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Grande-Bretagne - le Parti travailliste fait peau neuve pour plaire aux capitalistes
En un peu plus de deux ans, en fait depuis son échec électoral cuisant aux élections parlementaires de 1992, le Parti travailliste a subi un ravalement de façade comme on n'en avait pas vu depuis les années cinquante.
On est loin aujourd'hui de la "défense des valeurs socialistes traditionnelles" conjuguée à un "modernisme" encore honteux que professait le leader travailliste d'alors, Neil Kinnock, durant la campagne électorale de 1992. Mis à l'écart après son échec aux élections, Kinnock a fini par retomber sur ses pieds dans... un fauteuil de la Commission européenne. Surtout, son départ ouvrit la voie à une nouvelle génération de politiciens, trop jeunes pour que leurs noms soient encore associés aux gouvernements travaillistes d'avant 1979. L'économiste John Smith, à qui son assiduité aux banquets d'hommes d'affaires avait valu le titre d'"enfant chéri de la City", assura la transition en succédant à Kinnock. Sa mort prématurée au printemps 1994 ouvrit enfin la porte aux cohortes ambitieuses qui se bousculaient derrière lui. Et, en juillet dernier, Tony Blair, un avocat de 47 ans, promis au plus brillant avenir par les médias, devint le plus jeune en même temps que le plus "distingué" des leaders dont le Parti travailliste se soit jamais doté.
Kinnock était connu pour ses exercices d'équilibre verbaux destinés à ne froisser aucune susceptibilité dans le parti, John Smith pour ses déclarations ambiguës où chacun pouvait trouver son compte, Tony Blair, lui, ne s'embarrasse plus de telles subtilités. Avec lui, le parti travailliste devient "le parti du centre gauche", voire celui "de la loi et de l'ordre".
D'ailleurs, les plus prompts à exprimer leur enthousiasme après l'élection de Tony Blair auront été les organes de la presse conservatrice. "Le leader le plus prometteur que le Parti travailliste ait produit en plus d'une génération", titrait le très conservateur Daily Telegraph, tandis que The Times argumentait en disant que "Monsieur Blair a montré ce en quoi il croit - l'économie de marché, le refus de pénaliser la richesse, le retour à la discipline et à la qualité dans l'enseignement", conviction que le quotidien populiste conservateur Daily Mail résumait en affirmant qu'"entre ses idées et celles de bien des conservateurs, il n'y a même pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette."
Les commentaires favorables à un retour prochain du Parti travailliste au pouvoir sont donc sortis du ghetto des éditoriaux et des pages intérieures où ils avaient commencé à apparaître ces dernières années. C'est désormais à la "Une" que les commentateurs de la bourgeoisie disent que les conservateurs ont fait leur temps et que le Parti travailliste est aujourd'hui pratiquement prêt pour revenir au pouvoir.
Quelle est la part, dans ces prises de position, qui revient aux inquiétudes suscitées par un Parti conservateur de plus en plus impopulaire et incapable de dissimuler ses querelles intestines, sa corruption et ses "affaires" et quelle est celle liée aux changements survenus dans le Parti travailliste lui-même ? Difficile à dire. Mais c'est ainsi qu'un consensus est peut-être en train de s'ébaucher dans les rangs de la bourgeoisie elle-même et des couches plus ou moins aisées de la population.
Les exigences de la bourgeoisie
Bien sûr, c'est l'émergence d'un tel consensus que recherchent les dirigeants travaillistes.
Neil Kinnock, lui qui présida au lancement de ce que l'on a appelé par dérision le "socialisme de marché", au milieu des années quatre-vingt, n'avait pas moins été partisan de "l'économie de marché" que ne l'est Tony Blair qui suscite aujourd'hui l'enthousiasme du Times.
Et les gouvernements travaillistes des années soixante et soixante-dix ne s'étaient évidemment pas battus pour "pénaliser la richesse".
Tout cela, la bourgeoisie le sait bien. Comme elle sait qu'elle peut compter sur les dirigeants travaillistes pour défendre ses intérêts immédiats et à long terme. Elle a eu tout loisir de le vérifier lors des multiples passages des travaillistes au gouvernement et elle continue à le vérifier chaque jour là où les politiciens travaillistes sont au pouvoir et non dans l'opposition, en particulier dans les municipalités des grandes villes.
Mais la direction travailliste veut profiter du contexte politique, de la démoralisation parmi les travailleurs qui constituent son électorat en quelque sorte captif, pour aller au-devant de l'opinion publique bourgeoise. Elle veut en même temps assurer aux possédants que le retour des travaillistes au gouvernement ne remettra pas en cause les mesures anti-ouvrières prises par ses prédécesseurs conservateurs et ne les empêchera en rien de garder les avantages qu'ils ont acquis en ces années de crise face à la classe ouvrière.
Jouant sur l'effet démoralisateur du chômage dans les rangs de la classe ouvrière, et sur la couardise des appareils syndicaux, la bourgeoisie a imposé à la classe ouvrière une aggravation de l'exploitation sur laquelle elle ne veut pas revenir. En même temps, les prélèvements qu'elle opère avec l'aide de l'État sur la richesse sociale ont atteint des sommets auxquels elle a pris goût. Elle ne veut pas qu'un changement de gouvernement lui fasse risquer de perdre une fraction, fût-elle insignifiante, des gains de cette dernière décennie, même sous couvert d'acheter la paix sociale. Et ce d'autant moins que cela fait des années que cette paix sociale n'a guère été troublée.
C'est cette préoccupation que reflètent, par exemple, les rappels toujours aussi fréquents aujourd'hui - seize ans après ! - de la paralysie du gouvernement travailliste de Jim Callaghan face aux grèves dans les services publics durant ce que l'on appela "l'hiver du mécontentement" de 1978-1979. C'est la même préoccupation que l'on retrouve dans la sempiternelle accusation jetée au Parti travailliste d'être "inféodé" au pouvoir des syndicats ou dans celle, sur un terrain différent mais parallèle, d'être le parti de l'étatisme par opposition à celui de la liberté individuelle (le problème étant, bien sûr, comme l'a montré le très étatique régime du Parti conservateur, que le seul étatisme admis est celui qui s'exerce en faveur des intérêts immédiats des capitalistes, à l'exclusion de tout autre clientèle).
Ce qu'un organe dirigeant du patronat britannique, tel que par exemple l'Institut des directeurs - l'inspirateur de bien des mesures prises par les gouvernements conservateurs des années quatre-vingt - reproche aux gouvernements travaillistes d'antan, c'est d'ailleurs moins leurs "faiblesses" face à la classe ouvrière - dont il admet qu'elles furent surtout symboliques - que les concessions qu'ils firent aux divers appareils liés au travaillisme, principalement syndicaux et municipaux. Qu'importe d'ailleurs que ces concessions aient été insignifiantes comparées au pillage des ressources de l'État par la bourgeoisie elle-même. Ce que la bourgeoisie veut aujourd'hui des dirigeants travaillistes, c'est l'assurance qu'ils ne se montreront sensibles qu'aux seules pressions des capitalistes.
La "modernisation" du Parti travailliste n'a eu d'autre but que de fournir cette assurance à la bourgeoisie. Pour cela, il lui a fallu réduire les réticences et l'inertie des appareils qui lui étaient liés, même quand leurs dirigeants partageaient les objectifs des modernisateurs. Il lui a fallu également aller contre des traditions et des illusions qui étaient enracinées dans le milieu travailliste comme dans son électorat, bien qu'accrochées en fait à des symboles depuis longtemps dépourvus de toute réalité à force d'avoir été galvaudés. Mais même ces symboles étaient encore de trop aux yeux de la bourgeoisie.
Cette "modernisation", ce fut Neil Kinnock qui la prépara en grande partie, dès son élection à la tête du parti en 1983. Il ne dura pas assez longtemps ni pour la voir aboutir ni pour en récolter les fruits. Ce fut surtout John Smith qui lui donna un tour définitif et c'est aujourd'hui Tony Blair qui se présente pour en encaisser les dividendes sous les hommages flatteurs, mais quelque peu usurpés quand même, des commentateurs de la bourgeoisie.
La voie du parti démocrate américain
L'un des premiers aspects de cette "modernisation", et celui qui a été le plus long à prendre forme, a été la transformation des liens historiques entre le parti et les syndicats.
Rappelons en effet que le Parti travailliste fut formé en 1906 comme l'instrument politique des syndicats de l'époque, exprimant les aspirations d'une bureaucratie syndicale déjà puissante à se tailler dans la société bourgeoise une place plus stable que celle que lui offraient les aléas du rapport de forces dans la lutte des classes en s'intégrant dans son système parlementaire. Le développement de l'impérialisme et l'intégration croissante des syndicats dans l'appareil d'État de la bourgeoisie, à partir de la Première Guerre mondiale, ne tardèrent pas à faire du Parti travailliste ce qu'il est devenu aujourd'hui, c'est-à-dire l'un des deux principaux piliers du système parlementaire britannique.
Néanmoins, les liens organiques du parti avec les syndicats demeurèrent, aussi bien dans ses structures que dans la conscience collective de la classe ouvrière. Les caisses syndicales continuent à assurer le plus gros du financement du Parti travailliste. La bureaucratie syndicale continue à fournir une partie importante des cadres travaillistes et à patronner la majorité de ses députés. Et jusqu'à l'année dernière, c'était encore les dirigeants syndicaux qui dominaient les congrès du parti, grâce au nombre d'adhérents travaillistes qu'ils étaient censés représenter, tout comme les militants syndicaux dominaient bien souvent, et pour les mêmes raisons, les structures locales du parti.
Sans doute est-on aujourd'hui bien loin, par exemple, de l'effervescence politique créée au sein des sections travaillistes par l'afflux de centaines de milliers de jeunes ouvriers politisés par la Première Guerre mondiale. Ces sections ne sont plus, le plus souvent, que des coquilles vides qui ne survivent que par la routine paperassière de réunions mensuelles, et encore. Et les millions de syndiqués qui sont toujours, formellement, membres de droit du parti travailliste ne les fréquentent plus depuis longtemps.
Pourtant ces liens représentent encore quelque chose pour bien des travailleurs. On l'a vu par exemple lorsqu'au milieu des années quatre-vingt, le gouvernement Thatcher a tenté de les affaiblir en imposant aux dirigeants des syndicats de faire entériner par référendum leur contribution financière au Parti travailliste : la participation des syndiqués à ces référendums fut massive, bien supérieure à celle enregistrée par exemple lors des élections de dirigeants, et il y eut partout de larges majorités en faveur du maintien de cette contribution financière. Et on le voit encore chaque année, lorsqu'au moment des élections municipales les sections syndicales fournissent le gros de ceux qui vont faire du porte-à-porte pour le compte des candidats travaillistes. Le fait est que, en grande partie grâce à ses liens avec les syndicats, le Parti travailliste est resté pour beaucoup de travailleurs une sorte de fondé de pouvoir de leurs intérêts de classe - même si ces mêmes travailleurs nourrissent et expriment très souvent de profondes rancoeurs à l'égard des dirigeants travaillistes et de leur politique.
C'est à ce qui restait de ces liens lointains entre le Parti travailliste et la classe ouvrière, en même temps d'ailleurs que l'influence dans ses structures des militants syndicaux du rang, que les dirigeants travaillistes s'en sont pris dès le milieu des années quatre-vingt. Leurs efforts ont abouti au congrès de 1993, non sans de multiples avatars, à l'introduction d'un système de vote centralisé par correspondance pour toutes les décisions importantes, qu'il s'agisse de la désignation des candidats travaillistes locaux aux élections ou de l'élection du leader du parti et de son adjoint. Ainsi, les voix de la petite minorité des militants, surtout syndicalistes, qui dominaient les structures locales du parti se trouvent noyées dans la masse des voix d'adhérents passifs et donc moins susceptibles de contester la politique de la direction. A terme, si les plans adoptés en 1993 sont appliqués intégralement, une grande partie des syndiqués se trouveront de fait privés du droit de vote par l'imposition d'une cotisation supplémentaire pour y avoir droit.
La démocratie interne au sein du Parti travailliste étant ce qu'elle est, c'est-à-dire plus formelle que réelle, ce n'est pas tant l'opposition à ces plans des militants locaux qui a ralenti leur introduction, que celle d'une partie des appareils syndicaux. Jusqu'au dernier moment, en effet, on a vu des dirigeants de grands syndicats s'opposer publiquement au projet, pas pour des raisons de principe, bien sûr, mais surtout dans le but d'obtenir des garanties quant à leurs rapports futurs avec les instances dirigeantes du parti.
On peut dire aujourd'hui qu'à l'exception de quelques rares "poches de résistance" comme le syndicat des Mineurs - mais il ne compte plus que quelques milliers d'adhérents - un consensus existe sur ce plan entre la bureaucratie syndicale et celle du Parti travailliste. Derrière la scène, les dirigeants de la bureaucratie syndicale gardent l'essentiel de leur rôle à la direction du parti. Ce n'est pas par hasard si Tony Blair a aujourd'hui pour adjoint John Prescott, un ancien dirigeant du syndicat des Marins qui fut le porte-parole du dernier carré des bureaucrates syndicaux "opposés" à la réforme avant de jouer un rôle décisif dans son adoption au congrès de 1993.
D'un autre côté, John Monks, le nouveau secrétaire général du TUC élu en 1993, ne cesse, dans ses discours, de "tendre la main pour un nouveau partenariat avec quiconque - gouvernement, employeurs, partis politiques, groupements sociaux - voudrait la saisir", avec quelque succès d'ailleurs puisque, depuis son élection, des relations régulières ont été établies entre le TUC et le gouvernement, les confédérations patronales anglaises et même le Parti conservateur. Son langage fait très exactement écho à celui de Tony Blair déclarant, par exemple, au cours d'une conférence sur l'avenir du mouvement syndical en novembre 1994 : "L'influence des syndicats viendra de ce qu'ils sont la voix de la population laborieuse dans son ensemble et non pas de ce qu'ils sont la voix d'un parti politique [ ] Les syndicats ne veulent pas et ne bénéficieront pas de faveurs de la part d'un futur gouvernement travailliste."
Il y a eu bien des voix au sein du Parti travailliste, en particulier parmi ses jeunes loups, qui se sont prononcées en faveur de sa transformation en une sorte de version anglaise du Parti démocrate américain. On en est encore loin et il n'est pas sûr que les dirigeants travaillistes aillent si loin, ni même d'ailleurs que cela soit le souhait de la bourgeoisie. Mais d'ores et déjà, en prenant publiquement leurs distances vis-à-vis des syndicats et de la tradition ouvrière dont est issu leur parti, en réduisant au silence les militants syndicalistes dans ses rangs, les dirigeants travaillistes offrent à la bourgeoisie une série de gages quant à leurs choix et leur loyauté futurs, une fois au gouvernement.
La chasse aux symboles d'un passé socialiste
Le plus récent épisode de la "modernisation" est la chasse ouverte lors du congrès d'octobre 1994 contre les derniers vestiges du passé socialiste du Parti travailliste.
Il faut dire, tout d'abord, que les idées socialistes, même sous la forme social-démocrate, ont rarement été majoritaires au sein du Parti travailliste. Même aux temps héroïques où la bourgeoisie s'en méfiait encore comme de la "peste rouge", au début du siècle, seule une minorité d'intellectuels y défendaient de telles idées, tandis que la plupart des dirigeants syndicaux campaient dans une espèce de libéralisme aux accents parfois franchement réactionnaires.
La période qui suivit la fin de la Première Guerre mondiale fut une exception. Sous la pression d'une classe ouvrière jeune, grossie par l'économie de guerre et politisée par la lutte contre les restrictions, le Parti travailliste ouvrit ses portes pour la première fois aux adhésions individuelles dans le but avoué d'empêcher que ces dizaines de milliers d'ouvriers radicalisés n'en viennent à se tourner vers l'une des organisations socialistes qui existaient sur sa gauche. C'est dans le même but que fut amendée la "Clause Quatre" des statuts du parti définissant ses objectifs et qu'on y choisit de faire écho aux aspirations à une transformation sociale qu'exprimait alors la jeunesse ouvrière, en partie d'ailleurs sous l'influence de la révolution russe. C'est ainsi que le plus connu des alinéas de cette Clause Quatre assigne au Parti travailliste le but d'"assurer aux travailleurs manuels et intellectuels la pleine jouissance des fruits de leur activité et leur distribution la plus équitable sur la base de la propriété collective des moyens de production, de distribution et d'échange, et du meilleur système possible d'administration et de contrôle populaire sur chaque industrie et service."
Ce langage, inspiré de la tradition marxiste, est ainsi resté pendant plus de 75 ans comme un témoin gravé sur la carte de chaque membre du parti de cette courte période de radicalisation qui avait suivi la Première Guerre mondiale. Ce symbole a survécu à tout, y compris à la politique anti-ouvrière des dirigeants travaillistes pendant les années qui suivirent la crise de 1929, à leur participation à l'Union sacrée de la Seconde Guerre mondiale, puis à la politique d'austérité des divers gouvernements travaillistes de l'après-guerre. On chercha même à en détourner le sens en déclarant que les nationalisations et l'extension de la couverture sociale de l'après-guerre, c'est-à-dire en fin de compte la prolongation de l'économie de guerre en temps de paix, représentaient justement la mise en application de cette clause.
Mais pour les dirigeants travaillistes, c'est-à-dire en fait pour la bourgeoisie, même ce symbole foulé aux pieds et dénaturé est de trop. Comme l'écrivait l'éditorialiste de l'hebdomadaire patronal The Economist, en octobre 1994 : "Si la politique n'était qu'une question de contenu, elle ne signifierait rien. Le Parti travailliste n'a pas la moindre intention de mettre la Clause Quatre en application. Mais en politique, les symboles ont leur importance. La Clause Quatre représente la dette intellectuelle du Parti travailliste à Marx, ses origines en tant que parti des prolétaires en lutte, une politique de contestation et de protestation."
C'est donc cette Clause Quatre que Tony Blair a proposé d'éliminer au congrès travailliste d'octobre 1994. Il s'en est fallu d'un cheveu pour qu'il y réussisse sur le champ. Mais qu'importe. A peine les portes du congrès étaient-elles closes que Blair a annoncé son intention de passer outre. Une nouvelle rédaction a été proposée début décembre qui dit, entre autres : "Nous croyons en une économie travaillant dans l'intérêt du public. Une économie basée sur un marché compétitif, avec un fort secteur industriel générateur de richesse, est dans l'intérêt du public. Tout comme des services publics bien administrés. Pour obtenir les deux, il nous faut non seulement un secteur privé prospère mais aussi un secteur public dynamique dans lequel la propriété d'État aura aussi sa place pour des raisons d'efficacité et de justice."
Voilà qui correspond sans nul doute infiniment mieux à la réalité de ce qu'a été, et de ce que sera, la politique des dirigeants travaillistes, encore que le souci de "l'intérêt du public" n'a jamais été leur point fort, plutôt celui de ne pas indisposer les capitalistes... Mais, pour des dizaines, voire des centaines de milliers de membres et d'électeurs du Parti travailliste, c'est ressenti comme un énorme pas en arrière - même si ce n'est qu'au niveau d'un symbole. En revanche, cela répond pleinement aux voeux de l'éditorialiste de The Economist cité plus haut et des hommes de la bourgeoisie dont il exprimait l'opinion.
Les "promesses" des dirigeants travaillistes
Ce ravalement de façade et ces remises en cause de ce qui a constitué, dans les apparences au moins, la spécificité du Parti travailliste pour des générations de travailleurs britanniques, s'accompagnent d'une longue série de retournements sur la politique qu'entendent mener ses dirigeants une fois au pouvoir.
La nouvelle rédaction de la Clause Quatre, et l'accent qu'elle met sur le rôle du secteur privé, en est un exemple. Cela s'accompagne, sur le même terrain, d'un plan de "partenariat" entre l'État et le secteur privé dans le domaine des services publics, y compris dans le secteur, jusqu'ici sacro-saint pour la tradition travailliste, de la Santé publique - un revirement que The Economist, toujours lui, avait appelé de ses voeux en mai dernier, expliquant cyniquement que, pour ce qui est de développer le rôle du marché dans la Santé, "comme l'électorat a confiance dans la volonté du Parti travailliste de préserver l'administration des soins aux patients, il pourrait aller plus loin et plus vite que les conservateurs." Les uns après les autres, les engagements politiques des dirigeants travaillistes sont tous à l'avenant, qu'il s'agisse de leur prise de position toute récente en faveur du financement mixte des écoles ou de la transformation des Postes en société commerciale de statut privé (l'État restant majoritaire).
Il en va de même de la rhétorique traditionnelle, mais il faut bien le dire rarement appliquée, des dirigeants travaillistes sur l'imposition des grandes fortunes. Non seulement il n'en est plus question, mais en juin, ils ont publié un plan intitulé "Pour une Grande-Bretagne gagnante" (en fait, un jeu de mots qui signifie aussi "Pour gagner la Grande-Bretagne") dans lequel ils rompent avec leurs traditions de fiscalité élevée à l'égard des profits boursiers en proposant un système d'avantages fiscaux pour les détenteurs d'actions (en plus des nombreux avantages dont ils jouissent déjà).
Cela fait déjà quelques mois que les dirigeants travaillistes ont annoncé qu'ils n'abrogeraient pas, ni même n'amenderaient les nombreuses lois limitant le droit de grève et les droits syndicaux dans les entreprises, introduites pas les conservateurs. Tony Blair, dans un discours en novembre, a précisé sa conception du rôle des syndicats : "défendre les droits individuels, fournir des prestations avec imagination et participer aux débats sur l'économie et l'industrie." Plus question de parler de droits collectifs, concept sur lequel sont basées depuis des décennies les relations entre patronat et syndicats. Les conservateurs ont bien essayé de battre cela en brèche en poussant à l'introduction de contrats individuels et en s'efforçant de ne laisser comme seule porte ouverte pour les travailleurs que le recours individuel aux tribunaux. Pour le moment, ils sont très loin d'avoir réussi. Mais, de toute évidence, c'est sur le même terrain que se place Blair. Il est vrai que, comme avant lui John Major et sa "société sans classe", Blair est un partisan déclaré "d'enterrer une fois pour toutes cet archaïsme qu'est la lutte de classes".
Mais probablement le coup le plus dur porté aux aspirations, et peut-être aux illusions, des électeurs travaillistes ouvriers aura été la publication en novembre du rapport de la Commission pour la Justice sociale, mise en place par le Parti travailliste il y a deux ans pour définir les orientations sociales d'un futur gouvernement travailliste. Ce que dit ce rapport, derrière le langage ampoulé des sociologues et dirigeants d'entreprise qui l'ont rédigé - un langage visiblement adressé aux patrons et pas aux salariés concernés - c'est en substance qu'aucun État moderne ne peut se permettre de continuer à payer des chômeurs, à financer les dépenses de santé des salariés ou à subventionner leurs retraites. Il faut, dit le rapport, que tout le monde paie sa part à la mesure de ses moyens, y compris les plus pauvres, en souscrivant à des plans d'assurance-maladie ou de retraite privés, en acceptant de faire n'importe quel travail pour le prix des allocations chômage, en subissant une diminution de leur niveau de vie par une réduction des allocations logement, etc. Le Parti conservateur se trouve de fait... débordé sur sa droite, car si l'on trouve dans ce rapport pratiquement toute la panoplie des thèmes de la droite du Parti conservateur, on les y trouve traduits en termes de réformes universelles sous une forme que même les politiciens les plus réactionnaires du Parti conservateur ont évité d'utiliser, au moins publiquement, jusqu'à ce jour.
Quels enjeux pour la classe ouvrière ?
Une partie des commentateurs bourgeois s'inquiètent de l'usure du pouvoir que le Parti conservateur étale de plus en plus visiblement sur la place publique et, à tout prendre, ils semblent préférer le risque, quand même limité, que représente le Parti travailliste nouvelle manière sous Tony Blair plutôt qu'un pourrissement prolongé de la situation actuelle.
A cet égard il y a des signes qui sont, sinon significatifs, au moins symptomatiques. Il y a, par exemple, le fait qu'un certain nombre de grandes sociétés ou de personnalités du monde des affaires, qui traditionnellement finançaient le Parti conservateur ou lui étaient liées - comme Marks & Spencer et Sainsbury, les deux plus grandes chaînes de supermarchés du pays, BP, British Gas ou encore le magnat de la presse Rupert Murdoch - ont offert leur appui publiquement à Tony Blair personnellement lors de sa campagne pour le poste de leader du Parti travailliste, puis au Parti travailliste après son élection. Il y a également la décision qui, selon la presse, aurait été imposée au ministre de la Défense conservateur par les chefs de l'armée, d'autoriser le haut état-major à entretenir des échanges de vues réguliers avec le porte-parole travailliste sur les questions concernant la Défense - chose impensable depuis la défaite électorale des travaillistes en 1979.
Pour la classe ouvrière britannique, les habits neufs du Parti travailliste sont un avertissement, sans frais pour l'instant, un avant-goût de ce qu'elle peut attendre d'un gouvernement travailliste - c'est-à-dire rien, voire même pire que ce qu'elle a connu jusqu'à ce jour.
Bon nombre de travailleurs qui votent habituellement pour le Parti travailliste n'en attendent pas d'amélioration. Ce n'est pas pour rien que Tony Blair a déjà gagné le surnom de "Tory" Blair (le parti Tory désigne le Parti conservateur). Mais dans la réalité, la majorité des travailleurs se soucient peu des renoncements des dirigeants travaillistes, malgré le cynisme qu'ils étalent et les intentions qu'ils affichent. Ce qu'ils souhaitent avant tout, c'est d'en finir avec les conservateurs une fois pour toutes. Et s'ils n'attendent rien des travaillistes, ils ne conçoivent pas que le départ de Major, en soi, puisse ne pas leur donner un répit, même limité dans le temps. Quant à admettre, ou même seulement comprendre, que les choses pourraient devenir encore pire sous un régime travailliste, bien peu y sont prêts.
Face à cette menace, ce qui constituait la "gauche" du Parti travailliste ne leur sera pas d'une grande aide. Le gros de cette soi-disant "gauche" a déjà entrepris sa propre reconversion, courant derrière Tony Blair en se justifiant par le fait qu'il faut que le Parti travailliste revienne au pouvoir d'abord et qu'après il sera toujours temps de réagir au "virage à droite" de la direction. Sur le fond, d'ailleurs, ce langage n'est guère différent de celui de la minorité de cette "gauche", à laquelle il faut ajouter une bonne partie de l'extrême gauche, qui s'est lancée à corps perdu dans une campagne pour la défense de la Clause Quatre, c'est-à-dire au bout du compte pour le retour au statu quo antérieur. Car c'est bien ce statu quo que défend par exemple Arthur Scargill, le leader du syndicat des Mineurs et l'une des figures de proue de cette "gauche" qui pose au radicalisme, lorsqu'il s'écrie à propos de la Clause Quatre : "Rien ne doit y être changé, ni un accent, ni une virgule ni un seul mot. C'est la Clause Quatre qui délimite ce parti des conservateurs ou des libéraux-démocrates. Nous nous battons pour l'âme même de notre parti. Il n'y a pas d'alternative." Comme si le maintien de la Clause Quatre pouvait changer les choix politiques de la direction travailliste ! Comme si celle-ci n'avait pas toujours servi de paravent à une politique menée au service de la bourgeoisie !
Que les abandons, les renoncements, les retournements des dirigeants travaillistes soient dénoncés devant les travailleurs, inlassablement, oui, bien sûr, mais seulement parce que cette dénonciation peut aider les travailleurs à comprendre à qui ils ont affaire aujourd'hui, et à quelle sorte de gouvernement ils auront affaire demain. Mais se livrer à cette dénonciation pour finalement faire croire aux travailleurs que le Parti travailliste avec la Clause Quatre pourrait avoir une autre politique ou que cette clause pourrait constituer une quelconque garantie contre la politique d'un Tony Blair, c'est leur mentir et les désarmer. Quant aux militants travaillistes qui seraient, et ils semblent être nombreux, démoralisés par le nouveau cours de leur parti, les inciter à se battre sur des symboles et seulement sur des symboles, c'est les engager dans une impasse au bout de laquelle une démoralisation encore bien pire les attend.
Alors que ce dont la classe ouvrière a besoin aujourd'hui, c'est avant tout de lucidité, d'une conscience claire de la situation ; c'est d'être préparée moralement, consciemment, pour ne pas être prise au dépourvu lorsqu'à la place de Major et des conservateurs, ce sera Blair et les siens qui exécuteront les basses oeuvres des capitalistes, probablement encore plus servilement, et d'autant plus durement qu'ils voudront en plus faire leurs preuves auprès de leurs maîtres ; c'est d'être préparée au fait que le départ des conservateurs du pouvoir ne sera un répit que si la classe ouvrière ne laisse pas s'installer au pouvoir d'autres conservateurs portant les couleurs travaillistes, en tout cas pas sans faire entendre sa voix, pas sans exiger qu'on prenne sur les profits pour permettre au niveau de vie des travailleurs de regagner le terrain perdu et pour recréer les emplois disparus. Et cela, c'est aujourd'hui que cela peut se préparer, pas en se berçant d'illusions mais au contraire en se convainquant du fait que seule la force collective de la classe ouvrière peut faire changer le rapport de forces.