Haïti - L'agonie du régime d'Aristide - Extraits de la Voix des Travailleurs du 22 janvier 200401/03/20042004Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2004/02/79.png.484x700_q85_box-18%2C0%2C577%2C809_crop_detail.png

Haïti - L'agonie du régime d'Aristide - Extraits de la Voix des Travailleurs du 22 janvier 2004

Une vague de contestation se lève contre Aristide

Port-Au-Prince, 22 janvier 2004

La nouveauté de la situation qui s'est créée depuis le début de décembre 2003 est l'ampleur et la fréquence des manifestations contre Aristide. Alors que l'opposition s'agitait depuis les élections de 2000, elle n'avait réussi que très sporadiquement à organiser des manifestations un tant soit peu représentatives. Ce n'est plus le cas.

Un mouvement de contestation est en train de se dessiner. Les manifestations se multiplient et la répression - tantôt celle de la police officielle, tantôt celle des chimères quand ce n'est pas les deux - ne décourage pas les participants de revenir la fois suivante aussi ou plus nombreux. Le mouvement ne se limite pas à Port-au-Prince ou à Gonaïves. Il touche, avec plus ou moins d'ampleur, les villes du Nord et du Centre du pays. Il fait bouger la caste politique à l'intérieur et la diplomatie des grandes puissances à l'extérieur.

Quelle est l'ampleur du mouvement ? Quelle en est la dynamique ? Quelle en est la composition sociale ? Quels en sont les objectifs affirmés... et, derrière ceux-ci, les objectifs réels ? Voilà les questions qui se posent, avant de pouvoir supputer ses chances de succès et ce qu'il peut représenter du point de vue des intérêts des travailleurs.

Les chimères cristallisent et unifient des mécontentements disparates

La violente intervention des chimères à la faculté des Sciences humaines, le 5 décembre 2003, a été le tournant. Elle a donné à la contestation une base combative large avec les étudiants qui ont fourni, depuis lors, le gros des manifestants.

Ce n'était pas la première incursion des chimères dans les facultés. Mais ce fut l'intervention de trop. Ce n'était pas, non plus, le début de la contestation estudiantine. Mais c'est à partir de là qu'elle devint politique, aboutissant à la seule revendication du départ d'Aristide et rejoignant l'opposition existante, de fait d'abord puis, avec la publication d'une "plate-forme démocratique", officiellement.

Depuis quelque temps déjà, le milieu estudiantin était en ébullition, sur des revendications ou des craintes pour l'essentiel corporatistes. La révocation du rectorat par Aristide, la revendication de "l'autonomie universitaire" ont été les éléments moteurs de la lente et progressive mobilisation du milieu étudiant. Sur ce point, la comparaison s'impose d'ailleurs avec la mobilisation des élèves en 1986, facteur déclenchant de la mobilisation générale qui avait poussé Duvalier à partir. Elle n'est pas à l'avantage du mouvement estudiantin actuel - en tous les cas, pas pour le moment.

En 1986, les élèves ont été dès le début motivés par des aspirations qui ne se limitaient pas à leur statut dans la société, à la préservation ou à la consolidation d'une situation particulière, porteuse de l'espoir d'échapper à la misère commune des classes populaires. Leur opposition au clan Duvalier, leurs revendications à plus de libertés et de démocratie, malgré leur caractère vague, rejoignaient les aspirations de l'ensemble de la société. Le mouvement "d'aller au peuple" pour le "conscientiser", combattre l'analphabétisme en allant enseigner dans les villages, avait ses limites. Il charriait, aussi, bien des naïvetés - naïvetés compréhensibles cependant après trente ans de dictature féroce et d'isolement pas rapport à l'extérieur. Il était cependant porteur d'idéaux généreux. Il se posait le problème du sort de la population pauvre des villes et des campagnes, sans être capable, il est vrai, d'apporter des solutions.

Le mouvement actuel des étudiants s'est amorcé autour de revendications purement universitaires. Avec l'irruption violente des chimères dans les facultés, la vie réelle, celle que vivent les quartiers populaires, a rejoint les préoccupations universitaires. Oh, bien sûr, beaucoup de ces étudiants sont issus des milieux populaires et en tant que tels, ils connaissent la vie des quartiers pauvres. Mais l'accès à l'université leur apparaît un moyen d'y échapper. Lorsqu'ils protestent contre la "violation des privilèges universitaires", ils n'expriment pas seulement une légitime réaction contre la terreur semée par les chimères. Ils proclament leur droit, à eux, d'y échapper. Dans la formulation même, c'est une tentative de défendre leurs propres privilèges futurs. Que la plupart des étudiants n'en soient pas conscients, voire que certains d'entre eux cherchent à échapper aux limites du mouvement, ne change rien à l'affaire. Les forces politiques incarnées par Convergence et surtout, les prétendus représentants autoproclamés de la "société civile" ne s'y sont pas trompés. Ils ont proposé leurs services, sachant que le mouvement étudiant n'était hostile ni à ce qu'elles étaient, ni à la perspective qu'elles entendaient incarner. Elles n'ont pas eu trop de mal à imposer leur direction politique au mouvement étudiant, au nom de la "plate-forme démocratique".

Les étudiants eux-mêmes ont fait l'expérience que cette direction-là veut bien la chute d'Aristide - c'est d'ailleurs à cela que se limite son programme politique - mais pas du tout une remise en cause, fût-elle littéraire, du rôle de la classe privilégiée dans ce pays. Même l'innocente banderole affirmant que "la bourgeoisie nous a volé la révolution de 1804" a failli être enlevée, dans les enceintes pourtant de la faculté des Sciences humaines, sur demande d'un représentant du groupe des 184, au nom de l'unité du mouvement, bien entendu. Comme a été demandé aux étudiants d'effacer le graffiti ou le slogan, plus explicite : "À bas les politiciens corrompus, bourgeois tilolit, État corrompu". Que ce genre de banderole chatouille les yeux des représentants du groupe des 184 et de la Convergence en dit long sur ce que sont ces gens. Qu'ils demandent que la banderole soit enlevée en dit long sur leur conception de la démocratie. Que des étudiants aient accepté d'effacer le slogan de ces banderoles montre leur pusillanimité politique. Le courage face à la police ou aux chimères n'implique ni clairvoyance, ni courage politiques.

Bien sûr, le mouvement des étudiants peut évoluer dans le combat lui-même, sortir de son corporatisme, formuler des revendications qui concernent les masses pauvres, les inégalités sociales criantes, l'exploitation des ouvriers et des paysans par une poignée de dynasties de grands bourgeois alliés au grand capital américain ou français. Mais le fait de se limiter à l'objectif de renverser Aristide et rien qu'à cela, sans aller au-delà, sans se poser la question de pourquoi Haïti ne parvient à échapper ni à la dictature ni à la misère, limite leur propre compréhension et les livre, pieds et poings liés, à l'opposition dont ils sont en passe de devenir les fantassins peu exigeants.

La base sociale et les objectifs de l'opposition

Lors des élections contestées des 21 mai et 26 novembre 2000, le succès électoral de Lavalas d'abord, puis d'Aristide ne résultait pas seulement de la tricherie ni de la pression des chimères - bien que les deux aient été importants et témoignaient avant tout du mépris des lavalassiens à l'égard de leur propre base sociale. La popularité d'Aristide version 2000 n'avait plus grand-chose à voir avec ce qu'elle avait été avant et après son élection de 1990. La trahison des espoirs qu'il avait soulevés, son incapacité à faire quoi que ce soit pour les pauvres, les enrichissements scandaleux de son entourage et de lui-même, son retour dans les fourgons de l'armée américaine, ses compromissions avec les pires crapules des régimes précédents, son respect craintif des riches et des puissants, sont passés par là. Le soutien des masses populaires à son égard devenait de plus en plus passif. Mais il n'avait pas encore disparu, pas au point que les quartiers populaires votent pour d'autres.

Malgré sa servilité à l'égard des possédants, Aristide n'a pas et ne pouvait pas gagner le noyau dirigeant de la "société civile", c'est-à-dire la bourgeoisie d'affaires. À part quelques individus, la bourgeoisie n'a jamais pardonné à Aristide d'avoir incarné un espoir pour les pauvres. Elle se faisait une raison d'Aristide qui ne les gênait pas dans les affaires, bien au contraire, mais elle ne l'aimait pas.

Mais elle n'avait pas le choix. Les politiciens de l'opposition, un ramassis hétérogène, mêlant des ex-macoutes à des ex-maoïstes, saupoudrés de déçus d'Aristide qui se considéraient mal récompensés, n'étaient pas crédibles, pas même aux yeux de cette "société civile", cette couche privilégiée au sens large du terme, c'est-à-dire ces quelque 10 % de la population, joignant aux bourgeois d'affaires petits et grands, la petite bourgeoisie intellectuelle et de façon générale tous ceux qui sont, ou se sentent, ne pas faire partie de la masse méprisée des ouvriers, des chômeurs, des petits marchands ou paysans. C'est auprès de cette couche-là que l'opposition politique a toujours cherché reconnaissance et représentativité, en méprisant souverainement les classes populaires. En contestant Aristide, ils ne contestaient pas seulement l'apprenti dictateur - aux yeux de la bourgeoisie d'affaires, gouverner de manière dictatoriale les classes populaires n'a jamais été un handicap - ils contestaient surtout l'élu de la population pauvre.

C'est cette incapacité de Convergence démocratique à se faire reconnaître comme une alternative politique par la classe privilégiée elle-même qui a poussé à la création du groupe des 184. La fiction de "représentants de la société civile", l'apolitisme affirmé, étant plus susceptibles d'être acceptés par l'ensemble de la classe privilégiée, y compris par ceux, enseignants, intellectuels, médecins, artistes, attirés un moment par Aristide, mais qui s'en sont détournés. L'opération semble avoir réussi.

Apaid passe plus facilement comme représentant du mouvement de contestation que les ex-macoutes à la de Ronceray, Reynold-George ; les ex-militaires putschistes à la Himler Rébu ou les girouettes à la Pierre-Charles, K-Plim. Il peut même espérer capter à son profit non seulement les aspirations de la bourgeoisie d'affaires grande et petite qu'il représente directement, mais des mécontentements aussi divers que celui des petits marchands grugés par le scandale des coopératives, voire celui des chimères passés dans l'opposition contre Aristide. Car il ne faut pas oublier qu'un des facteurs majeurs de la crise politique et de la déstabilisation du régime, outre la colère des étudiants, est la révolte des chimères de Gonaïves qui se considèrent provoqués par l'assassinat d'Amiot Métayer.

Ce mélange contradictoire ne fait pas encore une politique - mais en ont-ils besoin, eux qui ne cherchent qu'à préserver l'ordre social existant sans Aristide - mais il ébranle d'autant plus le régime lavalas que celui-ci a perdu sa base sociale. Les dernières semaines sont éloquentes. Aristide ne parvient pas à mobiliser les quartiers populaires contre l'opposition. Alors que pendant plusieurs années, cette dernière faisait périodiquement la démonstration qu'elle n'avait pas de soutien dans la masse de la population, depuis que les étudiants alimentent les manifestations auxquelles l'opposition appelle, c'est au contraire Aristide qui fait la démonstration de son incapacité d'organiser des contre-manifestations convaincantes. C'est par l'intermédiaire de la police ou de ses chimères armés qu'il cherche à briser la contestation. Il ne fait même plus appel, en réalité, aux quartiers pauvres, comme il savait le faire naguère ; il cherche à les terroriser.

Les quartiers populaires ne semblent plus mobilisables avec des mots ou avec des discours - pas même ceux d'Aristide. Oh, sans doute pourraient-ils l'être, si au lieu des mots, Aristide réalisait ne serait-ce qu'une petite partie des espoirs qu'il avait suscités. Mais il ne le fait pas. Il est trop respectueux des possédants pour toucher à leurs privilèges, condition élémentaire pour venir en aide aux plus pauvres. Lui, le démagogue versatile de ses débuts est devenu, manifestement, assez responsable devant les possédants et l'impérialisme pour accepter de perdre son pouvoir, plutôt que de prendre des mesures en faveur des classes populaires qui pourraient le sauver.

Aristide et l'impérialisme américain

(Port-au-Prince, le 22 janvier 2004)

(...)

Le climat politique se détériore et semble très défavorable à Aristide. (...)

Mais si les patrons qui dirigent l'opposition ont pris une telle importance sur le terrain politique, c'est grâce à Aristide lui-même qui leur a accordé de la considération au lieu de les mettre au pas pour leurs malversations, leur organisation de la hausse des prix, leurs dettes en impôts non payés depuis des années et en factures des services publics de l'État.

II aurait pu mener une politique différente pour redresser la situation générale du pays. (...) Mais Aristide n'a cessé de folâtrer avec la "société civile", avec "les élites", oubliant que son poste de président il le devait à la mobilisation des masses pauvres.

D'un autre côté, il était accepté comme interlocuteur privilégié par les Américains qui l'avaient ramené dans leurs fourgons, le considérant comme

la meilleure solution pour empêcher une explosion incontrôlable en Haïti !

Et c'est à cause de son influence, de sa capacité d'être écouté par les masses pauvres d'Haïti, que jusqu'ici il avait été "admis", voire soutenu, par les Américains. Les dirigeants de l'impérialisme américain estimaient qu'Aristide était la moins mauvaise solution pour maintenir l'ordre en Haïti. Ils ne le considéraient cependant pas comme quelqu'un de totalement fiable, son passé de leader populaire entretenait leur vigilance à son égard. Ils l'ont ramené en Haïti après en avoir chassé les putschistes de l'armée, puis ils l'ont laissé se représenter aux présidentielles, mais ils ont toujours trouvé toutes sortes de prétextes pour ne pas lui accorde les aides financières internationales (élection législatives frauduleuses, manque de démocratie).

Mais tout en faisant mine de réclamer plus de démocratie ou plus de droits pour les opposants, les USA ne leur ont jamais accordé leur soutien et n'ont jamais lâché Aristide. Celui-ci a toujours été considéré comme leur meilleure carte pour maintenir une relative paix sociale en Haïti, jugement fondé sur les illusions dont Aristide était capable de nourrir les couches pauvres d'Haïti.

C'est grâce à cela qu'il pouvait maintenir l'ordre, mais aujourd'hui l'ordre est gravement troublé par les manifestations, par les exactions des chimères et Aristide ne paraît pas pouvoir compter sur sa propre base populaire, hormis les voyous armés et financés par lui qui se nomment les "chimères".

(...)

Même un Aristide affaibli par les manifestations actuelles pourrait avoir quelque utilité aux yeux des Américains, plus que les Apaid, Convergence et Cie qui n'ont aucune prise réelle sur la population laborieuse et pauvre, celle surtout dont la colère est à craindre. Ce qui veut dire qu'en l'absence de quelqu'un comme Aristide, ce serait la porte ouverte à toutes sortes d'événements incontrôlables par la suite. Ce que ne souhaitent évidemment pas les Américains. Mais ils ne peuvent ni tout prévoir ni tout contrôler.

Il est difficile de dire comment va évoluer la situation actuelle ; elle peut changer d'un moment à l'autre. Dans la journée de mercredi 21 janvier, Aristide et sa police ont réussi à bloquer et étouffer dans l'oeuf une manifestation qui devait partir de l'université avec étudiants et enseignants. Ce fut un échec pour les organisateurs car personne ne put quitter les environs de l'université pour aller défiler en ville. Dans le même temps, les parlementaires lavalassiens défilaient dans Port-au-Prince avec une manifestation de plusieurs milliers de personnes ! Est-ce le début de la remobilisation du camp lavalassien ? Ou est-ce un baroud d'honneur ? Trop tôt pour le dire !

(...)

Même si Aristide se sortait de cette crise, il serait considérablement affaibli et le mouvement dit Lavalas encore plus. Autant dire que ses adversaires reviendront à la charge à la première occasion, histoire de démontrer aux Américains qu'Aristide n'est pas capable de maintenir l'ordre !

Quoi qu'il en soit, pour les travailleurs, leurs espoirs ne peuvent être placés ni dans un camp ni dans l'autre. L'un est celui d'un homme qui a trahi les espérances que la population avait placées en lui, l'autre celui des prétendus démocrates des "184", c'est celui des patrons qui exploitent et exercent une dictature de tous les instants sur les travailleurs de leurs entreprises.

Si c'est ce camp qui l'emporte, les travailleurs ne devront pourtant pas considérer que la chute d'Aristide est une défaite pour eux. La défaite, ils l'ont déjà subie, il y a quelques années, quand Aristide a abandonné tous les objectifs qu'il mettait en avant lorsqu'il n'était que le militant de TKL. Une fois président, il s'est tout de suite surtout soucié d'avoir de bons rapports avec les riches, avec l'armée. Et c'est ce qui lui a d'ailleurs valu d'être renversé par cette armée qu'il croyait avoir mise dans sa poche.

Aujourd'hui, dix ans après, il mène la même politique fondée sur le respect des intérêts des riches au détriment de ceux des travailleurs et des pauvres. Il n'a toujours rien fait pour contraindre les patrons à verser ce qu'ils doivent aux caisses publiques, pour les obliger à respecter un minimum d'obligations sociales, à commencer par un salaire minimum réévalué en fonction de la valeur réelle de la gourde, au moins au niveau des salaires en dollars US de 1986/1987, le respect des droits élémentaires de se réunir, de se grouper en association ou syndicat de travailleurs, le droit de s'exprimer librement sur les lieux de travail.

Quelle que soit l'issue de la crise actuelle, il faudra que les travailleurs en tirent la leçon qu'ils doivent se donner les moyens de peser, eux-mêmes, sur la vie politique, comme les étudiants réussissent à le faire. D'autant plus que le poids des travailleurs et leur rôle sont infiniment plus importants que ceux des étudiants dans la société. C'est ce qui est important pour l'avenir, mais pas du tout de se placer à la remorque de l'un ou l'autre camp qui, tous les deux, sont ennemis des travailleurs et des classes pauvres. Ceux-ci seuls peuvent imposer les changements qui sont nécessaires à l'amélioration de leur sort, mais aussi à toute la population, des petites marchandes aux petits transporteurs, taximen, à tous ceux qui n'ont que leur travail pour vivre.

Se battre contre la dictature et les chimères, oui ! Mais pas derrière Apaid et Cie ou les politiciens ex- ou futurs macoutes

(Port-au-Prince, le 22 janvier 2004)

Depuis l'agression sauvage des chimères contre la faculté des Sciences humaines, le 5 décembre dernier, les étudiants sont engagés dans une lutte courageuse pour protester contre cette agression et, au-delà, contre l'évolution de plus en plus marquée du régime lavalas vers la dictature. Les bastonnades, la répression souvent violente des manifestations, les fusillades ne les ont pas découragés. Les manifestations se multiplient et le nombre de manifestants s'accroît. Et le régime, malgré ses efforts, a du mal à mobiliser contre eux, en dehors des chimères eux-mêmes. Contrairement à d'autres époques, les quartiers populaires n'ont nullement envie de voler au secours d'Aristide.

Et pour cause. Les classes populaires qui avaient naguère porté Aristide au pouvoir, qui l'avaient défendu contre le coup d'État de Lafontant, qui ont assuré pendant longtemps ses succès électoraux et ceux de Lavalas, ont toutes les raisons de se sentir aujourd'hui trompées, trahies.

Personne n'avait la naïveté d'espérer la lune de l'accession d'Aristide au pouvoir. Mais nombreux avaient été dans les classes pauvres ceux qui en espéraient un peu moins de misère, un peu plus de respect. Après tant d'années de dictature sous Duvalier, puis de dictatures militaires, féroces à l'égard des travailleurs, des chômeurs, des petits paysans, ils espéraient une politique un peu plus favorable aux plus pauvres. Aucun de ces espoirs n'a été réalisé. La misère ne cesse de s'accroître. Les services publics les plus indispensables, l'eau potable, le ramassage des fatras, les hôpitaux sont à la dérive. Le pouvoir d'achat des travailleurs de la zone industrielle a été divisé par trois. Mais combien plus nombreux encore sont ceux qui n'ont même pas de travail ? Dans combien de familles de prolétaires il n'y a pas de quoi manger tous les jours ? Et dans plusieurs régions comme le Nord et le Nord-Ouest, la famine est installée et commence à tuer.

Le régime lavalas n'est certainement pas le seul responsable du sort catastrophique des classes laborieuses. Ceux qui le prétendent sont de fieffés menteurs. Les travailleurs des villes et des campagnes n'ont jamais connu autre chose dans ce pays que la misère extrême. Ils ont toujours subi le mépris des classes privilégiées qui vivent pourtant de leur travail. Ils n'ont jamais rien reçu de la part des dirigeants de l'État que des coups.

Le régime lavalas n'est pas pire que ceux qui l'avaient précédé. Mais il n'est en rien meilleur non plus. Là est certainement la plus grande déception pour ceux qui avaient cru en Aristide et qui l'ont porté au pouvoir. Il est aussi méprisant vis-à-vis des pauvres, aussi corrompu, aussi favorable aux riches qui continuent à s'enrichir pendant que les pauvres n'ont que leurs yeux pour pleurer leurs espoirs déçus. Aux pilleurs des caisses publiques sont seulement venus s'ajouter d'autres, issus de Lavalas. À commencer par Aristide lui-même. Celui qui se posait il y a quinze ans en porte-parole des pauvres est devenu le riche baron de Tabarre.

Et pire encore : le régime foule aux pieds même la dignité des travailleurs et des pauvres, en livrant les quartiers populaires aux chimères qui se distinguent de moins en moins des macoutes de Duvalier.

Les étudiants se sont révoltés, à juste raison, contre l'incursion violente des chimères dans leur faculté. Mais les travailleurs, mais les pauvres qui vivent à Cité Soleil, ne subissent pas la terreur des chimères à l'occasion d'une incursion ou d'une manifestation, mais en permanence. Mettre fin à la dictature des chimères est de leur intérêt, autant et plus que de l'intérêt des étudiants.

En combattant cette dictature, les étudiants donnent un exemple de courage. Leur combat n'est cependant pas le combat des travailleurs.

D'abord parce que les étudiants limitent eux-mêmes leur combat au respect des privilèges des universités pour les plus modérés d'entre eux et au départ d'Aristide pour les plus radicaux. Ils se désintéressent de la situation intenable des classes laborieuses, de leur misère et des causes de cette misère. Ils ont pourtant tort, car la dictature, le règne des chimères, poussent sur le terreau de la pauvreté extrême et de l'inégalité sociale.

Et surtout, si les étudiants sont les fers de lance de la contestation, ils n'en assurent pas la direction politique. Ils laissent cette direction à d'autres.

Ils la laissent à la "Convergence démocratique", cette association de politiciens véreux qui se sont vendus dans le passé, les uns à Duvalier, les autres aux généraux qui se sont relayés au pouvoir, d'autres encore à Aristide lui-même, et certains à tous ceux-là successivement. Cette association de politiciens est tellement déconsidérée cependant, tellement peu crédible, tellement peu utilisable pour la classe privilégiée de ce pays et pour ses protecteurs des grandes puissances, que certains éléments de la bourgeoisie elle-même ont dû mettre la main à la pâte pour faire un travail habituellement laissé à la caste politique. Ils ont dû constituer eux-mêmes une force politique, dirigée directement par de riches patrons d'entreprise comme Apaid ou Becker. Par rapport aux politiciens corrompus de la "Convergence", ils ont pour eux de n'avoir été ministres ni sous Duvalier, ni sous les généraux. Ils se sont contentés de s'enrichir sous la protection des uns comme des autres.

Ces gens-là s'intitulent les "représentants de la société civile". Rien que cette prétention rappelle qu'ils considèrent que la société, c'est eux, patrons d'entreprise, bourgeois grands et petits, dignitaires de l'Église, et rien qu'eux. Les ouvriers, les chômeurs, les djobeurs, les petits marchands, les petits paysans, la majorité écrasante de la population n'existent tout simplement pas. Ces gens-là ont toujours été hostiles à Aristide, et le sont toujours, non pas à cause de ce qu'il est devenu, protecteur des riches et riche lui-même, mais à cause de ce qu'il a été, fût-ce seulement en paroles, fût-ce seulement pour un court moment. Les possédants de ce pays ont toujours été à courte vue même du point de vue de leurs intérêts, stupides à force d'être aussi avides que peureux devant la masse des pauvres. Ils n'ont jamais pardonné l'égarement de leurs dirigeants politiques du côté des "miséreux".

Apaid et Cie, leurs représentants politiques d'aujourd'hui, se servent des étudiants et essaient de canaliser les mécontentements pour tenter d'écarter Aristide. Mais les travailleurs, les classes pauvres n'ont rien de bon à attendre de ces gens-là. Et ceux qui travaillent sur la zone industrielle ne se font pas d'illusions : ils savent qu'avec Apaid, ce ne sera pas mieux qu'avec Aristide. Ces gens-là osent prétendre incarner la liberté face à la dictature d'Aristide mais dans leurs entreprises, c'est la dictature contre ceux qui y travaillent. Ils osent parler de "nouveau contrat social" et dénoncer la misère, mais ils sont les principaux responsables et profiteurs de la misère.

Qu'est-ce qui empêche donc Apaid ou Becker et tous les autres patrons qui se pavanent à la tête des manifestations de soulager au moins la misère de leurs propres ouvriers, ne serait-ce qu'en rétablissant le pouvoir d'achat des salaires du temps de Duvalier, qui ne prétendait pourtant pas être un ami des ouvriers ? Le salaire de 3 $ US correspond aujourd'hui à 135 gourdes. Qu'est-ce qui les empêche de reconnaître aux travailleurs des droits démocratiques élémentaires, comme celui de se réunir, de se syndiquer ? Qu'est-ce qui les empêche d'arrêter de révoquer pour un oui ou pour un non ? Qu'est-ce qui les empêche d'assurer des conditions de travail, d'hygiène et de sécurité dignes d'êtres humains et pas d'une porcherie ?

Mais pas un travailleur sensé de la zone industrielle n'espère tout cela de son patron. De AGC, propriété d'Apaid, à PB Apparel SA, appartenant à Becker, en passant par Michiko, dans toutes les entreprises des chefs de file de la "société civile", l'exploitation est aussi féroce, les conditions de travail aussi infectes, les salaires aussi bas que partout. Les profits de ces patrons viennent précisément de tout ce qui fait la misère de leurs ouvriers.

Alors, si les travailleurs peuvent se retrouver aux côtés des étudiants et aux côtés de ces jeunes des quartiers pauvres entraînés dans les manifestations pour s'opposer aux chimères, il ne faut pas qu'ils acceptent ce que les étudiants acceptent : taire leurs revendications au nom de "l'unité du mouvement" contre Aristide.

Dans la guerre entre le camp d'Aristide et celui de l'opposition, aucun ne représente les intérêts des travailleurs et des pauvres. Les deux représentent, au contraire, la continuation de la misère et de l'oppression pour les classes laborieuses. La forme elle-même ne changera pas nécessairement : les chimères pro-Aristide d'aujourd'hui peuvent se transformer en chimères favorables à l'opposition, pour peu qu'on les paye pour cela. Ceux de Gonaïves ne sont pas devenus meilleurs depuis qu'ils s'opposent à Aristide.

Se battre contre la dictature et les chimères, oui. Mais pas derrière Apaid et Cie ou les politiciens ex- ou futurs macoutes dont le régime sera toujours une dictature contre les travailleurs et les pauvres.

Se battre pour les libertés, oui, mais pas seulement celle d'une petite minorité qui s'intitule "l'élite" et qui méprise la majorité pauvre de la société. Il faut exiger pour les travailleurs la liberté de défendre leurs conditions d'existence à l'intérieur même des entreprises, le droit de s'organiser et de contester le pouvoir du patron.

Et il faut exiger la liberté qui, pour les classes populaires, conditionne toutes les autres : celle de ne pas mourir de faim, c'est-à-dire de trouver du travail et, lorsqu'on en a un, de toucher un salaire qui permette de vivre. Ce qui signifie imposer à Apaid et ses semblables des salaires corrects. Ce qui signifie leur imposer qu'ils investissent en Haïti même les profits qu'ils réalisent par l'exploitation de leurs travailleurs, au lieu de placer leurs capitaux dans les banques américaines. Ce qui signifie imposer à l'État lui-même qu'au lieu de livrer les caisses publiques aux bourgeois, aux hauts fonctionnaires corrompus et aux politiciens grands mangeurs, il fasse rentrer les impôts des riches et qu'il consacre l'argent à créer des emplois utiles, à commencer par des grands travaux pour construire des adductions d'eau dans les quartiers populaires, pour assurer le ramassage des fatras, pour constituer un réseau routier, pour construire et faire fonctionner des hôpitaux et des dispensaires.

Les hausses de prix rendent inabordables même les produits de première nécessité pour un nombre croissant de pauvres. La malnutrition et la famine qui en résultent menacent d'une catastrophe humaine majeure. Le seul moyen de l'éviter est de prendre des mesures draconiennes : réquisitionner les stocks d'aliments détenus dans un but spéculatif pour les distribuer à ceux qui ont faim, prélever sur les fortunes des plus riches de quoi importer les produits alimentaires qui manquent pour les vendre à prix coûtant dans des magasins d'État. Ceux qui ont faim ne peuvent pas attendre, ni se contenter de mots et de promesses.

Le mouvement d'opposition espère canaliser à son profit et autour de la seule revendication du départ d'Aristide les multiples mécontentements qui taraudent la société. Ce que l'on peut souhaiter de mieux, c'est que l'agitation des étudiants touche et entraîne les classes laborieuses et que celles-ci ne se contentent pas des mots creux qu'on leur sert comme programme mais se battent pour des revendications dont la satisfaction est vitale pour eux, et qui correspondent, aussi, aux intérêts de l'écrasante majorité de la société.

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