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Kosovo - Destructions, tueries, déplacements de populations
Depuis l'éclatement de la Yougoslavie et le déclenchement de la guerre serbo-croate, en juin 1991, le territoire de l'ex-fédération est devenu un champ de bataille permanent. Cette guerre serbo-croate a été relayée par la guerre en Bosnie, à partir d'avril 1992 et du siège de Sarajevo. Et il n'y a eu que deux ans de répit après les accords de Dayton de novembre 1995 sur la Bosnie avant que la guerre n'ensanglante, depuis février dernier, le territoire du Kosovo.
Cette guerre menée par les forces de l'État de Serbie contre sa province méridionale, plus exactement contre la population albanaise de cette province, présente bien des analogies avec ce qui s'est passé en Bosnie : bombardements, incendies et pillages, dans le but de provoquer des déplacements considérables dans cette population autant dire ce que les nationalistes de l'ex-Yougoslavie appellent cyniquement des opérations de "purification ethnique".
Mais il se fait que cette politique-là a, au Kosovo, des implications plus vastes. Le peuplement séculaire des Balkans et les découpages territoriaux opérés par les dirigeants des puissances impérialistes dans le passé, en fonction de leurs intérêts et de leurs rapports de forces, ont laissé, à l'intérieur de ce qui était censé être la première Yougoslavie en 1918, c'est-à-dire l'État des Yougo-Slaves, des Slaves du sud, une importante population non-slave, albanaise : elle forme la majorité de la population de la région appelée Kosovo (ainsi qu'une minorité dans la république de Macédoine) Kosovo qui fut attribué à la Serbie tout en étant adossé à un État albanais indépendant, extérieur à la Yougolavie, l'Albanie proprement dite.
Autant dire que lorsque les nationalistes serbes s'en prennent au Kosovo, cela ne peut manquer d'avoir des répercussions en Albanie (et en Macédoine), et cela comporte à tout le moins le risque de porter les conflits internes à ce qui fut la Yougoslavie au-delà de ses ex-limites d'État, c'est-à-dire sur un plan international intéressant directement les autres États de la péninsule balkanique, outre l'Albanie : Grèce, Turquie, Bulgarie...
Les nationalistes serbes considèrent néanmoins ce qui peut se passer au Kosovo comme une affaire intérieure serbe, puisque le Kosovo est une province qui fait partie de l'État de Serbie. L'oppression nationale qu'y subit, de la part du pouvoir serbe, la population albanaise qui, loin d'être une minorité, y est au contraire majoritaire à quelque 90 %, relève pour eux du champ clos de la dictature de Belgrade.
Le nationalisme serbe et le Kosovo
Etant donné la logique de la politique des nationalistes, la guerre au Kosovo était aussi prévisible, sinon programmée, qu'avait pu l'être la guerre en Bosnie, après celle de la Croatie.
Le Kosovo est au coeur de la démagogie nationaliste "grand serbe". Parce qu'il fut le lieu où l'État serbe médiéval fut battu et conquis par les Turcs, en 1389, il est mythifié comme haut lieu de leur histoire et de leur religion par l'ensemble des nationalistes, politiciens, religieux, intellectuels. Pour eux, le Kosovo leur appartient, appartient à la "Grande Serbie", malgré le fait qu'il se soit depuis le temps très majoritairement peuplé de descendants des Albanais voisins, de langue et de culture musulmanes : ceux-ci sont jugés indésirables.
Déjà, dès qu'un État serbe parvint à secouer le joug du vieil empire turc, à se soustraire à sa domination, vers le milieu du XIXe siècle, ses dirigeants nourrirent des projets pour soustraire aussi la région du Kosovo aux Turcs, la "serbiser", au nom de "droits historiques", en vue de s'étendre territorialement jusqu'à la mer Adriatique si possible.
Mais là où l'on voit le rôle manipulateur criminel des dirigeants impérialistes, c'est dans la manière dont ils ont décidé du sort de l'ensemble de la population albanaise vivant dans les Balkans en particulier à l'issue de la Première Guerre mondiale, en 1918 : ils ont créé un petit État "indépendant" d'Albanie sous leur protection promis depuis 1913 , tout en attribuant en même temps la région voisine du Kosovo, déjà à l'époque largement peuplée d'Albanais, au... "royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes", qu'ils venaient également de créer, c'est-à-dire à la monarchie serbe (et en incluant par ailleurs une forte minorité albanaise dans la Macédoine, dite à l'époque Serbie du sud...).
Les royalistes serbes, les officiers, les popes, purent pavoiser, pour avoir "récupéré" le territoire du Kosovo perdu depuis plus de 500 ans. Mais c'était là créer délibérément une poudrière.
La monarchie serbe dut envoyer des troupes pour soumettre la population albanaise qui ne voulait pas se soumettre à sa domination, mais le Kosovo lui servit ensuite à désamorcer la révolte sociale en offrant aux Serbes pauvres, sous couvert de réforme agraire, des terres à coloniser.
C'est donc tout naturellement en quelque sorte que Milosevic s'est servi du Kosovo pour son ascension au sommet du pouvoir en Serbie en 1986-1987.
A l'époque titiste, le Kosovo n'était pas resté un havre de paix. Pendant quelque vingt ans, sa population albanaise avait eu à souffrir de la politique répressive et discriminatoire menée par le chef de la police de Serbie, Rankovic. Des manifestations secouèrent le Kosovo en 1969. Mais, par la suite, sa situation s'améliora sur le plan des droits nationaux, sur le plan linguistique et scolaire en particulier. Une révision de la Constitution, en 1974, modifia le statut du Kosovo de même que de la Vojvodine, région du nord de la Serbie où vit une forte minorité hongroise en leur accordant une large autonomie, y compris des droits de représentation au sein de la présidence fédérale.
Dès lors, pendant plus d'une dizaine d'années, les problèmes soulevés au Kosovo ont été des problèmes économiques et sociaux beaucoup plus que nationaux. Les émeutes d'étudiants et de chômeurs de mars-avril 1981 eurent des racines sociales. Aux revendications des manifestants se mêla une revendication d'inspiration nationaliste, demandant pour le Kosovo le statut de République à part entière, qui demeura cependant au second plan. Et, en effet, dans le cadre de l'inégalité économique entre les républiques, le Kosovo était resté la province la plus pauvre ; il était durement touché par la crise générale qui frappait la Yougoslavie endettée. Des grèves secouèrent d'ailleurs presque toutes ses républiques au long des années quatre-vingt.
Dans ce contexte de montée des tensions sociales, la répression brutale des émeutes de Pristina reçut l'aval des dirigeants de toutes les républiques.
C'est à cette époque, à partir de 1986 environ, que ces dirigeants se mirent à pratiquer délibérément une politique de fuite en avant sur le terrain des démagogies nationalistes forcément antagoniques, étant donné le peuplement des Balkans et que Milosevic, apparatchik du PC, assura son ascension au sein de l'appareil en exploitant le thème anti-albanais "Le Kosovo nous appartient" (en y mêlant des dénonciations tout aussi démagogiques contre les "corrompus" et les "privilégiés"). L'exaltation frénétique du nationalisme serbe autour du Kosovo, dûment alimentée par une pléiade d'intellectuels connus, alla croissant pour aboutir à la décision de 1989 de Milosevic de supprimer toute autonomie aux deux "provinces autonomes". En particulier au Kosovo, l'oppression nationale en matière de langue, de droits culturels, fut aggravée, une discrimination ethnique en matière de logements et d'emplois fut instaurée. Et la province devint l'objet d'un quadrillage militaro-policier permanent.
Ainsi, le dirigeant serbe qui allait se poser en 1991 en défenseur des minorités serbes disséminées dans les républiques sécessionnistes liquidait d'abord ce qui existait comme droits nationaux pour ses propres minorités : albanaise, hongroise en Vojvodine, croate, tsigane, etc. Il ne rencontra, ce faisant, que quelques protestations venant des dirigeants slovènes, lesquels, n'ayant pas de minorité nationale à opprimer dans leur république ethniquement homogène, se permirent de critiquer les méthodes employées...
Par la suite, chaque fois que Milosevic s'est jugé en perte de vitesse politique, il a exploité vis-à-vis du peuple serbe la question du Kosovo, l'hostilité, voire le racisme anti-albanais, pour conforter son pouvoir.
Montée de la résistance nationaliste albanaise
Mais la résistance au sein de la population albanaise kosovar n'a pas cessé de se manifester, même si, pendant la durée de la guerre en Bosnie, elle ne put être très apparente. Les nationalistes albanais kosovars, comme Ibrahim Rugova, intellectuel bien vu en Occident, et sa Ligue Démocratique du Kosovo (LDK), adoptèrent une ligne de résistance non-violente et de recherche du dialogue avec les autorités de Belgrade. Cela se traduisit par le boycottage des élections et du recensement, le refus de payer les impôts locaux, l'instauration d'un système scolaire clandestin parallèle puisque l'enseignement en albanais était interdit, puis la proclamation, en 1991, d'une république du Kosovo avec son président (Rugova) et son parlement, clandestins. Rugova et la LDK mettaient leurs espoirs dans les puissances occidentales et comptaient sur leur pression sur Milosevic pour obtenir des concessions en faveur de la population albanaise du Kosovo.
Ils ont été bien mal récompensés. La politique de recherche du dialogue avec Milosevic n'a abouti qu'à une impasse.
Et là-dessus les accords de Dayton de novembre 1995 sont venus démontrer à la face du monde que les promoteurs de cette politique en étaient pour leurs frais : ces accords se limitaient à un "règlement" pour la Bosnie et ne disaient rien du Kosovo. Dès lors, il était clair pour tous que Rugova et ses amis ne pouvaient espérer aucun soutien du côté occidental, qu'ils ne pouvaient plus guère en somme compter que sur eux-mêmes.
Si bien que ces accords de Dayton, en montrant ouvertement que la politique "raisonnable" de résistance pacifique n'aboutissait à rien, ont contribué à la naissance de la lutte armée incarnée, pour ce que la presse en rapporte, par l'armée de libération du Kosovo, l'UCK. A partir de la fin 1996, celle-ci s'est manifestée par outre des incidents armés entre des civils de la minorité serbe locale et des Albanais des attentats contre des autorités serbes au Kosovo et contre des Albanais kosovars considérés comme des collaborateurs du pouvoir serbe. Elle a trouvé des combattants au sein de la jeunesse impatiente et déçue.
Crise politique larvée en Serbie
Cette évolution s'est conjuguée avec l'apparition d'une crise politique ouverte en Serbie. A la même époque, durant l'hiver 1996-1997, Milosevic s'est, on s'en souvient, trouvé mis en difficulté à Belgrade en particulier par une contestation étudiante et des manifestations de rues en série, auxquelles une coalition de partis d'opposition ("Zajedno") cherchait à donner une tête. Mais cet hiver de contestation n'a débouché sur rien, sur le plan politique : la coalition "Zajedno" était par trop hétérogène, disparate, et surtout elle s'est désintégrée sous l'effet des rivalités entre ses leaders, tantôt opposants, tantôt ralliés à Milosevic, tantôt amis des ultra-nationalistes de la République serbe de Bosnie tels que Karadzic, tantôt présentés comme des démocrates à la recherche d'amitiés occidentales...
Bref, Milosevic a réussi à maintenir son pouvoir. Quoique apparu un peu ébranlé lorsque des chefs religieux et surtout militaires ont pris quelques distances avec lui, il est demeuré néanmoins l'homme fort à Belgrade. Et on ne peut pas dire que les Occidentaux, qui ne voyaient sans doute personne de crédible pour le remplacer, l'aient lâché, en fin de compte.
Mais la situation politique en Serbie a sa propre logique.
Déjà, au cours de cette crise, l'opposant à Milosevic peut-être le plus connu, l'écrivain royaliste Vuk Draskovic, évoqua la possibilité que Milosevic tente une opération de diversion en fomentant des troubles au Kosovo en vue d'y préparer une guerre. De leur côté, les officiels serbes accusaient les opposants de chercher, à travers les attentats de la fin 1996 au Kosovo, à déstabiliser la Serbie.
Et puis les choses ne se sont pas simplifiées pour Milosevic avec la quasi-dissidence politique des dirigeants du Monténégro.
Rappelons que, depuis avril 1992, la Serbie constitue avec le petit Monténégro une "République fédérale de Yougoslavie" (RFY) ou "petite Yougoslavie". Etant donné les contraintes que crée la façade de fonctionnement démocratique, les élections au niveau de la seule Serbie, du seul Monténégro, ou au niveau de la RFY fournissent des enjeux fréquents pour les ambitions rivales. Or, les responsables monténégrins ayant pris quelques distances avec Belgrade, ont remporté la victoire aux élections qui ont eu lieu en octobre 1997 puis en mai 1998, sur l'homme de Milosevic.
Cela a été un camouflet pour le dictateur de Belgrade. Un camouflet qui le met à mal en particulier sur le terrain de la "Grande Serbie" (la réunion de tous les Serbes dans un seul et même État) qui fut le tremplin de son ascension. Déjà, depuis qu'il s'est rallié à la politique des Occidentaux qui a mené aux accords de Dayton, au point de lâcher Karadzic, de rendre la Krajina aux dirigeants croates, etc., il est apparu aux yeux des nationalistes serbes comme un traître. Alors, avec la fiction du maintien d'une mini-Yougoslavie désormais entamée par la défection latente du Monténégro, la "Grande Serbie" tournait à la peau de chagrin. Et la situation est devenue grosse de toutes les surenchères "ultras".
En tout cas, aux élections serbes de la fin 1997, c'est le leader de l'extrême droite fascisante, chef de bande lui-même responsable de crimes en Croatie et en Bosnie, Vojislav Seselj, qui est apparu comme le vainqueur. Et le nouveau gouvernement serbe, investi en mars dernier, compte pour la première fois des membres du "Parti Radical Serbe" de Seselj : Seselj lui-même et un de ses alliés occupent deux des cinq postes de vice-Premiers ministres. Sur 35 ministres au total, 15 sont des membres du "Parti Radical Serbe".
C'est évidemment dans l'ensemble de ce contexte qu'il faut replacer le déclenchement des attaques des forces de police serbes au Kosovo à la fin février. En compétition avec un Seselj qui s'était fait fort de régler la question du Kosovo "en cinq jours", s'il accédait au pouvoir, Milosevic a opté, une fois de plus, pour la fuite en avant pour ne pas se faire doubler.
La complicité des dirigeants du monde impérialiste
Toute la politique des Occidentaux le conforte dans un sentiment d'impunité. Ils ont patronné et protègent le partage de la Bosnie entre les différents clans nationalistes, ils laissent courir des chefs de guerre qu'ils ont qualifiés eux-mêmes de "criminels contre l'humanité", et par rapport au Kosovo, ils se bornent à quelques gestes symboliques, gesticulations des militaires de l'OTAN, comme le survol de l'Albanie et de la Macédoine par 80 avions de l'OTAN en juin dernier, "observateurs" sur le terrain (pour compter les morts ?), voire résolutions de l'ONU.
Qu'on les prenne ensemble ou séparément, les dirigeants impérialistes n'ont de toute façon pas de solution politique à proposer pour les Kosovars. L'indépendance du Kosovo, objectif officiel des nationalistes ? Outre que ce serait là un micro-État non viable ce dont les dirigeants de l'impérialisme se fichent comme de leur première crapulerie coloniale une telle création, un tel bouleversement des frontières de la Serbie tracées par eux-mêmes, aurait des conséquences internationales dépassant le cadre de l'ex-Yougoslavie : à cause de l'État albanais, accessoirement de l'État créé à partir de l'ex-république yougoslave de Macédoine, et derrière eux, à cause de la Turquie et de la Grèce, toutes deux alliées dans le cadre de l'OTAN mais néanmoins rivales dans les Balkans.
Et de toute façon, les dirigeants occidentaux ont démontré qu'ils éprouvent le besoin de s'appuyer dans la région sur un pouvoir aussi fort et stable que possible, capable d'imposer, fût-ce par la terreur, un minimum d'ordre. Sans négliger la rentrée de profits éventuels, ou le remboursement de la dette de l'ex-Yougoslavie (les responsables d'organismes tels que le FMI ne manquent pas l'occasion de rappeler périodiquement que cette question est toujours pendante !). La domination impérialiste a besoin d'hommes forts autochtones qui soient capables d'être ses relais. Et chaque puissance impérialiste prise séparément a besoin pour son compte d'hommes disposés à défendre ses intérêts particuliers. Pour ce qui concerne la Serbie, Milosevic demeure apparemment incontournable, du moins pour le moment. C'est l'État serbe qui dispose des forces armées les plus puissantes. Et, avec les accords de Dayton, Milosevic, aussi gênant qu'il puisse être parfois (du moins peut-être pour certains diplomates), aussi proche du statut de criminel contre l'humanité qu'il ait pu être considéré parfois, est devenu persona grata, grand interlocuteur attitré.
Les Albanais du Kosovo, leurs sentiments nationaux, etc., ne font évidemment pas le poids face à la "raison d'État", qui exige, selon toute apparence, de lui laisser les mains libres dans ses "problèmes internes", de ne pas l'embêter sur ce terrain hautement sensible pour son pouvoir.
Alors, que Milosevic se retranche derrière un "problème intérieur serbe" pour tuer et détruire au Kosovo, en invoquant une nécessité d'éradiquer le "terrorisme" albanais, au fond cela arrange tout le monde dans les chancelleries occidentales. De même que l'attitude adoptée par les Russes, qui, épousant le point de vue de Milosevic, s'opposent à la plupart des sanctions, sans même parler de l'éventualité d'une rétorsion militaire. Le risque du veto russe permet aux dirigeants français, par exemple, de suspendre hypocritement toute décision à un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Les préparatifs d'un partage territorial de plus ?
Milosevic a bénéficié d'un feu vert de la part des responsables occidentaux pour réduire l'UCK manu militari. Aujourd'hui encore, l'ONU renvoie dos à dos la répression pratiquée par l'État serbe et le "terrorisme albanais".
Dès février-mars, les diplomates voyaient en fait d'un mauvais oeil l'apparition d'une résistance armée albanaise au Kosovo. Celle-ci s'est cependant considérablement renforcée au cours du printemps, au point que Rugova a semblé en passe d'être dépassé dans son rôle d'éventuel négociateur albanais reconnu. Alors, c'est dans un grand silence complice que Milosevic a pu, en juillet-août, lancer une grande offensive militaire dans les zones frontalières de l'Albanie, en y pratiquant, forces para-militaires à l'appui, les méthodes du "nettoyage ethnique" pour en chasser la population et la pousser en direction de l'Albanie. Il n'a même pas motif à dissimuler l'intervention directe de son armée régulière, puiqu'il règle un problème "purement interne".
L'ensemble du scénario rappelle sinistrement ce qui s'est passé en Bosnie. Au Kosovo aussi, un plan de partage serait envisagé.
Des plans de ce genre, il y en a bien sûr déjà eu en Serbie, y compris, à la veille de la dernière guerre mondiale, un programme carrément d'éradication de la présence albanaise au Kosovo. Pour la période actuelle, les esprits y ont été largement préparés en Serbie. Les autorités ont accepté la publication de différents projets qui envisagent une division de la province, évidemment inégale, entre Serbes et Albanais, avec des migrations croisées de populations. Sur ce thème, au cours des dernières années, des colloques ont eu lieu en présence des plus hautes autorités politiques et scientifiques de Serbie, des livres ont été publiés, des intellectuels de l'Académie des sciences et des arts se sont dépensés, afin d'en actualiser l'idée. En gros, un tiers du territoire reviendrait aux Albanais (90 % de la population), contre deux tiers aux 9 ou 10 % de Serbes...
Déjà, pour des élections en décembre 1992, le programme du "Parti Radical Serbe" de Seselj reprenait la vieille idée d'expulser les Albanais du Kosovo, au moins en partie, et notamment l'idée de "désalbaniser" les régions frontalières. De sa part, ce n'est pas pour surprendre, mais aujourd'hui Seselj partage le pouvoir avec Milosevic.
Celui-ci et son armée sont peut-être donc "tout simplement" en train de préparer le terrain par la manière forte pour une éventuelle "paix" de même nature, patronnée par les dirigeants impérialistes, que celle de Dayton sur la Bosnie.
Evidemment, ce n'est pas simple de vider le Kosovo de sa population albanaise ! Mais il ne paraissait pas concevable non plus, au début des années quatre-vingt-dix, que les différentes bandes nationalistes parviennent à diviser la Bosnie-Herzégovine sur des bases ethniques, tant l'interpénétration des peuples héritée de l'histoire et qui caractérise l'ensemble des Balkans était poussée dans cette région, au niveau des plus petits cantons, au niveau des familles, à Sarajevo en particulier. Pourtant, par le fer et le feu, les nationalistes ont apporté leur "correctif" au résultat de l'histoire : les zones serbe, croate et "musulmane" sont aujourd'hui largement homogénéisées d'un point de vue ethnique.
Les plans de partage concoctés pour la Bosnie avaient le tort, aux yeux des bandits nationalistes, de laisser encore des petites minorités dans chacun des mini-États ethniques prévus et c'est à leur rectification de ce point de vue qu'ont été dus les combats et surtout les massacres de 1994-1995, tels que celui qu'a connu la population "musulmane" de la ville de Srebrenica, enclavée à l'intérieur d'une zone dévolue aux Serbes. Aujourd'hui, Srebrenica est peuplée à 100 % de Serbes.
Dans le cas de Srebrenica, l'horreur s'est déroulée directement sous l'oeil des représentants de l'ONU, mais les mêmes faits se sont produits en bien des endroits, en Krajina par exemple d'où l'armée croate, quand elle en a eu les moyens, a expulsé brutalement les habitants serbes.
Et c'est sous l'égide et avec l'aide militaire des Américains que l'ensemble de l'offensive croate de 1995 a permis de "rééquilibrer" les rapports entre forces croates et serbes, ce qui a permis de ramener les conquêtes serbes de 70 % du territoire à 49 %, plus acceptables.
Les ultimes opérations militaires de l'année 1995 en Bosnie semblent donc bien n'avoir eu pour objectif que de "finaliser", sous l'oeil de Washington, un partage du butin sur lequel un accord préalable global avait été établi. Le coût pour les peuples, en termes de massacres, d'exodes désespérés, de transferts forcés, n'entre pas en compte dans ces calculs-là.
Les "entités étatiques" qui se partagent la Bosnie sont ethniquement "homogénéisées" une Bosnie où des centaines de milliers de personnes sont réfugiées à l'étranger, ou, sur place, sont empêchées de retourner dans leurs maisons, et même tout simplement d'aller les regarder, dès lors qu'elles se trouvent sous le contrôle des chefs d'une autre "ethnie" que la leur, même si toutes ces personnes parlent la même langue, ont souvent la même culture, et sont théoriquement citoyennes d'un même État bosniaque...
Aujourd'hui, c'est au Kosovo que les nationalistes serbes ont entrepris de "corriger" l'histoire, autant qu'il leur est possible, avec l'accord des dirigeants impérialistes, qui se bornent à attendre et voir venir. Il y avait déjà quelque 65 000 Albanais "déplacés" de force, en juin dernier. Ce nombre était évalué à 150 000 au début d'août, avec les "victoires" serbes dans la zone ouest du pays, en comptant les personnes réfugiées au Monténégro et en Albanie. A la fin d'août, il était évalué à 230 000... plus de 10 % de la population albanaise totale du Kosovo. Le 17 septembre, le Haut commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR) l'a estimé à plus de 300 000, dont quelque 50 000 réfugiés dans les montagnes, à la veille de l'hiver...
Mais, avant de déboucher sur un "règlement" quel qu'il soit, l'horreur peut se prolonger longtemps, sans même que ce qu'on appelle "l'opinion internationale" s'en émeuve. Avec cette guerre, Milosevic joue peut-être sa dernière carte. Quant aux dirigeants des grandes puissances, même s'ils affectent d'être un peu ennuyés par moments, ils ont d'autres préoccupations. De toute façon, les dirigeants américains peuvent tout à fait s'accommoder de la répression en grand au Kosovo, comme ils l'ont fait et le font en tant d'autres lieux, quitte à apparaître plus tard, si nécessaire, quand et s'ils jugent le moment opportun, comme les seuls et vrais maîtres du jeu.
Evidemment, la prolongation de la situation, avec en particulier l'accroissement massif du nombre des réfugiés dans les pays voisins, ne peut qu'envenimer leurs propres tensions internes déjà existantes, servir à attiser le nationalisme en Albanie proprement dite par exemple et donner de la matière aux surenchères des politiciens et chefs de guerre avides d'accéder au pouvoir ou d'y ré-accéder (comme Sali Berisha, dont le fief dans l'Albanie du nord serait devenu une des bases arrières de l'UCK), ou encore soucieux de le conserver. La situation entraîne le risque que se rouvre une boîte de Pandore, avec des conséquences incontrôlables. Les dirigeants impérialistes ne l'ignorent évidemment pas, mais les dirigeants américains en particulier ne prendront certainement pas l'autre risque, celui d'envoyer leurs propres hommes sur place, tant qu'ils pourront faire sa part au feu, le circonscrire ou qu'ils croiront pouvoir le faire.
De toute façon, s'il y a une chose que l'on peut pronostiquer, c'est bien qu'aucune solution politique ne peut venir des dirigeants impérialistes, quels qu'ils soient, pas plus que des projets des nationalistes serbes. Du moins, aucune solution valable pour les peuples. A ceux-ci, dans tous les cas de figure imaginés de ce côté-là, n'est offerte que la perspective de l'oppression ou celle de la déportation ou les deux à la fois.
En face, la Ligue Démocratique du Kosovo revendique, au moins à terme, l'indépendance de la province. Quant à eux, les porte-parole de l'organisation armée UCK ont déclaré à plusieurs reprises qu'ils visaient plus loin, à savoir la réunion du peuple albanais dans un même État.
Il se peut, en effet, que dans la situation de désespoir qui leur est faite, bien des Albanais du Kosovo voient une sorte de solution dans la création d'un Kosovo indépendant, ou dans le rattachement à l'Albanie. Sans doute peuvent-ils en espérer au moins un changement de leur sort sur la question des droits nationaux c'est-à-dire, concrètement, dans le premier cas, ne pas avoir à supporter une discrimination ouverte et brutale en faveur des habitants serbes, et dans le deuxième être à égalité de traitement avec l'ensemble de la population.
Il n'en reste pas moins qu'il ne pourrait s'agir que d'une égalité dans la misère, et même une misère accrue peut-être car le Kosovo livré à lui-même devrait faire face à une grande pauvreté, dans des limites extrêmement restreintes. Dans l'autre hypothèse, ce n'est certes pas la situation de pénurie et de crise de l'Albanie qui serait de nature à améliorer les choses sur ce plan. Les racines du triste sort des Kosovars, le sous-développement, la pauvreté, l'absence d'emplois, loin d'être éradiqués, ne pourraient que voir leurs conséquences aggravées.
Et la perspective proposée par les courants nationalistes albanais est une impasse de fait, de son côté. Y compris sur le plan des libertés, car, qu'il s'agisse d'un Kosovo "indépendant" ou d'une Albanie un peu agrandie, les masses populaires y seraient livrées à la domination de petits chefs aussi égoïstes, avides et féroces que ceux qu'on peut voir à l'oeuvre à la tête des ghettos nationaux mono-ethniques, par exemple en Bosnie, qui demeurent des prisons pour les peuples.
Cela dit, en tant que révolutionnaires prolétariens, notre solidarité va au peuple albanais-kosovar face à l'oppression de l'État serbe. C'est aux peuples eux-mêmes qu'il revient de choisir le cadre dans lequel ils souhaitent vivre. Il faut toute la barbarie de cet univers où nous vivons pour que le fait de tailler dans la chair des peuples, de les déporter, de les assigner ici ou là à résidence forcée, soit monnaie courante et quasiment chose admise.
Mais si les révolutionnaires prolétariens refusent à l'État serbe oppresseur et aux puissances impérialistes le droit de disposer du sort des peuples, ils doivent en même temps montrer que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est, dans un monde dominé par l'impérialisme, une formule vide de contenu. Que soit seulement rappelée ici cette ironie de l'histoire qui fait que les Albanais du Kosovo n'ont été débarrassés de l'oppression de l'État serbe et unifiés pour une courte période que pendant la Deuxième Guerre mondiale, et pour subir la mainmise de l'Italie de Mussolini sur leur pays.
Alors, il ne s'agit pas de trouver la "formule" d'organisation étatique qui permettrait aux Albanais d'imposer, avec la tolérance des grandes ou petites puissances concernées, leur droit à ne plus subir d'oppression nationale. Celles, variées et contradictoires, avancées par les groupes nationalistes albanais, du Kosovo ou d'Albanie, s'appuient sans doute sur les aspirations de la population albanaise à ne plus subir les razzias de l'armée serbe, mais ne reflètent pas nécessairement leur choix quant à la façon dont cela doit se réaliser.
En réalité, dans cette région des Balkans, aux peuples entremêlés, aux États jouets des rivalités entre grandes puissances, seule la révolution prolétarienne peut donner un contenu même à cette revendication démocratique élémentaire qu'est celle du droit d'un peuple à disposer de lui-même. Seule la renaissance du mouvement ouvrier révolutionnaire dans cette région d'Europe qui a un riche passé dans ce domaine, peut ouvrir une perspective pour les classes laborieuses.
Un parti militant sur le terrain de la classe ouvrière dans les Balkans mettrait en avant les intérêts communs, les intérêts de classe, du prolétariat par-delà les divisions nationales. Il n'accepterait aucun chantage de type nationaliste. Il les dénoncerait, en même temps qu'il dénoncerait avec vigueur toutes les formes d'oppression nationale.
Depuis très longtemps on n'a laissé aux peuples de la région d'autre choix politique qu'entre les différentes variantes du nationalisme, imposées par la propagande ou par la violence. Mais c'est dans la lutte commune des classes laborieuses de toute origine pour leur émancipation sociale que pourra être forgée cette coexistence fraternelle entre peuples dont la possibilité même semble avoir été oubliée dans les Balkans.
Et dans le domaine des droits nationaux, le prolétariat des Balkans doit renouer avec les "vieux" projets du mouvement ouvrier de Confédération socialiste des peuples balkaniques, qui ne sont vieux que parce qu'ils ont été formulés voici près d'un siècle, car, au vu du sort qui est réservé aux peuples par l'impérialisme en cette fin du XXe siècle, ils sont au contraire d'une brûlante actualité politique.