pour prendre le relais des marchés et pour arrêter la chute des taux de profits, entraîna à son tour l'instabilité du système monétaire. L'accroissement du déficit du budget américain, grevé de surcroît par ses dépenses dans la guerre au Vietnam, a fini, d'une part, par aboutir à l'accumulation d'une grande quantité de dollars à l'extérieur des États-Unis et, d'autre part, par miner la confiance dans le dollar. Ces dollars accumulés à l'extérieur des États-Unis, appelés à l'époque "euro-dollars", échappaient au contrôle de l'État américain, comme d'ailleurs au contrôle des pays où ils étaient déposés. Ils ont constitué la matière première d'une activité financière accrue, en même temps que la première étape d'une déréglementation de fait des déplacements de capitaux. La décision des trusts du pétrole d'augmenter brutalement le prix d'une matière première dont ils contrôlaient totalement l'extraction à l'époque, a encore accru l'accumulation des dollars cherchant un placement intéressant, dans une période où l'investissement productif n'en constituait pas un. L'écroulement du système monétaire international et la généralisation du flottement des monnaies ont offert un nouveau champ devant le capital financier. Toutes les grandes entreprises, en particulier les multinationales, ont contribué à consacrer une part croissante de leurs liquidités à des activités spéculatives. Tout est devenu support de spéculation : les monnaies, les matières premières, les emprunts d'État, les obligations, les actions des entreprises.
Le mécanisme de la spéculation monétaire repose en dernier ressort sur les différences réelles ou anticipées entre l'inflation dans différents pays.
En émettant plus de monnaie qu'il n'est nécessaire pour la circulation des marchandises le terme de monnaie étant entendu au sens large , les États fabriquent l'inflation, c'est-à-dire la perte, lente ou rapide, du pouvoir d'achat de leur monnaie. La spéculation consiste à anticiper sur l'évolution du cours de certaines monnaies par rapport à d'autres, et à parier sur leur futur changement de parité (dévaluation ou réévaluation). A ceci près que lorsqu'il s'agit de fonds spéculatifs disposant de plus de capitaux que n'en disposent les États pour défendre leur monnaie, ce n'est même plus du pari : ce sont les spéculateurs qui provoquent les changements de parités qui leur rapportent.
Quant à la spéculation boursière, ses mécanismes sont, au fond, similaires, le jeu consistant à anticiper l'évolution future du prix des actions ou des obligations. Le marché boursier a un rôle fondamental dans l'économie capitaliste, surtout à une époque de concentration de capitaux gigantesque, en ceci qu'il offre l'inappréciable avantage de faciliter la mobilisation et la centralisation du capital. Pour ce qui est des actions, elles représentent en principe une part de la propriété de l'entreprise qui les émet. Il y a au départ un lien entre le prix des actions d'une entreprise donnée, et les dividendes qu'elles rapportent, c'est-à-dire la part de profits à laquelle elles donnent droit. La hausse des valeurs boursières reflète, en dernier ressort, la hausse des profits des entreprises, résultant de l'exploitation accrue de leurs travailleurs. La spéculation se greffe sur ce mouvement. Le prix des actions s'établit par la confrontation de l'offre et de la demande sur le marché boursier. L'espoir, fondé ou non, d'un accroissement futur du profit augmente la demande et fait grimper le prix des actions. Cette hausse de prix, source d'un gain boursier, alimente à son tour la demande, et donc le prix. Le marché boursier peut ainsi tirer vers le haut le prix des actions, bien au-delà de l'augmentation du profit. La spirale de l'emballement boursier est là.
La spéculation mêle étroitement les marchés monétaires et les marchés boursiers. Elle engendre ses propres instruments. Le nombre et la sophistication des "produits financiers", la possibilité de spéculer avec l'argent qu'on n'a pas et qui est censé provenir de la réussite d'une spéculation antérieure, élargissent sans cesse les marchés financiers. Les interconnexions boursières et bancaires, la levée des obstacles devant la circulation des capitaux, permettant leur déplacement d'une monnaie à une autre, leur transformation de placements en actions en placements en obligations ou en bons du Trésor de tel État ou de tel autre, ont fait de la planète un immense marché financier où les "produits financiers" s'achètent, se vendent, se négocient vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Les États se sont mis tout naturellement au service de cette évolution financière du grand capital. Dans les dernières années soixante-dix, tous les gouvernements se sont engagés dans une politique visant, d'une part, à freiner l'inflation, préjudiciable aux créanciers, c'est-à-dire en particulier aux banques et à ceux qui font des opérations de prêt leur métier, et d'autre part, à "déréglementer", c'est-à-dire à enlever progressivement ou brutalement tous les obstacles devant le placement et les déplacements des capitaux.
Non que les États aient cessé de jouer un rôle capital dans l'économie, contrairement à ce que proclament les partisans de cette évolution. Au contraire. Mais, à leur tour, ils ont de plus en plus placé leurs interventions sur le terrain du capital financier. Par leur politique, bien sûr. Mais aussi, parce que les États, en empruntant, en émettant en contrepartie de leurs dettes des titres de toutes sortes, des obligations, des bons du Trésor, etc., sans même parler de la vente des actions des entreprises naguère nationalisées, constituent une des principales sources qui arrosent les circuits financiers. Les États, tous les États, sont engagés depuis des années dans une spirale où, même simplement pour rembourser leurs anciennes dettes, il leur faut emprunter toujours plus. L'endettement des États ne cesse de croître depuis le début de la crise. Les États versent des sommes sans cesse croissantes en intérêts. Cela signifie que le capital financier se nourrit pour une large part de l'argent prélevé sur les classes populaires par les impôts, par des économies sur les services publics, par le pillage des caisses de protection sociale.
La dette publique a toujours joué un rôle considérable dans l'enrichissement de la classe capitaliste. Mais l'endettement des États est aujourd'hui sans précédent.
Il prend un caractère dramatique dans les pays pauvres. Dans certains d'entre eux, l'ensemble des exportations ne suffit plus pour couvrir les seuls intérêts à verser au système financier international.
Dans les pays impérialistes, les liens étroits et la mutuelle dépendance entre le capital financier et l'État traduisent la subordination du second au premier.
Au bilan du quart de siècle depuis le début de la crise : à partir du début des années quatre-vingt, le taux de profit des entreprises industrielles a repris son mouvement ascendant, pour aboutir au niveau élevé dont témoignent les bilans des grandes entreprises depuis plusieurs années. La hausse du profit a été payée par la dégradation que l'on sait de la situation des classes laborieuses, même dans les pays impérialistes, et par une exploitation aggravée des pays du Tiers-Monde.
Les revenus du capital se sont considérablement accrus au détriment du prix de la force de travail. Mais, à l'intérieur de ce mouvement global, les revenus du capital financier se sont accrus plus fortement que les revenus du capital productif.
La nouveauté de la dernière période est que l'accroissement sans précédent du nombre et de la variété des opérations spéculatives a fait surgir ce qu'on appelle les fonds d'investissements. La fonction a fini par engendrer l'organe.
Ces fonds d'investissement qui collectent des capitaux auprès des entreprises et des banques pour spéculer pour le compte de celles-ci ont connu un développement spectaculaire, au point que certains d'entre eux disposent de capitaux supérieurs aux budgets de nombre d'États. Le principal fonds d'investissement américain est à la tête de 3 800 milliards de francs d'actifs, plus du double du budget de l'État français. On assiste à une sorte de "socialisation du grand capital", pas du tout dans un but productif, mais dans un but spéculatif. Les fonds centralisés à l'échelle planétaire mobilisent pour chacun d'eux des sommes colossales qui suffiraient à transformer le Sahara en terre arable et à résoudre immédiatement le problème de la faim et de l'eau potable pour toute l'humanité. Mais non, de capitaux elles sont constituées, en capital elles se comportent, et encore sous la forme la plus nuisible pour la société, celle de la spéculation, qui ne contribue même pas à la production, c'est-à-dire à la création de richesses supplémentaires. Les fonds de placement enrichissent leurs mandataires capitalistes en ruinant des monnaies, en aggravant l'endettement des États, en renforçant le caractère usuraire du capitalisme d'aujourd'hui.
Même lorsque des capitaux sont prétendument investis dans la production, sous forme d'achat d'actions, ils le sont pour des raisons spéculatives. Les profits importants engendrés par les grandes entreprises au détriment de leurs travailleurs rendent depuis plusieurs années les actions particulièrement courues comme supports d'opérations spéculatives. Voilà la raison de l'envolée du prix des actions depuis plusieurs années.
En quelques années, les fonds spéculatifs sont parvenus à mettre la main sur un pourcentage considérable d'actions.
En France, par exemple, plus d'un tiers des actions est détenu par des fonds spéculatifs dans des entreprises aussi variées que les sociétés pétrolières Elf et Total, des banques comme le CCF ou la BNP, des entreprises industrielles comme Valéo ou Saint-Gobain, des groupes hôteliers ou commerciaux comme Accor ou Pinault-Printemps.
Mais c'est un placement volatil, toujours à la recherche de ce qui rapporte le plus à court terme. Il a suffi qu'Alcatel annonce un peu moins de profits pour qu'une poignée de "fonds d'investissement", en décidant de vendre ses actions, fasse s'effondrer en quelques heures le prix des actions Alcatel.
Il s'ensuit que la stratégie des entreprises de production elles-mêmes est largement influencée par l'évolution à court terme de leurs actions en Bourse.
Les fameux "fonds de pension" gérant les retraites, que le gouvernement commence à présenter comme un moyen de garantir la pension des vieux, ne sont qu'un fonds spéculatif parmi d'autres. Avec cet aspect supplémentaire dans l'ignominie qu'ils sont destinés à capter et à détourner vers la spéculation les sommes mises de côté pour assurer les vieux jours des travailleurs (avec les risques de faillite de ces fonds que la spéculation implique). Quelques scandales retentissants aux USA et en Grande-Bretagne ont montré, en outre, comment ces fonds de pension peuvent servir purement et simplement à gruger les travailleurs en permettant le vol de leurs économies.
Voilà le contexte dans lequel l'Union européenne va franchir l'étape que constitue, à partir du 1er janvier 1999, le début du processus de remplacement des monnaies nationales par la monnaie unique, l'"euro". Rappelons cependant que l'euro ne concerne, pour le moment, que onze des quinze pays de l'Union européenne, et que parmi ceux qui restent dans l'expectative, il y a l'un des trois principaux impérialismes européens, la Grande-Bretagne.
Les économistes ont fait beaucoup de commentaires sur le thème d'une Europe qui, grâce à l'euro, aurait réussi à préserver ses monnaies de la dernière vague spéculative. Outre le fait que, même les derniers jours précédant le 1er janvier 1999, date de la fixation définitive des parités entre monnaies participant à l'euro, peuvent encore donner lieu à un mouvement spéculatif, l'existence d'une monnaie unique n'empêchera évidemment pas dans l'avenir la spéculation entre cette monnaie et les autres, à commencer par le dollar et le yen.
Une monnaie unique européenne est destinée à favoriser les principales puissances impérialistes d'Europe à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'Union européenne.
Elle permet, d'une part, de préserver le commerce européen prédominant dans le commerce extérieur de la plupart des pays participant à l'euro des fluctuations monétaires intra-européennes, favorisant par là même la mainmise des grands groupes capitalistes européens sur l'ensemble des pays d'Europe transformés en marché intérieur protégé.
L'euro est, d'autre part, destiné à concurrencer le dollar, aussi bien en tant que monnaie de transaction internationale qu'en tant que monnaie de réserve. Le dollar a, pour le moment, un quasi-monopole pour les deux fonctions, assurant un double avantage à l'impérialisme américain. La majorité des achats et des ventes sur le marché international étant libellée en dollars, les grands groupes américains subissent moins les conséquences des variations monétaires que leurs rivaux, en particulier d'Europe. Et c'est parce que les deux tiers des réserves de toutes les banques centrales sont constitués de dollars que les États-Unis ont la possibilité d'exporter dans une large mesure leur inflation et, donc, d'obliger par là même leurs rivaux à contribuer à combler le déficit du budget américain. Le deutschemark a beau avoir la réputation d'être la monnaie européenne la plus forte, l'économie allemande sur laquelle il repose est trop étriquée pour que la devise allemande dépasse la fourchette de 10 à 15 % dans le rôle de monnaie de réserve. L'euro, monnaie d'un ensemble économique nettement plus vaste, peut en revanche se poser en rival du dollar. Plusieurs grands pays ont d'ailleurs annoncé leur volonté de changer une partie de leur réserve en dollars en réserve en euros... avant même qu'il existe.
L'existence de l'euro n'empêchera cependant pas la propagation des crises financières ou boursières vers l'Europe. A bien plus forte raison, euro ou pas, l'Union européenne ne sera pas un havre de paix dans un monde de concurrence et de guerre commerciale. Sa raison d'être n'est pas d'éviter cette guerre économique, mais de servir d'instrument pour la mener. Les puissances impérialistes d'Europe, qui demeurent rivales entre elles mais sont trop faibles séparément face aux États-Unis ou au Japon, ont reculé depuis des dizaines d'années devant la nécessité d'unifier, dans une large mesure, leurs espaces économiques, car pendant toutes ces années les rivalités l'emportaient sur cette nécessité. Et le fait que certains pays d'Europe restent encore à l'écart montre que l'inconvénient économique de perdre en partie l'aide de leur propre État l'emporte encore, pour eux, sur les avantages de l'euro.
Il y a un courant qui se développe depuis quelque temps dans l'intelligentsia, traditionnellement sous influence de la social-démocratie, mais effrayée aujourd'hui par l'évolution du capitalisme, déçue par la pratique gouvernementale des sociaux-démocrates et par leur servilité à l'égard du capital financier. Ce courant dont les idées sont plus ou moins représentées par le milieu situé autour du mensuel Le Monde Diplomatique et des comités Attac draine des réformistes qui croient que le réformisme est possible et qui ne se retrouvent pas dans la politique des gestionnaires, des gens qui flirtent avec l'extrême gauche sans être révolutionnaires, des humanistes révoltés par l'inhumanité du capitalisme, sans parler d'intellectuels ou d'économistes gravitant autour du PC.
Ces gens sont conscients des effets dévastateurs du capital financier sur la vie sociale, sur les conditions d'existence des êtres humains, sur l'avenir même de la planète. Le diagnostic est souvent juste, mais la médication se limite à des mesures dont l'ambition déclarée est "d'entraver la spéculation internationale", mesures allant de l'instauration d'une taxe Tobin ce prix Nobel d'économie a proposé il y a 20 ans la taxation de 1 % de tous les déplacements financiers aux sanctions contre les "paradis fiscaux". Ce courant se fait aussi le chantre d'une politique de relance de la consommation, de l'abandon de la politique de rigueur budgétaire et du choix d'une orientation vers une politique de grands travaux. Il se propose de combattre "l'absolutisme des marchés" au nom du "retour à l'État" (États qui sont priés de "ne plus se saborder"), la dérégulation financière au nom d'une réglementation internationale.
Effrayés devant les conséquences du règne débridé du capital financier, les tenants de ce courant semblent l'être tout autant devant l'idée d'une explosion sociale que cela pourrait provoquer. Ils dénoncent les traités qui officialisent la dérégulation et facilitent la circulation du grand capital Maastricht, Amsterdam, Dublin mais ne combattent pas le grand capital lui-même. Ils se proposent de "désarmer les marchés", de "refonder la propriété", mais pas de détruire la propriété capitaliste. Ils veulent, en substance, limer les ongles du capital financier, mais sans détruire le grand capital.
Combattre le capital financier, mais sans combattre le capitalisme, c'est, au mieux, une utopie. Faire appel à l'État pour combattre le capital financier, c'est ignorer la soumission de l'État au grand capital. Et c'est aussi un piège pour l'avenir. Car il est tout à fait possible que, contraint et forcé, le capitalisme revienne à la régulation étatique.
Il faut se souvenir que la crise de 1929 a éclaté, aussi, comme une crise boursière, couronnant une longue période d'emballement et de pouvoir sans partage du capital financier. Mais, pour sauver le capitalisme de la débâcle, les bourgeoisies ont fini par le recours à l'étatisme. A celui du New Deal, mais aussi à celui de l'économie nazie. Mais pas plus le "libéralisme débridé" que l'étatisme n'ont sauvé l'humanité de la guerre. Au contraire, de bouée de sauvetage, l'étatisme est devenu un moyen de préparer la marche vers la guerre. Car le problème n'est pas seulement celui de l'étatisme, mais aussi celui de savoir au service de quelle classe sociale est l'État.
Le recours à l'État, comme la politique de grands travaux, sont des idées dans l'air du temps. Les organismes internationaux de l'impérialisme, en particulier le FMI qui, soit dit en passant, n'est pas seulement l'agent international du capital financier, mais aussi un des rares organismes de régulation du capitalisme international , ont donné leur bénédiction au renforcement de l'étatisme dans certains pays de l'Asie du Sud-Est frappés par la crise. Ils ont contribué à pousser le Japon à la nationalisation déguisée de son système bancaire. Quant aux grands travaux, c'est une vieille idée social-démocrate, dont même Jacques Delors s'est fait le porte-parole, et qui pourrait resservir à l'occasion.
La bourgeoisie est une classe trop avide, trop préoccupée par le profit à court terme, pour qu'il ne soit pas nécessaire de sauver périodiquement ses intérêts, et de la sauver elle-même, par l'intermédiaire des institutions étatiques susceptibles de défendre ses intérêts généraux, parfois malgré elle. Mais pas plus qu'après la crise de 1929, le recours à l'étatisme ne serait fait dans l'intérêt des classes exploitées et de la société. Qu'il soit pratiqué par des gouvernements dits démocratiques ou par des régimes autoritaires, s'il apparaît nécessaire à la bourgeoisie de briser au préalable la classe ouvrière, son contenu de classe serait inévitablement de faire payer aux classes exploitées les dégâts causés par le grand capital.
L'intérêt de la classe ouvrière n'est certainement pas de s'aligner derrière des courants à la recherche d'une politique de rechange pour la bourgeoisie capitaliste, mais d'exproprier la grande bourgeoisie et de mettre fin à l'organisation capitaliste de l'économie.
27 novembre 1998