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Irak - La guerre de brigandage impérialiste
Au moment où nous écrivons, l'armée américaine vient de prendre l'aéroport international de Bagdad et les premiers chars américains auraient pénétré dans les faubourgs de la capitale irakienne. Les dirigeants américains proclament que la bataille de Bagdad a commencé.
Pour la population de Bagdad, la bataille a commencé en réalité dès la première nuit de la guerre par les bombardements qui n'ont jamais cessé depuis. Néanmoins, la guerre entre dans une phase nouvelle. Il est difficile de deviner si les troupes anglo-américaines en resteront pour le moment à encercler la ville et à procéder à des incursions ponctuelles, comme elles le font pour la grande ville du sud, Bassora, en attendant que des renforts arrivent, ou si elles se lanceront à brève échéance dans la tentative de prendre la ville, avec ce que cela comporte de combats de rue. Mais la guerre sera nécessairement plus meurtrière encore pour la population civile.
5 avril 2003
En utilisant des bombes à fragmentation, faites pour tuer, en mitraillant un car où il n'y avait manifestement que des civils, femmes et enfants surtout, en utilisant les vieilles méthodes de toute armée coloniale pour prendre le contrôle d'un village, en défonçant les portes, en humiliant les habitants, l'armée anglo-américaine fait la démonstration qu'elle n'en est plus aux " opérations ciblées ". Ou, plus exactement, qu'elle n'en est plus à prétendre qu'elle ne vise que Saddam Hussein et son régime. La cible, c'est toute la population irakienne. Et si cela émeut l'opinion publique internationale, tant pis pour l'opinion !
Les dirigeants américains veulent gagner la guerre au plus vite. L'intensification des bombardements et la multiplication des engagements autour d'un certain nombre de villes moyennes situées sur la route de Bagdad semblent constituer la réponse des dirigeants américains aux critiques contre leur erreur d'appréciation de la capacité de résistance de l'Irak.
Les dirigeants américains se sont-ils trompés dans l'appréciation du moral et de la capacité au combat de l'armée irakienne ? Ont-ils seulement sous-estimé, comme ils le prétendent aujourd'hui, la terreur exercée par Saddam Hussein sur la population, l'encadrement par le parti Baas, qui seraient tels que les gens n'osent pas manifester leurs véritables sentiments ? Paient-ils leurs démêlés avec la Turquie dont le résultat final a été qu'ils n'ont pas pu ouvrir un front au nord de l'Irak, susceptible de prendre Bagdad en tenaille ? Laissons ces questions aux stratèges qui sévissent et se contredisent sur les chaînes de télévision.
Ce qui apparaît en tout cas évident, c'est que la population irakienne n'accueille pas l'armée coalisée comme une armée de libération. Bien que Saddam Hussein soit un dictateur, la population irakienne perçoit les troupes anglo-américaines pour ce qu'elles sont : des troupes d'invasion étrangères.
Peu importe de savoir si l'erreur d'appréciation de l'état d'esprit de la population irakienne vient des politiciens à la tête du Pentagone, comme l'affirment, sous le sceau de l'anonymat, un certain nombre d'officiers supérieurs américains, ou si le plan de guerre est l'oeuvre à la fois de militaires et d'hommes politiques, comme le veut la thèse officielle. Les dirigeants impérialistes ont une nette propension à présenter leurs guerres comme étant destinées à apporter aux peuples que l'on bombarde ou mitraille, liberté, démocratie et civilisation. Et ils font mine de découvrir à chaque guerre qu'aucun peuple n'apprécie les civilisateurs en armes.
Le caractère impérialiste de la guerre
Pour des révolutionnaires communistes, le choix dans ce type de guerre est clair : il est non seulement de s'opposer à la guerre mais de se placer dans le camp du peuple irakien face aux agresseurs anglo-américains tout en dénonçant la dictature de Saddam Hussein (contrairement à tous les dirigeants français qui, de Chirac aux dignitaires socialistes, sont d'accord avec les buts de la guerre, sinon avec la guerre elle-même, et qui souhaitent la victoire des États-Unis).
Ils doivent rejeter avec mépris toute prétention des troupes d'invasion à mener la guerre au nom de la démocratie ou au nom de la liberté. C'est une vieille habitude de l'impérialisme de couvrir ses agissements les plus agressifs par des abstractions ou des formules générales de ce genre. Mais ces formules ne servent qu'à tenter de dissimuler aux yeux des peuples leurs véritables buts de guerre, qui sont d'imposer ou de renforcer leur mainmise sur les pays et sur leurs peuples.
C'est précisément la demi-douzaine de démocraties impérialistes qui ont réduit pendant des décennies les trois quarts de l'humanité à l'état de colonies l'Inde, toute l'Afrique, etc. ou de semi-colonies la Chine, l'Amérique latine ou le Moyen-Orient précisément.
La démocratie des grandes puissances impérialistes a émergé en s'appuyant sur l'esclavage colonial. Même si la forme coloniale de la domination impérialiste a fait son temps, les liens de subordination et de pillage sont restés. A ceci près que le fouet n'est plus tenu directement par les maîtres du monde impérialiste mais par leurs hommes de main autochtones. Mais la guerre actuelle montre qu'en cas de défaillance de la part de ces derniers, les armées des puissances impérialistes savent mettre directement la main à la pâte.
Et, précisément parce que leur démocratie repose sur l'esclavage des peuples des pays sous-développés, réduits à la misère, les puissances impérialistes ne peuvent pas " exporter " des régimes démocratiques vers les pays pauvres. Car un régime démocratique, même au sens limité de ce qui existe aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, n'est pas possible dans les conditions de misère et d'inégalités criantes qui existent dans les pays pauvres. Dans aucun des pays alliés des États-Unis dans la région, il n'y a un régime démocratique. Au mieux, ce sont des régimes autoritaires, comme la Turquie, au pire, des théocraties moyenâgeuses appliquant la charia et déniant aux femmes la qualité d'êtres humains à part entière. Certains de ces pays sont pourtant riches par leurs ressources pétrolières. Leurs princes, émirs ou rois ont fréquenté des écoles militaires chics d'Angleterre ou des États-Unis avant de fréquenter les casinos en France et n'ont rien à refuser aux dirigeants américains. Il faut croire que ces derniers n'ont pas pensé à leur enseigner les pratiques démocratiques qu'ils prétendent imposer à l'Irak à coups de missiles...
Quant à la seule " démocratie " de la région, que celles de l'Occident reconnaissent comme une des leurs, Israël, elle repose sur la spoliation du peuple palestinien. Elle a pour dirigeant l'homme d'extrême droite Sharon et pour visage une véritable guerre coloniale intérieure.
Le choix de son camp dans cette guerre ne découle évidemment pas, non plus, de " l'illégalité " de l'agression. La caution de l'ONU n'aurait changé en rien la nature de la guerre. Sans énumérer la longue litanie des guerres impérialistes qui ont été menées avec la caution de l'ONU, rappelons seulement que c'est précisément la SDN, Société des nations, prédécesseur de l'ONU, qui avait patronné, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le partage du Moyen-Orient entre les puissances impérialistes française et anglaise. C'est elle qui avait concocté la formule juridique du protectorat anglais sur l'Irak et du protectorat français sur la Syrie voisine.
Quant à la " guerre de la civilisation " contre un régime barbare dont parlent certains imbéciles, si le régime irakien est assurément barbare, que dire de la super-puissance qui mobilise toute sa capacité technique pour semer, systématiquement, mort et destructions dans un petit pays déjà pauvre ? Représentant de la civilisation, ce président à la tête du pays le plus moderne du monde qui, face à son adversaire qui en appelle au djihad, évoque dieu et Bible pour justifier, avec des accents moyenâgeux, une guerre impérialiste moderne ?
L'attitude politique des communistes révolutionnaires ne découle pas non plus d'un parti-pris pacifiste. Dans ce monde impérialiste, où tout se règle dans la violence et par des rapports de forces, il est des guerres qui sont parfaitement légitimes. Les révolutionnaires ne dénient certainement pas le droit à un peuple opprimé par une puissance impérialiste d'utiliser la violence pour se libérer.
L'attitude des révolutionnaires communistes est dictée par le fait que la guerre actuelle est la continuation par d'autres moyens d'une politique impérialiste séculaire pour contrôler le Moyen-Orient. Cette guerre se situe dans la lignée de bien d'autres guerres qui, au cours du siècle passé, ont déchiré cette région, menées par une demi-douzaine de puissances impérialistes, tantôt coalisées, tantôt opposées.
La guerre contre l'Irak est une guerre pour la domination du Moyen-Orient dans son ensemble. C'est à l'échelle de l'ensemble de la région que la plus puissante des puissances impérialistes, les États-Unis, essaie de redistribuer les cartes comme les marchés. Il ne s'agit pas seulement de mettre au pas l'Irak, simplement pour qu'une administration semi-coloniale, purement américaine dans les projets de Washington, chapeautée par l'ONU dans les souhaits des Européens, redistribue les concessions pétrolières dans ce pays qui détient la deuxième réserve mondiale.
Il s'agit de mettre en place un régime malléable par l'impérialisme, en l'occurrence par la principale puissance impérialiste, les États-Unis, qui puisse peser sur les gouvernements de la région, ne serait-ce qu'à travers l'OPEP et la quantité de pétrole produite. Ce rôle est traditionnellement joué par l'Arabie saoudite. Mais les dirigeants du monde impérialiste ont quelques raisons d'être prudents devant l'évolution interne de ce pays. Et, de toute façon, il est plus judicieux de ne pas mettre tous leurs oeufs dans le même panier. Le contrôle des deux plus grands producteurs du Moyen-Orient laisse évidemment un champ plus vaste aux manoeuvres impérialistes en ouvrant également la possibilité de jouer ces deux puissances l'une contre l'autre. Un peu comme l'impérialisme l'avait fait, avant la chute du régime du chah, entre l'Iran et l'Arabie saoudite.
A la différence des réformistes de tout poil, dont les Verts constituent une variante hypocrite, les communistes révolutionnaires ne doivent donc pas en rester à dénoncer la guerre du point de vue moral seulement ou du point de vue d'un pacifisme abstrait. Rappelons d'ailleurs que le " pacifisme " des Verts ne les a pas empêchés de soutenir les bombardements sur l'ex-Yougoslavie !
Quant aux socialistes, leur " pacifisme " s'est amplement illustré dans toutes les guerres coloniales qu'ils ont cautionnées, quand ils n'en ont pas assumé intégralement la responsabilité politique. De par leur rôle dans la sale guerre d'Algérie, Guy Mollet ou Mitterrand sont certainement parmi les serviteurs les plus répugnants de la bourgeoisie impérialiste française. Le fait que leurs héritiers, les dirigeants socialistes d'aujourd'hui, se bousculent devant les caméras pour occuper les premiers rangs dans certaines manifestations contre la guerre, témoigne seulement de leur hypocrisie. Leur pacifisme, contrairement à l'hostilité sincère à la guerre de ceux qui participent aux manifestations, n'est qu'une pose. Pose d'autant plus facile que Chirac lui-même se positionne contre la guerre et que les dirigeants socialistes n'ont qu'à se donner la peine de le soutenir.
Mais dénoncer la coalition impérialiste, ses buts de guerre et souhaiter son échec n'implique pas la moindre complaisance politique à l'égard de Saddam Hussein et son régime.
Saddam Hussein est un oppresseur non seulement pour les composantes kurde et chiite de la population, privées de droits, massacrées, gazées à plusieurs reprises. Mais il l'est aussi pour l'ensemble des classes laborieuses d'Irak. Saddam Hussein a été, aussi, dans le passé l'homme qui a représenté les intérêts impérialistes non seulement dans la guerre qu'il a menée contre l'Iran voisin, mais aussi contre son propre peuple.
Pourtant la coalition anglo-américaine, son agression, ses tueries dans la population sont en train de forger à Saddam Hussein une auréole de chef de la résistance nationale. Pour le moment, l'agression n'a pas affaibli le pouvoir de Saddam Hussein, elle l'a renforcé. Qui plus est, pas seulement en Irak.
Aux yeux de toutes les masses arabes, gouvernées dans la plupart des pays par des régimes serviles à l'égard de l'impérialisme, Saddam Hussein est en train d'acquérir le prestige de celui qui ose résister.
Il y a un demi-siècle, se produisit en Egypte un putsch militaire qui renversa la monarchie et le roi protégé par l'Angleterre et qui finit par porter au pouvoir le colonel Nasser.
Malgré le régime d'oppression sévère que Nasser imposa à son propre peuple, il acquit un prestige exceptionnel, d'un bout à l'autre du monde arabe, voire dans une certaine mesure au-delà, dans bien des pays pauvres. Ce prestige reposait, cependant, au moins sur un certain nombre d'actes politiques qui avaient un caractère anti-impérialiste, comme la nationalisation du canal de Suez ou l'expulsion négociée, il est vrai des troupes anglaises du pays. Sa politique n'était certes pas destinée à offrir une perspective de combat contre l'impérialisme aux masses arabes opprimées. Nasser représentait néanmoins une politique progressiste, ne serait-ce que parce qu'il combattait les courants fondamentalistes religieux de son temps, et un certain modernisme en étatisant certains secteurs de l'économie. Pour étroites qu'aient été les limites de cette politique, elle incarnait une certaine opposition à la pression impérialiste.
Saddam Hussein, en revanche, s'oppose aux États-Unis non seulement au nom du nationalisme arabe mais aussi au nom de l'islam, en s'associant avec les courants les plus réactionnaires et rétrogrades. Que la personne de Saddam Hussein survive à la guerre ou pas, le fait qu'il devienne, en compagnie de Ben Laden, le héros ou le martyr des masses arabes, n'est certainement pas un pas en avant, mais un pas en arrière. Et l'impérialisme, qui a déjà été directement responsable du renforcement des courants les plus réactionnaires de l'islam et qui a littéralement fabriqué les talibans, aura produit un nouveau phénomène politique qui, au lieu d'éclairer les combats futurs des masses exploitées arabes, les enchaînera, au contraire.
Le développement de ce genre de courants est nuisible non seulement aux masses pauvres des pays arabes, mais, par ricochet, aussi à la classe ouvrière des pays d'Europe.
En France en particulier, les travailleurs originaires du Maghreb constituent une composante importante de la classe ouvrière, et plus encore de ses couches les plus exploitées. Bien que l'impérialisme français ne soit pas directement impliqué dans la guerre, du moins pour le moment, la solidarité avec l'Irak prend de plus en plus la forme d'une approbation de Saddam Hussein. L'apparition dans les manifestations contre l'agression américaine de quelques portraits de Saddam Hussein est pour le moment anecdotique. Mais il y a ce qui apparaît en public et il y a ce qu'il y a dans les coeurs. Et le crédit que Saddam Hussein est en train d'acquérir, dans les quartiers populaires, voire dans les entreprises, est d'autant plus nuisible pour les travailleurs que les propagandistes en sont souvent des militants fondamentalistes qui intègrent le dictateur irakien dans leur panthéon. Cela est grave en soi car il s'agit d'un courant d'idées réactionnaire, rétrograde. Cela l'est encore plus par ses conséquences, en particulier l'aggravation du repliement sur eux-mêmes des travailleurs d'origine arabe, le " communautarisme ". C'est une plaie que le mouvement ouvrier devrait combattre au nom de l'unité de la classe ouvrière par-delà ses origines.
Les dégâts de l'agression américaine ne seront pas seulement matériels mais aussi politiques et moraux.
La curée
Il serait difficile de deviner combien de temps prendra pour l'armada impérialiste la prise de Bagdad. Dans les promesses de Saddam Hussein d'en faire un nouveau Stalingrad, il faut évidemment faire la part de la propagande du régime. La résistance de Stalingrad n'était pas seulement celle de l'Armée rouge, mais plus encore celle de toute la population dressée contre l'envahisseur.
Les dirigeants américains, si excités au début de la guerre, affirment aujourd'hui que la bataille de Bagdad risque d'être longue et difficile. 120 000 hommes supplémentaires sont en train d'être acheminés vers l'Irak. La seule chose qui soit certaine, c'est que la guerre sera meurtrière pour la population irakienne.
Bien d'autres facteurs peuvent cependant intervenir, indépendamment de la capacité de résistance de la population irakienne. Un des plus importants tient à l'attitude des troupes d'invasion à l'égard de l'armée irakienne, y compris ses éléments les mieux équipés et les mieux traités de la Garde républicaine.
Si les troupes d'invasion veulent vaincre cette armée, elles ne veulent pas la détruire. Les puissances occupantes en auront besoin pour l'après-guerre. Ce qui s'est passé en 1991, lorsque les dirigeants américains ont laissé Saddam Hussein et son armée écraser les insurrections dans le nord kurde et dans les régions à population chiite, n'est pas seulement l'expression d'un choix du président américain alors en place, Bush père, qui avait choisi de sauver la mise à Saddam Hussein. Derrière cet aspect du choix, circonstanciel en effet et critiqué par la suite par un certain nombre de dirigeants de l'impérialisme américain, il y avait un autre aspect plus profond. Par-delà la personne du dictateur, les États-Unis ne veulent pas détruire l'appareil d'État lui-même et principalement la hiérarchie militaire et l'armée. Certaines informations font état de négociations qui auraient eu lieu juste avant la guerre entre des émissaires américains et le clan de Saddam Hussein pour proposer à ce dernier une porte de sortie. D'autres informations insistent sur le fait que, dans la première phase au moins de la guerre, les missiles américains visaient les symboles du régime mais ménageaient les troupes d'élite de l'armée et leurs casernes. Au fur et à mesure que la victoire des troupes d'invasion paraîtra s'approcher, les États-Unis chercheront à faire basculer de leur côté des généraux irakiens afin qu'une fois le régime de Saddam Hussein renversé, les forces de répression se mettent du côté des puissances d'occupation.
Il y a en tout cas une forte probabilité pour que la population irakienne, que les Anglo-américains inondent de tracts pour expliquer qu'on vient la libérer du régime de Saddam Hussein, retrouve après cette " libération " les mêmes policiers, les mêmes militaires, les mêmes tortionnaires du côté du nouvel ordre. Sans même parler évidemment des notables, de ces chefs de tribu ou de clan qui brandissent aujourd'hui les fusils devant les caméras et jurent qu'ils vont mourir pour Saddam Hussein, mais qui sauront, pour garder leur pouvoir et leurs privilèges, brandir le drapeau américain, si tant est quand même que les occupants soient assez stupides pour le leur demander.
Car, quelle que soit la solution politique choisie pour gérer l'occupation de l'Irak, quelle que soit l'importance numérique des troupes d'occupation laissées, elles ne suffiront évidemment pas pour maintenir l'ordre, même si la résistance de la population ne se prolonge pas après la chute du régime. Ce qui, évidement, n'est pas dit, bien au contraire.
Quant à la solution politique pour l'Irak, une fracture se dessine entre les États-Unis et les impérialismes européens de seconde zone, l'impérialisme britannique compris. L'arrogance que mettent les dirigeants américains à proclamer que, si les États-Unis gagnent la guerre, c'est à eux d'en profiter, ajoutée à la précipitation avec laquelle les premiers contrats ont été signés pour dépecer un Irak loin d'être achevé et le fait que les bénéficiaires de ces contrats déjà signés sont exclusivement américains, même là où, comme pour le port de Oum Kasr, un trust britannique était dans la course, ne peut que rendre les groupes industriels et financiers de France, d'Allemagne et même de Grande-Bretagne extrêmement méfiants.
Complice dans la guerre, la Grande-Bretagne commence à manoeuvrer pour retrouver, après la guerre, une certaine liberté d'action par rapport à son allié trop puissant. Du coup, elle retrouve le chemin de l'Europe. Cette Union européenne qui a montré, pendant la guerre, une fois de plus, son inexistence politique, raccommodera peut-être un peu ses liens ténus pour tenter de faire contrepoids aux États-Unis, au moins pour freiner l'avidité de ces derniers. Avec quel succès ? C'est encore une autre question.
Derrière le désaccord entre une administration américaine directe et une administration chapeautée par l'ONU, il y a de puissants intérêts qui s'affrontent. Dans la guerre contre le peuple irakien, il y a une autre guerre qui ne se mène pas avec les armes mais qui oppose les uns aux autres des groupes capitalistes d'une demi-douzaine de puissances impérialistes intéressées. L'avenir dira quel choix sera fait. Mais, quels que soient les projets avancés aujourd'hui, tout dépend de la durée de la guerre, des conditions dans lesquelles elle prendra fin et des conséquences qu'elle est susceptible de produire dans le Moyen-Orient. Les États-Unis peuvent être la puissance impérialiste de loin dominante aussi bien sur le plan militaire que sur le plan économique, il n'est pas dit, si la guerre entraîne des explosions populaires dans différents pays du Moyen-Orient, qu'ils n'aient pas besoin d'une complicité plus directe de la part des autres puissances impérialistes, y compris sous la forme d'une participation à l'occupation militaire.
Mais, contrairement au conte de fées propagé ici, en France, non seulement par la droite chiraquienne mais aussi par les grands partis réformistes, le choix d'une administration chapeautée par l'ONU ne sera en rien meilleur pour la population irakienne. L'ONU ne représente certainement pas plus les peuples ou la démocratie que le duo anglo-américain. Elle représente seulement un peu plus et encore, si peu, tant ce sont les rapports de forces qui comptent, même à l'intérieur de l'ONU les intérêts collectifs de la demi-douzaine de puissances impérialistes intéressées dans la région.
Voilà pourquoi les appels à l'ONU que les socialistes ajoutent systématiquement à leurs slogans pacifistes dans les manifestations ne signifient rien d'autre que la défense du droit des puissances impérialistes d'Europe à participer à la curée autour de la dépouille de l'Irak. Quelle est donc la sincérité d'une prétendue opposition à ce qu'on assassine un peuple si c'est pour revendiquer le droit de pouvoir le voler une fois qu'il a été assassiné ?
Pour se dire contre cette guerre, la bourgeoisie française n'en est pas moins impérialiste.
Le fait que Chirac ait jugé plus utile du point de vue de ses propres intérêts politiques et, en arrière-plan, bien sûr du point de vue des intérêts de l'impérialisme français, de ne pas participer à l'agression contre l'Irak, ne rend pas la bourgeoisie française qui gouverne ce pays moins impérialiste.
Ne revenons pas sur le fait que la France a été partie prenante dans la première guerre du Golfe ; qu'elle a soutenu et appliqué un embargo de douze ans ; qu'elle a été tout à fait d'accord avec les buts de guerre des États-Unis et l'a exprimé en votant, comme tout le monde, la résolution 1441 de l'ONU.
Le désaccord avec les États-Unis sur la date et les modalités de la guerre ne fait certainement pas de Chirac un " pacifiste ", qualificatif que d'ailleurs il rejette.
Le militant anti-guerre qui, au début de la Première Guerre mondiale, en 1914 ou 1915 par exemple, se serait réjoui de la neutralité et, partant, du " pacifisme " de l'impérialisme américain ou de l'impérialisme italien aurait été bien naïf et, d'ailleurs, rapidement démenti. La nature impérialiste d'une grande puissance ne découle pas de sa prise de position en un moment donné, ni même dans une guerre donnée. Faut-il rappeler que, lors de l'agression contre l'Egypte en 1956, pour punir Nasser de la nationalisation du canal de Suez, ce sont l'impérialisme français et l'impérialisme anglais qui, flanqués d'Israël, avaient déclenché la guerre, et c'est l'impérialisme américain qui l'avait arrêtée.
Lors du cheminement chaotique du Congo ex-belge vers l'indépendance, le petit impérialisme belge avait tenté de préserver une partie de ses intérêts économiques en dépeçant le pays pour garder sa mainmise au moins sur la province riche du Katanga. Ce sont les États-Unis qui étaient alors intervenus pour arrêter la guerre et préserver, momentanément du moins, l'unité du Congo. Il s'était trouvé, à cette époque, même dans l'extrême gauche, des hommes dont les convictions anti-impérialistes paraissaient pourtant solides, pour vanter le rôle des États-Unis et le caractère non impérialiste de son intervention !
Mais l'impérialisme n'est pas une maladie qui se déclare occasionnellement pour disparaître après. Ce n'est pas un comportement ponctuel. C'est la nature même du capitalisme des pays économiquement avancés, à un certain stade de leur développement. Toute la politique, toute la diplomatie des États impérialistes sont subordonnées aux intérêts des grands groupes industriels et financiers. La guerre étant la " continuation de la politique par d'autres moyens ", elle n'est, pour les impérialistes, qu'un des instruments de leur mainmise sur le sort des peuples.
L'agressivité particulière de l'impérialisme américain dans ce Moyen-Orient, si important économiquement et stratégiquement, tient à sa puissance et à sa supériorité par rapport à ses rivaux impérialistes. Il y a quatre-vingts ans déjà, dans un discours à l'Armée rouge prononcé en 1924, Léon Trotsky, analysant les fondements du militarisme américain, expliquait : " Le capital américain étouffe de pléthore. Dans le cadre du marché intérieur, il a atteint une certaine limite. Il peut encore s'y développer partiellement, et jusqu'à présent il s'est développé selon une spirale au rayon sans cesse croissant, mais pour que cette spirale ne se brise pas au cadre du marché mondial, le capital américain doit bousculer tous les autres, il doit élargir le marché mondial ; or il ne peut l'élargir uniquement par des moyens économiques, car il est déjà conquis et réparti ; il faut donc rejeter les concurrents par la force. De là le développement effréné du militarisme en tant qu'appareil matériel et en tant que mentalité agressive ". Et plus loin, Trotsky concluait : " Le capitalisme américain et son militarisme sont en réalité maintenant les destructeurs de l'équilibre capitaliste mondial ". Quatre-vingts ans plus tard, précisément parce que les États-Unis ont surclassé leurs rivaux encore plus qu'au temps de Trotsky, on ne saurait mieux décrire les motivations fondamentales de la politique américaine.
Même si l'impérialisme français juge plus prudent et plus utile de ne pas prendre part à cette guerre, il est tout à fait d'accord avec les États-Unis pour mettre au pas l'Irak. Comme il serait tout à fait d'accord pour prendre sa part dans le partage de la dépouille, si toutefois les dirigeants américains veulent bien de lui.
Mais ces aspects sont d'autant moins visibles que l'opinion publique est façonnée par les médias, mais aussi par les prises de position des grands partis réformistes, PC et PS, qui se sont tous les deux alignés sur la politique de Chirac.
La France ne participant pas à la guerre, il serait assez dérisoire de prêcher ici la défaite du camp occidental, même complétée par l'idée que souhaiter la défaite des armées coalisées ne signifie nullement le souhait d'une victoire de Saddam Hussein.
Mais, en revanche, il est important d'expliquer la nature de la guerre. Comme il est important de faire comprendre le lien indissociable entre l'impérialisme et le capitalisme.
Le mouvement ouvrier politique est en trop mauvais état pour jouer ce rôle à l'échelle où il faudrait le jouer. Mais si une fraction seulement de ceux qui sont révoltés par cette guerre en tirait les conclusions qui s'imposent et en venait à la conscience de la nécessité de combattre l'organisation capitaliste de la société au nom du prolétariat, ce serait la seule chose positive que pourrait produire cette guerre infâme.