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Inde-Pakistan - Six mois d'une "drôle de guerre" lourde de menaces pour les populations
Cela fait maintenant six mois que l'Inde et le Pakistan vivent en état de guerre.
Sans doute pourrait-on parler de "drôle de guerre", dans la mesure où, depuis six mois, les deux camps se livrent à une constante surenchère verbale sans qu'aucun d'eux semble vouloir prendre l'initiative de passer à l'offensive sur le terrain en tout cas pour l'instant car, évidemment, cela peut changer.
Néanmoins, c'est bien de guerre qu'il faut parler. Plus d'un million de soldats sont massés de part et d'autre des quelque 3000 kilomètres de frontière entre les deux pays. D'un côté comme de l'autre tout est prêt depuis longtemps pour passer à l'offensive. On a même pu entendre récemment les militaires des deux camps estimer avec une indifférence cynique le nombre de millions de morts qui pourrait résulter d'un conflit nucléaire entre les deux pays ! Et leur conclusion était que le bilan estimé de 6 à 12 millions de morts serait tout à fait " supportable ", compte tenu de la taille de leurs populations respectives. C'est dire à quel point le sort des populations est un facteur négligeable aux yeux des dirigeants de ces pays.
D'ailleurs, dans les zones frontalières, des centaines de milliers de paysans ont déjà dû abandonner leurs villages. Ceux qui n'ont pas été contraints de fuir par les obus de l'artillerie adverse, ont été expulsés de leurs maisons et de leurs terres par l'armée de leur propre pays, afin de faire place aux champs de mines destinés à ralentir une éventuelle invasion. Et comme toujours en pareil cas, si les stocks d'obus et autres engins de mort accumulés par les généraux semblent inépuisables, rien n'a été prévu pour assurer la survie des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants chassés par leurs grandes manoeuvres. Des deux côtés, les camps de réfugiés improvisés se multiplient, mais on y manque de tout, en particulier de nourriture et d'eau.
Ainsi, avant même qu'on puisse parler de réels affrontements militaires dans cette guerre, la population pauvre en paie déjà la note, non seulement dans les zones frontalières, mais aussi partout ailleurs. Car avec l'état de guerre viennent la montée du chauvinisme, l'union sacrée, les " sacrifices " que l'on exige des populations, les mesures d'urgence, en matière d'austérité ou de suspension des droits démocratiques, etc. Et là aussi, ce sont les masses pauvres qui sont les premières à payer la note.
Un avatar de la croisade de Bush
Il faut rappeler que cette guerre indo-pakistanaise est avant tout un avatar de la " guerre contre le terrorisme " lancée par Bush après l'attentat du World Trade Center.
Les dirigeants indiens du parti hindouiste BJP (Parti National Indien) qui, depuis leur accession au pouvoir en 1998, recherchaient un rapprochement avec Washington, virent d'un mauvais oeil le resserrement des liens entre les États-Unis et le Pakistan à l'occasion de l'agression américaine contre l'Afghanistan. Mais, compte tenu des impératifs américains, ils n'y pouvaient pas grand chose. En revanche, dès que le régime des talibans commença à s'écrouler, réduisant du même coup l'importance logistique et politique du Pakistan aux yeux de Washington, le gouvernement indien chercha rapidement à reprendre l'initiative. L'attentat du 13 décembre dernier contre le Parlement fédéral indien attentat attribué à un groupe intégriste basé au Pakistan fournit aux dirigeants du BJP le prétexte qu'ils cherchaient pour revendiquer leur place dans la croisade de Bush et mettre le régime pakistanais du général Moucharraf au banc des accusés. Moins de quinze jours plus tard, toutes les relations terrestres entre l'Inde et le Pakistan étaient coupées tandis que 800 000 soldats indiens avaient été massés le long de la frontière entre les deux pays.
Aujourd'hui le régime pakistanais du général Moucharraf reste toujours l'allié des États-Unis dans leur offensive contre Ben Laden et son réseau, mais surtout contre l'Afghanistan (car, même si on n'en parle plus guère, l'agression américaine contre ce pays continue). Mais, en même temps, ce même régime pakistanais est à son tour la cible d'une autre offensive anti-terroriste, dans laquelle le régime indien s'est attribué la place d'allié privilégié des États-Unis, sans que ceux-ci fassent quoi que ce soit pour l'en décourager, bien au contraire. Il est vrai que les USA n'ont jamais été très regardants quant à leurs alliés dans le cadre de leur politique de grande puissance. Que le BJP indien n'ait rien à envier aux intégristes pakistanais pour ce qui est du recours au méthodes terroristes, Bush s'en moque, tout comme il se moquait de la protection donnée par l'armée pakistanaise aux groupes intégristes pourvu que le régime de Moucharraf appuie l'agression américaine contre l'Afghanistan. En revanche, le fait de pouvoir jouer l'une contre l'autre les deux puissances régionales rivales que sont l'Inde et le Pakistan, n'est certainement pas pour déplaire à Washington. C'est là une très vieille tactique de l'impérialisme pour asseoir sa domination, en particulier dans cette région du monde.
Seulement, si l'agression américaine contre l'Afghanistan était déjà lourde du danger de rallumer des conflits ethniques pouvant avoir des répercussions au-delà des frontières afghanes elles-mêmes, le conflit indo-pakistanais constitue une menace d'un tout autre ordre, ne serait-ce que parce que, à eux deux, ces pays englobent près d'un cinquième de la population du globe.
Mais surtout le sous-continent indien est une poudrière qui, depuis cinquante-cinq ans, paie chèrement l'héritage empoisonné que lui a laissé le colonialisme britannique en creusant un fossé de sang entre la majorité hindoue et la minorité musulmane et en organisant la partition entre l'Inde et le Pakistan en 1947. Le bain de sang et la brutalité des déplacements forcés de population qui accompagnèrent cette partition ont marqué la vie des deux pays pour plusieurs générations. Or, aujourd'hui, les forces réactionnaires qui y occupent le devant de la scène qu'elles soient au pouvoir comme en Inde ou qu'elles vivent dans son ombre comme au Pakistan cherchent justement à raviver cette plaie et à attiser à leur profit les haines héritées du passé. En apportant sa caution aux surenchères entre les gouvernements indien et pakistanais, l'impérialisme américain ne fait qu'encourager ces forces réactionnaires à s'exprimer avec de moins en moins de retenue, prenant ainsi le risque de provoquer une explosion sanglante qui pourrait alors aller bien au-delà d'une simple guerre frontalière.
Aux origines du conflit du Cachemire
La " drôle de guerre " actuelle ne doit pas faire oublier une autre guerre, bien réelle celle-là, qui se déroule dans cette région limitrophe de l'Inde et du Pakistan qu'est le Cachemire guerre qui joue un rôle important dans le conflit actuel. Et cette guerre-là n'a pratiquement jamais cessé depuis la partition de 1947, même si elle a pris des formes diverses suivant les époques.
Le Cachemire est l'une des composantes d'un royaume artificiel constitué au milieu du 19e siècle par le colonialisme britannique pour récompenser les bons et loyaux services rendus à la couronne par la dynastie hindoue des Dogras. Pendant un siècle, cette dynastie imposa une dictature féroce à la population de toute cette région, dont les principales victimes furent les minorités religieuses et ethniques. Dans cet ensemble, la population du Cachemire constituait la principale menace au règne des Dogras, du fait de son importance (elle constituait environ la moitié de la population du royaume), de son homogénéité ethnique (elle avait aussi sa propre langue) et religieuse (essentiellement musulmane), et, du fait de la fertilité de la vallée du Cachemire. A ce titre, les Cachemiri furent sans doute plus réprimés encore que les autres minorités, ce qui contribua à enraciner une certaine identité nationale.
Lorsque vint l'ère de l'indépendance, les nationalistes du Cachemire, bien que musulmans, ne se reconnurent pourtant pas dans la revendication de la Ligue musulmane en faveur d'une " patrie musulmane ". Leur principale organisation, la Conférence musulmane de Cheikh Mohammad Abdullah, se voulait une organisation séculaire, au point d'ailleurs de changer plus tard son nom en Conférence nationale pour se démarquer de la Ligue musulmane. Elle prônait le rattachement du Cachemire à l'Inde dans le cadre d'un statut d'autonomie destiné à préserver son identité nationale, mais surtout elle prônait le renversement de la dynastie des Dogras, alors représentée par un despote corrompu anobli par la couronne britannique, Sir Harry Singh.
1947, année de l'indépendance, commença par une grève des impôts dans la vallée du Cachemire, à l'appel de la Conférence nationale. Il s'ensuivit une violente répression tandis que Harry Singh faisait connaître sa décision de ne rejoindre ni l'Inde ni le Pakistan, semble-t-il avec le soutien et les encouragements de la Grande-Bretagne. Il faut dire qu'en ces débuts de guerre froide, le Cachemire pouvait servir de poste avancé vers l'Union soviétique et sans doute les dirigeants britanniques préféraient-ils que cette région stratégique reste sous la coupe d'un despote corrompu, mais sur la loyauté duquel ils pouvaient compter. Finalement, ce fut le Pakistan nouvellement formé qui bouleversa le jeu en envoyant des troupes d'irréguliers en octobre 1947. Harry Singh n'eut pas d'autre choix que de faire appel à l'aide de l'Inde en échange de l'intégration progressive de son royaume dans la Fédération indienne (intégration qui devint effective en 1954).
Tel fut donc, en 1947, le point de départ de la première guerre indo-pakistanaise qui dura jusqu'en janvier 1949 et se solda par la partition du Cachemire le long d'une ligne (dite " ligne de contrôle ") qui, à ce jour, n'est toujours reconnue par aucun des deux États.
Par la suite, le non-respect de cette " ligne de contrôle " fut la source d'une série interminable d'incidents de frontières le plus souvent accompagnés de duels d'artillerie. En 1965, ce fut un tel incident qui se transforma en guerre ouverte entre les deux pays, lorsque l'armée indienne entra au Pendjab pakistanais en guise de représailles. Les combats durèrent trois semaines et se soldèrent par le maintien du statu quo. Plus récemment, en 1999, une nouvelle tentative de l'armée pakistanaise de mettre l'Inde devant le fait accompli en investissant les hauteurs de Kargil, au-delà de la " ligne de contrôle ", se solda par une retraite humiliante imposée par les États-Unis.
L'islamisation du conflit
En 1951, la Conférence nationale remporta une victoire écrasante lors de la première élection jamais organisée au Cachemire. Mais dans l'atmosphère empoisonnée créée par les tensions indo-pakistanaises, les revendications autonomistes de Cheikh Abdullah et de ses partisans apparurent au gouvernement indien comme une menace inacceptable. De sorte que Cheikh Abdullah et ses partisans les plus proches passèrent l'essentiel des deux décennies qui suivirent en prison, tandis qu'en leur absence la Conférence nationale se transforma en instrument docile de la politique de New Delhi.
Sur le papier, bien sûr, l'autonomie du Cachemire resta reconnue par un article spécial de la constitution indienne, l'article 370. Mais dans la réalité, cette autonomie se résuma pour l'essentiel à l'approbation systématique par le gouvernement et les institutions du Cachemire des décisions prises par Delhi. Et lorsque les politiciens ne montraient pas l'enthousiasme requis, les autorités indiennes se chargeaient tout simplement de leur trouver des remplaçants à l'échine plus souple et qui se faisaient acheter à prix d'or. Pendant que la corruption se développait, les conditions au Cachemire se détérioraient. Le gouvernement fédéral ne jugeait pas nécessaire de consacrer des investissements à une région susceptible de se retrouver dévastée à tout moment par un conflit frontalier, et les politiciens locaux étaient de toute façon bien trop occupés à se remplir les poches pour veiller à l'état des infrastructures publiques.
Tout cela contribua non seulement à déconsidérer la Conférence nationale, mais également à ouvrir la voie à de nouveaux courants politiques, dont le principal point commun était l'hostilité à l'Inde. On vit alors se développer, à partir des années soixante, des organisations politiques musulmanes traditionnelles, bâties sur le modèle de la Ligue musulmane et revendiquant, au nom de la religion, la réunification du Cachemire dans le cadre du Pakistan. Bien entendu, les dirigeants pakistanais ne marchandaient pas leur générosité à ces organisations, ce qui décida bien des chefs de clan à abandonner leur home traditionnel au sein de la Conférence nationale.
C'est aussi à cette époque que prit naissance un nouveau mouvement, indépendantiste celui-là, qui connut un réel succès dans la jeunesse le Front de libération du Jammu et Kashmir (JKFL). Bien que très marqué par la religion dont il se servait comme d'une sorte d'étendard national, le JKFL défendait, lui, l'idée d'un " grand Cachemire libre ", indépendant de l'Inde comme du Pakistan, dont la légitimité géographique s'appuyait sur... l'ancien royaume cachemiri du 15e siècle. En dehors de cela, le JKFL se voulait moderniste, partisan d'une démocratie séculière, voire socialisante, et en appelait aux institutions internationales pour arbitrer la situation au Cachemire.
Mais le développement de l'intégrisme islamique au Pakistan, à partir de la fin des années soixante-dix, sous le patronage de la dictature de Zia et grâce aux dollars américains destinés à la résistance afghane, transforma la situation au Cachemire. Sans doute inspirés par la politique américaine en Afghanistan, les services secrets pakistanais entreprirent de diriger leurs subsides non plus vers les partis musulmans traditionnels, mais vers des groupuscules intégristes locaux prêts à se lancer dans la lutte armée pourvu qu'on leur en donne les moyens en armement. La répression violente et indiscriminée du gouvernement indien après les premières opérations de ces groupes, puis la suspension des institutions démocratiques locales, entraînèrent en retour une brutale radicalisation de l'opposition dans la jeunesse et le JKFL lui-même se déclara pour la lutte armée de peur de perdre du terrain.
Mais ce fut peine perdue. Le courant vers l'islamisation se transformait déjà en vague de fond. D'autant qu'à partir de la fin des années quatre-vingt, nombres de jeunes Cachemiri qui avaient rejoint le combat contre l'occupation soviétique en Afghanistan, revinrent au pays et, pour la plupart, vinrent renforcer les rangs des groupes paramilitaires intégristes. Puis, à leur suite, vinrent d'autres groupes, pakistanais ceux-là, dont les membres servirent de cadres instructeurs aux intégristes cachemiri. Ce fut à cette époque qu'à coup d'intrigues et de liquidations physiques, le Hizbul Mujahedeen, l'organisation armée du parti intégriste Jamaat-e-Islami, imposa son hégémonie parmi les groupes paramilitaires intégristes cachemiri.
Un levier pour l'armée pakistanaise
A partir de 1989, on assista à une brutale escalade escalade du terrorisme du côté des intégristes et escalade de répression aveugle du côté indien. Plusieurs centaines de milliers de Cachemiri appartenant à des minorités religieuses (Hindous, Sikhs et même Musulman chiites) durent prendre la fuite pour échapper à la terreur des intégristes. En même temps, les forces indiennes stationnées au Cachemire furent portées à 500 000 hommes, soldats réguliers et supplétifs, dont la sinistre Special Task Force recrutée dans la pègre locale pour accomplir les basses besognes de l'armée indienne. A côté du terrorisme intégriste s'installa le terrorisme d'État du gouvernement indien.
Huit ans plus tard, en 1997, une délégation de militants des Droits de l'homme venue de Bombay pour visiter la capitale du Cachemire, Srinagar, décrivait ainsi ce qu'ils avaient vu : " La ville comme les villages qui l'entourent semblent avoir été dévastés par la guerre. Partout on se heurte aux patrouilles armées des forces de sécurité et à leurs bunkers de surveillance. L'occupation militaire est devenue l'aspect dominant et permanent de la vie civile au Cachemire. On dirait une gigantesque prison. Une psychose de peur se manifeste dans toutes les couches de la société, en particulier parmi les femmes et les enfants. N'importe qui peut être soumis à l'interrrogatoire, à tout moment du jour ou de la nuit. Jeunes ou vieux, personne n'est épargné. Et les méthodes employées sont celles de la violence physique, mentale et sexuelle ".
Cette spirale terroriste a atteint un tel point qu'elle a fini par inquiéter une partie des intégristes cachemiri eux-mêmes. Une scission a éclaté en mai de cette année au sein du Hizbul Mujahedeen et, pour une fois, il faut croire que les exclus, partisans de négocier un cessez-le-feu avec le gouvernement indien, étaient suffisamment forts pour se faire craindre car, pour l'instant en tout cas, ils ont échappé aux exécuteurs. Tel n'a pas été le cas d'Abdul Ghali Lone, l'un des leaders de la Hurryiat Conference, qui regroupe l'essentiel des partis politiques d'opposition : pour avoir dénoncé le rôle des " terroristes étrangers " au Cachemire, il a été exécuté le même mois.
Quoi qu'il en soit, ces tendances conciliatrices au sein de l'opposition armée cachemiri, qui ne sont d'ailleurs pas nouvelles, ne font pas l'affaire de l'armée pakistanaise. C'est pourquoi celle-ci se repose de plus en plus sur des groupes terroristes pakistanais, comme Lashkar-e-Taiba (LeT, l'armée des croyants), renforcés sans doute aujourd'hui de combattants chassés d'Afghanistan par l'écroulement du régime taliban, pour se livrer à des opérations tant sur le territoire indien que sur celui du Cachemire, mais également pour disputer le contrôle du terrain les armes à la main aux organisations armées cachemiri. C'est ainsi que sur une partie de la zone longeant la " ligne de contrôle ", zone stratégique pour protéger les approvisionnements en armes en provenance du Pakistan, le LeT et des groupes similaires ont réussi à supplanter le Hizbul Mujahedeen.
En fait c'est une véritable guerre terroriste que mène l'armée pakistanaise contre l'Inde (mais aussi le Cachemire) au travers des groupes intégristes pakistanais qu'elle contrôle et qu'elle arme au Cachemire. Tandis que la répression brutale et aveugle de l'armée indienne au Cachemire ne peut être qualifiée que de terrorisme d'État contre toute une population.
Une dictature vulnérable
Quels sont les objectifs de l'armée pakistanaise dans la guerre actuelle ? Tout d'abord, il est probable que si cela dépendait d'elle, l'armée pakistanaise aurait sûrement préféré éviter la partie de bras de fer qui se déroule depuis six mois.
C'est une chose pour Moucharraf de laisser ses généraux faire la guerre en manipulant des commandos terroristes au Cachemire ou en Inde, en espérant qu'un jour ou l'autre la poudrière du Cachemire deviendra si coûteuse pour l'État indien qu'il finira par s'en débarrasser, ce que Moucharraf pourra alors enfin présenter comme une défaite infligée à l'Inde. Mais c'en est une autre de faire face honorablement à l'armée indienne dans un conflit ouvert, quand on dispose de forces considérablement inférieures en nombre et en équipement. Telle qu'elle est à l'heure actuelle, la situation ne peut qu'être défavorable à Moucharraf et cela d'autant plus que les consignes de Bush, lui enjoignant de faire le ménage parmi les terroristes indigènes, ne l'aident guère, même si Bush n'a probablement aucune intention, dans l'immédiat en tout cas, d'aller au-delà de l'admonestation.
Seulement, le gouvernement indien ne lui a pas laissé le choix. Et face à une situation qu'il n'a pas choisie, Moucharraf ne peut se permettre de prêter le flanc à l'accusation de faiblesse que pourraient lui porter ses adversaires, dans la classe politique ou même au sein de l'armée. Pas plus d'ailleurs qu'il ne peut se permettre de défier ouvertement les injonctions de Bush, au risque de perdre un soutien dont il a sans doute plus besoin que Bush n'a besoin de lui.
Le temps où Moucharraf est arrivé au pouvoir, lors du coup d'État " à froid " de 1999, est déjà loin. Il ne bénéficie plus comme alors d'un certain assentiment de la part d'une partie de la population espérant voir la fin de la corruption scandaleuse et de la dégradation économique qui avaient marqué le précédent régime.
En fait de lutte contre la corruption, Moucharraf s'est contenté de clouer au pilori quelques-uns de ses adversaires politiques les plus irréconciliables. Mais comment aurait-il pu en être autrement quand l'armée est elle-même le foyer de corruption organisée le plus important du pays, et de loin ?
Car l'armée pakistanaise est assise sur un véritable empire économique dont le principal responsable n'est autre que Moucharraf lui-même, en tant que chef d'état-major. Elle exerce ce rôle à travers quatre " fondations ", dont les actifs se montent à plus de 5 milliards de dollars. L'une d'entre elles, la Fondation Fauji, est le groupe industriel le plus important du pays, avec des activités allant de l'agro-alimentaire à la chimie, en passant par les matériaux de construction. L'armée est également le plus gros propriétaire agricole du pays, grâce aux terres abandonnées par leurs anciens propriétaires lors de la partition de 1947, dont elle a hérité la possession. Au Pendjab seul, quelque 600 000 personnes (les fermiers et leurs familles) vivent du produit des terres de l'armée, dont elles doivent lui reverser la moitié en guise de fermage. Un pareil empire offre non seulement de quoi remplir les poches de bien des généraux, mais permet sans doute de financer toute une sphère d'activités peu avouables, par exemple le trafic d'armes en direction du Cachemire. Dans ces conditions, on ne peut guère s'étonner que la dictature soit restée plus qu'inactive en matière de lutte contre la corruption !
Quant au redressement économique que certains attendaient de Moucharraf, il n'a pas eu lieu, et cela malgré les prêts et autres restructurations de dette que lui a consentis Bush pour récompenser ses bons et loyaux services contre le peuple afghan. Certes, il y a eu du changement dans l'économie depuis trois ans, beaucoup même, mais pas dans le sens d'une amélioration. Au cours des deux premières années, par exemple, quelque 90 000 salariés du secteur public ont été jetés à la rue, 40 entreprises publiques ont été privatisées. De multiples taxes à la consommation ont été introduites tandis que le coût de l'essence a été multiplié par quatre. La privatisation de l'eau a multiplié les tarifs par trois, celle des raffineries de sucre par quatre. Toutes les formes existantes d'allocations sociales ont été supprimées et les salaires sont restés bloqués, alors que la hausse des prix dépassait les 40 %. Autant dire que l'écrasante majorité de la population aurait de bonnes raisons de vouloir faire payer à Moucharraf cette aggravation de ses conditions d'existence.
Alors Moucharraf en est réduit sur le plan intérieur à recourir à des tricheries pour se donner les airs de " démocrate " que Bush exige de lui, sans pour autant faire courir le risque de laisser s'exprimer le mécontentement. Le référendum du 30 avril, par lequel il s'est fait octroyer par plébiscite cinq années supplémentaires à la présidence, en est l'illustration. Car les résultats de ce référendum ont été dénoncés pratiquement unanimement comme une mauvaise plaisanterie : 97,7 % de oui avec 70 % de votants alors que jusqu'alors le Pakistan n'avait jamais connu de scrutin où la participation dépasse les 36 % !
Pour les législatives qui doivent se tenir à la fin de l'année, Moucharraf a dû lâcher du lest en autorisant les partis politiques à présenter des candidats (contrairement aux dernières élections municipales, par exemple). Mais pour l'instant les partis politiques n'ont pas le droit d'intervenir publiquement en tant que tels, et Moucharraf a soigneusement omis de préciser à quel moment ils en auront le droit, ne serait-ce que pour lancer leur campagne électorale. C'est dire à quel point le régime se sent peu sûr de son avenir.
En attendant, la dictature s'efforce de tirer le maximum de l'état de guerre avec l'Inde, en contraignant la classe politique à se solidariser publiquement avec le régime au nom de la défense de la patrie et de l'Islam. Mais là où Mucharraf est peut-être le plus vulnérable, c'est face à la surenchère qui vient de sa droite, celle des intégristes qui, eux, n'ont aucune raison de craindre une aventure militaire dont ils ont toutes les chances de bénéficier. Et c'est là l'un des dangers de la situation actuelle.
Le BJP et l'incitation pogromiste
Du côté indien, sur le plan intérieur, la logique de la politique des dirigeants du BJP ne laisse aucun doute. Pour eux, il s'agit de sauvegarder leur position au pouvoir.
Lors des dernières élections au Parlement de l'Union, en 1999, le BJP avait réussi à se servir des incidents de Kargil, au Cachemire, et de l'humiliation infligée à l'armée pakistanaise, pour susciter un élan chauvin dans l'électorat, dont il avait été le premier bénéficiaire. Mais depuis, l'accumulation des scandales de corruption mettant en cause la hiérarchie hindouiste et surtout la dégradation rapide de la situation économique pour l'écrasante majorité de la population en Inde, se sont traduites par une dégringolade brutale des scores du BJP dans les élections aux assemblées des États de l'Union. Ainsi l'an dernier, sur les 800 sièges soumis à ré-élection dans cinq États, le BJP n'a réussi à en gagner que onze. Il est vrai qu'il s'agissait d'États où le BJP était déjà faible. Mais sans doute encore plus significative a été la déroute infligée dans ces élections aux alliés du BJP dans la coalition au pouvoir qui, eux, avaient beaucoup plus à perdre. Cette année, en revanche, le BJP défendait des positions importantes. Au Pendjab où il partageait l'administration de l'État avec un parti régionaliste, le BJP a perdu 80 % de ses sièges. Et 50 % en Uttar Pradesh, l'État le plus peuplé du pays, que le BJP administrait sans partage. Presque au même moment, le BJP était chassé de l'un de ses plus vieux bastions urbains, la municipalité de Delhi, où il perdait les trois quarts des sièges qu'il détenait.
Pour enrayer sa chute, le BJP cherche donc à resserrer les rangs de l'opinion autour de son image de champion de l'identité hindoue. Pour cela, le conflit indo-pakistanais lui permet d'appeler à l'union sacrée contre l'" ennemi " pakistanais et d'agiter le spectre du " terrorisme musulman ". Pour le moment, force est de constater que sur le plan de l'arithmétique électorale, ce genre de démagogie ne lui a pas beaucoup servi.
Mais le BJP peut aussi recourir aux vieilles méthodes qui lui ont si bien profité dans son ascension vers le pouvoir au début des années quatre-vingt-dix : en permettant aux préjugés anti-musulmans qui existent dans la population de se donner libre cours, quitte à ce que cela se termine dans un bain de sang. Et pour cela, la guerre indo-pakistanaise ne peut que constituer un catalyseur supplémentaire.
C'est ce que l'on a pu voir au cours des derniers mois dans l'État du Gujarat, l'un des deux derniers États de l'Union dont l'administration reste contrôlée par le BJP. Entre le 27 février et la fin mai, cet État a été le théâtre de la vague de pogromes anti-musulmans la plus meurtrière que l'Inde ait connue depuis plus de dix ans. Elle a fait plus de 2000 morts et 150 000 sans-abris, suite à l'incendie systématique de blocs d'habitations où logeaient des musulmans.
Les multiples enquêtes réalisées sur ces pogromes ne permettent aucun doute. Ces pogromes n'ont rien eu de spontané. Il s'agissait d'une opération préparée de longue main par les différentes organisations satellites du BJP, l'organisation religieuse VHP et les milices du RSS, en collaboration ou, en tout cas, avec l'assentiment tacite des autorités de l'État. C'est ainsi que le rapport de la très officielle Commission nationale des Droits de l'homme fait état de listes d'adresses distribuées à des émeutiers avec pour instruction d'y mettre le feu, ainsi que de stocks de bonbonnes de gaz liquéfié amenés par camions aux points de rassemblement des pogromistes. Un autre rapport fait état d'une campagne menée par le VHP au cours des six mois précédant ces pogromes : une série de démonstrations de force dans des localités à forte population musulmane, au cours desquelles les hindous étaient invités à chasser les non-hindous ou à leur imposer de se convertir. Or, c'est justement dans ces localités que les pogromes ont été les plus meurtriers.
Quant à l'attitude des dirigeants BJP de l'État, elle non plus n'a laissé aucun doute : ils n'ont rien fait pour s'opposer aux pogromes sur le champ et, par la suite, ils se sont efforcés de leur trouver des excuses, sinon des justifications. Et alors que les autorités de l'État n'ont rien trouvé à redire aux agissements du VHP et du RSS dans ces pogromes, elles ont fait arrêter le maire musulman de Godhra, petite ville ouvrière où s'est déroulé le premier affrontement sanglant qui a servi de prétexte aux pogromes. Il est accusé d'être à la solde des services spéciaux pakistanais et devrait être jugé sous l'inculpation d'" intelligence avec l'ennemi " !
C'est dire à quel point la marge est ténue entre la démagogie belliciste, anti-terroriste et surtout anti-pakistanaise du BJP et l'incitation au pogrome anti-musulman des nervis du RSS et du VHP.
Les sous-produits abjects de l'ordre impérialiste
Voilà donc quels sont les ressorts du conflit indo-pakistanais. Il est difficile de concevoir un assortiment plus révoltant de courants réactionnaires, prêts à faire couler le sang des peuples, voire à les jeter les uns contre les autres, pour permettre à une poignée de politiciens ou de généraux, tous plus parasitaires les uns que les autres, de se cramponner au pouvoir.
Et pourtant, c'est en s'appuyant sur de tels courants et sur les hommes qui les représentent que Bush prétend mener à bien sa croisade du monde dit " libre " contre le terrorisme. Et comment s'en étonner ? L'impérialisme n'a-t-il pas toujours exercé sa domination sur la majorité pauvre de la planète en s'appuyant sur les forces les plus réactionnaires qu'il pouvait y rencontrer ? Combien de dictatures sanguinaires, en Afrique ou ailleurs, ont-elles été maintenues au pouvoir à bout de bras par l'impérialisme, quand elles n'y ont pas été portées, à force d'armes et de subsides ?
Mais en plus, dans le cas présent du sous-continent indien, on peut dire que ces monstruosités historiques que sont les intégrismes musulmans et hindous, et cette autre monstruosité parasitaire qu'est l'appareil militaro-mafieux de l'armée pakistanaise, ne sont rien d'autre que des sous-produits d'un demi-siècle de domination impérialiste faisant suite à plus d'un siècle de domination coloniale. Et on ne débarrassera pas la planète de ces monstruosités sans en éliminer l'instrument qui les a créées l'ordre impérialiste lui-même.
25 juin 2002