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L'Europe en Constitution ou la laborieuse évolution des règles régissant les relations entre pays de l'Union
La date du référendum pour ou contre la Constitution européenne n'est pas encore définitivement fixée - bien que Chirac ait indiqué qu'il aura lieu avant l'été - mais il est depuis des semaines au centre des préoccupations des milieux politiques.
L'adoption du projet de Constitution proposé n'a certainement pas ce caractère historique que tentent de lui attribuer les partisans du oui, de Chirac à la majorité du Parti socialiste. Il n'apporte aucun changement significatif par rapport à ce qu'est l'Union européenne, telle qu'elle a été mise en place au long d'un demi-siècle de tractations entre les bourgeoisies des pays impérialistes, et telle que le résultat de ces marchandages s'est traduit dans les traités qui ont jalonné l'histoire de sa construction.
Ce que la construction européenne a de positif, l'unification relative de l'espace économique de l'Union européenne, la disparition des barrières protectionnistes les plus importantes et l'atténuation d'autres, la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes - en opposition aux cloisonnements protectionnistes - ainsi qu'une certaine homogénéisation des lois et de la fiscalité, la création d'une monnaie commune - même si elle n'a pas cours partout - ont été réalisées au fil du temps, et la Constitution européenne n'ajoute aucune nouveauté sur ce plan. Elle ne mérite ni cet excès d'honneur dont l'affublent les partisans du oui, ni cet excès d'indignité que lui opposent beaucoup de partisans du non.
Tout ce qu'il y a dans la Constitution est déjà dans les différents traités qui l'ont précédée, quand cela n'est pas inscrit plus profondément encore dans le fonctionnement même de l'économie capitaliste.
Pourquoi, alors, les gouvernements des 25 pays de l'Union tiennent-ils donc tant à ce que cette Constitution existe ? Pourquoi, dans certains pays, comme en France, tiennent-ils à lui donner une légitimité politique renforcée en la soumettant à référendum ?
Pour ce qui est de la deuxième question, il faut évidemment faire la part des préoccupations de politique intérieure. Chirac, par exemple, aurait pu se contenter de soumettre la Constitution européenne au Congrès, c'est-à-dire l'Assemblée nationale et le Sénat réunis. Dans bien des pays de l'Union, la décision sera prise par des institutions parlementaires. Le choix de Chirac tient plus à sa volonté de donner à l'approbation de la Constitution le caractère d'un plébiscite de sa politique et de sa personne au cas où le oui l'emporte qu'à l'objet même du référendum.
Il n'en reste pas moins que, par-delà la procédure choisie, il s'agit dans les mois à venir, dans chacun des 25 pays de l'Union, de faire approuver le projet de Constitution tel qu'il est, en bloc, sans possibilité de modification. Au moins là-dessus, tous les gouvernements concernés sont d'accord.
Il y a évidemment dans la démarche l'objectif de faire cautionner par l'ensemble des populations concernées directement ou indirectement ce qui a été fait depuis cinquante ans, c'est-à-dire la construction d'une Union européenne sur une base capitaliste et au mieux des intérêts des grands groupes industriels et financiers européens.
La construction européenne, telle qu'elle s'est déroulée dans les tractations, en partie publiques mais surtout opaques, entre les principales bourgeoisies européennes, s'est passée jusqu'à présent de cette légitimation. Et, d'ailleurs, si la Constitution était rejetée dans un ou plusieurs des 25 pays, cela ne remettrait pas en cause ce qui a été fait antérieurement. Mais un rejet éventuel de la Constitution leur poserait des problèmes quant au fonctionnement futur des institutions européennes et aux processus de prise de décision.
À la question du pourquoi de cette Constitution, Giscard a l'habitude de répondre, lorsqu'il veut faire court, en affirmant que les règles de fonctionnement portaient la marque des débuts de la construction européenne, du Marché commun à six, alors qu'aujourd'hui, l'Union européenne compte 25 pays membres. Un mode de fonctionnement adapté lorsqu'on est à six ne l'est plus lorsqu'on est à 25.
On peut ajouter que les six pays d'origine - l'Allemagne, la France, l'Italie, la Belgique, la Hollande et le Luxembourg - par-delà les différences de superficie et de population, appartiennent tous à l'impérialisme. Ils étaient et ils restent encore concurrents et rivaux dans bien des domaines, mais il était de leur intérêt commun et de l'intérêt de leurs groupes industriels et financiers de s'entendre pour créer un marché plus vaste que leurs marchés nationaux étriqués afin de faire bonne figure dans la concurrence internationale, notamment face aux État-Unis et au Japon.
Chaque élargissement a posé des problèmes que l'on a mis parfois des années à surmonter. Alors que les bases de la Communauté économique européenne (CEE) ou Marché commun ont été établies entre les six lors du Traité de Rome, en 1957 - six ans après la mise en place de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, première mouture de la coopération - il a fallu seize ans de plus pour le premier élargissement. L'adhésion du Royaume-Uni, du Danemark et de l'Irlande en 1973 a créé une "Europe des Neuf". Il fallut huit ans de plus pour que, en 1981, la Grèce rejoigne la confrérie. Troisième élargissement en 1986, avec l'adhésion de l'Espagne et du Portugal. Quatrième en 1995, avec l'entrée de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède.
Chaque élargissement a compliqué les prises de décision en raison de l'accroissement du nombre de pays participant à ces prises de décision mais aussi de l'élargissement de l'éventail des problèmes.
Non seulement l'entrée du Royaume-Uni, par exemple, a été précédée par des années de marchandages, marquées notamment par la danse de Saint-Guy de de Gaulle à l'égard de cette "Angleterre qui n'est qu'une île", mais il a fallu tenir compte de ses intérêts spécifiques même une fois qu'il a été admis. La solution trouvée, en tout cas, sur des questions que le Royaume-Uni considérait comme les plus décisives pour ses intérêts comme, par exemple, la question fiscale ou la durée légale du travail, a été finalement simple : le Royaume-Uni était autorisé à ne pas appliquer la règle commune.
Plus tard, l'Espagne et le Portugal ont posé d'autres problèmes découlant du caractère largement agricole de ces pays ainsi que de l'arriération de certaines de leurs structures. La France voulait freiner par avance la concurrence dans le domaine, ô combien sensible sur le plan électoral, de l'agriculture. Elle fut rejointe par d'autres pour imposer à ces deux pays, tout juste sortis de décennies de dictature, celle de Franco en Espagne, celle de Salazar/Caetano au Portugal, une certaine modernisation de leurs structures économiques et de leur législation du travail pour harmoniser les conditions de concurrence. Ces deux pays n'avaient pas le poids du Royaume-Uni pour imposer leurs spécificités. En outre, les conditions d'adhésion allaient dans le sens des desiderata de leurs propres grands groupes.
Avec l'intégration de la Grèce, puis de l'Espagne et du Portugal, la construction européenne a été confrontée à des problèmes nouveaux. Il s'agissait cependant quand même de pays impérialistes - la Grèce mise à part - dont les grands groupes industriels et financiers avaient le même type de préoccupations que leurs semblables de France, d'Allemagne ou de Belgique.
Mais le dernier élargissement, le cinquième, a été de nature différente. Il s'est agi d'intégrer d'un seul coup dix pays, pour la plupart de l'est de l'Europe. Tous des pays nettement moins développés que ceux d'Europe occidentale. Tous avec une économie dominée par des groupes financiers essentiellement d'Europe occidentale. Ces groupes avaient tout intérêt à ce que ces pays soient intégrés dans l'Union, facilitant par là même leurs investissements, la circulation de leurs marchandises, le rapatriement de leurs profits, voire la répartition de leurs unités de production, à l'échelle du continent. Mais il ne s'agissait pas de composer avec ces États des pays de l'Est, comme la France et l'Allemagne avaient dû le faire avec le Royaume-Uni, et même dans une certaine mesure avec l'Espagne. Il ne fallait pas, non plus, laisser à ces nouveaux adhérents les moyens susceptibles de leur permettre de perturber, sur le terrain institutionnel, la mainmise économique des puissances impérialistes occidentales !
De plus, deux autres pays, la Roumanie et la Bulgarie, attendent dans l'antichambre, sans même parler de la Turquie. Reste aussi la mosaïque d'États issus de la décomposition de l'ancienne Yougoslavie, dont l'un, la Slovénie, fait déjà partie de l'Union européenne et un autre, la Croatie, a déjà fait part de son désir d'adhérer. Il est dans la logique des choses que, tôt ou tard, dès que leur situation se stabilisera, la Serbie, la Macédoine, la Bosnie, le Monténégro ou, encore, l'Albanie et le Kosovo suivent le mouvement.
Or, lors des élargissements précédents, ce n'est pas seulement le contenu même du Marché commun, puis de l'Union européenne, qui a été l'objet de tractations mais également les modalités de prise de décision elles-mêmes. Ce que les pays impérialistes à l'origine de la construction européenne et qui en sont restés les moteurs, comme la France et l'Allemagne, avaient accepté dans le passé de la part de leurs semblables, ils n'ont nullement l'intention de l'accepter dans l'avenir de la part de petits pays pauvres. Il n'est plus question de remettre en cause, à chaque fois, le mode de fonctionnement ou, plus exactement, pas pour cette raison-là.
Il fallait fixer des règles, organiser les rapports au sein de l'Union européenne, de manière à ce que les nouveaux entrants n'aient plus le choix qu'entre les accepter ou les rejeter, mais pas celui de les marchander.
Le fait de donner à ces nouvelles règles le nom de "Constitution" au lieu de se contenter de la désignation de "Traité", comme cela a été le cas tout au long de la construction européenne, est une façon symbolique d'afficher cette volonté-là, même si la future Constitution n'est pas plus "gravée dans le marbre" que la litanie des traités dont elle n'est que le dernier en date des avatars. Les grandes puissances continueront à faire la part des choses pour elles-mêmes et à arranger les "obligations institutionnelles" en fonction de leurs intérêts.
Évolution du processus de prise de décision dans l'Union Européenne
Les traités qui jalonnent l'histoire du Marché commun, comme le Traité de Rome en 1957, l'Acte unique européen qui décida la suppression des barrières douanières (1985), le Traité de Maastricht qui a jeté les bases de la monnaie unique en 1992 ou le Traité d'Amsterdam (1997), ont fixé chaque fois les modalités de prise de décision en fonction du rapport de forces du moment.
Nous ne reprendrons pas ici toutes ces étapes et encore moins toutes les modifications des processus de prise de décision, même dans l'intervalle entre deux traités. L'écheveau des règles, règlements et jurisprudences occupe une armada de juristes aussi bien du côté des institutions européennes que du côté des États nationaux. D'autant, d'ailleurs, que, contrairement aux traités internationaux proprement dits se limitant en principe aux relations entre deux ou plusieurs États, il y a une interpénétration croissante entre la législation européenne et les différentes législations nationales. Disons seulement que "le droit communautaire" ainsi que les prérogatives des différentes institutions de l'Union européenne se sont élaborés au fil du temps, empiriquement, en fonction des problèmes rencontrés. Les sommets, plus ou moins trimestriels, des chefs d'État et de gouvernement étayaient les pratiques élaborées. Les traités successifs, de Rome à Nice, en passant par Maastricht, les fixaient en règles de fonctionnement. Ces traités ne portaient donc pas seulement sur le contenu même des décisions mais aussi sur la manière de prendre les décisions futures. C'est ainsi, par exemple, que le Traité de Maastricht (1992) ne portait pas seulement sur les conditions de création de la monnaie unique et les fameux "critères" de Maastricht. Entre autres décisions, c'est ce traité qui a institué la procédure dite de "co-décision", donnant dans certains domaines un rôle législatif au Parlement européen, jusque-là surtout décoratif.
Le Traité d'Amsterdam (1997), de son côté, a étendu le vote à la majorité qualifiée dans nombre de domaines où prévalait jusque-là la règle de l'unanimité comme, par exemple, la création d'entreprises communes en matière de recherche et de développement technologique.
Suivant les domaines, se sont élaborés au fil du temps des systèmes de décision variés, allant de l'unanimité pour certaines décisions à la majorité simple ou à la "majorité qualifiée" qui tient compte du poids des différents pays impliqués.
Cette pondération elle-même a changé au fil du temps. Par exemple, avant l'élargissement à 25, au Conseil des ministres - l'organisme de décision le plus important, réunissant les ministres des différents pays de l'Union concernés par la décision à prendre -, la France disposait de dix voix, ainsi que l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'Italie, alors qu'à l'autre extrémité, le Luxembourg en disposait de deux, sur un total de 87 voix pour l'ensemble des quinze pays représentés. La majorité qualifiée étant de 62 voix, 26 voix constituaient une minorité de blocage. En tout état de cause, trois des quatre grandes puissances européennes pouvaient bloquer toute décision qui leur déplaisait.
Par ailleurs, se sont modifiés au fil du temps également les rôles respectifs des institutions décisionnaires de l'Union européenne. Comme le résume une publication officielle de la Commission européenne, les règlements, directives et recommandations et "de façon plus générale, les politiques de l'Union européenne sont le résultat de décisions prises par le triangle institutionnel reliant le Conseil, représentant les États membres, le Parlement, représentant les peuples, et la Commission, organe indépendant des États et garant de l'intérêt général des Européens". Passons sur les expressions quant à la "représentation des peuples" attribuée au Parlement ou à "l'indépendance de la Commission par rapport aux États" ou encore à "la Commission garante de l'intérêt général des Européens" ! Comme si même le Parlement, la seule des trois institutions qui soit élue au suffrage universel - depuis 1979 seulement - était une représentation démocratique ! Comme si les 78 députés élus en France pouvaient représenter plus de 60 millions de Français et les intérêts opposés des différentes classes sociales ! Et encore la France fait partie, avec le Royaume-Uni et l'Italie, des pays qui envoient le plus de députés au Parlement européen (seule l'Allemagne en envoie plus, 99). À comparer avec les six représentants auxquels ont droit l'Estonie ou Chypre, ou aux cinq de Malte !
Passons aussi sur le fait qu'il s'agit là de la prise de décision au niveau officiel et public, qui ne fait pas état de l'influence directe des plus grands groupes industriels et financiers sur la Commission elle-même et de la présence officielle des lobbies des grandes entreprises, aussi bien auprès de la Commission européenne que du Parlement.
Il n'en reste pas moins qu'en effet les décisions officielles sont prises par ce "triangle institutionnel", auquel il faut ajouter le Conseil européen, réunion périodique de chefs d'État et de gouvernement qui fonctionne de fait depuis 1974 mais qui n'a été "institutionnalisé" que lors de la signature de l'Acte unique européen en 1987 et qui est censé "incarner la légitimité politique suprême de l'Union". Le rôle de chacune de ces institutions a cependant été sans cesse modifié au fil du temps. Le rôle législatif du Parlement européen s'est progressivement accru depuis Maastricht. Le rôle législatif continue cependant à appartenir surtout au Conseil des ministres.
En attendant le vote, puis la mise en place de la Constitution, le Conseil des ministres applique depuis le 1er novembre 2004, en gros, la même procédure de décision qu'avant mais avec la participation de 25 ministres venant des 25 pays, au lieu des quinze précédemment. La pondération pour chaque pays a changé. La nouvelle règle - provisoire en attendant la Constitution - attribue par exemple 29 voix aux quatre grands pays de l'Union (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni), 27 à l'Espagne et à la Pologne, et, en bas du tableau, quatre voix à l'Estonie, à Chypre, à la Lettonie, au Luxembourg, à la Slovénie et trois à Malte. En tenant compte des pondérations, le total des voix exprimées au Conseil des ministres est donc porté à 321, et c'est là-dessus que se calculent majorité simple et majorité qualifiée.
Formellement donc, depuis un certain temps déjà, la règle de l'unanimité n'est plus requise pour prendre des décisions, sauf dans certains domaines particulièrement sensibles pour les États. Cependant, un article en apparence anodin a continué à préserver l'importance de la règle de l'unanimité même dans les autres domaines. En effet, si la décision à la majorité qualifiée tend à devenir la règle pour le Conseil des ministres, ce n'est qu'à condition que le vote porte sur une proposition de la Commission sans modification ni amendement. En revanche, si le Conseil veut modifier ou amender un texte présenté par la Commission, il ne peut le faire qu'à l'unanimité !
La Commission garde le quasi-monopole des initiatives et les représentants des gouvernements à qui appartient la décision finale ne peuvent s'écarter des propositions de la Commission qu'à l'unanimité. C'est ainsi que maints articles des traités commencent par "Le Conseil, sur proposition de la Commission, arrête...". C'est dire l'importance de la composition de la Commission pour les États.
Avant l'élargissement à 25, la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne déléguaient à la Commission chacun deux membres, et les dix autres États, un membre chacun. Tous les États membres étaient cependant représentés dans cette institution censée "incarner l'intérêt communautaire". Tous avaient donc les moyens de peser directement sur les initiatives de la Commission.
L'élargissement à 25
Les grandes puissances occidentales qui ont accepté - mieux, souhaité - l'intégration des pays de l'est de l'Union européenne, car tel est l'intérêt de leurs grands groupes industriels et financiers, n'ont pas pour autant eu envie de leur donner la possibilité de rediscuter à chaque nouvelle intégration future ou à l'occasion de chaque "sommet européen" de leur place dans l'Union. Et elles veulent encore moins qu'un nombre restreint de petits États, de surcroît pauvres, puisse bloquer la machine européenne.
C'est d'ailleurs déjà cette préoccupation qui a alimenté tous les débats sur "une construction européenne à deux vitesses" visant, en fait, à aller le plus loin possible dans la collaboration entre celles des grandes puissances impérialistes qui le veulent bien et à laisser aux autres une place de seconde zone. Quand il s'agit d'une des grandes puissances, comme le Royaume-Uni, les institutions européennes savent la dispenser officiellement des obligations qui incombent aux signataires des traités (sans même parler de l'euro que le Royaume-Uni refuse pour le moment en gardant la livre sterling).
Elles savent, aussi, accommoder les règles et les décisions "suivant que vous serez puissant ou misérable". Et de brandir des menaces contre les petits États, comme le Portugal ou la Grèce, lorsque leurs déficits budgétaires ont dépassé les seuils d'alerte prescrits par les critères de Maastricht. Mais le ton employé a été nettement plus accommodant lorsque c'était la France ou l'Allemagne, les deux piliers de l'Union européenne, qui avaient cessé de remplir ces critères de Maastricht !
À plus forte raison, les institutions européennes n'ont aucune raison d'avoir vis-à-vis de Chypre, de la Lettonie, voire même de la Pologne, les égards qu'elles ont envers le Royaume-Uni, la France ou l'Allemagne.
Le projet de Constitution, s'il est adopté, fixera donc les règles et, par la même occasion, consacrera sur le plan politique la domination des pays impérialistes d'Europe occidentale sur les pays de l'Est. Domination qui repose cependant fondamentalement sur la force économique des trusts allemands, français, britanniques, etc., et pas sur les articles alambiqués de la Constitution.
La gestion du budget européen
La contribution des États au budget de l'Union étant relativement faible - de l'ordre de 5 % de leurs budgets nationaux - le budget européen est modeste par rapport à la population.
Mais, avec son montant de l'ordre de 111 milliards d'euros, il dépasse le budget national de la Belgique, de l'Autriche ou de la Suède, et à plus forte raison celui de la quasi-totalité des pays de l'Est.
Le gros du budget européen est destiné à alimenter, d'une part, la politique agricole commune et, d'autre part, les "fonds structurels".
La répartition entre pays des sommes consacrées à la "politique agricole commune" (PAC) est un des points de friction depuis les origines du Marché commun. Pendant longtemps, la "politique agricole commune" a consisté, pour l'essentiel, à faire payer par l'Allemagne une partie des aides, subventions et "compensations" versées à l'agriculture française. L'entrée de l'Espagne et du Portugal a déjà compliqué les choses. À plus forte raison, l'entrée des pays de l'Est. L'agriculture de la Pologne fait vivre - mal, certes, pour beaucoup - bien plus de paysans que l'agriculture française (une population agricole d'un million de personnes sur 730 000 exploitations en France contre une population agricole de 8 millions de personnes sur 2 millions d'exploitations, généralement petites, en Pologne).
Quelle part des subsides de Bruxelles ira aux uns, quelle part ira aux autres ? Avec un budget européen limité, cela tient de la quadrature du cercle, entraînant d'ailleurs une refonte complète de la politique agricole commune. Mais, au-delà de la répartition des subsides entre pays se pose la question de savoir quelle catégorie en profitera.
Cela fait longtemps que les subsides versés par l'Union ne profitent guère aux petits paysans en France, mais essentiellement aux grands domaines agricoles et à l'industrie agroalimentaire. Une nouvelle distribution des cartes dans ce domaine concerne un certain nombre de grands propriétaires en chair et en os et des entreprises parmi les plus importantes.
Un autre domaine sensible du point de vue de la gestion réside dans ce que le vocabulaire européen appelle les "fonds structurels" et qui consistent dans l'attribution de subventions à des régions considérées comme plus pauvres que d'autres, c'est-à-dire en réalité, à travers différents filtres, à leurs entrepreneurs et industriels.
Ce budget n'est pas seulement important par son montant, mais aussi par son rôle de complément par rapport aux subventions nationales, voire d'entraînement par rapport à ces dernières. Il n'est cependant pas illimité. Et, pour trancher entre la Sicile, la Bourgogne ou la Poméranie, il faut bien non seulement se donner des règles mais aussi prévoir qui tranche et comment.
Et puis, il y a ces "services publics" européens qui n'ont jamais été vraiment des services pour le public, c'est-à-dire au service de tous. Dans le nouveau langage européen, on a même banni le mot et on parle de "services d'intérêt général", les dits "services" pouvant être rendus aussi bien par des entreprises privées que par des entreprises d'État.
Les institutions européennes relaient les États nationaux dans leurs attaques contre les services publics et parfois les précèdent dans la précision des formulations. Malgré leur furie privatisante cependant, elles n'ont pas du tout envie de liquider ce qui est indispensable pour les entreprises capitalistes, sans être assez profitable pour attirer les investissements privés en quantité suffisante.
Pour ne prendre que cet exemple, à quoi servirait l'intégration dans l'Union européenne de la Roumanie ou de la Bulgarie, voire demain de la Turquie, si l'inadaptation des transports de ces pays ne permettait pas la pénétration souhaitée par les grands trusts ? À quoi servirait d'affirmer le principe de la "libre circulation" des marchandises et de l'inscrire même dans la Constitution s'il n'y a pas assez de lignes de chemin de fer ni assez d'autoroutes pour les transporter ? Et les déboires des actionnaires privés, par exemple, du tunnel sous la Manche ne sont pas faits pour attirer en masse des capitaux privés vers certains investissements indispensables du point de vue des intérêts généraux des entreprises mais dont la rentabilité future n'est pas garantie.
Pour bien des infrastructures, même les groupes capitalistes les plus braillards contre "l'étatisme" continueront à compter sur les investissements publics.
En fait, bien avant que les négociations pour l'intégration des pays de l'Est aient été parachevées et même sérieusement engagées, les grands groupes capitalistes avaient fait pression sur les institutions pour qu'elles s'engagent dans la mise en place du "réseau trans-européen" (TEN) que l'on considère comme "le plus important programme d'infrastructures de transport dans l'histoire mondiale" ! Neil Kinnock, alors commissaire aux transports, avait affirmé, dans les années quatre-vingt-dix, que son "objectif prioritaire était de mettre en place les réseaux de transport trans-européens et leur extension en Europe centrale et orientale aussi rapidement que possible afin que nous disposions d'un système de transport européen qui serve efficacement et avec cohérence le marché unique européen". L'ouvrage collectif Europe.inc qui donne cette citation précise que les cent-cinquante projets qui constituent l'ensemble du TEN prévoient des milliers de kilomètres de nouvelles autoroutes, des réseaux de trains à grande vitesse, des lignes de fret ferroviaires, des extensions d'aéroports et de voies navigables et quelques grands ouvrages d'art, comme par exemple le pont unissant le Danemark à la Suède.
L'ensemble de ces projets exigés par les principales associations de grandes firmes européennes représente une somme de l'ordre de six-cents milliards d'euros d'investissements. Une bonne partie est en cours de réalisation ou déjà réalisée. Cette somme n'est pas assurée par le seul budget européen. Certains projets ont été ou seront pour une part financés par des capitaux privés, d'autres par les budgets nationaux ou ceux des collectivités locales, mais le budget européen y joue un rôle d'entraînement et surtout de coordination.
Ce réseau de transport est de l'intérêt de toutes les grandes sociétés, qu'il s'agisse d'assurer l'approvisionnement en énergie de l'ensemble de l'Union, de véhiculer des automobiles fabriquées en Slovaquie ou en Roumanie vers l'ensemble du marché européen, de transporter les pièces détachées entre usines dispersées sur plusieurs pays ou encore de permettre à la production textile des usines allemandes ou françaises installées en Turquie de parvenir en Europe occidentale à travers les Balkans. Mais encore faut-il choisir le trajet par où faire passer la voie d'autoroute ou la ligne de chemin de fer. Que l'on songe seulement aux affrontements de clochers, en France, entre différents conseils régionaux ou différentes municipalités au sujet des lignes de TGV !
De plus, il y a le choix des groupes de BTP à qui échoit la construction de telle ou telle portion d'autoroute ou de tel aéroport.
C'est dire que les objectifs fondamentaux d'un large marché européen étant définis depuis un bon moment, la gestion quotidienne de son fonctionnement implique en permanence des décisions et donc des affrontements à arbitrer entre grands trusts ou entre États.
Renforcer l'exécutif européen
Pas plus que l'Union européenne ne supprime et ne remplace les État nationaux, la Constitution européenne ne se substituera aux constitutions nationales. Elle fixe cependant les attributions respectives des institutions nationales et des institutions européennes. Il y a toute une hiérarchie entre les domaines où le pouvoir est censé appartenir aux seules institutions européennes, les domaines où il y a interaction des autorités européennes et des autorités nationales et, enfin, les domaines qui sont uniquement du ressort de ces dernières.
En fait, les seuls domaines où l'Union "dispose d'une compétence exclusive" selon les termes de la Constitution sont "l'Union douanière", "l'établissement des règles de concurrence nécessaire au fonctionnement" du marché européen, la politique commerciale commune, la politique monétaire de la zone euro et, accessoirement, la conservation des ressources biologiques de la mer.
Avec un certain réalisme, Giscard a appelé ces domaines le "coeur fédéral" de l'Union, façon de souligner que l'organisation du marché est l'essentiel, et que le reste n'est qu'accessoire.
Un des aspects importants de la future Constitution est de renforcer et de resserrer l'exécutif européen. La Commission européenne ne comptera plus, dans l'avenir, autant de commissaires qu'il y a d'États, mais seulement un nombre égal aux deux tiers du nombre d'États membres. Ainsi donc, une partie des États sera écartée de toute présence dans la Commission. Il est cependant significatif que, devant la protestation de certains États, notamment l'Espagne et la Pologne, cette clause ne sera pas appliquée à la première Commission mise en place après l'adoption de la Constitution mais seulement à la deuxième.
Il y aura désormais un président de l'Union européenne "élu" pour deux ans et demi par ses semblables, c'est-à-dire choisi par les autres chefs d'État et de gouvernement du Conseil européen. Sont renforcées les attributions d'un ministre des affaires étrangères qui sera en même temps vice-président de la Commission. L'un comme l'autre pourront représenter l'Union européenne en tant qu'entité dans les négociations internationales.
La procédure des votes du Conseil des ministres a été modifiée entre le projet de Constitution de Giscard et la réunion des chefs d'État au mois de juin 2004. L'Espagne et la Pologne ont réussi à imposer une modification des votes qu'elles estiment comme leur étant plus favorable. La majorité qualifiée pour la plupart des décisions se définira comme "au moins 55 % des membres du Conseil comprenant au moins quinze d'entre eux et représentant des États membres réunissant au moins 65 % de la population de l'Union" (article I-25).
Ce qui signifie que des pays représentant 35 % de la population de l'Union peuvent constituer une minorité de blocage empêchant toute décision. Ce pourcentage ne peut être atteint par une coalition de l'ensemble des pays nouvellement intégrés et non impérialistes, pas même si s'y ajoutent prochainement la Bulgarie et la Roumanie (si tant est que ces nombreux petits pays parviennent à surmonter leurs divisions). En revanche, il suffit qu'une entente entre l'Allemagne et la France obtienne l'accord d'une troisième grande puissance, le Royaume-Uni ou l'Italie, ou même celui d'un autre pays à population moyenne, comme les Pays-Bas, pour constituer une minorité de blocage empêchant toute décision défavorable.
Le Parlement européen compte plus de membres que lors des législatures précédentes - actuellement 732 mais, dans l'avenir, leur nombre ne devra pas dépasser 750 même en cas d'adhésion de nouveaux pays. Donc, la plupart des États auront moins de représentants qu'actuellement. Ce qui signifie que la représentation sera encore moins démocratique qu'elle ne l'était jusqu'à présent.
Il est caractéristique cependant que, si la grande majorité des décisions est prise dans l'avenir à la majorité simple ou qualifiée, la règle de l'unanimité s'appliquera "en matière de politique étrangère et de sécurité commune" (article I-40).
En revanche, tout un chapitre de la Constitution est consacré aux "coopérations renforcées" qui permettent à une partie des États de renforcer leur coopération, à condition que "les coopérations renforcées respectent la Constitution..." et qu'elles ne portent pas "atteinte au marché intérieur ni à la cohésion économique, sociale et territoriale. Elles ne peuvent constituer ni une entrave ni une discrimination aux échanges entre les États membres ni provoquer des distorsions de concurrence entre ceux-ci" (article III-416).
Voilà donc que réapparaît l'idée d'une Europe à géométrie variable, où tous les pays se doivent de respecter ce qui fait l'essentiel de l'Union européenne, c'est-à-dire un marché unifié sans distorsion de concurrence, mais où ceux qui veulent pousser la coopération plus loin peuvent le faire sans s'occuper des autres.
La Constitution ouvre enfin la perspective de la mise en place d'une force d'intervention européenne, autonome par rapport aux armées et polices nationales. C'est dit, dans la Constitution, sous la forme emberlificotée de la "définition progressive d'une politique de défense commune de l'Union", permettant cette défense commune "dès lors que le Conseil européen statuant à l'unanimité en aura décidé ainsi". Il y a là l'ébauche d'un appareil de répression européen capable d'intervenir en tant qu'entité. De plus, la Constitution reconnaît la possibilité pour l'Union d'y avoir "recours dans des missions en dehors de l'Union afin d'assurer le maintien de la paix..." (article I-41). La France, engagée "dans le maintien de la paix", comme on le sait, en Côte-d'Ivoire et dans la défense des intérêts des groupes capitalistes français, peut y voir la promesse d'une force européenne future capable de la seconder, voire de se substituer à elle.
Mais la mise en place éventuelle et future d'une force de répression européenne est une chose. Autrement plus proche est la perspective de l'institution d'une "agence dans le domaine du développement des capacités de défense, de la recherche, des acquisitions et de l'armement (agence européenne de défense) pour identifier les besoins opérationnels... et, le cas échéant, mettre en oeuvre toute mesure utile pour renforcer la base industrielle et technologique du secteur de la défense, participer à la définition d'une politique européenne des capacités et de l'armement..." (article I-41)
En d'autres termes, même si l'armée unifiée n'est encore qu'un projet, plus immédiate est la promesse d'affaires juteuses pour les trusts de l'armement. Même les États les plus petits de l'Union qui n'ont pas aujourd'hui les moyens d'intervenir sur quelque théâtre d'opérations militaires que ce soit et qui, de surcroît, n'en ont pas nécessairement envie, seront fortement conviés à participer à l'achat de matériels militaires normalisés à l'échelle de l'Union, sous l'égide des trusts de l'armement les plus puissants, les seuls à se faire entendre directement de la Commission européenne.
La réduction du nombre de commissaires ainsi que la nouvelle pondération des voix de différents pays au sein du Conseil des ministres destinée à assurer la capacité de décision des principales puissances diminueront d'autant l'influence des pays les plus petits.
Il n'est pas étonnant qu'une fois élaboré le projet de Constitution européenne sous l'égide de Giscard, la contestation soit venue principalement de pays dits moyens, l'Espagne et la Pologne notamment, c'est-à-dire des pays pas assez puissants pour imposer leurs exigences mais assez peuplés pour ne pas laisser passer sans protestations des règles qui leur seraient défavorables.
Il n'est pas étonnant non plus que le refus par l'Espagne et le Portugal de la première mouture de la Constitution Giscard ait porté sur des "détails", comme justement la pondération des voix de différents pays ou leur présence ou non à la Commission européenne.
Pour reprendre l'expression d'un ouvrage sur La prise de décision dans l'Union européenne, publié par La Documentation française, "le proverbe selon lequel le diable se cache dans les détails mériterait d'être consacré principe communautaire tant il est vrai que l'enjeu d'un texte est souvent inversement proportionnel à son volume et qu'une note de bas de page peut avoir des effets autrement décisifs qu'un long chapitre insipide". Cette affirmation n'a pas été faite à propos de la Constitution de Giscard, mais elle s'y applique parfaitement. Les pages et les pages de "grands principes" affirmés par cette Constitution ne préoccupaient guère les délégations polonaises et espagnoles qui, en revanche, se sont battues et ont obtenu quelques changements au niveau de la pondération de leurs voix au Conseil des ministres.
Dire non au projet de constitution
Au référendum annoncé, nous dirons non à la Constitution européenne. Pas par souverainisme, cela va sans dire car l'unification européenne, nous sommes pour. Pas parce que le rejet de la Constitution européenne protègerait les travailleurs en quoi que ce soit contre les attaques qu'ils subissent de la part de la bourgeoisie. Une Constitution établie par la bourgeoisie ne protège jamais les travailleurs, en outre la Constitution de la Vème République ne vaut certainement pas mieux que le projet de Constitution Giscard pour l'Europe.
Même telle quelle, réalisée sur des bases capitalistes, avec tout ce qui en découle d'injustices et d'insuffisances, l'Union européenne représente un progrès dans un certain nombre de domaines. Rien que la fin des cloisonnements économiques et des douanes, ainsi que la liberté de circulation des personnes à l'échelle d'une partie du continent, représentent un avantage appréciable par rapport aux contrôles, aux barbelés, bien que cette liberté ne soit pas pleinement reconnue aux immigrés qui vivent et travaillent dans l'Union.
C'est contre le patronat qu'il faut que les travailleurs se défendent, à commencer par leurs propres patrons et le gouvernement qui les protège, et qu'ils ont à portée de leur colère et de leurs actions. Pas contre une institution abstraite et pas contre les feuilles de papier d'une Constitution.
C'est le capitalisme qui est à combattre, et pas le fait que, contraintes et forcées, avec un retard d'un siècle, les bourgeoisies nationales aient fini par unifier, ne fût-ce que partiellement, une partie de l'Europe.
Mais on nous demande de voter en bloc pour une Constitution qui, si elle n'est pas pire que les traités qui l'ont précédée, n'est pas meilleure non plus. Pour la multitude de traités et de décisions qui ont façonné l'Union européenne, on ne nous a pas demandé notre avis. Cette fois-ci, on le fait. Alors, on va dire non car on ne doit pas cautionner un texte qui, au nom de quelques gouttes de miel, veut faire avaler aux électeurs un tonneau de goudron !
12 janvier 2005