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Irak - Un simulacre de démocratie couvert du sang répandu à Falloudja
Début décembre, le secrétaire d'État américain à la Défense, Donald Rumsfeld, a reconnu dans une interview télévisée sur Fox News qu'il "aurait été possible de faire une meilleure estimation de l'ampleur de l'insurrection". Cet aveu public, devant des millions de téléspectateurs, de la part de Rumsfeld, indique, si tant est que ce soit nécessaire, que les difficultés rencontrées par l'armée américaine en Irak sont vraiment sérieuses. Mais les affrontements armés, les embuscades et les attentats terroristes de toute sorte contre les forces d'occupation et leurs alliés irakiens, qui ont lieu quotidiennement sur plus d'un tiers du territoire irakien, le nombre de soldats des troupes d'occupation tués et blessés malgré la capacité de feu largement supérieure de ces dernières et leur monopole aérien et les bains de sang auxquels elles se livrent dans une vaine tentative de rétablir un semblant d'ordre, rendent l'aveu de Rumsfeld superflu et presque ridicule.
Cependant, cet aveu n'a pas empêché Bush, Blair et le gouvernement fantoche irakien de répéter que les élections prévues le 30 janvier pouvaient se tenir et se tiendraient. Certes, étant donné la tournure de plus en plus catastrophique des événements de ces derniers mois, ils cherchent désespérément à se vanter de quelque succès devant leurs opinions publiques, même si, au lieu de montrer l'émergence de la "démocratie" en Irak, ces prétendues élections sont en fait une farce cynique trempée du sang de milliers d'Irakiens.
De fait, Blair a toutes les raisons de s'inquiéter de l'impact de sa politique en Irak sur les scores du Parti travailliste lors des prochaines élections générales, d'autant plus que l'estimation du coût des opérations militaires en Irak a augmenté de 66 %, atteignant 5 milliards de livres - un coût que les électeurs de la classe ouvrière britannique vont inévitablement comparer avec les réductions des budgets sociaux et des services publics.
Quant à Bush, l'ineptie et la nature criminelle de sa politique en Irak sont de plus en plus dénoncées devant l'opinion publique américaine. De nombreux Américains ont pu voir, le 8 décembre dernier, le programme "Soixante minutes" sur la chaîne de télévision CBS, qui a révélé que 5 000 soldats américains avaient déserté depuis le début de la guerre. Le lendemain, le journal télévisé montra des soldats américains provoquant Donald Rumsfeld lors de sa visite au Koweit, exigeant des explications sur le fait que les soldats de la plus riche armée du monde devaient se débrouiller pour trouver des morceaux de ferraille pour protéger leurs véhicules contre les attaques. Le même soir, trois déserteurs américains, qui venaient d'obtenir le statut de réfugiés au Canada, furent montrés à la télévision à une heure de grande écoute.
En dépit des espoirs de Bush et de Blair de faire diversion, des officiers supérieurs américains interviewés par les medias ne paraissent pas partager leur optimisme apparent à propos du 30 janvier. Plusieurs d'entre eux furent cités affirmant qu'il serait impossible que les forces d'occupation protègent les électeurs dans l'ensemble des 9 000 bureaux de vote, en particulier dans de nombreuses parties du centre de l'Irak où les forces américaines ont besoin de tous leurs moyens pour protéger leurs propres positions. D'autres firent une estimation encore plus grave de la situation, mettant en garde contre une participation ridiculement faible - ce qui est très vraisemblable - qui priverait l'élection de toute légitimité et serait considérée comme une défaite des autorités d'occupation et du régime fantoche d'Alaoui. Ils affirmèrent que cela serait susceptible d'encourager les groupes de résistance à profiter de cette défaite pour se manifester davantage, rendant ainsi la tâche des forces américaines encore plus difficile.
En fait, le point de vue que le Pentagone semble avoir adopté, c'est que la politique suivie par Bush jusqu'ici est un échec et doit être revue. Un envoyé spécial - un général en retraite - a été dépêché par Washington pour chercher les moyens de se sortir de ce gâchis. Parmi les mesures envisagées, l'une consisterait à augmenter le contingent américain, de 150 000 hommes présents aujourd'hui (déjà en augmentation par rapport aux 130 000 d'il y a un mois) à 200 000 - une vieille revendication des généraux américains. Il est évident que, contrairement aux contes de fées propagés par les dirigeants occidentaux, les dirigeants américains ne pensent pas que l'élection du 30 janvier va résoudre quoi que ce soit en Irak, en admettant qu'elle ait lieu et ne se transforme pas en un retentissant fiasco ou, pire encore, en un nouveau bain de sang.
Le bourbier s'approfondit
Plus personne ne nie que la résistance à l'occupation américano-britannique s'est considérablement étendue ces derniers mois. Les mêmes généraux américains, qui estimaient il y a quelques mois que la résistance comprenait "tout au plus" 5 000 à 10 000 combattants, ont récemment doublé leur estimation. Mais le chef des services secrets d'Alaoui, le général Shahwani, était peut-être bien plus près de la vérité quand, dans une interview à l'agence de presse AFP, il a estimé que la résistance comprenait un "noyau dur" de 40 000 combattants et 160 000 autres combattants occasionnels et sympathisants fournissant aux groupes de résistance une aide logistique, des planques et des renseignements.
Les statistiques du Pentagone lui-même montrent à quel point les groupes armés ont accru leur présence. Selon ces chiffres, le nombre d'attaques contre les troupes américaines, qui tournait autour de 700 par mois au dernier trimestre 2003, est monté à 1 850 au dernier trimestre 2004. Ces attaques ont lieu dans une région beaucoup plus vaste, comprenant maintenant au nord la ville de Mossoul, la troisième ville du pays, mais aussi Bassorah où il y a eu de nombreuses attaques de roquettes et de mortier contre le quartier général de la coalition. De plus, ces attaques incluent des affrontements armés en plein jour, au milieu des zones urbaines, qui ne s'étaient produits auparavant que lors de l'insurrection d'avril à Falloudja et dans les principaux centres urbains chiites puis à nouveau en juillet pendant le siège de Nadjaf.
Beaucoup de ces attaques sont toujours des attentats-suicides ou opérées avec des moyens légers ou de fabrication artisanale, des bombes placées le long des routes ou des véhicules piégés. Mais le nombre croissant d'hélicoptères américains et d'avions de transport abattus par la résistance montre que quelques groupes armés ont réussi à s'équiper d'armes beaucoup plus sophistiquées. Des journalistes "immergés" dans le contingent anglais des Black Watch près de Falloudja remarquèrent que des lanceurs de roquettes d'une portée d'au moins 13 km étaient utilisés pour attaquer leur camp. Un autre reportage mentionne que lors d'une attaque contre un certain nombre de postes de police à Samarra, attaque qui comprenait plusieurs dizaines de guérilleros, de l'artillerie anti-chars avait été utilisée pour détruire des bunkers de la police. Il ne s'agit plus du type d'armes légères qui ont été utilisées habituellement jusqu'ici et cela ne peut que signifier que, ces derniers mois, certains groupes de la résistance ont atteint un degré d'organisation et constitué des arsenaux qui rendront beaucoup plus difficile leur écrasement par les forces d'occupation.
Le nombre accru de morts et de blessés parmi les soldats américains atteste aussi de la présence renforcée de la résistance. Au cours des treize premiers mois de la guerre, jusqu'à mars dernier inclus, le nombre de soldats blessés au combat était en moyenne de 229 par mois. Il a été de 782 pendant les neuf mois entre juillet et décembre 2004, en augmentation de 240 %. Il en est de même pour le nombre moyen de soldats tués au combat chaque mois : 46 pendant les treize premiers mois de la guerre, 81 au cours des neuf derniers mois, en augmentation de 76 %. Mais, si l'on tient compte des constatations d'un journal médical de l'armée américaine qui affirme que, parmi les soldats blessés, un sur dix meurt de ses blessures loin du champ de bataille, le nombre véritable de soldats tués depuis le début de la guerre serait de 2 350 au lieu de 1 350 et le nombre de morts au cours des neuf derniers mois serait de 159 en moyenne par mois au lieu de 81.
Ces chiffres n'incluent pas bien sûr les victimes des attaques contre les forces irakiennes, attaques qui se sont multipliées récemment encore plus rapidement que contre les troupes américaines. Le ministre de l'Intérieur irakien a admis récemment que 1 300 policiers irakiens avaient été tués depuis le début de la guerre. Mais selon les reportages des medias, en particulier depuis septembre dernier, qui mentionnent des dizaines de policiers et de gardes nationaux tués pratiquement chaque jour, ce chiffre n'est tout simplement pas crédible. D'autant plus que, contrairement à leurs homologues américaines, les forces irakiennes n'ont pas le "privilège" d'utiliser des véhicules blindés lourds, pas même les humvees et les camions blindés dont l'absence de plaques métalliques de protection contre les bombes artisanales ont conduit les soldats à prendre Rumsfeld à partie au Koweit.
Les forces irakiennes entraînées par les USA menacent de fondre
Cette augmentation des victimes parmi les forces irakiennes place les États-Unis face à des problèmes majeurs liés au manque croissant de fiabilité de ces forces dû à la façon dont elles ont été formées.
Lorsqu'il s'est avéré qu'il fallait s'attendre à une résistance significative, la vieille armée irakienne avait déjà été licenciée, poussant ainsi un certain nombre d'anciens soldats aigris dans les bras de la résistance. Le grand plan de Bush a donc été de reconstruire de toutes pièces un appareil répressif et d'utiliser les nouvelles recrues irakiennes comme chair à canon contre cette résistance.
Les autorités américaines ont rencontré quelques succès au début quand ils ont nommé le général Shahwani, lui-même ancien chef des services secrets sous Saddam Hussein, et lui ont confié la responsabilité de recruter de nouvelles "Forces spéciales" irakiennes. Rapidement, cette unité s'est remplie d'anciens membres de la police secrète de Saddam Hussein et s'est acquis la solide réputation d'être une bande de tortionnaires sadiques, suite à leur participation aux opérations de "nettoyage" effectuées par les troupes américaines contre des personnes suspectées de terrorisme. Mais, du point de vue américain, malgré leur fiabilité (pour le moment en tout cas), ces "Forces spéciales" sont bien trop petites pour être d'une grande utilité contre la montée de la résistance.
Certes, il y avait la police irakienne qui avait été rétablie dans son ancien rôle en 2003. Mais elle était considérée comme trop proche de la population pour être fiable, trop corrompue et infiltrée par la résistance - toutes choses qui étaient sans doute vraies. Alors la décision fut prise de mettre sur pied une Garde nationale irakienne (GNI) entraînée par les USA, commandée par d'anciens officiers de l'armée triés sur le volet, avec l'espoir que d'anciens soldats la rejoindraient en masse. Cela ne s'est pas produit. Ceux qui se présentèrent dans les centres de recrutement étaient surtout attirés par un salaire régulier, n'avaient aucune expérience militaire, aucun sens de la discipline et certainement aucune loyauté envers leurs nouveaux employeurs, en tout cas pas au point de risquer leur vie. D'autres étaient des criminels à la recherche d'un permis pour piller, ou des membres des groupes de résistance envoyés là pour voler des armes à la première occasion ou comme informateurs. Inutile de préciser que la Garde nationale s'est avérée tout aussi peu fiable que la police irakienne quand elle fut confrontée aux attaques de la résistance.
À cet égard, la situation s'est détériorée au point que toute la police de Ramadi - une ville de 400 000 habitants - a démissionné en bloc, pour protester contre l'état d'urgence déclaré en octobre par le gouvernement Alaoui. Dans la capitale du nord, Mossoul, on estime qu'au plus 10 % de la police se présentent encore pour prendre leur service et que la plupart des unités de la Garde nationale ont déserté. La Garde nationale irakienne a manifesté des signes d'agitation croissante ces deux derniers mois. Les cas de désertion sont devenus encore plus fréquents. Si bien que le 29 décembre, après qu'une unité de la Garde nationale forte de 111 hommes, basée près de Samarra, eut déserté avec ses armes suite à la mort de leur commandant lors d'une attaque terroriste, Alaoui a annoncé que la Garde nationale serait dissoute la semaine suivante et intégrée dans la nouvelle armée irakienne - ce qui est peut-être bien une façon de désarmer sélectivement les unités de la Garde nationale irakienne qui sont considérées comme trop peu fiables.
Mais cela signifie aussi, de fait, que les dirigeants américains sont retournés à la case-départ, sans autre force sur qui s'appuyer que leurs propres soldats. Mais la résistance à laquelle ils sont confrontés aujourd'hui est bien plus puissante qu'il y a quelques mois.
Le bain de sang à Falloudja laissera une haine indélébile
Lorsque les dirigeants américains ont décidé de lancer leur offensive sur Falloudja, sous prétexte que cette ville était un nid de terroristes, qu'elle abritait des combattants étrangers et al-Zarkaoui, la bête noire de Bush, ils espéraient sans doute qu'en rasant la ville sous les bombes, ils feraient un exemple tellement terrifiant que cela détournerait la population irakienne de la résistance de peur de subir le même traitement. De telles méthodes relèvent elles-mêmes du terrorisme. Ce n'est que par une pirouette cynique que cet acte de terrorisme fut justifié par... "la guerre contre le terrorisme".
Cependant, il faut rappeler que, en plus de la situation qui prévaut en Irak depuis vingt-deux mois, la population de Falloudja avait toutes les raisons d'être profondément hostile aux forces d'occupation. C'est en effet à Falloudja que, les 28 et 30 avril 2003, les troupes américaines ont tiré sur une manifestation organisée par les jeunes de la ville contre la transformation de leur école en caserne pour l'armée américaine, tuant treize manifestants. C'est là encore qu'en avril dernier, lors d'une première tentative avortée de prendre le contrôle de la ville, on estime que l'armée américaine a tué 3 000 personnes - même si le nombre exact de victimes ne sera jamais connu. À la fin, pour éviter une insurrection généralisée des 300 000 habitants, les troupes américaines ont dû se retirer sous couvert d'un "accord de paix" destiné à leur sauver la face.
Alors, oui, la population de Falloudja avait toutes les raisons de vouloir que les forces d'occupation quittent leur ville. Et elle n'avait certainement pas besoin de la résistance armée - sans parler de al-Zarkaoui ou de quelconques "combattants étrangers" - pour leur inspirer ce sentiment.
Mais ce défi n'était tout simplement pas supportable pour les dirigeants américains, d'autant qu'il créait un précédent. D'autres villes comme Samarra, Ramadi, Baqouba, etc., dans le triangle sunnite menaçaient de suivre l'exemple de Falloudja. Et les forces d'occupation ne pouvaient pas se le permettre. Elles décidèrent alors de frapper et de faire un exemple.
Le 4 novembre dernier, 12 000 Marines et 2 500 hommes des Forces spéciales irakiennes lancèrent leur offensive contre Falloudja. Selon les généraux américains, l'opération devait être terminée en quelques jours. Après tout, le nombre de combattants potentiels dans la ville était estimé à pas plus de 2 000 personnes et les troupes américaines jouissaient d'une supériorité écrasante en nombre et en puissance de feu, sans compter leur monopole des airs. Et pourtant, exactement deux mois plus tard, le 4 janvier, le porte-parole des Marines, le colonel Clark Matthew, reconnaissait qu'il y avait toujours des quartiers de la ville que ses troupes ne contrôlaient pas et que chaque nuit, les bunkers qu'ils occupaient dans la ville étaient attaqués par la guérilla. Au moment où nous écrivons, l'aviation américaine se livre encore à des "bombardements ciblés" chaque jour.
Selon les reportages qui ont filtré de Falloudja, il ne reste que des décombres et des ruines dans la ville et les bombardements qui se poursuivent détruisent les quelques maisons qui ne sont qu'en partie détruites et sont donc considérées comme suspectes.
Les jours qui ont précédé l'attaque, la ville a été bombardée à la fois par l'artillerie lourde et par l'aviation. Les preuves disponibles montrent que l'artillerie a parfois utilisé une sorte de napalm - un mélange de combustible et de gel qui s'enflamme lorsque l'obus éclate et colle à la peau, transformant les gens en torches humaines. Le Pentagone a admis utiliser ce type de munitions, prétendant cependant que contrairement au napalm, elles étaient moins dangereuses pour l'environnement grâce au type de combustible utilisé ! Et ces hypocrites sadiques prétendent défendre les valeurs de la "liberté" et de la "démocratie" ?
Pendant l'attaque elle-même, selon un photographe irakien qui était présent lors des combats, les Marines ont eu à combattre "pour chaque ruine, chaque maison, même chaque pièce", se frayant un chemin à coups de grenades, indifférents aux victimes, civils ou combattants.
Combien de civils sont morts dans cette attaque ? Même si entre la moitié et les trois quarts des 300 000 habitants ont fui la ville, entre 75 000 et 150 000 personnes y étaient toujours, y compris beaucoup de personnes âgées incapables de fuir. La seule estimation des victimes civiles disponible a été fournie par le Croissant rouge sur la base de rapports incomplets provenant des hôpitaux de la ville : 6 000 morts ! Mais une fois de plus, personne ne saura jamais le nombre exact des victimes. La seule certitude est que c'est un bain de sang dont on se souviendra longtemps et pas seulement à Falloudja.
Officiellement, plus de cinquante Marines ont été tués dans l'attaque, presqu'autant que pendant le premier mois de l'invasion de l'Irak, lors des combats contre l'armée de Saddam Hussein. Les officiels américains affirment que 1 200 à 1 600 "insurgés" ont été tués et 1 000 faits prisonniers. Mais ils ont dû admettre que parmi ces 1 000 prisonniers seulement quinze étaient des "étrangers" (ce qui est très peu dans une ville qui est un carrefour entre l'Irak, la Syrie et l'Arabie Saoudite). Quant à al-Zarkaoui, il n'y a évidemment aucune trace de lui. Le général Shahwani a reconnu à l'agence AFP : "Nous avons maintenant une ville vide pratiquement détruite... et la plupart des insurgés sont libres. Ils sont allés à Mossoul ou à Bagdad ou dans d'autres endroits". Or, c'était bien prévisible et cela souligne seulement le fait que, pour les dirigeants américains, il ne s'agissait de rien d'autre que d'une opération terroriste contre la population.
La nature et les objectifs de la résistance
Depuis le commencement de l'attaque sur Falloudja, la résistance a intensifié son activité dans toutes les principales villes du triangle sunnite, y compris dans certaines qui étaient relativement calmes comme Tikrit. En dehors du triangle sunnite, Mossoul, qui avait été relativement peu affectée par les actions de la résistance, est aussi entrée en éruption au point que les troupes américaines ont dû appeler des Kurdes en renfort et jusqu'à aujourd'hui, la résistance garde le contrôle de certains districts de Mossoul.
Manifestement, les groupes de résistance tentent de profiter de la colère provoquée par le bain de sang à Falloudja. Réussiront-ils à long terme ? Cela reste à voir. Mais en lançant leur attaque contre Falloudja, les dirigeants américains ont parié sur le fait que cela terroriserait suffisamment la population pour isoler la résistance. Jusqu'à présent, il semble qu'ils aient perdu leur pari.
Certes, la résistance est loin d'être un mouvement homogène et la force relative de ses diverses composantes est inconnue, ne serait-ce que parce qu'elles sont clandestines et n'ont pas de porte-parole publics. La majorité de ces groupes semble relever de la mouvance intégriste sunnite et bien que ce soient des entités séparées, nombreux sont ceux qui font allégeance à un Conseil des religieux sunnites qui était basé à Falloudja jusqu'à récemment. D'autres groupes de résistance seraient formés de restes du parti Baas (qui existe officiellement en exil mais n'a pas jusqu'à présent appuyé de résistance armée), de restes de l'armée et de diverses factions nationalistes ou régionalistes. Au-delà de leurs différences, il s'agit de mouvements à la politique réactionnaire : un des sous-produits de l'intervention américaine, qui prétendait oeuvrer pour la démocratie et le progrès, a été de remettre en selle bien des courants rétrogrades, fondamentalistes religieux d'obédiences diverses, en leur permettant de se poser comme l'incarnation de la résistance contre l'occupation étrangère.
Et puis, il y a leurs méthodes, le recours au terrorisme et aux méthodes de la guérilla. Il y a bien sûr une différence entre demander aux combattants de se suicider en se faisant sauter près d'une colonne américaine et leur demander de participer à une embuscade contre cette même colonne - même si le résultat est parfois le même.
Mais avoir recours aux attentats-suicides, c'est condamner à mort ses propres partisans, dans le but de tuer un ennemi, en leur refusant tout avenir et en leur déniant le droit de se battre pour leur propre cause - sans même parler d'accomplir quelque chose. Si l'on y ajoute la nature aveugle de telles formes de terrorisme, ceux qui préconisent son utilisation sont des assassins qui se cachent sous le couvert de la religion ou de toute autre cause et il n'est pas difficile d'imaginer le genre de dictature inhumaine qu'ils mettraient en place s'ils parvenaient au pouvoir.
Mais ceux qui utilisent les méthodes de la guérilla, avec des groupes d'individus armés qui mènent leur propre guerre en dehors de tout contrôle de la population, ne peuvent pas non plus défendre les intérêts du peuple irakien, même si leurs actions reçoivent un certain soutien. D'autant plus que, une fois que les guérilleros se sont éparpillés après un attentat, c'est généralement la population locale proche du lieu de l'attentat qui subit l'essentiel de la répression. C'est une autre façon d'utiliser la population comme chair à canon, sous prétexte de combattre en son nom. Au mieux, les méthodes de la guérilla constituent un moyen de construire et d'entraîner un appareil militaire qui, lorsqu'il devient assez puissant, peut être un levier pour prendre le pouvoir, contre l'ennemi mais aussi pour l'exercer contre la population. Ce n'est pas pour rien que tant de chefs de guérillas du tiers monde, aussi radical qu'ait été leur langage, sont devenus des dictateurs sanglants une fois au pouvoir.
Au-delà de l'utilisation des méthodes terroristes et de guérilla, il est évident que les groupes de résistance se sont tous efforcés de paralyser le gouvernement fantoche d'Alaoui depuis la passation de pouvoir en juin dernier. En effet, depuis cette date, leurs cibles principales semblent avoir été les "collaborateurs" - des politiciens de haut rang associés aux autorités américano-britanniques, au gouvernement Alaoui et à l'appareil de répression irakien. Dans une certaine mesure cette politique a été couronnée de succès puisque, par exemple, au bout d'un certain temps, Alaoui a été incapable de trouver quelqu'un qui accepte d'être nommé gouverneur dans certaines provinces (comme la province d'Anbar qui comprend Falloudja et Ramadi) ou des chefs de police dans certaines villes (y compris dans une grande ville comme Samarra). En procédant ainsi, la résistance a réussi à mettre en évidence l'isolement du gouvernement Alaoui et sa totale dépendance des forces d'occupation.
L'autre objectif commun à ces groupes de résistance a été de faire dérailler le processus électoral. Toutes les composantes de la résistance n'ont pas la même motivation. Certains des groupes intégristes les plus radicaux s'opposeraient à toute élection, quels qu'en soient les organisateurs. D'autres préfèrent probablement que les troupes d'occupation aient tourné les talons avant d'apparaître au grand jour. Il y a aussi des groupes qui peuvent être religieux, partisans du Baas ou nationalistes, qui ne seraient pas nécessairement opposés à se joindre au processus électoral, même sous l'occupation, mais qui préfèrent attendre des temps meilleurs, tout en consolidant leur crédit en maintenant une attitude sans compromission vis-à-vis de l'occupation américano-britannique. De plus ces groupes savent que si le processus électoral avance vraiment, ils auront une nouvelle occasion de s'y joindre lors des élections suivantes, prévues à la fin 2005.
Là aussi, ce qui est significatif, ce sont les méthodes utilisées par ces groupes pour atteindre ces deux objectifs.
Dans leur tentative de paralyser le gouvernement Alaoui, par exemple, ils n'ont pas seulement pris pour cibles les hauts dignitaires du régime mais aussi des travailleurs du rang. Par exemple, un syndicat irakien a dénoncé le kidnapping de cheminots sur les lignes Bagdad-Mossoul et Bassorah-Nasiria, destiné sans doute à perturber le trafic ferroviaire. Il y a eu de nombreuses attaques contre les enseignants dans les universités de même que contre des travailleurs sociaux ou des personnels de santé, qui sont considérés par certains groupes comme des "collaborateurs" parce qu'ils sont employés par le gouvernement. Sans parler de plusieurs centaines de chômeurs qui ont été tués en faisant la queue pour obtenir un travail du gouvernement.
De même en ce qui concerne les élections du 30 janvier. Dans de nombreuses villes, des agents électoraux recrutés pour vérifier les identités des votants sur leur cartes d'alimentation, qui seront utilisées comme preuve de leur droit à participer au scrutin, ont été assassinés par les groupes de résistance. Ces attentats terroristes ont été efficaces puisque, dans un certain nombre d'endroits, les agents électoraux ont démissionné, au point que, par exemple, dans la région de Mossoul, il n'y a pas de commission électorale à l'heure où nous écrivons. De plus, les Nations Unies ont dû réduire le nombre de bureaux de vote prévus de 30 000 à 9 000.
En tout cas, de telles méthodes en disent long sur le mépris dans lequel la résistance tient la population travailleuse et pauvre d'Irak.
Interrogations à propos des élections
Le 30 janvier, les électeurs irakiens sont supposés élire une assemblée nationale provisoire de 275 membres, qui aura alors neuf mois pour élaborer une constitution, avant de la soumettre à un référendum en octobre 2005 et d'organiser les élections à une nouvelle assemblée en décembre 2005. En plus, les électeurs de trois provinces kurdes éliront une assemblée nationale du Kurdistan de 105 membres et les électeurs des dix-huit provinces du pays éliront des conseils provinciaux. Toutes ces élections se font par listes. Chaque électeur vote pour une liste lors de chaque élection et chaque liste recevra un nombre de sièges proportionnel à ses voix.
Depuis déjà des mois, la constitution de ces listes a donné lieu à des querelles grotesques et des marchandages sans fin entre les 230 partis qui se sont fait enregistrer auprès de l'administration d'Alaoui. La seule raison pour laquelle ces partis ont cherché à se faire enregistrer était de tenter d'obtenir que le nom de leur fondateur figure sur l'une des quelques listes qui sont susceptibles de recueillir un nombre significatif de voix. En même temps, ces listes, qui sont toutes largement dominées par l'une des trois principales minorités du pays (chiite, sunnite et kurde), cherchaient toutes à faire figurer des représentants d'autres minorités dans l'espoir d'attirer des électeurs, sans pour autant perdre leur hégémonie sur leur minorité respective.
Au total, 70 listes de 15 à 275 candidats ont été enregistrées jusqu'ici. Les principales listes sont : "l'Alliance unie irakienne", qui rassemble les deux principaux partis chiites, le parti de l'ex-favori des USA, Ahmed Chalabi, un petit parti dominé par des sunnites et quelques personnalités chiites kurdes et turkmènes ; le "Front national" formé par "l'Accord national irakien" d'Alaoui avec divers groupes satellites ; et enfin une liste conduite par les deux partis kurdes, PDK et UPK. Parmi les listes, on peut noter que le Parti communiste irakien a formé une liste "d'Union populaire" qui comprend des candidats de toutes les minorités, sur un programme qui se prononce, entre autres, pour la séparation de la religion et de l'État.
Il y a cependant deux questions qui restent sans réponse. L'une est de savoir si le mouvement intégriste chiite de Moqtadah-al-Sadr participera aux élections, et si ce n'est pas le cas, s'il appellera ses partisans à les boycotter ? L'autre question est l'attitude des principaux partis sunnites qui, à ce jour, ont encore à enregistrer une liste.
Les États-Unis et Alaoui ont fait pression sur al-Sadr pour qu'il se présente aux élections. En décembre, un certain nombre de ses principaux partisans ont été arrêtés sous des prétextes fallacieux. Il s'en est suivi des négociations qui ont conduit à leur libération et à une rumeur disant que les partisans d'al-Sadr figureraient sur la principale liste chiite. Al-Sadr lui-même le confirma à la presse mais il déclara immédiatement qu'il ne rejoindrait cette liste que si l'ayatollah Ali Sistani, l'éminence grise de la liste, obtenait un engagement des forces d'occupation sur une date pour leur départ d'Irak. C'était une autre façon de ne pas refuser explicitement d'être sur la liste chiite tout en réaffirmant son opposition à l'occupation. Le résultat, c'est que al-Sadr a été ôté de la liste chiite.
Entre temps, les partisans d'al-Sadr font activement campagne pour eux-mêmes, en organisant par exemple une protestation nationale contre les coupures d'électricité avec une manifestation à Bagdad, pendant que leurs milices font la chasse aux profiteurs du marché noir et organisent la distribution d'essence, de fuel et de kérosène dans Sadr City, le bidonville chiite de la capitale. Al-Sadr n'a pas fait mystère de son intention de transformer à un moment ou à un autre ses milices en un mouvement politique. Et il est assurément en train de préparer ce moment avec un certain succès. Mais quand et comment il se décidera à franchir le pas, nul ne le sait.
Le problème de la participation des partis sunnites a été une véritable saga, ces deux derniers mois. Avec le soutien public du Conseil des religieux, ces partis ont réclamé que les élections soient repoussées jusqu'à ce qu'un semblant d'ordre soit rétabli dans le triangle sunnite. Face au refus des USA, ils sont pris entre, d'une part, la peur d'être discrédités parmi la minorité sunnite et de devenir une cible des représailles de la résistance s'ils participent aux élections, et, d'autre part, le risque d'être marginalisés politiquement en n'étant pas représentés dans les institutions s'ils n'y participent pas. Dans un cas comme dans l'autre, ils ont quelque chose à perdre, ce qui donne manifestement quelques maux de tête à ces politiciens. Il leur faudra trouver une solution avant la date limite pour l'enregistrement des listes, date qui a été reportée au 15 janvier spécialement pour eux.
Encore des menaces à venir
Quelle va être l'attitude de la population irakienne dans ces élections ? La population chiite va-t-elle suivre les principaux partis chiites malgré l'occupation ? Al-Sadr va-t-il courir le risque d'appeler à un boycott et de l'organiser, ce qui le mettrait en conflit direct avec les forces américaines - ce qu'il a essayé d'éviter depuis le siège de Nadjaf, l'été dernier. Et s'il s'y risque, sera-t-il suivi ?
Dans les régions sunnites, les menaces de la résistance armée vont-elles détourner les électeurs des bureaux de vote ? Ou sont-ils déjà si hostiles à Alaoui et aux forces d'occupation à cause de la brutalité de la répression qu'ils boycotteront le vote de toute façon ?
Les forces d'occupation seront-elles capables de protéger suffisamment de bureaux de vote pour permettre à Alaoui et aux Nations Unies de proclamer les élections valables sans être obligés de les refaire ?
On ne pourra répondre à ces questions que le 30 janvier, en admettant qu'un nouveau soulèvement n'éclate pas d'ici là, mettant un coup d'arrêt à tout le processus électoral.
Quoi qu'il arrive, ces élections sont une parodie d'élections démocratiques, et pas seulement à cause de la fraude prévisible ou parce que les seuls observateurs envoyés par la conférence d'Ottawa pour contrôler le vote "observeront" à partir de la Jordanie, pour des raison de sécurité.
Ce sera une parodie à cause des conditions dans lesquelles elles ont lieu. D'un côté, il y a le terrorisme d'État de l'impérialisme américano-britannique, avec son arsenal de bombes et de tanks, ses 170 000 hommes lourdement armés, et sa volonté de transformer l'Irak en un État vassal, sous un régime docile. De l'autre côté, il y a le terrorisme de groupes armés réactionnaires, nés de l'invasion de l'Irak par les Occidentaux, qui considèrent la population comme de la chair à canon et qui rêvent de différentes formes de dictatures. Quelle sorte "d'élections démocratiques" peut-il y avoir lorsque la population est prise en tenailles entre ces deux menaces ? Dans cette situation, ce qui compte, ce n'est pas ce que les électeurs mettent dans l'urne mais ce qu'ils trouvent dehors, en sortant du bureau de vote - en admettant qu'ils aillent effectivement voter. Et ce qu'ils trouvent, c'est une guerre sanglante qui prend des dizaines de vies chaque jour et peut à chaque instant prendre la leur.
Si, comme il est vraisemblable, ces élections sont pratiquement boycottées dans les régions sunnites, l'Assemblée provisoire ne sera tenue pour légitime, au mieux, que dans les régions chiites et kurdes. Mais elle n'aura aucun crédit dans les régions sunnites, poussant encore plus de gens dans les bras de la résistance armée, faute d'autre issue, encourageant ainsi cette dernière à intensifier ses activités.
Mais même si la participation dans les régions sunnites est suffisante pour que l'Assemblée provisoire ait un minimum de crédibilité, les notables s'appuyant sur la minorité sunnite ne retrouveront pas le pouvoir et les positions qu'ils monopolisaient sous Saddam Hussein - donnant ainsi une base à un séparatisme sunnite. Les forces centrifuges qui s'expriment déjà se feront entendre plus fort. Au Kurdistan, une partie de la population kurde s'impatiente parce que la reconstruction promise tarde à se matérialiser et elle en rend responsable la guerre qui se poursuit dans les régions sunnites. De même dans le centre chiite du pays, au sud de Bagdad, un conseil de hauts dignitaires religieux a déjà lancé une campagne pour réclamer un statut d'autonomie afin d'isoler leur région de l'activité terroriste du triangle sunnite et du sud occupé par les Britanniques. De plus, le fait que, sur cette toile de fond, l'armée américaine a recours aux milices kurdes comme auxiliaires dans la répression contre l'insurrection sunnite à Falloudja et à Mossoul menace de creuser un fossé sanglant entre les deux minorités.
Au bilan, même si Blair et Bush parviennent à se vanter d'une participation crédible dans ces élections et à présenter cela comme "un succès démocratique", la poudrière créée par l'invasion de l'Irak ne sera pas plus stable. Bien au contraire. La menace d'une explosion grandit. Et les seules méthodes que l'impérialisme connaisse pour affronter cette menace sont celles qui ont été utilisées dans les massacres de Falloudja. De nouveaux bains de sang attendent le peuple irakien. C'est la seule perspective que l'impérialisme a à lui offrir.
10 janvier 2005