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Irlande du Nord - Après le cessez-le-feu de l'IRA : les ambiguïtés du "processus de paix" et les enjeux pour la classe ouvrière
Le cessez-le-feu illimité déclaré par l'IRA, l'Armée Républicaine Irlandaise, à compter du 1er septembre ouvrira-t-il la voie à un règlement politique en Irlande du Nord ? Ce règlement mettra-t-il vraiment fin à la crise politique née de l'explosion du mouvement pour les droits civiques de la minorité catholique à la fin des années soixante, crise dont les racines se situent bien plus loin dans le passé, dans les siècles d'exploitation qu'ont fait subir à l'Irlande les classes possédantes anglaises ? Ou bien ce règlement ne sera-t-il qu'un accord de plus passé aux dépens de la population pauvre d'Irlande, du nord comme du sud, comme le fut le traité de décembre 1921 d'où sortit la division actuelle entre la république d'Irlande indépendante et l'Irlande du Nord ?
A défaut de se risquer à des pronostics sur l'avenir du processus, on peut néanmoins en évaluer les enjeux, et en particulier les conséquences probables pour la classe ouvrière d'Irlande du Nord d'un règlement tel que celui que visent les protagonistes actuels.
Le fait que de toutes parts on emploie des expressions telles que "processus de paix", "mettre un terme à la violence", "retour à la démocratie", etc. n'est ni innocent ni le fait du hasard. Ces formules n'ont d'autre but que de jouer sur la lassitude et l'amertume - bien compréhensibles d'ailleurs - laissées aussi bien en Angleterre qu'en Irlande par vingt-cinq années de guerre civile quasi ouverte. Comme si la violence qui a dominé la scène politique d'Irlande du Nord - non pas seulement depuis vingt-cinq ans, mais depuis des siècles - n'avait pas été créée et entretenue de tout temps par la volonté de la bourgeoisie anglaise d'y préserver ses intérêts ! Comme si la pauvreté et la dégradation sociale qui sont encore aujourd'hui la plaie des quartiers pauvres, et qui furent les principaux facteurs de la dernière explosion importante à la fin des années soixante, ne constituaient pas en elles-mêmes une forme de violence contre les couches pauvres que ce "processus de paix" ne vise en rien à résoudre !
Un tel langage n'est qu'un paravent destiné à semer la confusion et à accréditer l'idée que ce règlement politique pourrait être une fin en soi, indépendamment de son contenu, et en particulier de son contenu de classe, c'est-à-dire de la façon dont il affectera les intérêts immédiats et à plus long terme des couches les plus pauvres d'Irlande du Nord, et de la classe ouvrière. D'ailleurs le fait que tous les protagonistes dans ce début de processus soient d'accord pour s'en tenir à un tel flou artistique n'a rien d'étonnant : aucun d'entre eux ne représente, même de façon déformée, les intérêts des couches les plus pauvres de la population au nom desquelles certains prétendent néanmoins parler - les Républicains, au nom de la population catholique pauvre, et certains groupes proches des paramilitaires protestants, au nom de la classe ouvrière protestante.
Les objectifs de "paix" de la bourgeoisie anglaise
Dans les rangs des députés du parti conservateur au pouvoir, certains patriotards enragés, tel le fils de Winston Churchill, n'ont pas manqué de crier à la trahison à l'annonce de la Déclaration de Downing Street. Mais la bourgeoisie anglaise sait se montrer plus pragmatique. Elle n'a aucun fétichisme pour le Royaume-Uni en tant que tel, son seul fétiche est le volume de ses profits. Or justement son attitude lui est dictée par le fait que non seulement l'Irlande du Nord a cessé depuis longtemps de constituer pour elle une source de profits, mais qu'en plus elle est devenue un gouffre béant pour les finances publiques.
En plus de l'entretien de quelque 19 000 soldats britanniques avec tout leur équipement lourd, du financement du RUC (la police pléthorique et suréquipée recrutée localement en Irlande du Nord), l'État britannique verse à l'Irlande du Nord des centaines de millions de francs de subventions pour empêcher que la dégradation sociale et le chômage deviennent, à force d'être insupportables, les causes d'une nouvelle explosion comparable à celle de la fin des années soixante. Pour les mêmes raisons, l'Irlande du Nord a échappé à l'essentiel des réductions budgétaires et des augmentations d'impôts de ces quinze dernières années. D'autres centaines de millions servent à subventionner les emplois confortables et le niveau de vie de toute une petite bourgeoisie parasite dont on achète ainsi la loyauté à l'État britannique. En additionnant tout, le coût réel du bourbier irlandais est sans doute bien supérieur au chiffre officieux de 40 milliards de francs nets de subventions versés chaque année par le gouvernement britannique.
Ce fardeau financier qui s'alourdit d'année en année s'est révélé néanmoins incapable de désamorcer la poudrière nord-irlandaise. Celle-ci reste un sujet d'embarras permanent pour l'État britannique aux yeux de l'opinion publique anglaise et internationale. Mais qui plus est, son instabilité politique chronique ne fait qu'y attiser les tensions sociales, empêchant du même coup les capitalistes anglais d'y réaliser les superprofits d'antan, à la "belle époque" où l'industrie textile nord-irlandaise était encore florissante, en y exploitant une main d'oeuvre à bon marché.
Face à cet imbroglio, les gouvernements britanniques ont cherché à dénouer la situation en recourant à diverses tactiques. Néanmoins, des accords préliminaires signés en 1980 par Margaret Thatcher et le Premier ministre irlandais d'alors, Garret Fitzgerald, à l'accord anglo-irlandais de 1985 et finalement à la Déclaration de Downing Street, signée conjointement par les deux gouvernements en décembre 1993, on retrouve le même fil conducteur. L'accent a été mis sur le transfert à la république d'Irlande d'une part de responsabilité de plus en plus grande dans le maintien de l'ordre en Irlande du Nord, tandis que toutes sortes de structures communes étaient mises en place au sein desquelles politiciens et fonctionnaires du nord et du sud ont coopéré à des tâches administratives à l'échelle de l'Irlande. Après quatorze ans de cette collaboration, limitée certes mais néanmoins bien réelle, entre les deux appareils d'État, il reste tout un réseau de relations de travail entre les institutions étatiques du nord et du sud et ceux qui les administrent, c'est-à-dire en d'autres termes ce qui pourrait être l'embryon de l'appareil d'État d'une Irlande réunifiée.
Cela veut-il dire que la bourgeoisie britannique a d'ores et déjà choisi d'abandonner toute prétention sur l'Irlande du Nord pour s'atteler à la réunification de l'Irlande ? A court terme, c'est peu probable, tandis qu'à long terme elle a encore le choix entre toute une série de solutions intermédiaires. Bon nombre de scénarios possibles ont été discutés aux cours de ces derniers mois par les commentateurs. Cela va d'une réunification au sein du Commonwealth (que la république d'Irlande a quitté en 1949) suivant une formule laissant à la Grande-Bretagne un droit de regard sur les affaires d'Irlande du Nord, jusqu'à la constitution d'une fédération d'Irlande dans laquelle l'Irlande du Nord serait elle-même scindée en deux. Dans tous les cas néanmoins, la gestion des affaires en Irlande passerait, en association plus ou moins étroite avec la Grande-Bretagne, aux mains d'institutions panirlandaises du type de celles dont la mise en place a été si soigneusement préparée au cours des quatorze années écoulées.
Lequel de ces scénarios prévaudra, en supposant bien sûr que le processus de négociations en arrive là ? Il est peu probable que les ministres britanniques aient d'ores et déjà des idées bien arrêtées sur la question. Mais ce qui est sûr, c'est qu'ils feront en sorte que le cadre choisi le soit au mieux des intérêts du capital britannique. Dans la mesure où l'une de leurs raisons d'agir est de se débarrasser du fardeau que représente le financement de l'économie artificielle et de l'appareil d'État pléthorique d'Irlande du Nord, ils chercheront à transférer la charge de ce fardeau à l'économie irlandaise. Et compte tenu de la pauvreté de cette dernière, même comparée à l'Irlande du Nord, cela ne pourra se traduire que par une réduction brutale du niveau de vie des couches les plus pauvres de la population du nord.
Mais on peut aussi s'attendre à ce que les représentants de l'impérialisme anglais cherchent à aller encore plus loin en essayant de se servir de l'occasion pour resserrer les liens économiques et politiques entre la Grande-Bretagne et l'Irlande, objectif qui était de toute évidence sous-jacent à la démarche entreprise par Thatcher au début des années quatre-vingt. Cela se traduirait forcément par un accroissement de la dépendance économique de l'Irlande vis-à-vis de la Grande-Bretagne. On pourrait alors arriver à cette situation paradoxale où la réunification de l'Irlande, objectif premier des Républicains, servirait de prétexte à un retour en arrière érodant encore un peu plus les gains réalisés par le soulèvement irlandais des années 1916-1921 contre l'impérialisme anglais.
Surenchère dans les rangs unionistes
A peine l'IRA avait-elle annoncé son cessez-le-feu que les ministres britanniques ont entamé une guerre des mots à propos de l'absence du terme "permanent" dans la déclaration officielle de l'IRA. Pourtant, compte tenu de ce qui est aujourd'hui connu des contacts permanents établis depuis des années entre l'IRA et le gouvernement britannique, on imagine mal l'IRA publier un tel communiqué sans sonder auparavant les représentants du gouvernement anglais sur les formulations qui y sont employées.
Cette façon de couper les cheveux en quatre peut paraître dérisoire, et elle l'est. Mais elle procède néanmoins d'une certaine logique. Car il faut bien s'attendre à ce que le gouvernement anglais tienne à réaffirmer constamment, aujourd'hui comme demain si le processus se développe, que c'est lui le maître de ce jeu diplomatique et qu'il entend le jouer à sa façon, suivant ses propres règles. Et ce d'autant plus que, sur le terrain, la réalité du rapport des forces pèse toujours lourdement en faveur de la Grande-Bretagne.
Cette réaffirmation du rôle dirigeant qu'entend jouer la Grande-Bretagne vise sans doute en partie les masses pauvres d'Irlande du Nord, pour doucher leurs espoirs. Elle peut s'adresser en partie également à ceux qui, en Irlande même, pourraient nourrir l'illusion que l'impérialisme anglais donne des signes de faiblesse en engageant ce processus de règlement politique. Mais il s'adresse aussi, et sans doute essentiellement aux politiciens, anglais mais surtout d'Irlande du Nord, qui ont pris position jusqu'à présent, de façon plus ou moins virulente, contre tout règlement politique auquel participeraient les Républicains et contre tout rapprochement avec la république d'Irlande.
En Grande-Bretagne même, cette opposition se manifeste surtout dans le cadre des rivalités internes au sein du parti conservateur au pouvoir. Mais, sur le terrain électoral, l'idée de négociations sur le sort de l'Irlande du Nord n'est plus un sujet si brûlant. Si l'on en croit les sondages d'opinion, la majorité de l'électorat, y compris de l'électorat conservateur, en a assez de cette éternelle guerre civile rampante et est favorable à un retrait de la Grande-Bretagne. Il y a par conséquent peu de risque que l'une ou l'autre des factions rivales du parti au pouvoir s'empare de ce thème pour essayer de se renforcer aux dépens de Major. Qui plus est, la position parlementaire de Major sur ce terrain est assurée puisqu'il peut compter sur le soutien respectueux et inconditionnel du parti travailliste.
C'est d'Irlande du Nord même que pourrait venir la seule opposition réelle au processus, des rangs des politiciens protestants unionistes, c'est-à-dire partisans du maintien de l'Irlande dans le Royaume-Uni. Mais cette opposition est en fait plus symbolique que réelle. Au cours des mois écoulés, tous les groupes protestants ont indiqué qu'ils n'avaient rien contre l'idée de s'asseoir à la table des négociations, y compris à côté des Républicains, certains y ajoutant tout au plus des conditions plus ou moins fantaisistes pour la forme. Mais les divisions de la classe politique protestante font qu'il y a trop de candidats pour la taille du gâteau final. D'où les surenchères qui n'ont cessé de s'exprimer depuis la publication de la Déclaration de Downing Street, chacun essayant de se renforcer aux dépens des concurrents en jouant sur le sentiment d'insécurité et les craintes que suscite la remise en cause du statu quo dans les rangs de la population protestante.
Il est tout à fait possible que le pasteur Ian Paisley, leader du parti le plus fort sur le plan électoral, se contente d'un peu de démagogie. Après tout, son parti est assuré d'une place de premier choix à la table des négociations. Mais il est possible également que Paisley nourrisse d'autres ambitions - celle par exemple de s'imposer comme seul représentant de la majorité protestante, comme il avait tenté de le faire dans les années soixante-dix en recourant à des méthodes plus radicales que celles du parlementarisme, en alliance avec les groupes paramilitaires - par exemple en étant à l'initiative de la grève générale de 1974 qui avait fait capoter un projet de partage des pouvoirs entre catholiques et protestants en Irlande du Nord.
Quant aux organisations paramilitaires protestantes, dont l'influence est plus faible, leur problème est de devenir ce qu'elles n'ont encore jamais été, des organisations reconnues par les autorités. Leur influence à ce jour dans les quartiers pauvres protestants n'est pas telle qu'elle puisse forcer les principaux partenaires dans la négociation à les accepter à leurs côtés, si ce n'est de façon purement symbolique. C'est pourquoi au cours des douze derniers mois, on a assisté à une recrudescence des assassinats aveugles de catholiques et des attentats contre des objectifs républicains de la part des deux principaux groupes paramilitaires, les Combattants d'Ulster pour la Liberté (UFF) et la Force des Volontaires d'Ulster (UVF). Ils cherchent évidemment à faire ainsi la preuve qu'ils ont les moyens de bloquer un processus de négociation qui n'aurait pas leur agrément. Par la même occasion, en offrant une image faussement radicale, ils espèrent élargir leur influence et leur recrutement parmi les couches protestantes les plus déshéritées - et, semble-t-il, avec quelques succès parmi les jeunes chômeurs.
Mais même si l'ensemble des divers groupes protestants finit par se retrouver à la table des négociations, il n'en résultera pas nécessairement un arrêt des surenchères. Il y a déjà divers plans en circulation dans le milieu des paramilitaires, proposant que deux des six comtés qui constituent l'Irlande du Nord soient rendus à la République, tandis que les quatre autres constitueraient, après une étape de "nettoyage ethnique" où la minorité catholique serait déportée en république d'Irlande, un nouvel État indépendant protestant d'Ulster. De tels plans n'ont aucun sens, que ce soit sur le plan politique ou économique. Mais il pourrait bien se trouver des politiciens parmi les milieux réactionnaires protestants prêts à utiliser ce genre de démagogie s'ils estiment que cela peut servir leurs ambitions personnelles.
Le républicanisme en temps de "paix"
Quelle est la politique des Républicains à l'égard du processus de négociation ? Le cessez-le-feu de l'IRA et les déclarations faites avant et après son entrée en vigueur par Gerry Adams, le président de l'aile politique de l'IRA, Sinn Fein, montrent à l'évidence qu'ils sont partisans d'une négociation multipartis à laquelle participeraient les gouvernements anglais et irlandais et dans laquelle Sinn Fein participerait au même titre que les autres principaux partis.
Dans le programme politique, "Vers une paix durable en Irlande", adopté lors de sa convention de 1992, Sinn Fein articule ses objectifs en quatre points : "(1) La reconnaissance par le gouvernement britannique du droit à l'autodétermination du peuple irlandais (2) L'exigence que le gouvernement britannique échange sa politique actuelle pour une politique visant à mettre fin à la division de l'Irlande et à remettre notre souveraineté entre les mains d'un gouvernement irlandais sélectionné démocratiquement par le peuple irlandais et par lui seul (3) L'avenir des unionistes (vocable par lequel les Républicains désignent ici la majorité protestante, sous prétexte que, selon eux, tous les protestants seraient unionistes) doit être défini dans ce cadre et le gouvernement britannique aura à charge de peser sur l'attitude des unionistes (4) Les gouvernements de Londres et de Dublin devront se consulter pour parvenir à un accord sur l'objectif politique de mettre fin à la division de l'Irlande." A l'époque il n'était donc pas question que le futur de l'Irlande du Nord soit l'objet d'une négociation multipartis. La responsabilité de mettre en place un processus visant à la réunification de l'Irlande, et d'imposer ce processus à tous ceux qui s'y opposeraient, en particulier aux protestants d'Irlande du Nord, revenait au gouvernement britannique et, dans une moindre mesure, à celui de Dublin.
Depuis, bien que les objectifs à long terme des Républicains soient bien sûr toujours les mêmes, la façon d'y arriver a changé. Peu après la Déclaration de Downing Street, en janvier 94, un journal de Dublin publia une interview suggérant que les Républicains seraient prêts à laisser six ou sept ans de délai à la Grande-Bretagne pour quitter l'Irlande du Nord. Commentant cette interview, un dirigeant de Sinn Fein rectifia les choses de la façon suivante : "Huit, dix ou même quinze ans, peu importe, il ne faut pas se laisser paralyser par des calendriers. Nous ne le sommes pas et nous n'entendons pas l'être. Jusqu'à quel point nous sommes prêts à nous montrer pragmatiques, on verra ça dans la discussion. Tout comme les délais auxquels nous pensons." Le changement depuis 1992, c'est l'abandon par les Républicains de toutes les pré-conditions qui faisaient partie de leur programme auparavant. Aujourd'hui, tout peut se discuter, disent-ils, le problème essentiel étant que des discussions se tiennent, avec la participation de Sinn Fein bien entendu. Ce qui n'a pas changé en revanche, c'est l'accent mis sur le rôle incombant à l'État britannique, rôle souligné une fois de plus en juillet par Gerry Adams, lors de la conférence spéciale organisée par Sinn Fein pour discuter de la Déclaration de Downing Street : "Aujourd'hui comme demain, l'attitude du gouvernement britannique est cruciale (..) Le gouvernement de Londres doit accepter la responsabilité de créer les conditions propices à arriver à une solution. Il en a l'autorité et il a les moyens nécessaires pour transformer la situation."
Par conséquent, sur le fond, les Républicains n'ont en fait pas changé de position. Ce qui était caché hier derrière le jargon pseudo-radical de la "lutte armée" apparaît aujourd'hui dans toute sa nudité : ce qu'ils visent c'est d'être reconnus et acceptés par l'impérialisme britannique et les bourgeoisies irlandaises du nord comme du sud. Tout comme la "lutte armée" ne laissait aucune place à l'action consciente des masses pauvres, si ce n'est pour fournir des fonds, des recrues et faire masse à l'occasion des funérailles de "volontaires morts en service actif", le présent "processus de paix" repose entièrement sur le bon vouloir des classes dirigeantes de Grande-Bretagne et d'Irlande.
Le "modèle" sud-africain
Parmi les références politiques chères aux dirigeants républicains, il en est une qu'ils ont poussée très loin et dont le choix est des plus significatifs - l'exemple de l'ANC de Nelson Mandela en Afrique du Sud. Dans son rapport politique à la dernière convention de Sinn Fein, Gerry Adams s'est adressé, par exemple, à la majorité protestante en ces termes : "Il est temps que la population protestante entende ses dirigeants parler le langage de la raison et du bon sens. Il lui faut un De Klerk pour la mener, avec nous, jusqu'au siècle à venir." Plus loin, on retrouvait le même thème sous un autre angle avec la proposition de lancer une "Charte irlandaise de la Liberté" qui s'inspirerait de celle de l'ANC qui, selon Adams, "a guidé son long et héroïque combat pour la liberté qui est en train de porter ses fruits aujourd'hui dans une Afrique du Sud libre".
Le parallèle entre la population protestante d'Irlande du Nord et la minorité blanche d'Afrique du Sud d'une part, et d'autre part entre la population catholique et la majorité noire d'Afrique du Sud, est choquant tellement il est outrancier. C'est une chose, en effet, de reconnaître et dénoncer la discrimination dont sont encore victimes les catholiques pauvres d'Irlande du Nord. C'en est une autre de parler d'apartheid à ce propos. D'ailleurs il faut remonter au 18e siècle pour trouver en Irlande des lois discriminatoires contre la population catholique qui présentent une lointaine ressemblance avec l'apartheid. Quant à comparer l'écart social entre les deux communautés d'Irlande du Nord à celui qui existait en Afrique du Sud entre la majorité noire et la minorité blanche, cela relève de l'escroquerie pure et simple. Cela révèle l'étendue du mépris des dirigeants républicains pour la population protestante, mais aussi pour leurs partisans catholiques à qui ils n'hésitent pas à servir de tels mensonges.
Mais au-delà de la démagogie évidente du dirigeant républicain, il y a ce que ce parallèle révèle des objectifs politiques des dirigeants républicains. En particulier le choix de se conformer aux règles du jeu imposées par l'impérialisme anglais, tout comme Mandela s'est plié à celles édictées par la bourgeoisie sud-africaine, choix dont on a pu voir la manifestation dans la diplomatie secrète pratiquée par l'IRA depuis des mois. Le choix, également, de se porter garants des intérêts capitalistes, en repoussant aux calendes grecques, après la réunification de l'Irlande, les "changements sociaux et économiques radicaux" dont Sinn Fein parle de loin en loin dans les discours de conventions. Et puis, dans cette référence si fréquente au règlement politique en Afrique du Sud, il y a également une façon de dire aux protagonistes des futures négociations que les Républicains, tout comme Mandela, entendent régler les différends politiques autour du tapis vert, et pas dans la rue ; et que, si cela ne tient qu'aux dirigeants républicains, la population pauvre d'Irlande du Nord, catholique ou protestante d'ailleurs, n'aura pas plus son mot à dire dans l'issue du règlement que ne l'a eu, en Afrique du Sud, celle des townships.
Tout comme Mandela et l'ANC l'ont fait, très tôt dans le processus de négociation, les Républicains se sont lancés dans une opération de charme vis-à-vis des classes moyennes, destinée à les convaincre que tout partisans de la "lutte armée" qu'ils aient été, ils n'en sont pas moins soucieux des intérêts des possédants.
C'est ainsi qu'a été lancé, en république d'Irlande, un "Congrès National Irlandais" (INC), en principe indépendant du mouvement républicain, mais dont la politique ne s'en distingue guère. A la tribune des meetings de l'INC on trouve le plus souvent des artistes, des intellectuels établis, des hommes d'affaires et des ecclésiastiques. Le public auquel il s'adresse n'est pas celui des cités ouvrières déshéritées de Dublin, mais l'électorat de Fianna Fail, le parti de droite qui dirige la coalition au pouvoir.
Au nord, ce n'est ni le chômage endémique ni la dégradation sociale qui sont au premier rang de la propagande de Sinn Fein, c'est le coût économique de la division de l'Irlande. Il s'agit de convaincre la petite bourgeoisie du nord, catholique aussi bien que protestante, en particulier celle dont la prospérité est étroitement liée aux subsides de l'État britannique, qu'elle n'aurait finalement rien à perdre grâce aux "dividendes de la paix" - c'est-à-dire les subsides de l'Union Européenne, les économies réalisées sur les dépenses de sécurité et les profits, paraît-il mirifiques, que permettrait enfin la libre circulation des marchandises entre le nord et le sud.
Enfin, pièce maîtresse dans la panoplie des Républicains vis-à-vis des classes moyennes du nord comme du sud, il y le rôle des États-Unis. Peu importe que les motifs du président Clinton en intervenant directement dans la question irlandaise aient été de plaire à la puissante minorité irlandaise dans l'électorat américain ou bien, avec doigté quand même, de peser sur son allié britannique afin de débloquer une situation anormale et potentiellement dangereuse. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux que l'intervention de Clinton, d'abord en accordant un visa à Gerry Adams contre l'avis de la Grande-Bretagne, puis en se prononçant en faveur de la participation des Républicains aux négociations à venir, enfin en promettant une aide économique américaine, a donné aux dirigeants républicains un regain de crédibilité, y compris vis-à-vis des milieux d'affaires protestants qui commencent à entrevoir quelques avantages à un règlement politique atteint avec l'aval et les encouragements sonnants et trébuchants des États-Unis.
La classe ouvrière a besoin de son propre drapeau
Les manifestants qui se sont répandus dans les rues de Belfast et de Derry dans les heures et les jours qui ont suivi l'entrée en vigueur du cessez-le-feu de l'IRA, ont souligné, à leur façon, quelques-uns des véritables enjeux de la situation pour la population pauvre d'Irlande du Nord.
Dans les quartiers catholiques, on a sans doute vu s'exprimer le "soulagement" dont la presse s'est fait largement l'écho. Mais on a surtout vu les manifestants, qui ne suivaient la plupart du temps aucun mot d'ordre bien défini, se diriger d'eux-mêmes vers tout ce qui évoque l'omniprésence des forces de sécurité dans les quartiers pauvres. Tous exprimaient la même volonté : qu'on en finisse avec le harcèlement incessant de la population par les forces dites de sécurité ; que les troupes anglaises et la police cessent leurs patrouilles armées dans les quartiers ouvriers ; que les tours de surveillance, d'où des soldats armés de caméras et de lunettes à infrarouge épient nuit et jour les moindres faits et gestes de la population, soient démantelées ainsi que les bunkers hideux et sinistres des postes de police.
Dans les rangs de ces manifestations spontanées, on a vu apparaître toutes sortes de mots d'ordre inscrits en hâte sur des pancartes de fortune. Certains demandaient la dissolution immédiate de la police, d'autres parlaient du chômage, des salaires, des problèmes de logement, bref de tout ce qui constitue le lot commun de la misère urbaine.
Sinn Fein, prenant conscience de l'effervescence qui se manifestait dans les rues, a fini par y répondre avec quelque retard en appelant à une manifestation le dimanche 4 septembre. Là, Gerry Adams a tenu à prévenir les manifestants qu'il fallait être patient. Bien sûr, il faudrait en venir à une "démilitarisation de la situation", pour reprendre son expression, mais cela faisait partie des questions qui seraient soulevées à la table des négociations, c'est-à-dire pas avant que Londres se décide à réunir les protagonistes. Quant aux autres aspirations exprimées par les manifestants des jours précédents, sur les conditions de vie en particulier, il faudrait attendre que l'"hypothèque de la partition soit levée". En attendant, il faudrait soutenir l'action des Républicains en faveur de la paix.
Sentant sans doute que ce langage ne suffirait peut-être pas à satisfaire tout le monde, Adams a envisagé l'hypothèse où les choses traîneraient trop en longueur, alors et alors seulement, "dans la discipline", pourrait-on envisager de "renouer avec les méthodes du mouvement des droits civiques" des années soixante, c'est-à-dire celle des manifestations non violentes et des grandes marches pacifiques, a-t-il souligné.
Il sied bien au dirigeant d'un courant qui explique depuis vingt-cinq ans à la population catholique que le seul moyen de défendre ses intérêts est de se livrer au terrorisme, de venir dire aujourd'hui à cette même population que le seul moyen de servir ses intérêts est de ne rien faire maintenant et, tout au plus, plus tard peut-être, de recourir aux méthodes de la non-violence, et cela pour lutter contre l'un des appareils répressifs les plus suréquipés du monde industrialisé !
Il est vrai que ce que Gerry Adams n'a pas précisé à son auditoire de Belfast, c'est que lui n'est pas pour le démantèlement de la police. Comme il l'a dit dans une interview sur une chaîne de télévision anglaise, il est pour une réforme de la police, qui laisserait en place ses cadres et son organisation, mais renouvellerait ses méthodes de recrutement. Et la dernière chose que les Républicains souhaitent, c'est de voir la population catholique pauvre s'affronter avec la future police de l'Irlande du Nord de demain.
D'ailleurs ce que Gerry Adams fait mine d'avoir oublié, c'est que les succès du mouvement des droits civiques n'ont pas été dus à l'usage de tactiques non-violentes. Les manifestants qui ont défendu victorieusement le quartier catholique du Bogside à Derry contre les B-Specials, les milices protestantes officielles de l'époque, ne se sont pas servis de leurs mains nues, mais de barricades, de pavés et de cocktails Molotov.
Alors, si la population catholique pauvre d'Irlande du Nord veut défendre ses intérêts, y compris ses intérêts matériels les plus immédiats, dans le processus de règlement qui se dessine, il lui faudra se trouver d'autres dirigeants que les Gerry Adams et d'autres alliés que les aspirants au pouvoir qui dirigent le mouvement républicain, ou que la bourgeoisie catholique qui est derrière l'autre organisation politique catholique, le Parti travailliste et social-démocrate de John Hume.
Ces alliés, elle ne peut les trouver que dans les quartiers ouvriers protestants. Dans ces quartiers aussi, il y a eu des manifestations au lendemain du cessez-le-feu de l'IRA, des manifestations qui étaient sans doute organisées par des organisations réactionnaires liées aux groupes paramilitaires protestants, mais dans les rangs desquelles se sont exprimées des inquiétudes, des aspirations et des revendications, et surtout une défiance vis-à-vis des décisions de Londres, qui n'étaient guère différentes de celles qui s'exprimaient dans les rangs catholiques.
Ce sont ces inquiétudes, ces aspirations et ces revendications et surtout la volonté d'agir pour défendre les intérêts collectifs de la classe ouvrière d'Irlande du Nord contre tous les profiteurs de Belfast, de Londres comme de Dublin, qui pourraient constituer le ciment de l'unité de la classe ouvrière. Il faut se souvenir qu'à Derry, c'est la volonté de combattre l'injustice d'une minorité de jeunes catholiques qui a forcé le respect et leur a gagné des alliés, pour un temps seulement malheureusement, jusque dans les quartiers protestants. Si cela n'a duré qu'un temps, c'est qu'il ne s'est pas trouvé de voix assez forte pour se faire entendre et dire que l'ennemi commun de tous les exploités, ce sont les capitalistes et les bigots nationalistes de tous poils.
Aujourd'hui, cette volonté de combattre, qui semble présente partout, dans les rangs des deux communautés, doit se manifester, au grand jour. Mais elle doit se manifester sur des bases claires, celles de la lutte des classes, celle des intérêts de classe des habitants des quartiers pauvres, de la classe ouvrière, du prolétariat d'Irlande du Nord, et, au-delà, de toute l'Irlande ; des intérêts de cette classe ouvrière irlandaise qui depuis vingt-cinq ans s'est toujours battue sous le drapeau des autres, mais jamais sous le sien propre et qui, au bout du compte, n'a toujours pas fait entendre sa voix. Sur des bases qui ne laissent de place, pas plus aux préjugés nationalistes qu'au sentiment d'impuissance des plus déshérités dont se servent les démagogues nationalistes. Il faut que dans les rangs de cette classe ouvrière, ceux qui, jeunes, militants syndicalistes, militants de quartiers, ne veulent pas que leur sort soit réglé derrière leur dos et en secret par des politiciens qui sont ou aspirent à être les factotums des exploiteurs, se regroupent et forment leur propre parti, un parti ouvrier et communiste, un parti révolutionnaire.