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Irak - Les États-Unis à la recherche d'une porte de sortie
En annonçant, le 10 janvier, une "nouvelle stratégie" en Irak, le président américain Bush a surtout annoncé l'envoi de 21500 soldats supplémentaires, un envoi dont personne ne pense qu'il pourra changer grand chose à la situation sur le terrain. Il a en même temps reconnu des "erreurs" dans la conduite de la guerre. Mais la plupart des responsables américains, y compris les proches du président, reconnaissent maintenant ouvertement ce que le président ne reconnaît qu'à demi-mot.
"Nous ne sommes pas en train de gagner la guerre en Irak", a même déclaré, le 5 décembre, le nouveau secrétaire d'État à la défense Robert Gates, interrogé par la Commission des Forces armées du Sénat. Gates, un proche du président qui a remplacé Donald Rumsfeld à ce poste après la défaite républicaine aux élections de novembre, confirme ainsi que l'on n'a pas seulement changé l'homme qui dirige les forces militaires des États-Unis : on reconnaît aussi maintenant ouvertement que l'intervention en Irak a mené à un fiasco, et l'on cherche comment sortir de la situation ainsi créée.
Le fiasco irakien
C'est que, plus de trois ans et demi après le début de la guerre, en mars 2003, l'échec est désormais trop patent pour être nié. Et ce n'est certes pas l'exécution de l'ex-dictateur Saddam Hussein, le 30 décembre, qui peut le cacher, d'autant qu'elle semble plutôt provoquer une radicalisation de l'opposition entre sunnites et chiites.
Chaque jour apporte son lot d'attentats meurtriers, d'affrontements entre milices opposées, d'attaques contre les troupes d'occupation. Les morts irakiens se comptent chaque jour par dizaines et parfois dépassent la centaine. Ces attentats quotidiens visent à terroriser soit les candidats faisant la queue pour un poste dans l'armée ou la police, soit simplement les personnes acceptant de travailler pour des sociétés étrangères; ou bien simplement ils frappent de façon aveugle la foule d'un marché dans un quartier chiite, ou, en retour, une foule semblable dans un quartier sunnite. La division s'installe entre quartiers sunnites et chiites ou avec les régions kurdes, et entre les uns et les autres, c'est maintenant la guerre.
Personne ne contrôle plus vraiment la situation dans le pays. Les troupes d'occupation en sont à limiter au strict nécessaire les sorties de leurs bases. Bien sûr, des élections ont eu lieu et un gouvernement irakien a été mis en place, de façon à accréditer l'idée que l'intervention américaine aurait permis d'amener au peuple irakien un système politique démocratique. Mais ce gouvernement est lui-même dominé par les partis islamistes chiites, et il ne fait que tenter de composer avec les principales milices chiites. L' armée, la police, qu'il tente de mettre en place et qui sont censées prendre le relais des troupes d'occupation pour restaurer l'ordre et la stabilité, suivent donc la logique de guerre confessionnelle qui traverse désormais tout le pays et apparaissent comme des auxiliaires des milices chiites, elles-mêmes incontrôlables.
En fait, les quartiers, les villes, les régions, sont maintenant dominés par des milices concurrentes dirigées par de véritables seigneurs de la guerre qui n'obéissent vraiment qu'à eux-mêmes. Les milices peuvent assassiner pour un oui ou pour un non, ou simplement pour le fait d'avoir sur sa carte d'identité un patronyme typiquement chiite ou typiquement sunnite. La délinquance s'est installée depuis longtemps à grande échelle, notamment les enlèvements contre rançon.
Cette situation dramatique et qui empire rend impossible aux dirigeants américains de maintenir plus longtemps la fiction officielle selon laquelle, même si les choses prendraient un peu plus de temps que prévu, l'invasion de l'Irak serait en train de déboucher sur la mise en place dans le pays d'un gouvernement démocratique et stable. Cela d'autant plus que la prolongation de cette situation provoque des conséquences politiques aux États-Unis même.
En effet, le nombre de soldats américains tués en Irak depuis le début de la guerre a maintenant dépassé les 3000, dépassant aussi celui des morts américains des attentats du 11 septembre 2001, qui était de 2973. Quant au nombre de blessés parmi les soldats américains, il pourrait être encore dix fois plus élevé. Si, en novembre, les élections de mi-mandat au Congrès des États-Unis se sont traduites par une victoire démocrate et un désaveu cinglant du président Bush, il est clair que l'enlisement en Irak a compté pour beaucoup. Une grande partie de l'opinion américaine est maintenant convaincue de l'inutilité de tous ces morts, de l'inutilité des énormes dépenses de guerre englouties en Irak et se demande ce que l'armée américaine a bien été faire là-bas. Et le parti démocrate, bien que n'ayant pas réellement de politique différente de celle de Bush à proposer, cherche à rester en phase avec cette opinion en s'opposant en paroles à l'envoi de troupes supplémentaires.
En fait, quoi que Bush lui-même puisse encore proclamer dans ses discours, les dirigeants de l'impérialisme américain veulent maintenant trouver le moyen de sortir leur armée du bourbier dans lequel elle s'enfonce, et de mettre fin à cette opération irakienne qui s'avère n'avoir été rien d'autre qu'une aventure militaire malheureuse. Cependant, un retrait pur et simple de l'armée américaine serait la reconnaissance d'une défaite, non pas dans un petit État sans importance, mais dans un grand pays situé au coeur d'une région stratégique et aux richesses pétrolières déterminantes. Et un tel aveu de défaite, dans cette région cruciale du Moyen-Orient que les États-Unis tiennent à garder sous leur contrôle, pourrait entraîner des réactions en chaîne et avoir de graves conséquences.
Comment parvenir à se retirer d'Irak sans que cela ressemble à une déroute : c'est bien cette équation difficile que les dirigeants américains tentent maintenant de résoudre.
Le rapport Baker
Le rapport remis le 6 décembre dernier au président par la commission d'étude sur l'Irak, appelée par la presse la "commission Baker", ne fait qu'expliciter les préoccupations des dirigeants américains.
Mise en place par le Congrès, composée de cinq républicains et cinq démocrates, présidée par l'ex-secrétaire d'État républicain James Baker et l'ex-président de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants Lee Hamilton, cette commission préconise l'adoption par les dirigeants américains d'une "approche bipartisane" qui soit "susceptible de mettre fin de manière raisonnable à ce qui est devenu une guerre longue et coûteuse".
Sans doute, à l'approche de l'installation en janvier du nouveau Congrès des États-Unis, désormais dominé dans les deux chambres par le parti démocrate, la commission Baker répondait-elle à ce besoin d'un consensus "bipartisan" sur la politique à mener en Irak. Même si le parti démocrate n'a pas défini de politique différente de celle des républicains, son succès électoral est dû au désaveu par l'opinion de la politique de l'administration Bush en Irak. La commission se devait donc d'en tenir compte au moins formellement, tant en prenant ses distances à l'égard de la politique menée jusque-là qu'en tentant de définir une approche "nouvelle".
Mais les conclusions de la commission vont de toute évidence au-delà de ces nécessités de circonstance. James Baker lui-même est un proche du président Bush et son rapport est aussi sans doute un moyen d'habituer les esprits au constat d'abord, à un changement d'orientation ensuite.
Ainsi, constate le rapport, "personne ne peut garantir à l'heure actuelle qu'une quelconque série de mesures enrayera les affrontements confessionnels, la violence croissante ou un glissement dans le chaos". Evoquant les dangers de la situation, elle ajoute : "Si la situation continue de se détériorer, les conséquences pourraient être graves (...). Un effondrement de l'économie et du gouvernement irakiens paralyserait un peu plus encore un pays déjà incapable de subvenir aux besoins de sa population. Les forces de sécurité pourraient éclater suivant les lignes de fracture confessionnelles". La multiplication des réfugiés pourrait alors entraîner "une catastrophe humanitaire". D'autre part "le nettoyage ethnique pourrait sévir à grande échelle. Le peuple irakien pourrait être soumis à un nouvel homme fort qui userait de moyens politiques et militaires musclés pour faire prévaloir l'ordre sur l'anarchie. Les libertés seraient réduites ou perdues." Enfin, "un Irak plongé dans le chaos pourrait conduire [les pays voisins] à intervenir afin de protéger leurs propres intérêts, risquant ainsi de déclencher une guerre régionale généralisée". On pourrait craindre alors "l'éventualité d'affrontements entre chiites et sunnites à travers le monde islamique" et "le terrorisme pourrait prendre de l'ampleur".
Tout cela n'est que la reconnaissance, maintenant officielle, de la gravité de la situation à laquelle a conduit la dernière intervention en Irak. Il faudrait, en fait, y ajouter les interventions précédentes, depuis le soutien donné au régime de Saddam Hussein contre l'Iran durant la guerre de 1980-1988 jusqu'à la première guerre du Golfe en 1991, suivie de quinze ans d'un embargo qui a abouti à une terrible dégradation de la situation matérielle de la population irakienne.
Ce constat se place, bien sûr, non du point de vue des peuples de la région, mais de celui de l'impérialisme américain et de ses intérêts généraux. Ainsi, constatant que "l'Irak est une épreuve et un fardeau pour les capacités militaires, diplomatiques et financières des États-Unis", les membres de la commission tirent le signal d'alarme suivant : "Si l'Amérique devait donner l'impression d'avoir échoué là-bas, c'est toute sa crédibilité et son influence qui s'en trouveraient durablement affectées, au coeur du monde musulman, dans une région essentielle à l'approvisionnement énergétique mondial. Cela entamerait de surcroît l'influence des États-Unis dans le monde".
Que faire alors ? Dans son rapport, la commission Baker a écarté d'abord différentes options : selon elle, le retrait précipité des troupes américaines d'Irak serait "une erreur". D'autre part, le maintien de la politique actuelle "ne ferait que remettre à plus tard l'heure du bilan, qui n'en serait alors que plus lourd". Enfin, dit-elle, "l'augmentation soutenue du nombre de soldats américains en Irak ne peut rien contre la cause essentielle des violences en Irak, l'absence de réconciliation nationale". Il ne restait donc qu' à trouver une "approche nouvelle" qu'elle tentait de définir.
Quelle "approche nouvelle" ?
La commission Baker a émis une série de recommandations, dont un grand nombre, en fait, ne présentaient rien de nouveau. Ainsi, les États-Unis devaient d'abord "augmenter de façon significative le nombre de personnels militaires, y compris de troupes de combat, intégrées dans et appuyant les unités de l'armée irakienne".
Les mesures annoncées le 10 janvier par Bush correspondent exactement à ces recommandations de la commission, avec l'envoi de 21 500 soldats américains supplémentaires en Irak. L'objectif serait de renforcer l'armée et l'État irakiens de façon qu'ils puissent à terme gouverner le pays, et en particulier affronter les différents groupes armés, sans que l'armée d'occupation américaine soit en première ligne. Ainsi, dit la commission, "au fur et à mesure que ce processus se déroulera, les forces de combat américaines pourront commencer à se retirer d'Irak", et "au premier trimestre de 2008, (...) les brigades de combat non nécessaires à la protection militaire pourraient être évacuées d'Irak. A ce moment-là, les forces de combat américaines en Irak ne pourraient être déployées que dans des unités intégrées aux forces irakiennes, des équipes de réaction rapide ou d'opérations spéciales, ainsi que pour l'entraînement, l'équipement, le conseil, la protection militaire" (...).
Tout cela, en réalité, ne diffère pas de la politique menée jusqu'à présent par l'équipe Bush, qui prétendait confier peu à peu l'Irak à un gouvernement et à des forces armées irakiens. C'est bien de cette politique qu'il faut aujourd'hui constater l'échec. Tout au plus les dirigeants américains espèrent-ils sans doute que l'envoi de 21 500 hommes supplémentaires -alors que l'effectif actuel est de 132000 hommes- permettra de "sécuriser" un peu plus quelques zones et, en particulier, de contrôler au moins un peu la capitale, Bagdad. Cela permettrait de rendre leur échec moins patent et de faire qu'à terme, le départ de leurs troupes ait lieu dans de moins mauvaises conditions. En revanche, il est évident que pour venir à bout des groupes armés, pour rétablir un ordre sous férule américaine à l'échelle d'un pays comme l'Irak, il faudrait y envoyer de façon prolongée un contingent bien supérieur, de plusieurs centaines de milliers, voire peut-être de plus d'un million d'hommes. Cela impliquerait aussi une nouvelle et très importante augmentation des dépenses de guerre.
C'est justement ce que les dirigeants américains ne veulent pas faire : l'annonce de l'envoi de deux dizaines de milliers d'hommes est, de ce point de vue, un aveu. Ils n'auraient d'ailleurs pas les moyens politiques de le faire aujourd'hui, même s'ils le voulaient, du fait de l'opposition exprimée d'une majorité de la population des États-Unis. En fait, ce n'est donc pas pour le volet militaire, mais pour le volet politique, que la conduite des dirigeants américains à l'égard de l'Irak pourrait s'infléchir.
D'une part, ils voudraient favoriser ce qu'ils nomment la "réconciliation nationale" en Irak en s'appuyant sur une partie des cadres du parti Baath chassés de leurs responsabilités après la chute de Saddam Hussein. Ils espèrent sans doute que l'exécution de celui-ci rendra désormais la chose plus facile. Le rapport Baker recommande notamment "la réinsertion des baathistes et des nationalistes arabes dans la vie de la nation, hormis les grandes figures du régime de Saddam Hussein". Ce serait une tentative de rééquilibrer la politique américaine en regagnant les faveurs des sunnites, qui fournissaient l'essentiel des cadres de l'ancien pouvoir et qui en avaient été chassés au profit des chiites. Cependant, au point qu'a atteint la guerre entre communautés, on voit mal les partis chiites, jusqu'à présent favorisés, accepter sans résistance de rétrocéder à ces anciens cadres sunnites les places qu'entre temps ils ont occupées.
Mais d'autre part, et c'est sans doute l'essentiel, les dirigeants américains voudraient s'orienter vers une collaboration avec les régimes voisins de l'Irak. Ce que Bush se refuse encore à admettre officiellement est en revanche présent dans les propositions du rapport Baker. Ainsi, propose celui-ci, constatant "la capacité de la Syrie et de l'Iran à peser sur le cours des événements à l'intérieur de l'Irak, les États-Unis devraient tenter d'engager un dialogue constructif avec ces deux pays".
Les deux États régulièrement accusés par Bush de complicité avec le terrorisme international seraient donc appelés à devenir garants de la stabilité de l'Irak... N'en restant pas là, la commission affirme aussi que "les États-Unis ne pourront atteindre leurs objectifs au Moyen-Orient s'ils ne traitent pas le problème du conflit israélo-palestinien et celui de l'instabilité régionale" et qu'ils doivent "s'engager de nouveau et de manière ferme dans la voie d'une paix entre Arabes et Israéliens sur tous les fronts : Liban, Syrie et, en ce qui concerne Israël et la Palestine, (...) en faveur de la solution des deux États".
Négocier avec la Syrie et l'Iran ?
Proposer cette négociation sur tous les fronts, dans le but d'aboutir à une collaboration de la Syrie et de l'Iran au maintien de la stabilité régionale, est ce qui apparaît le plus contraire à la politique menée par l'administration Bush, une politique qui a consisté jusqu'à présent à stigmatiser ces deux pays comme responsables des conflits du Moyen-Orient et à les menacer périodiquement d'une intervention militaire.
Cela peut-il aboutir, et surtout aboutir rapidement, c'est évidemment une autre question. De multiples commentaires qui ont suivi la publication du rapport Baker ont évoqué les obstacles sur cette voie, dont le moindre n'est pas la difficulté, pour l'administration Bush, de se renier elle-même et surtout que cela se voie. Mais la commission Baker, au fond, lui rend service en avançant une option qu'il est difficile au président de formuler lui-même, mais dont tous les dirigeants de l'impérialisme américain savent bien qu'elle existe.
Au moins depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la fin des mandats coloniaux, l'ordre impérialiste au Moyen-Orient s'appuie sur une collaboration avec les différents régimes de la région, aussi indépendants qu'ils apparaissent ou tentent d'apparaître. C'est évident pour le régime israélien qui se comporte en agent direct des États-Unis, mais c'est également vrai de l'Arabie saoudite, des Emirats, de la Jordanie, du Liban, eux aussi très directement liés à l'impérialisme, auxquels il faut ajouter, aux marges de la région, la Turquie. Mais c'est encore vrai de l'Egypte, de l'Iran, de l'Irak et de la Syrie, même si pour ces quatre derniers pays cette collaboration a été et reste plus contradictoire en fonction de leurs soubresauts politiques.
Après avoir montré dans la période nassérienne des velléités d'indépendance à l'égard de l'impérialisme, l'Egypte de Sadate, puis de Moubarak, en est depuis longtemps redevenue un partenaire docile. Il en a été de même pendant longtemps de l'Irak de Saddam Hussein, qui se fit l'exécuteur des basses oeuvres de l'impérialisme avant d'être désigné par les dirigeants américains comme l'homme à abattre. En ce qui concerne la Syrie, la collaboration avec son régime a toujours été plus cachée, mais non moins réelle, comme lorsque le régime d'Hafez Al-Assad fit intervenir son armée au Liban, en 1976, pour arbitrer la guerre civile que connaissait le pays. Il s'agissait alors d'empêcher une victoire des milices de la gauche libanaise alliées aux milices palestiniennes sur celles de la droite chrétienne : cette intervention syrienne se fit avec l'approbation des dirigeants des grandes puissances, qui considérèrent dès lors, et jusqu'à une date récente, la Syrie comme la gardienne en titre de l'ordre et de la stabilité du Liban.
Enfin, l'Iran a été longtemps lui-même, sous le régime du chah, un des principaux gardiens de l'ordre de la région, en collaboration directe avec l'impérialisme américain. Ce sont les États-Unis qui, après la chute du chah et la révolution iranienne de 1979, rompirent avec le nouveau régime. Ils tentèrent de renverser le régime de la république islamique établi par Khomeiny, ou au moins de l'affaiblir, en soutenant la guerre déclenchée contre lui par l'Irak de Saddam Hussein. Les dirigeants de l'impérialisme écartaient alors l'éventualité d'une collaboration avec ce régime, alors que les nouveaux dirigeants iraniens s'y montraient prêts, même si ce ne pouvait être que sur des bases différentes de celles en vigueur sous le chah.
Les dirigeants des grandes puissances sont donc les premiers à savoir que la collaboration est possible avec les différents régimes, aussi opposés qu'ils puissent apparaître. Ceux-ci en effet ne cherchent nullement à mettre fin à la domination de l'impérialisme sur la région. Ils tentent simplement d'obtenir quelques marges d'indépendance donnant à leur bourgeoisie une meilleure part de l'exploitation des richesses de leur pays et de celle de leur peuple.
Mais c'est justement ce que les dirigeants de l'impérialisme ne veulent pas accepter, ou ne veulent tolérer que dans d'étroites limites et seulement s'ils y sont contraints. Un des moyens d'assurer leur domination est d'ailleurs d'utiliser ou de susciter les oppositions entre les différents pays. Ainsi ont-ils pu utiliser, à l'époque du chah, l'Iran contre l'Irak lorsque celui-ci montrait trop de velléités d'indépendance. Dans la période plus récente au contraire, en 1980-1988, la guerre Irak-Iran vit l'Irak, les Emirats et l'Arabie saoudite utilisés contre l'Iran khomeiniste. Puis, la même Arabie saoudite, les Emirats et l'Egypte furent utilisés contre l'Irak dans les deux guerres du Golfe. Enfin, de façon à peu près permanente, Israël était utilisé contre tous : le conflit israélo-palestinien, en maintenant continuellement une tension, permettait aux dirigeants israéliens d'entretenir dans leur propre population une mentalité de peuple assiégé prêt à mener une guerre quasi-permanente contre ses voisins arabes.
A chaque étape, pour des besoins de politique intérieure et ne serait-ce que pour donner une apparence de justification à leurs attaques, les dirigeants impérialistes sont donc amenés à stigmatiser tour à tour chacun de ces régimes au moment où ils le combattent. L'épithète de dictateur a été distribuée successivement et en fonction de leur politique du moment à Nasser, aux dirigeants syriens ou aux dirigeants iraniens. Les dirigeants américains, pour faire gros et simple, ont même inventé l'"axe du Mal" contre lequel eux-mêmes représenteraient "le Bien", ou tout simplement ils qualifient les régimes auxquels ils s'opposent à un moment donné d'États "terroristes".
Cependant, jamais ces épithètes ne se sont appliquées aux dirigeants israéliens lorsqu'ils pratiquaient un véritable terrorisme d'État contre le peuple palestinien. Ils ne se sont jamais appliqués non plus aux princes saoudiens bien qu'ils dirigent un des pires régimes, réactionnaire et féodal, de la planète. Les qualificatifs de "dictature", de "démocratie" ou de "terroriste", pour les dirigeants impérialistes, ont évidemment une application à géométrie variable, en fonction directe de leur alliance ou de leur hostilité du moment à l'égard du régime qu'ils qualifient. De ce point de vue, et à la différence de beaucoup d'autres, Israël, l'Arabie saoudite ou la Jordanie ont échappé à la stigmatisation du fait de la stabilité de leurs liens avec l'impérialisme.
En tout cas, l'exemple récent de l'évolution de la Libye de Kadhafi a montré comment un régime récemment encore qualifié de "terroriste", et qui fut même longtemps la cible d'attaques militaires américaines, pouvait rapidement rentrer dans les grâces de l'impérialisme après l'apurement d'un certain nombre de contentieux. Ceux-ci étaient certainement moins difficiles à régler que ceux existant au Moyen-Orient, mais l'accord intervenu montre en tout cas que ce qui l'empêchait n'était nullement la nature du régime de Kadhafi, et cela quels que soient les qualificatifs que lui aient réservés dans le passé les dirigeants américains.
Parmi les dirigeants américains, chacun sait donc en fait qu'une négociation avec l'Iran et la Syrie est une option existante. Aujourd'hui, elle répondrait mieux aux intérêts bien compris de l'impérialisme américain que de laisser son armée s'enliser encore un peu plus dans l'occupation militaire de l'Irak... à condition cependant que l'option s'avère praticable.
Les conditions d'une négociation
Les dirigeants américains savent fort bien que les dirigeants syriens ou les dirigeants iraniens sont prêts à chercher une entente. Mais ils savent aussi que les conditions concrètes que poseront les dirigeants en question dans une négociation leur créeront quelques difficultés.
Les unes tiennent à la politique des dirigeants américains eux-mêmes, qui consiste à susciter et à utiliser les rivalités entre les différents États de la région pour la dominer. De plus en plus d'ailleurs, ces rivalités entre États ou groupes d'États se compliquent de rivalités communautaires, principalement entre sunnites et chiites. C'est le cas de l'Irak, mais aussi du Liban, où d'autres composantes, essentiellement chrétiennes et druze, s'ajoutent aux sunnites et aux chiites.
Dans ces conditions, faire de l'ennemi d'hier un ami d'aujourd'hui ne peut que causer des difficultés avec ceux qui, en revanche étaient les amis d'hier. Ainsi, rétablir des relations normales avec l'Iran et la Syrie ne pourrait que susciter des difficultés avec Israël, mais aussi avec l'Arabie saoudite et l'Egypte, en concurrence avec l'Iran pour le rôle de première puissance régionale.
Mais de plus, du fait de ces rivalités, il existe des contentieux réels auxquels il faudrait trouver des solutions, car la Syrie et l'Iran ne peuvent accepter de collaborer ouvertement avec les États-Unis que si ceux-ci, en échange, répondent au moins à certaines de leurs revendications.
Ainsi, le régime syrien revendique la restitution du plateau du Golan, territoire syrien occupé en 1967 par Israël et que celui-ci ne veut pas rendre en dépit des résolutions de l'ONU qui le lui ordonnent. C'est en espérant obtenir au moins cela en retour que la Syrie a multiplié les signes de bonne volonté vis-à-vis de l'impérialisme. Mais, jusqu'à présent, les dirigeants impérialistes ont préféré ne pas répondre aux gestes syriens, entre autres parce qu'ils ne souhaitent pas mécontenter Israël, ni devoir faire pression sur celui-ci pour qu'il restitue le Golan à la Syrie.
De même, changer de ton à l'égard du régime syrien poserait aux dirigeants impérialistes américains, mais aussi français, quelques problèmes vis-à-vis de leurs alliés libanais. Depuis 2004, en effet, les dirigeants américains et français ont incité les dirigeants libanais à couper les ponts avec la Syrie, aboutissant au retrait du Liban des troupes du régime de Bachar Al-Assad. Aujourd'hui, cela débouche sur l'affrontement ouvert entre les partis alliés de la Syrie et de l'Iran, le Hezbollah et le parti Amal, chiites mais alliés à certains partis chrétiens, et les partis soutenus par les États-Unis et la France, sunnites, chrétiens et druze. Un changement d'attitude impliquerait au moins que les dirigeants occidentaux poussent leurs protégés actuels à accepter un compromis qu'aujourd'hui ils refusent.
Quant à une éventuelle négociation avec l'Iran, ce pays est aujourd'hui montré du doigt par les grandes puissances parce qu'il veut se doter d'une industrie d'enrichissement nucléaire et accusé en fait, malgré ses dénégations, de ne pas vouloir se contenter de nucléaire civil. Or, malgré le traité de non-prolifération nucléaire, chacun sait que des puissances comme l'Inde, le Pakistan ou Israël disposent de l'arme atomique. Il est évident que l'Iran aurait bénéficié de la même complaisance s'il s'agissait encore de l'Iran du chah, qui avait donné maintes preuves de la fiabilité de son alliance avec l'impérialisme. Mais, aujourd'hui, les pressions exercées sur l'Iran dans la question nucléaire peuvent être un moyen d'obtenir du régime de la république islamique qu'il donne à son tour des preuves de sa fiabilité, par exemple en s'engageant à jouer un rôle stabilisateur en Irak et au Liban.
Il faut noter d'ailleurs que, depuis déjà plus de six mois, le gouvernement Bush a infléchi sa position à l'égard de l'Iran dans la question nucléaire, déclarant qu'il reconnaissait à ce pays le droit à la technologie nucléaire et laissant entendre qu'il pourrait même lever les sanctions décidées contre lui. De la part de l'administration Bush, c'est une ouverture, à laquelle l'Iran est évidemment appelé à répondre en fournissant des contreparties.
En Irak, le régime iranien apparaît en effet comme le principal allié des milices chiites. Au Liban, il apparaît comme le principal soutien du Hezbollah. D'autre part, les surenchères du président iranien Ahmadinejad contre Israël, y compris l'affichage d'un antisémitisme de bas étage, apparaissent comme une tentative de s'imposer comme le leader incontesté des chiites, y compris bien au-delà de l'Iran. C'est cette influence qui pourrait être pour le régime iranien une monnaie d'échange dans le cadre d'une négociation avec l'impérialisme qui referait de l'Iran un de ses partenaires.
Là aussi, un éventuel accord avec l'Iran aurait, pour les États-Unis, l'inconvénient de mécontenter Israël. Mais il ne faut pas oublier qu'Israël et l'Iran ont collaboré à maintes reprises, ouvertement à l'époque du chah et discrètement à l'époque de la guerre Irak-Iran. Israël était alors un des canaux par lesquels les fournitures d'armement parvenaient à l'Iran, car il ne souhaitait pas voir l'Irak sortir renforcé du conflit. Les dirigeants israéliens savent que les proclamations de solidarité avec les Palestiniens opprimés, de la part des dirigeants iraniens, sont une figure de rhétorique. Elles le sont même bien plus encore que de la part des dirigeants des pays arabes qui, pour la plupart, du fait de leur proximité avec Israël, ont aussi avec celui-ci des motifs propres de conflit que l'Iran n'a pas.
Mais les déclarations de solidarité avec les Palestiniens, même quand elles émanent de la Syrie ou des autres États arabes, ou même du Hezbollah libanais, ne sont de toute façon que des surenchères, susceptibles de disparaître dans une négociation en fonction des concessions que pourront obtenir les uns et les autres.
Les Palestiniens risquent donc d'être encore une fois les oubliés de l'éventuel règlement préconisé par la commission Baker pour tout le Moyen-Orient, même si celle-ci recommande de parvenir à une paix globale entre Israéliens et Arabes. Faire miroiter un prétendu "processus de paix" israélo-arabe est depuis longtemps devenu un procédé pour tenter de renforcer les dirigeants palestiniens les plus modérés, sans rien leur concéder en échange. Le rapport de la commission Baker reprochait surtout à l'administration Bush de n'avoir rien fait pour entretenir la crédibilité de ce "processus". La secrétaire d'État Condoleezza Rice semble avoir été chargée par Bush, en se rendant encore une fois dans la région, de tenter de convaincre les différentes parties en cause d'en faire renaître au moins le mirage. Mais les Palestiniens, à la différence de l'Iran et de la Syrie, n'ont aujourd'hui guère d'atout entre leurs mains pour faire valoir leurs droits.
Vers des surenchères réciproques ?
Depuis plusieurs années, et en particulier sous la direction de Bush, on a vu les dirigeants de l'impérialisme américain adopter des postures radicales et même passer aux actes en se lançant en Irak dans une aventure guerrière. Dans leurs discours, Bush et ses compères ont proclamé qu'ils allaient remodeler le Moyen-Orient, faire de l'Irak un État-modèle en y important la "démocratie" et redessiner autour de lui la carte de la région après avoir débarrassé celle-ci de régimes "terroristes" comme ceux de Syrie et d'Iran.
Mais ils doivent maintenant revoir leurs ambitions à la baisse. Plus que les tentatives de Bush pour ne pas sembler se renier, le rapport Baker fournit une esquisse de la politique à laquelle pensent les dirigeants des États-Unis pour tenter de sortir de la situation irakienne avant que l'échec ne se transforme en une catastrophe et une démonstration d'impuissance pour l'impérialisme américain.
Même si l'idée d'une entente avec la Syrie et l'Iran peut être une perspective, s'engager dès aujourd'hui dans une négociation ouverte avec ces deux régimes aurait pour l'impérialisme américain un inconvénient majeur : son enlisement en Irak le met en situation de faiblesse. De façon parallèle, l'insuccès de la guerre menée par Israël au Liban, cet été, a affaibli son allié israélien et renforcé le parti libanais du Hezbollah, allié de l'Iran. Les dirigeants syriens et iraniens le savent et aborderaient donc une négociation en position de force relative.
Même si des contacts ont certainement déjà lieu discrètement, par différents intermédiaires, les dirigeants américains préfèrent ne pas s'engager trop rapidement dans de véritables négociations avec ces deux régimes. Au contraire, il est même possible que, dans l'immédiat, outre le renforcement des effectifs militaires en Irak, ils s'engagent dans de nouvelles épreuves de force soit sur le terrain irakien lui-même soit au-delà. Des actions militaires, des provocations vis-à-vis de la Syrie et de l'Iran peuvent faire partie de cette stratégie, soit venant directement des États-Unis, soit par l'intermédiaire d'Israël. De la part des dirigeants américains, cela ne serait pas contradictoire avec la recherche du "règlement global" dont parle la commission Baker.
Il faut rappeler, par exemple, que lors de la guerre du Vietnam, c'est au moment même où ils étaient engagés dans des négociations avec l'adversaire que les dirigeants américains ont procédé aux bombardements les plus massifs sur le nord du pays. La puissance de feu de l'armée américaine était ainsi utilisée directement comme "argument" dans les négociations. Il pourrait en être de même au Moyen-Orient.
Le Moyen-Orient entre guerre larvée et guerre permanente
Dans l'immédiat, la nouvelle stratégie annoncée par Bush consistera donc surtout en une intensification des opérations militaires en Irak. Il est bien peu probable que cela puisse enrayer la dégradation de la situation, mais cela peut faire partie de cette diplomatie armée qu'affectionnent les dirigeants impérialistes, même s'ils ont en vue à terme une négociation avec l'Iran et la Syrie.
Quant à savoir si un accord avec ces deux régimes permettrait vraiment de stabiliser la situation en Irak et au-delà, c'est une autre question. L'influence de l'Iran sur les milices chiites irakiennes, ou même sur le Hezbollah libanais, est certainement réelle. Les moyens de pression de la Syrie sur les insurgés sunnites irakiens le sont certainement aussi. Il n'en résulte pas pour autant qu'il suffise d'un accord avec la Syrie et l'Iran, si même il était obtenu, pour rétablir la situation en Irak et faire cesser ce qui apparaît maintenant comme une véritable guerre civile. Les "seigneurs de la guerre" concurrents qui se disputent des territoires ne peuvent abandonner facilement la parcelle de pouvoir qu'ils ont conquise. Et les différentes milices chiites, sunnites, sans oublier les milices kurdes, si elles sont "lâchées" par un de leurs protecteurs extérieurs, peuvent en trouver d'autres : il y a suffisamment de rivalités au Moyen-Orient pour qu'il se trouve un État de la région, ou même d'une autre, qui y trouve son intérêt.
Il est vrai que tout ce que cherchent les dirigeants des États-Unis est de réussir à se sortir du mauvais pas dans lequel ils se sont enfoncés en Irak, et à en sortir de la façon la moins piteuse possible. D'autre part, même s'ils sont dans une situation difficile, elle n'est pas telle qu'ils soient contraints de trouver très rapidement une issue : ils peuvent attendre et ils attendront sans doute le temps qu'il faudra, quoi qu'il en coûte en vies humaines et en souffrances pour le peuple irakien ou pour leurs propres soldats. D'autant plus qu'ils sont les premiers à savoir que de toute façon, même s'ils trouvent une issue négociée à l'actuel conflit, ce ne pourra être que sur la base d'un équilibre précaire, destiné par nature à être rapidement remis en cause.
De ce point de vue, le "règlement global" de la situation du Moyen-Orient, déchiré par des rivalités elles-mêmes entretenues par les interventions impérialistes successives, n'est qu'une vue de l'esprit. Une négociation débouchant sur un éventuel règlement en Irak ne serait qu'une étape, peut-être même pas vraiment une trêve, dans la guerre permanente que connaît le Moyen-Orient du fait de l'accumulation inextricable de conflits avivés par les interventions impérialistes.
Depuis des années, le système impérialiste fait ainsi vivre d'entières régions de la planète au bord du gouffre, et parfois les y plonge. C'est le cas du Moyen-Orient et malheureusement ce sont les peuples de la région, et en l'occurrence particulièrement les peuples irakien, mais aussi palestinien, libanais, israélien, qui en payent le prix et qui risquent de continuer à le payer.
11 janvier 2007