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Grande-Bretagne : La valse-hésitation du capital britannique face à l'euro
Dans moins de huit mois, le 1er janvier 2002, commencera, en théorie au moins, la phase finale de l'introduction de l'euro. Or, la Grande-Bretagne, l'un des trois principaux impérialismes européens, a choisi jusqu'à ce jour de rester hors de la zone euro et rien n'indique pour l'instant qu'il en sera différemment dans huit mois. Quelles sont donc les raisons de cette politique ? Tout d'abord il faut constater que la Grande-Bretagne n'est pas seule dans ce cas. Avant même de devenir une monnaie à proprement parler, la future "monnaie unique" est bien loin de faire l'unanimité. Malgré les projets en cours visant à étendre la zone euro à l'Europe de l'est et du sud, elle n'en est même pas à inclure la totalité de l'Europe de l'ouest, c'est-à-dire la zone où se trouve concentré le gros des moyens de production et des richesses européennes. De cette Europe de l'ouest, on sait d'ores et déjà que six pays au moins resteront en dehors de l'euro au 1er janvier prochain. Au nombre des absents, il y aura d'abord les pays qui se sont tenus à l'écart de l'Union européenne - la Suisse (et ce n'est pas rien, compte tenu du poids qu'elle représente dans la sphère financière), la Norvège et l'Islande. Il y aura également trois pays qui font partie de l'Union européenne sans pour autant participer à l'euro : le Danemark, qui en a repoussé l'adoption par référendum en septembre 2000, la Suède, dont le gouvernement reste prudemment sur l'expectative, et enfin la Grande-Bretagne. Dans le cas de la Grande-Bretagne, voilà des années en effet que les gouvernements successifs repoussent l'échéance de leur adhésion à l'euro. Non qu'ils aient joué la politique de la chaise vide dans ce domaine, d'ailleurs. Bien au contraire, ils se sont servis du poids économique de la Grande-Bretagne pour obtenir un traitement d'exception dans le domaine monétaire et, moyennant la promesse plus ou moins explicite d'une adhésion future, ils ont même pu s'assurer une place dans les institutions chargées de l'administration de la nouvelle monnaie. D'ailleurs le fait que la livre sterling reste à l'écart de l'euro l'an prochain ne veut pas dire qu'il en sera nécessairement toujours ainsi. Le gouvernement travailliste de Blair a beau user périodiquement d'une certaine démagogie anti-euro, et plus particulièrement aujourd'hui, alors qu'il est en pleine campagne électorale, cela n'a pas empêché son ministre des Finances d'inciter, par exemple, les grandes entreprises britanniques à passer leur comptabilité en euros et même à payer tout ou partie de leurs impôts dans cette monnaie. Il se trouve d'ailleurs peu de gens, dans la presse des milieux d'affaires, pour mettre en question le principe de l'entrée de la Grande-Bretagne dans la zone euro. Tout au plus ces commentateurs diffèrent-ils sur la question de savoir quand devrait se faire cette entrée ou, pour utiliser une traduction plus terre à terre de leurs discussions, à quelles conditions. Entrera ? Entrera pas ? Il serait risqué de faire le moindre pronostic sur ce point. Et cela d'autant plus que l'avenir de l'euro est lui-même loin d'être assuré. Ce que l'on peut dire, en revanche, c'est que les atermoiements et réticences de la bourgeoisie britannique reflètent les mêmes contradictions et les mêmes rivalités entre bourgeoisies impérialistes différentes, voire au sein de chacune d'elles, que celles qui freinent l'unification européenne depuis plus d'un demi-siècle.
Une arène pour les rivalités inter-impérialistes
L'Union européenne et ses institutions n'ont fait que fournir une arène aux rivalités entre bourgeoisies nationales arène dans laquelle les gouvernements, porte-parole serviles des intérêts de leurs trusts respectifs, ont continué à se battre, chacun cherchant à tirer la couverture à soi, ou plutôt à ses propres capitalistes, au détriment des voisins, surtout si ces voisins se trouvaient être plus faibles. Tout au plus les institutions européennes ont-elles servi à réguler plus ou moins ces conflits. Quant au fameux "État supranational" de Bruxelles dont les "euro-sceptiques" ont fait leur épouvantail favori, il n'existe que dans leur imagination. Même si les trusts trouvent le moyen de faire de l'Union européenne une vache à lait tout comme ils le font des États nationaux. On l'a vu par exemple, il y a quelques mois, lorsque le groupe Nissan-Renault a réussi à décrocher une "aide" de 400 millions de francs pour son usine de Sunderland, en Grande-Bretagne, sur les fonds européens réservés aux régions déshéritées. Comme si Renault-Nissan, avec ses milliards de profits, pouvait compter au nombre des déshérités ! Mais là s'arrêtent les fonctions "étatiques", si l'on peut dire, de Bruxelles. Car, pour le reste, ses décisions, qu'elles soient prises ou non à l'unanimité, sont toujours le résultat d'un compromis basé sur le rapport des forces entre les États-membres. Quant à leur application dans les faits, elle est sujette à bien des interprétations et blocages de la part des différents gouvernements, en fonction des intérêts de leurs bourgeoisies respectives. L'introduction de l'euro vise sans doute à aller un cran plus loin dans l'intégration européenne. Mais elle ne met pas fin aux contradictions et rivalités entre les participants, à supposer qu'elle ne les exacerbe pas. Dans la zone euro, les bourgeoisies qui ont le plus à gagner à cette association en forme de foire d'empoigne sont évidemment celles dont le poids permet d'influer de façon décisive sur le rapport des forces en son sein. Les plus faibles, elles, n'ont d'autre choix que de s'y plier en essayant de rafler les miettes que leur laisseront les plus forts, soit de l'intérieur de la zone euro, soit de l'extérieur comme dans le cas du Danemark qui, quoiqu'ayant repoussé l'adhésion à l'euro, ne s'en trouve pas moins dépendant par le seul fait que 60 % de ses échanges extérieurs se font avec l'Allemagne. Mais les petits pays ne sont pas les seuls susceptibles de vouloir prendre ou garder leurs distances vis-à-vis de l'euro. Et pas seulement parce qu'à force de paralysie, la tentative de mise en place de l'euro peut finir par apparaître comme dépourvue d'avenir. Car aujourd'hui, le principal argument qui militait en faveur de l'euro aux yeux des bourgeoisies européennes la consolidation du marché unique européen par la liberté totale de circulation du capital peut perdre une partie de son poids. Pour autant qu'elle s'est produite dans le cadre d'un mouvement international qui a maintenant plus de quinze ans, la libéralisation financière européenne pourrait sans doute survivre en grande partie à l'abandon de l'euro. Tout comme d'ailleurs le marché unique, qui a déjà près d'une décennie et inclut des pays qui restent, eux, de toute façon, en dehors de l'euro. Et puis, pour une partie des capitalistes européens, la chute de l'euro face au dollar même s'il a regagné un peu de terrain ces derniers temps peut paraître un prix à payer inacceptable, comme par exemple pour certains importateurs ou financiers allemands qui pourraient regretter d'avoir troqué la monnaie forte qu'était le deutschemark contre la monnaie relativement faible que s'est révélée être l'euro. Il reste, bien sûr, que l'abandon de l'euro signifierait le retour à l'instabilité des parités entre monnaies européennes, avec tous les inconvénients que cela représente pour les entreprises qui opèrent sur le marché européen. Mais, malgré le marché unique européen et l'euro, les plus grandes d'entre elles dépendent au moins autant si ce n'est plus du reste du marché mondial.
Le beurre et l'argent du beurre
Ce sont ces préoccupations contradictoires dans les rangs des bourgeoisies européennes et de leurs politiciens, qu'illustre la valse-hésitation à laquelle se livrent les gouvernements britanniques successifs vis-à-vis de l'euro, depuis que le gouvernment conservateur de Margaret Thatcher a signé l'adhésion de la Grande-Bretagne au marché unique européen à la fin des années 1980. Et cela d'autant plus qu'une partie au moins de la bourgeoisie britannique a su tirer avantage de l'euro tout en restant à l'extérieur de la zone euro. Toutes les bourgeoisies européennes jouent le même jeu vis-à-vis de l'euro : elles voudraient le beurre et l'argent du beurre, les avantages mais sans en payer le prix. Et sur ce terrain au moins, la haute finance britannique, et en particulier son centre nerveux qu'est la City, le quartier des affaires de Londres, ont su tirer leur épingle du jeu. A bien des égards, c'est même à l'euro que la City doit son regain d'activité de ces dernières années. Certains s'attendaient à ce que l'introduction de l'euro réduise de façon importante le volume des transactions sur le marché des changes londonien, au point même de perdre sa place de leader mondial. En fait, il n'en a rien été. Le volume des transactions entre la zone euro et le reste du monde a augmenté dans des proportions telles qu'il a plus que compensé la chute des transactions internes à la zone euro. Et la City s'est taillé la part du lion dans cette manne, avec 30 % des transactions mondiales portant sur l'euro, ce qui représente un tiers de son chiffre d'affaires actuel. Moyennant quoi Londres peut conserver sa place de leader parmi les marchés des changes de la planète. On peut en dire autant du secteur bancaire londonien qui n'a nullement souffert lui non plus de se trouver hors de la zone euro, bien au contraire. Depuis l'adoption, en 1994, d'une directive européenne permettant à toute banque ayant l'autorisation d'opérer dans un des pays de l'Union européenne d'opérer dans tous les autres sans autres formalités, les banques européennes ont afflué vers Londres. Et le fait que la Grande-Bretagne ne se soit pas jointe à la zone euro en 1999 n'a rien changé à cette tendance. Ainsi, entre 1995 et l'année 2000, le nombre de banques européennes opérant à Londres a doublé (atteignant 275) alors que celui tant des banques britanniques que des banques du reste du monde diminuait. Quant aux actifs détenus à Londres par ces mêmes banques européennes, ils ont augmenté de 280 %, passant de 18 à 28 % du capital bancaire londonien. Il est sans doute significatif que, durant la même période, la part des actifs bancaires londoniens détenus par les banques américaines et japonaises ait baissé de 29 % à 14 %. Comme quoi, si dans les années 1970-80 la City a dû une bonne part de sa prospérité à ses liens avec le capital américain, c'est bien moins le cas aujourd'hui où ce sont les capitaux européens qui ont en partie remplacé leurs rivaux américains et engraissent les innombrables intermédiaires financiers qui vivent aux crochets de la City. Autre secteur où la City a décroché le gros lot : celui du marché des actions et obligations. 40 % des transactions boursières effectuées sur le marché de Londres portent sur des actions d'entreprises de la zone euro tandis que 60 % de ce que les organes spécialisés appellent les "euro-obligations" (c'est-à-dire des emprunts libellés en euros) sont mis en vente à Londres. Et pour chaque émission, ce sont des dizaines de millions de francs de commissions qui tombent aux mains de l'armée de conseillers financiers, assureurs et autres courtiers opérant à Londres. Bien sûr, ce n'est pas par hasard si tant de capitaux affluent vers Londres plutôt que vers Francfort ou Paris. Les raisons en sont avant tout fiscales. De toutes les places financières européennes (à l'exception du petit Luxembourg), Londres est la seule à n'imposer aucune taxe sur les profits financiers réalisés sur place par des détenteurs de capitaux résidant à l'étranger. Londres est un véritable paradis fiscal, d'une tout autre importance que ceux des îles de Man ou de la Manche auxquels Blair prétend vertueusement vouloir mettre fin (tout au moins, c'est ce qu'il a annoncé il y a deux ans, car pour l'instant il n'a toujours rien fait). Ce n'est pas nouveau. C'est ainsi déjà que la City s'était développée de façon phénoménale dans les années 1960-70, en offrant un régime fiscal particulièrement favorable aux capitaux américains. C'est d'ailleurs pourquoi Thatcher d'abord, puis ses successeurs Major et Blair, ont combattu bec et ongles toute mesure européenne visant à limiter les avantages fiscaux que les "investisseurs" peuvent obtenir en déplaçant leurs capitaux d'un pays à l'autre en particulier la proposition d'instaurer un prélèvement fiscal uniforme sur les places financières elles-mêmes, ce qui aurait privé la City de son principal attrait aux yeux desdits "investisseurs". Au lieu de cela, Blair a réussi à négocier un compromis par lequel il s'est engagé, avec toute la candeur qui convient, à transmettre toutes les données concernant les profits financiers des ressortissants européens à leurs gouvernements respectifs. Sauf qu'en Grande-Bretagne, tout ce qui concerne le capital et les entreprises est basé sur des codes de conduite et déclarations "volontaires", y compris la déclaration des profits il n'y a que les salariés britanniques, à qui on prélève les impôts directement sur la feuille de paie, qui n'ont pas le privilège du volontariat ! Autant dire que les beaux jours de la City comme paradis fiscal de l'Europe ne sont pas terminés et cela, que la Grande-Bretagne rejoigne ou non la zone euro.
La livre, monnaie forte ou instable ?
Cela signifie-t-il pour autant que le grand capital britannique est partisan d'en rester au statu quo actuel, consistant à tirer le meilleur parti possible de l'existence de l'euro tout en restant hors de son orbite ? Pas nécessairement. Nombre de commentateurs semblent considérer en effet que cette position n'est pas tenable à long terme, pas même pour la sphère financière. Ils soulignent, par exemple, que les dirigeants allemands ou français pourraient finir par perdre patience devant le parasitisme britannique vis-à-vis de l'euro et prendre des mesures d'ostracisme vis-à-vis de la City qui pourraient sérieusement endommager les profits des grands établissements financiers britanniques. Et si tel était le cas, les financiers britanniques ne seraient pas seuls à payer l'addition. La plupart des grandes entreprises du pays, qui dépendent largement pour leur financement de la manne des capitaux disponibles sur le marché de Londres, devraient partager la note. D'un autre côté, l'attraction exercée par la City sur les capitaux de la zone euro s'est révélée être une arme à double tranchant. Ces mouvements de capitaux, encouragés de plus par les taux d'intérêts élevés de la Banque d'Angleterre, ont peut-être permis à Blair de se vanter d'avoir redressé la balance des comptes courants britanniques tout en offrant au secteur financier l'occasion de profits considérables. Mais ils ont également contribué à faire monter le cours de la livre par rapport à l'euro (et donc à toutes les monnaies de la zone euro) de 18 % entre janvier 1999 et la fin de l'an 2000, entraînant du même coup un renchérissement des prix et une diminution du niveau de vie de la population laborieuse. Qui plus est, ces flux de capitaux sont sujets à des mouvements suffisamment désordonnés pour amplifier l'instabilité du taux de change de la livre et cela non seulement vis-à-vis de l'euro mais également vis-à-vis du dollar. Or, si la hausse de la livre par rapport à l'euro n'affecte que les entreprises exportatrices vers la zone euro (ce qui n'est déjà pas rien puisque plus de la moitié des exportations britanniques vont vers l'Europe), l'instabilité de la livre par rapport à l'euro et au dollar affecte toutes celles, exportatrices ou non, qui opèrent en Europe ou sur les marchés liés au dollar (le continent américain, bien sûr, mais aussi le sud-est asiatique), où elles se retrouvent du coup défavorisées par rapport à leurs rivales européennes et américaines. Bien sûr, Blair et ses ministres n'ont pas manqué de donner dans les médias une tout autre image de la situation. D'après eux, si la livre a augmenté par rapport à l'euro, c'est que l'économie britannique a suivi l'économie américaine (et le dollar) dans son ascension vers la "prospérité". Or, les chiffres sont loin de confirmer cette présentation des faits. Et pas seulement parce que le caractère illusoire de la croissance économique américaine a fini par éclater au grand jour depuis la fin de l'année passée. Déjà, en septembre dernier, le Financial Times, organe semi-officiel du grand capital britannique, notait : "Ces dernières années il a été de bon ton de considérer la Grande-Bretagne comme une succursale de l'économie américaine et la livre comme un substitut au dollar (...). Il n'est plus question de cela aujourd'hui. Cette année, la livre a perdu 15 % de sa valeur par rapport au dollar (...). Au cours de l'année 2000, la livre aura été en fait plus stable par rapport à l'euro que par rapport au dollar".
Les incertitudes de la bourgeoisie
L'instabilité de la livre par rapport à l'euro conduit les grandes entreprises opérant en Grande-Bretagne à chercher à s'en protéger. C'est ainsi que nombre d'entre elles, avec d'ailleurs l'appui officieux des autorités, exigent de leurs fournisseurs britanniques que contrats et facturation se fassent désormais en euros y compris des trusts comme Unilever ou Toyota, dont le champ d'opération dépasse pourtant de très loin le cadre européen. En théorie, bien sûr, les entreprises peuvent se prémunir contre les fluctuations des taux de change en recourant à divers types d'assurances, voire aux marchés financiers ou aux agences publiques d'aide à l'exportation. Mais pour les plus grandes d'entre elles, les sommes en jeu finissent par être trop importantes. Et c'est pourquoi un organe des milieux d'affaires comme le Financial Times ou une association patronale comme le CBI (confédération de l'industrie britannique, plus ou moins équivalente du Medef en France) font campagne pour que Blair adopte une politique permettant d'assurer la stabilité de la livre face à l'euro. Toute la question, bien sûr, est de savoir quelle politique. Pour le Financial Times, la réponse ne fait pas de doute. C'est au gouvernement Blair de faire les pas nécessaires pour permettre l'adhésion de la Grande-Bretagne à l'euro. Attendre, comme le prétend le ministre des Finances Gordon Brown, que "les marchés" se montrent "favorables" n'est que pure démagogie. Comme l'écrivait en octobre dernier ce quotidien : "L'adhésion de la livre à la monnaie unique ne peut être laissée aux mains du marché (...). Les monnaies sont capricieuses et imprévisibles. Si le gouvernement veut sérieusement s'assurer les avantages d'une plus grande stabilité vis-à-vis de l'euro, il faut qu'il fasse la preuve de sa détermination à y adhérer (...). Tant que le gouvernement n'aura pas pris une telle initiative, il ne faut pas compter sur le marché". Cette position est largement partagée par un groupe de pression très actif, connu sous le nom de Britain in Europe ("la Grande-Bretagne au sein de l'Europe"). Vu l'euro-scepticisme électoral affiché aujourd'hui par Blair, le fait que ce groupe ait été créé à la fin de 1999 avec l'appui officiel du Premier ministre ne manque pas de sel. Mais, à l'époque bien sûr, on n'était pas à quelques mois d'une élection législative... Mais surtout, ce que ce groupe a de significatif c'est que la liste de ses administrateurs et bailleurs de fonds officiels a tout d'un "Who's Who" du grand capital. Dans cette liste, on peut trouver pêle-mêle de grands groupes exportateurs (ICL pour l'électronique, BAE Systems pour l'aéronautique et l'armement, Kellog's pour l'alimentaire ou Xerox pour la bureautique), mais aussi l'un des plus gros importateurs du pays (la première chaîne de supermarchés britannique, Sainsbury), des géants du secteur des services (British Telecom, British Airways et British Midland), des poids lourds de la finance (comme la banque d'affaires KPMG) sans compter un certain nombre de multinationales telles que BP, British-American Tobacco (dont le vice-président n'est autre que le leader des partisans de l'euro au sein du Parti conservateur, l'ancien ministre des Finances Kenneth Clarke), Nestlé, Philips, Unilever, etc. A quoi il faut ajouter une impressionante brochette de personnalités, de l'ex-président de la confédération patronale CBI, Adair Turner, à une flopée d'anciens ministres conservateurs, en passant par des hommes d'affaires traditionnellement associés au Parti travailliste comme Lord Hollis, propriétaire d'un puissant groupe médiatique, sans parler de David Simon, cet ancien PDG de BP et administrateur de la Deutsche Bank et du groupe Allianz, devenu lord et ministre de Blair au lendemain du retour au pouvoir des travaillistes en 1997. Cela signifie-t-il pour autant que les milieux d'affaires britanniques ont désormais une position bien arrêtée en faveur de l'euro et qu'en définitive les seuls obstacles à l'adhésion de la Grande-Bretagne ne seraient plus que politiques c'est-à-dire liés aux réticences du gouvernement Blair à prendre le risque politique de faire le saut ? On peut penser que non. Il existe en effet une section de la bourgeoisie britannique dont les intérêts sont essentiellement liés au marché britannique, à ses appendices du Commonwealth ou au marché financier américain, et qui non seulement reste hostile à l'euro mais probablement serait même partisan d'un retrait complet de l'Union européenne. Et puis la position de la confédération patronale CBI, qui représente l'essentiel des entreprises britanniques de toutes tailles, est elle-même plus nuancée aujourd'hui. Le CBI a été en effet très virulent dans sa dénonciation de l'instabilité de la livre. Mais depuis un an, après avoir défendu pendant longtemps l'adhésion de la livre à l'euro, le CBI a décidé de s'abstenir de toute prise de position à ce sujet, officiellement pour éviter de se laisser entraîner dans la polémique opposant conservateurs et travaillistes sur l'euro. Néanmoins, les interventions faites depuis par le CBI laissent penser que la véritable raison de cette décision tenait surtout aux incertitudes et aux divisions qui existent dans ses rangs. D'un côté, on l'a vu intervenir avec virulence contre "la bureaucratie excessive imposée aux entreprises" ce qui visait les maigres droits accordés aux travailleurs en application d'une directive européenne sur la durée du temps de travail et des congés payés et parentaux. Dans ce cas, c'est l'Europe que le CBI entendait clouer au pilori. D'un autre côté, la confédération patronale a réclamé bruyamment une aide de l'État pour les entreprises affectées par l'instabilité de la livre et des contacts plus étroits entre le gouvernement Blair et les autorités financières européennes "destinés à prévenir cette instabilité." Cette fois c'était l'isolationisme monétaire de Blair qui était visé. On peut noter en passant que le patronat britannique, comme son homologue français, n'est pas contre la "bureaucratie", c'est-à-dire l'intervention de l'État dans l'économie, lorsqu'il s'agit de puiser dans les fonds publics ! Quoi qu'il en soit, si on peut conclure quelque chose des prises de position de la confédération patronale, c'est que ses mandants ne sont ni sûrs, ni unanimes quant à la voie à suivre.
Hécatombe d'emplois industriels
Tout au long de l'année 2000, des dizaines de milliers d'emplois ont été supprimés dans l'industrie manufacturière, et tous sous le même prétexte le renchérissement de la livre par rapport à l'euro. Le secteur le plus touché à ce jour est celui de l'automobile, où de vastes plans de suppressions d'emplois ont été annoncés et déjà en partie exécutés chez Rover, BMW, Ford, Land Rover (après son rachat par Ford), Nissan et finalement Vauxhall (filiale anglaise de General Motors). Des quatre constructeurs automobiles importants restant dans le pays, Honda avait déjà réduit sa production de moitié en avril dernier (en se débarrassant de ses intérimaires et contractuels), Toyota a maintes fois réclamé un rapprochement de la livre et de l'euro et Peugeot a repoussé aux calendes grecques le projet de construire un nouvel atelier de peinture dans son usine vieillissante de Coventry. Seul Jaguar (aujourd'hui propriété de Ford) ne parle pas de danger pour l'emploi pour l'instant en tout cas. Mais l'industrie automobile n'est pas la seule touchée. A la fin de l'été 2000, toujours en arguant du coût élevé de la livre, Sony, Hitachi, Matsushita et Panasonic ont supprimé 2000 emplois fixes et un nombre au moins équivalent d'emplois précaires. Viyella, la plus grande entreprise du textile du pays, a supprimé un quart de ses emplois au cours de l'année dernière. Dans la sidérurgie, Corus, le groupe formé par la fusion du trust privatisé British Steel et du groupe hollandais Hoogovens, a fini l'année 2000 avec 4 500 suppressions d'emplois et commencé l'année 2001 avec un nouveau plan de 6 000 suppressions d'emplois, dont probablement un tiers sous la forme de licenciements "secs". Même dans les opérations de restructuration récentes liées à la contraction actuelle du marché de la téléphonie mobile, un géant américain de ce secteur comme Motorola le plus gros employeur privé en Ecosse justifie la fermeture de son usine modèle de Bathgate et la suppression de 3 000 emplois directs par les incertitudes de la politique britannique vis-à-vis de l'euro, qui l'auraient poussé à concentrer sa production sur ses usines allemandes. Il faut dire, cependant, que le fait de justifier des licenciements en invoquant la livre chère ou le problème de l'euro n'a rien d'une nouveauté. Avant même l'introduction de l'euro, dès avril 1998, Vauxhall s'en était servi pour imposer une aggravation brutale des conditions de travail à son usine de Luton, en menaçant de la fermer en cas de refus. A l'époque, Blair versa à Vauxhall une subvention considérable dont le montant réel ne fut jamais précisé. Et les leaders syndicaux se chargèrent de faire accepter aux travailleurs un accord salarial imposant, entre autres choses, plusieurs centaines de suppressions d'emplois et l'instauration d'un statut spécial pour les nouveaux embauchés se traduisant par une baisse de salaire de 18 % et la perte d'une partie de leurs congés payés pendant trois ans. Ce qui n'empêcha pas le négociateur national pour l'automobile du syndicat des transports T&G de se féliciter à l'époque en disant : "Nous avons gagné pour les nôtres la chance d'un avenir assuré." Trois mois plus tard, Vauxhall annonçait un gros plan d'investissement pour son usine d'Ellesmere Port, preuve que la livre n'était pas vraiment un problème pour Vauxhall. Mais à Luton les emplois avaient déjà été supprimés et les conditions de salaire et de travail aggravées. Quant à l'"avenir assuré" des ouvriers de Luton dont parlaient les leaders syndicaux, il a duré... à peine plus de deux ans, jusqu'en décembre 2000, lorsque Vauxhall annonça la fermeture de l'usine dans les six mois ! Les entreprises qui eurent recours à ce genre de chantage pour faire accepter des suppressions d'emplois à la fin des années 1990 et elles furent nombreuses ne cherchaient évidemment qu'à augmenter leurs profits. Si elles se servirent de prétextes monétaires, ce fut essentiellement parce que la question de l'euro occupait alors la scène politique. Mais si cela n'avait pas été le cas, elles auraient trouvé d'autres prétextes. D'ailleurs les profits records réalisés par ces mêmes entreprises à l'époque, malgré les soubresauts de la livre, sont là pour témoigner de leur hypocrisie. Aujourd'hui, néanmoins, on peut penser que la situation a un peu changé à cet égard. Les difficultés de l'industrie américaine se sont traduites dans bien des secteurs dont l'automobile et l'électronique par une concurrence exacerbée entre les trusts et par des opérations de restructuration à l'échelle mondiale, et en particulier en Europe. Avec l'approche de la phase finale de l'introduction de l'euro, tous les grands groupes s'efforcent d'occuper les positions susceptibles de leur assurer la plus grande part possible du marché européen et des profits qu'il peut procurer. Du coup, le moindre changement dans la production comme l'introduction d'un nouveau modèle dans l'automobile , le moindre investissement un peu important, même s'il n'a d'autre objet que de renouveler des équipements vieillissants, deviennent l'occasion pour ces groupes de réévaluer leurs positions, et en changer si besoin. Or, dans le choix de ces positions, les considérations monétaires jouent forcément un rôle important, ne serait-ce que du fait des incertitudes liées à l'évolution relative des diverses monnaies par rapport à l'euro. Le fait d'avoir à payer le prix d'une livre élevée n'est pas une perspective attrayante pour les grands constructeurs, même s'ils choisissent des équipementiers dans la zone euro. Après tout, c'était le bas niveau des coûts salariaux (et en particulier des charges sociales) et de la fiscalité qui avait incité bien des groupes étrangers à ouvrir des usines en Grande-Bretagne dans les années 1980 et bien des entreprises anglaises à ne pas délocaliser les leurs. Alors pourquoi diable resteraient-ils en Grande-Bretagne, loin du continent où se jouera la vraie partie, si les avantages qu'ils en tiraient sont réduits à néant ? Telle est, de toute évidence, la logique de la politique d'un groupe comme Ford, par exemple. Bien que numéro un du marché de l'automobile en Grande-Bretagne, qui constitue son deuxième marché en Europe, Ford a déjà supprimé 2 500 emplois l'an dernier et compte en supprimer 1 500 de plus cette année sans parler des milliers d'emplois disparus par "érosion naturelle" au cours des années écoulées. Dès le début 2002, les véhicules précédemment assemblés en Grande-Bretagne le seront dans la zone euro, essentiellement en Allemagne, à l'exception des véhicules de luxe de marque Jaguar et Land Rover. Des productions de marque Ford, seules resteront en Grande-Bretagne celles des moteurs diesel, d'une partie des grosses presses et des outils de presse et des véhicules utilitaires de type Transit. Et encore ces plans seraient-ils basés, selon Ford, sur l'hypothèse que la Grande-Bretagne rejoindra la zone euro d'ici 2005 au plus tard, faute de quoi Ford cesserait toute production en Grande-Bretagne.
L'euro et la classe ouvrière
Aujourd'hui la classe politique britannique reflète plus ou moins les incertitudes et désirs contradictoires de la bourgeoisie vis-à-vis de l'euro. Les deux principaux partis conservateur et travailliste ont chacun leur contingent d'inconditionnels de l'euro aussi bien que d'euro-sceptiques. Blair lui-même oscille entre les deux positions. Mais dès qu'approche une échéance électorale et que, à défaut d'avoir un programme bien différent à proposer aux électeurs, les deux partis se lancent dans une surenchère démagogique où l'appel aux préjugés xénophobes figure en bonne place, Blair lui-même vire vers l'euro-scepticisme pour jouer sur les inquiétudes d'une fraction de l'électorat face à la perspective d'une entrée possible dans la zone euro. Du côté des leaders syndicaux, il en va tout autrement. D'une façon générale la confédération syndicale TUC mène campagne pour une entrée rapide dans la zone euro. Aux travailleurs victimes ou menacés par les vagues de licenciements, les leaders syndicaux répètent que l'entrée de la livre dans la zone euro mettra fin aux fermetures d'usines en permettant aux industries exportatrices de "retrouver leur compétitivité". Bien sûr les leaders du TUC cherchent ainsi à justifier leur propre inaction face aux licenciements, tout en accréditant l'idée que les travailleurs devraient aider les patrons à augmenter leurs profits et s'en remettre pour le reste aux appareils syndicaux. Il faut dire que, de la part des dirigeants du TUC, cette politique en faveur de ce qu'ils appellent le "partenariat" avec le patronat, qui relègue la lutte de classe au magasin des accessoires, n'a rien de nouvelle. Cela fait des années, depuis le milieu des années 1990, qu'ils ne proposent rien d'autre aux travailleurs face aux attaques de la bourgeoisie. Or, la classe ouvrière britannique est bien placée pour savoir que l'augmentation des profits patronaux ne peut se faire qu'au prix d'une dégradation de son niveau de vie. Elle le paie depuis longtemps par la précarisation de l'emploi, la baisse des salaires et l'aggravation de ses conditions de travail. Et il en va de même pour ce qui est de l'euro. Si le fait de rejoindre l'euro doit permettre à la bourgeoisie britannique d'augmenter ses profits, ce sera nécessairement à la classe ouvrière qu'elle présentera la note. Elle ne s'en cache même pas d'ailleurs. On peut dire qu'elle prépare même le terrain pour cela. Ainsi le gouverneur de la banque d'Angleterre, Eddie George, a-t-il donné récemment un avant-goût des mauvais prétextes que prépare la bourgeoisie pour serrer la vis à la population laborieuse. Dans un article paru en novembre dernier, il expliquait par exemple qu'en cas d'entrée dans la zone euro, "il nous faudra être plus vigilants en matière de politique fiscale (...) et cela impliquera la reconnaissance par la population que son comportement devra désormais être déterminé par la nécessité de contenir l'inflation". Ce dont ce grand commis de la classe dirigeante parle, d'ores et déjà, dans son langage codé, c'est bien d'imposer une baisse des salaires réels sous prétexte de contrôler l'inflation, mais en fait pour maintenir les profits capitalistes. D'un autre côté, bien sûr, cela ne changera pas tant de choses. Car, depuis vingt ans, que fait la bourgeoisie britannique, sinon imposer à l'ensemble de la population laborieuse une baisse de son niveau de vie et une aggravation de l'exploitation, avec l'aide des gouvernements conservateurs et travaillistes qui se sont succédé au pouvoir, et cela déjà au nom de la nécessité de préserver la "compétitivité" de l'industrie britannique ? Mais que les attaques de la bourgeoisie se fassent au nom des contraintes prétendument imposées à l'économie britannique par l'entrée dans la zone euro ou bien au contraire, comme aujourd'hui, au nom des difficultés dues au fait de ne pas en faire partie, quelle est la différence ? Dans un cas comme dans l'autre le danger pour la population laborieuse ne serait pas lié à l'euro, mais à l'absence d'une riposte contre ces attaques. C'est pourquoi ce n'est pas l'euro lui-même que les travailleurs britanniques doivent rejeter, et surtout pas au nom des arguments démagogiques des politiciens "euro-sceptiques" selon lesquels la défense de l'"intérêt national" britannique inclurait celle des intérêts de la population laborieuse. En revanche, ce qu'ils doivent rejeter, ce sont les sirènes rassurantes des leaders syndicaux. Car, après avoir signé des deux mains tant d'accords entérinant des suppressions d'emplois, des baisses de salaire et des mesures de flexibilité, en les présentant comme des victoires sous le prétexte mensonger que ce qui est bon pour l'entreprise serait bon pour les travailleurs, ceux-ci cherchent aujourd'hui une nouvelle fois à endormir les travailleurs en leur faisant croire qu'ils auraient un intérêt commun avec la bourgeoisie britannique l'adhésion à l'euro qui, soi-disant, protègerait leurs emplois en même temps que les profits de leurs patrons. Mais si la classe ouvrière, en Grande-Bretagne ou ailleurs n'a rien à craindre de l'euro, elle n'a rien à en attendre non plus. Pas plus qu'elle n'a quoi que ce soit à attendre de ses exploiteurs. C'est seulement en les combattant avec ses armes de classe et en s'attaquant à leurs profits que la classe ouvrière pourra, en Grande-Bretagne comme dans le reste de l'Europe, défendre ses intérêts dans la période qui vient.