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Italie - Rifondazione Comunista dans l'opposition
Le secrétaire des "démocrates de gauche" (DS), c'est-à-dire l'ancien PC italien, Massimo D'Alema, vient d'accéder à la présidence du Conseil au terme d'une crise gouvernementale qui a marqué la fin du gouvernement Prodi, gouvernement en place depuis deux ans et demi et qui bénéficiait, entre autres, du soutien du Parti de la Refondation Communiste (PRC). L'ouverture de la crise a aussi été marquée par la scission de ce dernier parti, lorsque la majorité du PRC, derrière son secrétaire général Fausto Bertinotti, a décidé que ce soutien au gouvernement Prodi devait cesser.
En effet, la fraction minoritaire du PRC dirigée par Armando Cossutta qui, en opposition à Bertinotti, s'était prononcée pour la poursuite du soutien au gouvernement, a décidé de ne pas respecter la décision majoritaire. Elle a donc fait scission, donnant naissance au Parti des Communistes Italiens (PdCI) et entraînant avec elle la majorité du groupe parlementaire.
L'appoint de ces 21 députés "cossuttiens" n'a pas été suffisant pour sauver le gouvernement Prodi, qui est donc remplacé aujourd'hui par D'Alema. Mais la scission du PRC demeure. Elle est en fait l'aboutissement d'un conflit devenu ouvert il y a un an, lorsque Cossutta a commencé à formuler des critiques à la politique de Bertinotti. Mais elle est aussi, d'une certaine façon, la suite de l'autre scission survenue il y a sept ans, en 1991, lorsque la majorité de l'ancien Parti Communiste Italien a décidé d'abandonner l'étiquette communiste.
Du PCI au PDS et a Rifondazione
C'est en effet en février 1991, au congrès de Rimini, que l'alors secrétaire général du PCI Achille Occhetto a proposé à ce parti de rompre définitivement avec ce qui rappelait encore son passé communiste, en devenant le PDS (Partito della Sinistra Democratica parti de la gauche démocratique). Cependant, une fraction de la base du parti refusait cet abandon, et une fraction de l'appareil choisit de se porter à sa tête, refusant les conclusions du congrès et donnant naissance au Mouvement de la Refondation Communiste (MRC), devenu un peu plus tard le PRC (Partito della Rifondazione Comunista).
La plus grande partie de l'appareil de l'ancien PC, mais aussi de ses élus, choisit cependant sans guère d'états d'âme de rallier le PDS. Il en fut de même de ses cadres syndicaux. Quant à l'appareil de la CGIL (la CGT italienne), il resta aux mains du PDS de façon écrasante, puisque Cossutta a pu donner le chiffre de 470 membres de Rifondazione seulement sur un total de 16 000 permanents syndicaux CGIL.
Rifondazione put cependant montrer qu'il fallait compter avec elle, au moins sur le plan électoral, obtenant jusqu'à 8,6 % des voix aux élections législatives de 1996, c'est-à-dire au fond un résultat comparable à celui du PC français. Elle est pourtant loin d'avoir une assise sociale comparable, ne serait-ce que parce que le PCF, lui, garde un contrôle majoritaire sur la CGT. Avec cette présence souvent seulement électorale, des militants qui bien souvent étaient plus d'anciens militants de base du PC que des cadres, un manque d'une véritable assise syndicale, Rifondazione naissait avec un appareil bien faible. Le seul qui put alors lui en fournir une ébauche fut Cossutta. Vieux cadre de l'ancien PC, organisateur d'une tendance pro-soviétique en son sein au moment où, en 1982, Enrico Berlinguer proclamait la déchirure définitive des liens entre le PCI et l'URSS, Cossutta disposait de ce fait d'un petit réseau de fidèles au sein du PC, qui, en se prononçant contre l'abandon du sigle communiste et en contribuant à la naissance de Rifondazione, fournissait à celle-ci une certaine armature.
Cependant, si ceux que l'on allait appeler les "cossuttiens" allaient ainsi être le groupe le plus cohérent présent au sein de l'appareil de Rifondazione, leur nombre ne leur permettait pas de contrôler réellement un parti qui, à sa naissance, allait attirer plus de cent mille adhérents. Outre les militants de l'ancien PC qui rejoignirent Rifondazione, outre un certain nombre d'anciens militants d'extrême gauche, il y eut le renfort de Democrazia Proletaria. Petit parti d'extrême gauche issu de différents groupes nés après 1968, affaibli par le départ d'un certain nombre de ses cadres ayant décidé de rallier l'écologie, Democrazia Proletaria (DP) décida de se dissoudre pour rejoindre Rifondazione.
Tout cela fit de Rifondazione, à sa naissance, un parti composite, où dominaient selon les lieux les cossuttiens, ou bien des militants venus du PC mais n'ayant pas pour autant de liens avec Cossutta, ou des militants venus de DP ou de l'extrême gauche. Cossutta et ses proches acceptèrent ce renfort, en partie parce qu'ils n'avaient pas le choix : s'ils voulaient donner un peu de corps à leur opération politique, il leur fallait donner l'image d'un parti ouvert à tous ceux à qui la longue dérive social-démocrate et gestionnaire de l'ancien PC avait donné envie d'autre chose.
Quant au groupe dirigeant, il fut constitué à peu près de la même façon autour de Cossutta et de ses proches, de quelques députés et sénateurs du PC opposés au projet d'Occhetto, de quelques anciens cadres de DP ou de militants de l'ancien PC jusque-là plutôt engagés dans l'appareil syndical. A sa naissance, outre Cossutta, Rifondazione eut pour figure de proue Sergio Garavini, un homme qui avait été longtemps un cadre de la CGIL.
Il restait à préciser quelle serait la politique du nouveau parti. Par son nom, "refondation communiste", il voulait faire écho aux espoirs d'un certain nombre de militants refusant la dérive à droite de l'ancien PC. Mais ce même nom maintenait un certain nombre d'ambiguïtés quant à l'héritage politique que le PRC souhaitait revendiquer : beaucoup pouvaient mettre derrière ces mots de "refondation communiste" le retour à la politique du PC de l'époque de Togliatti, profondément réformiste même s'il proclamait à tout vent son communisme. Certains pouvaient y voir l'idée du retour à la politique de l'Internationale Communiste à ses débuts, et du PC de l'époque de Gramsci et Bordiga. D'autres enfin pouvaient s'en servir pour affirmer que, si le mot "communiste" n'était pas à répudier comme le proposaient Occhetto et le PDS, son contenu en revanche était largement à réviser et réévaluer, et l'adhésion à Refondation Communiste n'empêchait nullement de réviser le marxisme et d'affirmer qu'il était dépassé.
Cette ambiguïté était nécessaire aux dirigeants de Rifondazione, justement pour permettre aux différentes sensibilités présentes dans le parti de cohabiter et, au fond, d'interpréter chacune à sa façon le contenu de cette "refondation communiste". Ils ne firent donc rien, au cours du temps, pour dissiper cette confusion. Ils tentèrent simplement de maintenir autour du parti une image de gauche éclectique, à l'aide de drapeaux rouges et de portraits divers brandis dans les manifestations, allant de Marx à Gramsci ou à Guevara, à l'aide de proclamations de solidarité à Fidel Castro et plus tard aux Indiens du Chiapas, ou de condamnations de l'Europe du capital.
Bien sûr, Rifondazione évoquait aussi la défense des intérêts des travailleurs, critiquait la politique de collaboration ouverte des directions syndicales avec gouvernement et patronat, mais évitait cependant de donner à cette défense un contenu trop précis, qu'il s'agisse des revendications ou des propositions de lutte. Au fond, il lui suffisait de maintenir l'idée que, au moment où le PDS ne se préoccupait que d'aller au gouvernement, Rifondazione était le seul parti prenant en compte les intérêts des couches populaires et donc méritant leur vote : car derrière ce brouillard de gauche aux contours imprécis, le seul contenu réel que le groupe dirigeant allait donner à la politique de Rifondazione était un contenu électoraliste et institutionnel.
Un parti de plus en plus institutionnel
Car si rien ne contraignait la direction de Rifondazione à préciser ses conceptions idéologiques, en revanche les échéances politiques allaient la mettre rapidement face à des choix. L'évolution politique en Italie, l'écroulement de la Démocratie Chrétienne et du Parti Socialiste suite aux enquêtes des juges sur la corruption, la modification du système électoral dans un sens majoritaire, mettaient le PDS au centre d'une recomposition politique de la gauche tandis qu'une recomposition symétrique s'effectuait à droite, autour du Pôle de Berlusconi. Dès 1994, Rifondazione eut à se prononcer sur son attitude à l'égard du regroupement électoral des "progressistes" constitué autour du PDS. Sa réponse fut sans ambiguïté : le congrès du PRC de janvier 1994 entérina sa participation au regroupement "progressiste" aux côtés du PDS, et précisa aussi qu'au cas où ce regroupement sortirait vainqueur des élections du printemps, le PRC serait prêt à participer à la majorité gouvernementale.
En même temps, un nouveau secrétaire général fut désigné pour remplacer Garavini, en la personne de Fausto Bertinotti. Homme venu lui aussi de l'appareil syndical CGIL où il avait dirigé quelque temps l'opposition à la ligne majoritaire, issu par sa formation politique de l'ancienne gauche du Parti Socialiste, Bertinotti allait se révéler apte à incarner une certaine image de gauche du PRC, tout en lui donnant ce contenu purement réformiste et électoraliste, ne comptant guère que sur sa participation aux institutions et non sur les luttes des travailleurs. Il faut noter toutefois qu'à ce congrès de 1994, une forte minorité (20 % des mandats) s'opposa à la perspective de participation au regroupement "progressiste".
Les élections du printemps 1994 ayant débouché sur la victoire électorale du Pôle des Libertés de Berlusconi, la perspective d'un gouvernement de gauche fut repoussée au printemps 1996. Cette fois, le PDS, dirigé désormais par Massimo D'Alema après l'élimination de son rival Occhetto, réussit à constituer sous le nom de l'Olivier (l'Ulivo) un regroupement électoral allant un peu plus vers le centre, incluant les Verts et le PPI (Parti Populaire Italien) constitué par ceux des anciens démocrates-chrétiens qui choisissaient l'alliance avec la gauche. Le regroupement fut chapeauté par le démocrate-chrétien Romano Prodi, ancien dirigeant de l'IRI (Institut de la Reconstruction Industrielle, qui coiffe le secteur à participations d'État) et, à ce titre, responsable de bien des privatisations, restructurations et licenciements dans le secteur public. Cela ne changea cependant pas fondamentalement l'attitude du PRC. Il refusa bien de se fondre dans "l'Ulivo", en maintenant formellement son indépendance politique et en faisant campagne sous son propre programme des "cent jours" censé illustrer les premières mesures qu'il défendrait face à un gouvernement de gauche. Mais parallèlement il passait un accord de désistement c'est-à-dire en fait de partage des circonscriptions électorales avec l'Ulivo. Cela allait assurer la victoire électorale de la gauche, sans qu'il y ait d'ailleurs de poussée de l'électorat vers celle-ci, du simple fait que de l'autre côté, le "Pôle" de Berlusconi était affaibli par la défection de la Ligue du Nord d'Umberto Bossi.
Ces élections du 21 avril 1996 allaient donc donner naissance au gouvernement dit de gauche de Romano Prodi. Son principal soutien était bien sûr le PDS, qui a d'ailleurs récemment retiré le mot "parti" de son sigle pour devenir simplement les DS (Democratici di Sinistra, les démocrates de gauche). Mais pour avoir la majorité parlementaire, il lui fallait compter sur Rifondazione, d'autant plus que celle-ci, en progrès, venait de bénéficier de 8,6 % des voix contre 6 % deux ans plus tôt, et comptait 35 députés. Ce soutien, avec des hauts et des bas, ne devait pas faire défaut à Prodi jusqu'à la crise ouverte, en ce mois d'octobre 1998, par la décision de retourner à l'opposition.
Le prix du soutien
Ces deux ans et demi de soutien au gouvernement Prodi ne sont en effet pas passés sans problème du point de vue de Rifondazione. Ce gouvernement n'a bien évidemment nullement mené une politique différente des gouvernements précédents. Menant une politique d'austérité au nom de l'entrée de l'Italie dans la monnaie unique, faisant retomber toutes les conséquences de cette politique sur les classes populaires, cédant devant toutes les pressions du patronat pour imposer une déréglementation sociale, la flexibilité des horaires et la précarisation de l'emploi ou pour obtenir des subventions et des aides, Prodi allait en prime bénéficier d'une paix sociale exceptionnelle garantie par les appareils syndicaux, par le PDS et aussi en fait par le PRC.
Bien sûr, Rifondazione, par la voix de Bertinotti, tenta de maintenir les apparences d'un parti critique à l'égard du gouvernement, menaçant à plusieurs reprises de ne pas voter tel ou tel budget ou telle ou telle mesure à moins qu'elle ne soit infléchie en faveur des couches populaires, pour finalement s'incliner. Au printemps 1997, on vit même Rifondazione voter contre le gouvernement lorsqu'il s'agit d'approuver l'envoi d'un corps expéditionnaire italien en Albanie... mais seulement une fois qu'il fut acquis que Prodi aurait sur ce point les voix de la droite et que ce vote n'entraînerait donc pas une chute du gouvernement.
Enfin, en septembre-octobre 1997, Bertinotti déclencha une crise gouvernementale en menaçant de ne pas voter le budget présenté au Parlement. La crise se régla cependant en quelques jours, Prodi ayant concédé à Rifondazione la promesse d'une loi sur les 35 heures qui allait lui permettre, pendant un an encore, de maintenir la fiction selon laquelle la présence du PRC dans la majorité parlementaire permettait d'imposer au gouvernement des orientations favorables aux travailleurs, ou au moins d'exercer, face aux pressions patronales, la contre-pression purement parlementaire des députés de Rifondazione et du chantage au retrait de leur soutien.
Ce double langage, destiné à maintenir le soutien au gouvernement tout en évitant d'avoir à le payer trop cher en discrédit et en désillusions du côté des travailleurs, s'avéra cependant d'une efficacité limitée. Tout d'abord, si Bertinotti réussissait tant bien que mal à maintenir son image d'avocat parlementaire de la classe ouvrière, le parti lui-même connaissait une forte désaffection militante, l'activité des cercles locaux du PRC se réduisant à peu de chose au profit de l'activité de ses représentants dans les institutions locales, régionales ou nationales. A force de ne mener qu'une politique institutionnelle, Bertinotti lui-même eut du mal, à l'automne 1997, à faire comprendre ses choix. Son retournement-éclair après avoir mis en crise le gouvernement Prodi semble s'expliquer en partie par l'attitude d'une partie de l'appareil, des élus et même de la base du PRC, qui ne comprenaient pas pourquoi on mettait en crise le gouvernement, risquant des élections anticipées, après que Bertinotti lui-même eut contribué à présenter ce gouvernement comme de gauche, ou en tout cas comme un moindre mal face à un possible retour de la droite au pouvoir.
Ainsi, en novembre 1997, des élections municipales dans un certain nombre de grandes villes attestèrent un déclin électoral de Rifondazione au profit du PDS et de l'Ulivo. Rifondazione subissait un phénomène classique, que le PCF par exemple a connu en France lors de sa première expérience de collaboration gouvernementale avec le Parti Socialiste en 1981-1984. Celui-ci tenant la plus grande place dans l'électorat et au gouvernement, la politique du PCF ne se distinguant plus en pratique de celle du PS, les électeurs tendaient à se détourner du PCF pour voter pour le parti défendant la même politique de façon plus crédible, c'est-à-dire le PS. Ou alors, ils préféraient voter pour d'autres forces politiques ou se réfugier dans l'abstention.
De la même façon, Rifondazione risquait à terme d'être réduite à un simple appendice du PDS, perdant des électeurs au profit de celui-ci, perdant sa force militante et finalement toute possibilité de mener une politique indépendante.
La scission
Comment Rifondazione pouvait-elle réagir face à cette pression du PDS qui l'entraînait, en fait, vers une intégration complète à celui-ci ? C'est cette question qui allait ouvrir une brèche, au sein de la direction du PRC, entre Bertinotti et Cossutta. Le premier, secrétaire général, et le second, président du parti, avaient jusque-là tenu à s'affirmer unis et à ne montrer aucune divergence visible. Il faut croire cependant que des clivages continuaient d'exister au sein de ce groupe dirigeant, et n'attendaient qu'une occasion favorable pour s'exprimer. La crise gouvernementale de l'automne 1997 et les difficultés de Bertinotti furent cette occasion.
C'est à ce moment en effet que Cossutta publia dans la revue du parti, Rifondazione, un article critique à l'égard de Bertinotti. Sans désapprouver ouvertement la politique menée par celui-ci, il suggérait la recherche d'un accord moins conflictuel avec le PDS et d'un engagement plus net aux côtés du gouvernement. Il laissait même entendre qu'au lieu des chantages périodiques de Bertinotti au retrait de son soutien, on pourrait rechercher éventuellement un pacte de législature permettant d'obtenir quelques fauteuils de ministres, voire de faire payer ce soutien au PDS, par exemple par un accord explicite assurant à Rifondazione une plus juste part des postes de permanents syndicaux au sein de l'appareil syndical CGIL.
Malgré les assurances périodiques données, tant par Bertinotti que par Cossutta, selon lesquelles le tandem dirigeant du parti n'avait pas de divergences consistantes, c'est un clivage existant dès les débuts du parti qui reparaissait au grand jour. L'appareil cossuttien, qui avait fourni l'armature de Rifondazione à ses débuts, était en fait toujours en place et restait la tendance la plus cohérente du parti. Cossutta, homme d'appareil qui supportait semble-t-il de plus en plus mal de devoir compter avec Bertinotti et ses proches, cherchait à s'appuyer sur l'inquiétude d'une fraction du parti, constituée notamment de ses élus à tous les niveaux, préoccupés des conséquences possibles d'une rupture avec les DS pour les futurs accords électoraux et donc pour leur réélection. Face à la pression des DS sur Rifondazione, il choisissait d'accepter une collaboration plus poussée, quitte à négocier des avantages en retour.
Si débat il y eut, celui-ci resta cependant durant des mois cantonné aux sphères de la direction, laissant la base s'interroger en fonction de bruits contradictoires sur les divergences entre Bertinotti et Cossutta et sur leur importance, jusqu'à ce qu'approche la discussion de la Loi de Finances 1999 au Parlement. Il fut alors clair que Bertinotti, au contraire de Cossutta, avait choisi face à la pression des DS de tenter de se démarquer plus nettement du gouvernement Prodi, quitte à radicaliser son langage.
Renouvelant son attitude de l'automne 1997, Bertinotti annonça donc en septembre 1998 qu'il ne voterait pas la Loi de Finances car elle confirmait selon lui l'orientation toujours plus "néolibérale" du gouvernement Prodi, ce qui était vrai, mais qui était encore plus vrai pour les Lois de Finances des deux années précédentes, encore plus draconiennes et que Rifondazione avait pourtant votées... Cependant Cossutta, lui, déclara alors qu'il ne pouvait être question de risquer, en faisant tomber le gouvernement, de prendre la responsabilité du retour de la droite.
C'est dans ces conditions que se prépara la réunion du Comité Politique National (CPN) de Rifondazione, les 3 et 4 octobre, d'où devait sortir la scission. Il eut à choisir entre quatre motions. Sur ses 338 membres, la motion Cossutta, qui proposait de maintenir le soutien de Rifondazione au gouvernement Prodi, recueillit 112 voix. La motion Bertinotti, qui proposait de retirer ce soutien, en recueillit 188, soit la majorité absolue. La motion Patta, se disant "ni contre Cossutta ni contre Bertinotti", et proposant une synthèse, à vrai dire difficile, entre ces deux positions opposées, en recueillit 5, tandis que la motion présentée par des militants trotskystes maintenant leur indépendance à l'égard de Bertinotti en recueillait 24.
Cossutta avait tenu à assurer, lors du vote, que quel qu'en soit le résultat il respecterait la décision majoritaire. En fait la scission était déjà prête. Dès le 5 octobre, Cossutta annonçait sa démission de président du parti. Le surlendemain, au cours d'une réunion des parlementaires du parti, les 21 députés sur 35 qui suivaient les positions de Cossutta annonçaient que, en contradiction avec les décisions des 3 et 4 octobre, ils voteraient le projet de Loi de Finances du gouvernement Prodi. La majorité du groupe parlementaire se mettait ainsi hors du parti et, le dimanche 11 octobre, dans un cinéma de Rome, une réunion des cossuttiens annonçait la naissance d'une nouvelle formation politique : le Parti des Communistes Italiens (PdCI).
Les 21 voix des députés cossuttiens n'ont certes pas suffi à sauver le gouvernement Prodi, qui a dû démissionner le 9 octobre faute d'une voix de majorité au Parlement. Mais le nouveau PdCI n'a pas tardé à être récompensé : dans le gouvernement Massimo D'Alema qui est finalement sorti de cette crise, le PdCI a deux ministres. Cependant, ce n'est pas cette récompense institutionnelle qui attirera nécessairement les militants et l'électorat de Rifondazione du côté de la scission.
Il faudra sans doute attendre pour pouvoir faire un bilan de celle-ci : dans tout le pays, les militants sont amenés à choisir, des cercles de quartier ou d'entreprise passent du côté de Cossutta ou bien de Bertinotti. Il semble cependant que, si un bon nombre d'élus de Rifondazione, non seulement au Parlement mais dans les institutions locales, sont passés du côté de Cossutta, une grande majorité de la base militante soit restée du côté de Bertinotti. Un indice dans ce sens a été la manifestation nationale de Rifondazione le 17 octobre à Rome : de 40 000 personnes selon la préfecture à 200 000 selon les organisateurs, la manifestation en tout cas était réussie, nombreuse, et donnait une image de combativité.
Quelles perspectives pour le PRC ?
Pour les cossuttiens, la perspective est sans doute maintenant d'être une petite coterie de parlementaires et d'élus couvrant sur leur gauche les DS de D'Alema. Cela peut durer jusqu'aux prochaines élections, et il restera alors à vérifier s'ils auront réussi à garder une part significative de l'électorat de Rifondazione. Si ce n'était pas le cas, ce nouveau PdCI n'aurait guère d'avenir politique, sauf à espérer que D'Alema et les DS lui prouvent leur gratitude, par exemple sous forme d'accords électoraux leur garantissant des élus quoi qu'il arrive.
Mais en face, la situation est au moins aussi préoccupante pour Bertinotti. Après deux ans passés à soutenir le gouvernement Prodi, celui-ci a voulu se redonner une image d'opposant radical en montant les enchères vis-à-vis du gouvernement. Mais au terme de ce coup de poker il se retrouve dans l'opposition, avec 21 députés de moins au Parlement et même plus la possibilité de constituer un groupe parlementaire. Un gouvernement D'Alema s'installe, ce qui correspondait sans doute aux souhaits de Bertinotti, mais celui-ci ne dépend plus des votes du PRC car, outre le soutien des cossuttiens, il a reçu le renfort parlementaire de l'UDR, formation de députés du centre-droit groupés autour de l'ex-président Cossiga.
Bertinotti n'a donc plus de moyens de peser sur le plan parlementaire. Il lui reste à démontrer qu'il pèse encore sur le plan électoral. Un des objectifs de son radicalisme verbal retrouvé est sans doute d'obtenir un résultat favorable aux élections européennes de juin prochain, de façon à démontrer aux DS et à D'Alema qu'ils doivent compter avec lui. Après le départ des cossuttiens, il demeure avec le PRC une part de l'ancien électorat ouvrier communiste et de ses militants, part qu'il reste à mesurer, mais qui est vitale pour cette fraction d'appareil qui reste avec Bertinotti, faute de quoi il n'aurait plus aucun moyen de peser dans les marchandages avec les DS. La menace existe en particulier que le nouveau gouvernement D'Alema n'impose une réforme du système électoral qui, en supprimant la fraction de députés qui restent élus à la proportionnelle (le reste étant élu au suffrage majoritaire par circonscription), ne laisserait plus de place au PRC à moins d'un accord avec les DS.
Bertinotti appartient à une certaine tradition de la gauche italienne, qualifiée de "mouvementiste" parce qu'elle exalte en paroles les mouvements sociaux. Ce radicalisme verbal est sans doute un avatar lointain et défraîchi du maximalisme du vieux Parti Socialiste des années vingt, célèbre pour sa capacité à manier à la fois le verbe révolutionnaire et le réformisme de fait. De la même façon les calculs de Bertinotti et de ses proches, même lorsqu'ils semblent se radicaliser vis-à-vis du gouvernement et du patronat, se placent entièrement à l'intérieur du cadre institutionnel. C'est par les élections, par l'appoint que peuvent représenter ses élus, que Bertinotti espère peser, et en cela il reste le représentant d'un appareil réformiste, issu de l'ancien PC, qui tente de défendre comme il peut la petite place qui lui reste au sein du système politique.
Les militants révolutionnaires, les militants ouvriers, qui se posent la question de la défense des intérêts et de l'avenir politique de leur classe, ne peuvent se poser la question ainsi. Ce qu'ils défendent, ce n'est pas une place dans les institutions : c'est la possibilité de défendre un programme, de construire des organisations qui, à un moment ou à un autre, puissent être l'instrument de la classe ouvrière pour développer ses luttes vers la prise du pouvoir et la transformation socialiste de la société. Et s'il demeure un électorat ouvrier communiste avec Rifondazione, s'il demeure dans ce parti des militants ouvriers communistes, il ne faut pas qu'ils soient voués à de nouveaux échecs, à de nouvelles désillusions par le prochain virage de la politique de Bertinotti. Il faut qu'ils deviennent un point d'appui pour ouvrir la perspective d'un véritable parti ouvrier révolutionnaire.
Les oppositions au sein de Rifondazione
C'est de ce point de vue que l'on peut juger les oppositions de gauche qui se sont manifestées au sein de Rifondazione. La presse italienne a attribué un grand rôle à la minorité trotskyste, en lui attribuant presque la responsabilité de la chute de Prodi, du fait que la motion de Bertinotti a dû sa majorité absolue aux voix d'une partie d'entre eux. En fait le résultat des votes au Comité National des 3 et 4 octobre montre que Bertinotti aurait de toute façon eu, sur le fait de cesser de soutenir le gouvernement, la majorité contre Cossutta.
Quoi qu'il en soit, il existe effectivement une minorité trotskyste au sein de Rifondazione, venant essentiellement de la section italienne du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, qui avait choisi de se fondre dans Democrazia Proletaria peu avant que cette organisation, à son tour, ne décide de se dissoudre au sein de Rifondazione Comunista. Ces militants sont aujourd'hui scindés entre ceux qui, avec Livio Maitan, maintiennent un lien avec le Secrétariat Unifié et ceux qui, avec Marco Ferrando, éditent la revue Proposta. Ces deux groupes ont cependant été ensemble à l'initiative de l'opposition à la politique de soutien gouvernemental de la majorité de Rifondazione.
Au congrès de 1996 notamment, ce sont eux qui ont, avec d'autres opposants, présenté la "seconde motion" opposée à la motion majoritaire de Bertinotti et recommandant la fin du soutien de Rifondazione à Prodi. La "seconde motion" a alors obtenu 16 % des mandats, chiffre somme toute d'autant plus significatif qu'il représentait sans doute une fraction plus importante de l'aile réellement militante du parti. C'est ce qui lui vaut, au sein du Comité National, une représentation proportionnelle à ce chiffre.
Le vote des 3 et 4 octobre a marqué une coupure au sein de ces représentants de la "deuxième motion" de 1996. Les uns, autour de Livio Maitan, ont voté avec Bertinotti, lui apportant 24 voix et permettant donc à sa motion d'avoir la majorité absolue. Les autres, autour de Marco Ferrando, ont tenu avec raison à maintenir leur indépendance à l'égard de la majorité. Ils ont donc présenté leur propre motion proposant de cesser tout soutien au gouvernement, mais aussi critiquant le soutien apporté depuis le début au gouvernement Prodi et s'inquiétant de l'intention de Bertinotti de s'orienter vers une opposition "constructive". Cela réduit en effet le choix du PRC de retourner à l'opposition, selon les termes de la motion, à un "artifice tactique" et l'expose "au retour de politiques déjà expérimentées et faillies".
En ce qui concerne Livio Maitan, répondant à l'hebdomadaire de la LCR Rouge qui lui demandait combien de temps sa convergence avec Bertinotti peut durer, il a simplement répondu qu'avec Bertinotti "sur les perspectives nous n'avons pas encore assez discuté"... On ne peut pourtant faire semblant de ne pas voir que, pour un Bertinotti, quitter la majorité gouvernementale signifie seulement tenter de restaurer son image de parti d'opposition afin d'être en meilleure situation demain pour poser ses conditions à D'Alema et aux DS. En France, on a vu le PCF quitter ainsi le gouvernement de gauche en 1984, sans pour autant changer substantiellement de politique.
L'attitude des militants qui se réclament du Secrétariat Unifié ne fait que cautionner Bertinotti. Quelles que puissent être les raisons tactiques invoquées, c'est le énième avatar d'une attitude politique constante de la section italienne du Secrétariat Unifié comme de bien d'autres , qui consiste à abandonner jusqu'à la perspective d'une organisation révolutionnaire prolétarienne.
Parmi les militants de Rifondazione et y compris de sa direction, il en est, et c'est heureux, pour affirmer que ce n'est pas le soutien à un gouvernement bourgeois qui ouvrira une perspective à la classe ouvrière, mais la lutte de classe, les grèves, les manifestations, avec des objectifs de classe. Mais à ne l'affirmer que là, ces militants risquent de n'être visibles finalement que des militants de Rifondazione et encore pas de tous. Et c'est risquer de rester simplement l'extrême gauche du "mouvementiste" Bertinotti, ou si l'on veut ses maximalistes.
Bien sûr, pour des militants cherchant à construire un parti révolutionnaire ouvrier dans un pays comme l'Italie, il est indispensable d'avoir une politique pour tenter d'influencer les militants ouvriers sincèrement communistes qui se retrouvent aujourd'hui encore dans les rangs de Rifondazione même s'ils s'interrogent sur sa politique. On peut comprendre aussi que certains tentent de le faire de l'intérieur même de cette organisation, au moins pendant une certaine période. Mais on ne peut construire une organisation révolutionnaire, l'implanter, tremper ses militants et sa politique, en restant pour un temps indéterminé une simple tendance d'un parti comme Rifondazione. Et même si parfois cette tendance réussit à avoir un écho dans les colonnes de la presse parce que ses votes au Comité National du parti ont eu un rôle, cela n'en fait pas une tendance réellement vue, présente parmi les travailleurs et en mesure de gagner une influence parmi eux. Tout d'abord, chercher à influencer seulement de l'intérieur les militants d'un parti comme Rifondazione est nécessairement limité : cela prive de la possibilité d'influencer tous les autres, ceux qui suivent les DS ou d'autres organisations, et surtout les ouvriers du rang. Mais cela prive aussi de la possibilité d'influencer les militants de Rifondazione eux-mêmes en démontrant la valeur du programme révolutionnaire pour s'adresser à l'ensemble de la classe ouvrière.
Et c'est bien de toute façon pour l'ensemble de la classe ouvrière, pour l'ensemble de ses militants, qu'ils soient ou non aujourd'hui adhérents de Rifondazione, qu'il faut défendre ce programme. Les Bertinotti, les Cossutta et même D'Alema se débattent comme ils peuvent, dans des sens opposés pour l'instant, parce que l'effet de leur politique est de les déconsidérer dans la classe ouvrière. Mais cette déconsidération n'entraîne pas mécaniquement un renforcement des idées révolutionnaires. Elle peut jouer aussi au profit de la droite, voire de forces d'extrême droite ou de démagogues régionalistes comme ceux de la Ligue du Nord, qui tous comptent sur ce discrédit inévitable de la gauche au pouvoir.
Alors il est indispensable, il est urgent que la voie d'une véritable opposition de classe, capable à un moment ou à un autre d'ouvrir une perspective révolutionnaire, soit défendue clairement devant l'ensemble de la classe ouvrière. Sans quoi le risque existe que l'expérience faite par la classe ouvrière, voyant les partis de gauche au pouvoir en Italie, se traduise par la démoralisation et par un glissement à droite et non par une véritable prise de conscience et par un regroupement des travailleurs conscients autour d'un parti et du programme révolutionnaires.