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Grande-Bretagne - Comment le gouvernement Blair prépare le lit des conservateurs
Avec la majorité écrasante dont il a disposé depuis plus de six ans à la Chambre des Communes (63 % des députés), le gouvernement travailliste de Tony Blair a toujours eu les moyens parlementaires de mener la politique qu'il entendait, comme il l'entendait.
De leur côté, les conservateurs se sont trouvés réduits à la portion congrue par leur humiliante défaite de mai 1997, après les dix-huit années qu'ils avaient passées au pouvoir, d'abord sous Margaret Thatcher, puis sous John Major. À défaut de pouvoir prétendre avoir la moindre utilité sur le plan parlementaire, ils ont dû se résoudre au seul rôle que leur laissaient les institutions du bipartisme.
Parmi ces institutions, il y a par exemple celle du "cabinet fantôme", ce gouvernement de rechange formé par avance par le principal parti d'opposition pour éviter une vacance du pouvoir en cas de chute du gouvernement en place. Les membres de ce "cabinet fantôme" ont des émoluments et privilèges comparables à leurs homologues du gouvernement, qui les consultent pour toutes les décisions importantes et leur donnent accès aux services de leurs hauts fonctionnaires. Malgré une représentation parlementaire réduite à tout juste un quart des élus, le parti conservateur a pu rester ainsi intégré aux plus hauts niveaux de l'État. Ceci compense en partie le fait que le mode de scrutin majoritaire à un tour donne toujours une prime considérable au parti victorieux (lors des dernières élections, en 2001, le parti de Blair a obtenu 40,5 % des suffrages mais 63 % des sièges !).
Mais le fait pour le parti conservateur d'être protégé par les institutions du bipartisme ne résolvait pas son principal problème celui de sortir du discrédit qui l'avait conduit à la déroute de 1997. Jusqu'à une date récente, il a donc dû prendre son mal en patience et se résoudre à jouer pour l'essentiel un rôle de figuration.
Néanmoins, on peut penser qu'aujourd'hui les sphères dirigeantes du parti conservateur en sont à estimer que le moment est venu d'essayer de sortir de leur ghetto politique. C'est ce que semble indiquer le fait que, pour la première fois depuis 1997, c'est un ténor du parti, l'ancien ministre Michael Howard, qui en a été élu leader (et donc futur premier ministre en cas de victoire électorale) en novembre 2003. Mais surtout, ce qu'il y a de significatif dans cette élection, c'est que l'objectif avoué de Howard n'est pas tant de rallier une partie de l'électorat aux thèmes traditionnels de son parti mais bien plutôt de capter le mécontentement engendré par la politique de Blair au lieu de le laisser gonfler les scores du petit parti libéral démocrate ou les rangs des abstentionnistes.
Une courte traversée du désert
Il faut bien dire que, jusqu'à présent, les dignitaires conservateurs s'étaient bien gardés de monter au créneau pour redorer le blason de leur parti. Au lendemain de 1997, ils s'étaient empressés de se reconvertir dans de juteuses sinécures, à l'instar de l'ancien premier ministre John Major qui s'était trouvé des sièges à occuper dans les conseils d'administration de grandes banques, et même chez Halliburton, la fameuse compagnie de services pétroliers alors encore dirigée par Dick Cheney, aujourd'hui vice-président de Bush. Tout au plus les ténors conservateurs apparaissaient-ils à l'occasion dans un débat télévisé. Mais pour le reste, ils laissèrent l'expédition des affaires courantes aux mains d'intérimaires sans relief, inconnus du public comme du parti, et donc peu susceptibles de leur faire de l'ombre pour le jour où ils choisiraient de reprendre le collier.
C'est ainsi que se succédèrent à la direction du parti deux inconnus, William Hague et Ian Duncan Smith. Le premier, jeune député aux dents longues de 36 ans, se fit surtout remarquer pour ses discours ampoulés contre l'euro et pour ses grosses bourdes à la télévision comme au parlement. Il tint tant bien que mal jusqu'aux législatives de 2001 puis démissionna devant l'échec cuisant infligé à son parti : malgré les quelque trois millions de voix perdues par les travaillistes, non seulement les conservateurs n'avaient pas regagné de terrain mais ils avaient eux aussi perdu plus d'un million de voix, tandis que l'abstention avait augmenté de 28,5 % à 40,8 %.
Ian Duncan Smith, un officier de carrière à la retraite, fut lui l'élu d'une base active du parti qui souhaitait l'adoption d'un langage plus démarqué de celui de Blair, et donc plus ouvertement à droite. Mais il n'était pas un homme du sérail. Plus des trois quarts des députés conservateurs lui refusèrent leur soutien. L'hebdomadaire The Economist, organe officieux du patronat, lui reprocha quant à lui d'avoir formé un "cabinet fantôme" "plus à droite et plus anti-européen que l'avait jamais fait Thatcher." Et de tous les ténors du parti un seul accepta de participer à son cabinet Michael Howard qui, on peut le constater aujourd'hui, ne faisait alors que se placer pour son coup suivant.
L'année 2003 marqua néanmoins un tournant aux yeux des hautes sphères du parti. Jusqu'alors le mécontentement contre Blair avait surtout touché l'électorat populaire le plus modeste qui, pour une grande part, se contenta de ne plus voter. En revanche, la fraction de l'électorat petit-bourgeois qui était passée des conservateurs aux travaillistes en 1997, n'avait pas trop de raisons d'être mécontente de la politique de Blair et elle avait continué à voter travailliste.
Mais la guerre en Irak changea bien des choses. La combinaison de pacifisme, de libéralisme et d'isolationnisme qui imprégnait ce milieu petit-bourgeois en fit entrer une partie en dissidence contre Blair. Et, à la première occasion qui s'offrit, les élections municipales partielles de juin 2003, cette dissidence s'exprima sur le plan électoral. Les travaillistes perdirent brutalement 6 % des voix et celles-ci se portèrent en grande partie sur les libéraux démocrates qui s'étaient opposés à la guerre, même si c'était du bout des lèvres et seulement avant le début des opérations militaires. Quant aux conservateurs, dont la politique irakienne ne se distinguait en rien de celle de Blair, ils ne gagnèrent pas une voix.
À ce moment, on dut commencer à faire des calculs dans les hautes sphères du parti. S'ils avaient peu de chances de pouvoir capter une fraction importante des abstentionnistes des classes populaires, en revanche les petits-bourgeois qui venaient de rompre électoralement avec Blair représentaient des voix qui, socialement, étaient bien plus faciles à capter. Or, dès lors que les scores du parti travailliste tombaient à 30 % comme cela avait été le cas en juin 2003, l'objectif d'un renversement de majorité devenait bien plus crédible.
Du coup, dès le lendemain de l'élection de juin, des dignitaires se mirent à lancer des ballons d'essai, soulevant le problème d'une reprise en main du parti, par un changement de leader et de politique et l'adoption d'objectifs plus ambitieux. En octobre, les députés conservateurs forçaient Duncan Smith à démissionner et le 6 novembre, Michael Howard posait sa candidature et était élu sur le champ avec le soutien unanime de l'establishment, des députés et de la base du parti.
Michael Howard, faucon et colombe
Parmi tous les anciens ministres thatchériens, Howard est sans doute celui qui a acquis l'image la plus réactionnaire dans l'exercice de ses fonctions.
Fils d'un modeste émigré juif roumain, qui avait anglicisé son nom pour acheter un fonds de commerce au fin fond du Pays de Galles, Howard parvint néanmoins à entrer à l'université de Cambridge où il fit partie de la "mafia conservatrice" dans laquelle Thatcher devait recruter nombre de ses fidèles. Ayant échoué à deux reprises à se faire élire aux législatives de 1966 et 1970, il abandonna un temps la politique pour se lancer dans une carrière d'avocat. Puis, en 1983, dans la foulée de la guerre des Malouines, il remporta le siège de Folkestone and Hythe, une circonscription ultra-conservatrice de la côte sud du pays.
À partir de ce moment, la carrière de Howard fut aussi météorique que marquée à droite. Lors de son discours d'intronisation au Parlement, il se fit remarquer en parvenant à y inclure à la fois un appel à fournir une protection légale aux briseurs de grèves, un plaidoyer en faveur du retour à la peine capitale et une apologie de l'invasion américaine de la Grenade. L'année suivante il obtenait son premier strapontin gouvernemental. Puis il occupa successivement les postes de secrétaire d'État aux consommateurs, aux municipalités (poste où il imposa à l'Écosse, à titre expérimental, cet impôt inique que fut la "poll tax") et à l'emploi (poste où il négocia l'exemption britannique du "chapitre social" de Maastricht et décréta l'interdiction du système de syndicalisation à l'embauche alors en vigueur dans la plupart des grandes entreprises publiques et privées).
Mais c'est surtout en tant que ministre de l'Intérieur, de 1993 à 1997, que Howard acquit son image réactionnaire. La politique sécuritaire qu'il y mit en oeuvre s'inspira très largement du système policier et pénal américain auquel il emprunta un certain nombre d'innovations comme les peines de prison minima sans possibilité de remise de peine imposées à partir de la troisième condamnation.
Sous Howard, la population carcérale augmenta de 20 %, atteignant un niveau sans précédent, au point qu'il dut louer des bateaux-prisons américains pour y faire face. Cela n'empêcha pas toute une série de révoltes dans les prisons qui mirent en lumière le système inhumain auquel Howard condamnait des milliers de tout petits criminels. Au point que The Economist dénonça une politique qui imposait des conditions inacceptables à 750 immigrés illégaux et surtout à plus de 12 000 accusés dont les procès étaient en cours d'instruction et dont près de la moitié ne seraient même pas condamnés à des peines de prison.
Par ailleurs, chose alors nouvelle dans les annales britanniques, Howard fit grand usage des médias pour appuyer sa démagogie sécuritaire. Cela prit un tour particulièrement scandaleux dans l'affaire Bulger où deux enfants de moins de dix ans avaient tué un bébé à force de le maltraiter lorsque Howard apparut sur les écrans de télévision, brandissant un exemplaire du quotidien à scandale Sun, qui réclamait que les sentences prononcées à l'encontre des deux enfants soit rallongées, et déclara qu'il "se soumettait avec fierté au jugement populaire". Fort de ce "jugement populaire", Howard s'octroya de nouveaux pouvoirs en tant que ministre de l'Intérieur, lui permettant de passer outre aux décisions des juges, qu'il s'agisse de la durée des peines prononcées, de l'octroi des remises de peine ou même de la libération des prisonniers en fin de peine.
Lorsque le parti conservateur se retrouva dans l'opposition en 1997, l'image réactionnaire de Howard était fermement établie, tant dans l'opinion publique en général où il avait laissé une forte impression, que dans l'électorat conservateur, plutôt nostalgique du thatchérisme, et pour qui Howard faisait figure de symbole de cette période faste du parti conservateur.
Mais, tandis que les leaders conservateurs entamaient une dérive vers la droite d'autant plus marquée que la politique réactionnaire de Blair avait occupé une grande partie du terrain traditionnel du conservatisme, Howard choisit ce moment pour adopter un visage plus "social". C'est ainsi que dès le congrès conservateur de l'année 2001, il déclarait : "Je suis un fils d'immigré. J'ai fait mes études dans un lycée classique local que les travaillistes ont par la suite fermé. Je suis devenu ministre de l'Intérieur d'un gouvernement conservateur. Le premier juif à devenir premier ministre dans ce pays a été un conservateur. La première femme à devenir premier ministre a été une conservatrice. Et j'espère bien que les premiers Anglais d'origine asiatique ou noirs à devenir premier ministre de ce pays seront, eux aussi, des conservateurs... Ce serait une grossière erreur que de croire que seul le parti travailliste puisse se sentir concerné par l'accomplissement d'un tel objectif ou qu'il ait le monopole de la justice sociale".
Ce fut sous l'influence de Howard que dès cette époque le parti conservateur adopta deux thèmes "sociaux" fort peu conformes aux traditions conservatrices, et que la presse conservatrice traita d'ailleurs avec une hostilité certaine, mais qui se révèlent aujourd'hui particulièrement efficaces face à la politique de Blair : l'opposition à la hausse des frais de scolarité universitaire que voulait imposer Blair (3 000 à 5 000 euros par an) et la revendication que la retraite d'État soit indexée sur le salaire moyen (et non sur l'indice des prix). Il faut noter l'ironie de cette dernière revendication, puisqu'elle revient à réclamer l'annulation de l'indexation moins favorable décrétée par Thatcher en 1980 et maintenue par Blair depuis, qui a conduit à une dépréciation de la retraite d'État de près de 40 % par rapport au salaire moyen au cours des vingt-trois années écoulées, mais sans toutefois aller jusqu'à exiger le moindre rattrapage.
Fort de son image incontestée de thatchérien endurci, Howard savait qu'il pouvait compter, quoi qu'il arrive, sur le soutien sans faille de l'aile droite de son parti et de l'électorat conservateur. Mais il savait aussi que pour gagner le soutien unanime du parti, il lui restait à conquérir l'appui de ses clans plus "libéraux", et pro-européens en particulier, et que pour cela, il lui faudrait mettre de l'eau dans son vin. Tout comme il faudrait que le parti conservateur change de langage s'il voulait avoir la moindre chance d'attirer les voix de ces électeurs petit-bourgeois qui, déçus du blairisme, allaient grossir les rangs des abstentionnistes ou de l'électorat libéral démocrate.
Tel fut sans aucun doute le calcul de Howard, calcul confirmé par ses actes depuis son élection à la tête du parti conservateur. C'est ce que montre, par exemple, la composition de son "cabinet fantôme", qui est dominé par des politiciens associés aux clans "libéraux" du parti conservateur. C'est aussi ce qu'indique l'activité intense de Howard, cherchant à se faire voir partout au travers de tournées de réunions publiques dans le pays, où le langage qu'il utilise, toujours aussi démagogique sans doute, s'adresse de toute évidence à un milieu bien déterminé, comme lorsque, dans une réunion publique organisée à Llanelli, la ville de son enfance, il s'exclame, en attaquant Blair et son passé de garçon de bonne famille : "Ce n'est pas un ancien membre de la jeunesse dorée de l'enseignement privé qui va me donner des leçons sur combien il est important de faire en sorte que les enfants d'origine défavorisée aient accès à l'université".
Bien sûr, quelle que soit la démagogie prétendument "sociale" de Howard, ni lui, ni son parti, n'ont changé. Ils restent, tout comme Blair et la direction travailliste, au service des intérêts du grand capital. Mais si Howard peut se payer le luxe d'une telle démagogie électorale sans se couvrir de ridicule et même peut-être avec une certaine crédibilité, c'est avant tout parce que la politique de Blair lui en a créé la possibilité.
La politique réactionnaire des travaillistes au pouvoir
Il fut un temps où les différences politiques entre les partis travailliste et conservateur paraissaient plus tranchées même si les intérêts sociaux qu'ils défendaient au pouvoir étaient en fait les mêmes. La croyance en des "valeurs de gauche" que le parti travailliste était censé représenter, ne serait-ce que par ses liens formels avec les appareils syndicaux, entretenait la loyauté d'un électorat travailliste qui n'aurait jamais voté conservateur, quelles que fussent sa déception ou sa colère envers un gouvernement travailliste.
Mais aujourd'hui, il serait bien difficile de trouver un domaine où le gouvernement Blair n'ait pas doublé les conservateurs sur leur droite, tant au niveau de la rhétorique que des actes, rendant ainsi caduque pour une grande part de la population toute idée de "valeurs de gauche".
Michael Howard s'était bien discrédité en son temps, vis-à-vis d'une grande part de l'électorat, y compris auprès d'une fraction de l'électorat conservateur, par son acharnement sécuritaire et la façon dont il bourrait les prisons. Mais qu'ont donc fait les travaillistes dans ce domaine, si ce n'est pire encore ? Après avoir promis de mettre fin au scandale des conditions inhumaines dans les prisons surpeuplées, les travaillistes les ont remplies encore plus de sorte que la Grande-Bretagne est, et de très loin, au premier rang européen pour le nombre de détenus par habitant.
En fait, dès la campagne électorale de 1997, celui qui devait devenir le premier ministre de l'intérieur de Blair, Jack Straw, avait promis de faire ce dont Howard n'avait jamais osé parler : imposer un couvre-feu aux jeunes et introduire une législation permettant de poursuivre sur le plan pénal les parents dont les enfants font l'école buissonnière. Sur ce plan (et c'est à peu près le seul), les travaillistes ont tenu parole. Ces mesures sont désormais appliquées au détriment des plus pauvres, bien sûr, car ce ne sont pas les gosses de riches que visent de telles mesures. Mais Straw est allé bien plus loin encore en supprimant définitivement de la loi britannique la clause qui empêche les enfants de moins de 14 ans d'être jugés comme des criminels adultes, clause qui avait été seulement temporairement levée par Howard dans le cas de l'affaire Bulger.
David Blunkett, le successeur de Straw, alla lui aussi plus loin. Comme la Chambre des Lords avait annulé les pouvoirs discrétionnaires que s'était arrogés Howard pour fixer les peines de prison en passant par-dessus la tête des juges, Blunkett a fait ce que les conservateurs n'avaient pas osé faire, en passant une loi qui prive les juges de toute liberté de décision dans la fixation des peines, supprime les remises de peine pour certaines catégories de délits et crée une peine d'emprisonnement à vie sans possibilité de remise de peine.
La démagogie sécuritaire du gouvernement Blair se double d'un renforcement sans précédent des pouvoirs de la police. Avant même les mesures anti-terroristes accompagnant la "guerre contre le terrorisme", Blair avait par exemple donné à la police le pouvoir d'arrêter, de fouiller et de questionner n'importe qui, tant sur la voie publique que dans des lieux privés, sans avoir à rendre de comptes à quiconque, même a posteriori. Ces pouvoirs, dont les principales victimes sont les habitants des quartiers pauvres qui ont le tort de ne pas avoir la peau assez blanche, vont bien plus loin que les mesures similaires prises par Thatcher en 1979, mesures qui avaient été à l'origine des grandes émeutes de 1980 et qui avaient dû être, de ce fait, annulées.
La démagogie réactionnaire du gouvernement travailliste ne s'arrête pas au domaine sécuritaire. Elle a également très largement servi à fournir de prétendues justifications à ses mesures anti-ouvrières, à l'instar de ce qui s'était fait sous les conservateurs, mais sur une tout autre échelle. Sous le gouvernement conservateur de John Major, Peter Lilley, le ministre des Affaires sociales, s'était rendu tristement célèbre en accusant les jeunes femmes célibataires de se faire mettre délibérément enceintes afin de passer devant tout le monde dans les listes d'attribution d'appartements HLM. Il est vrai que le gouvernement Blair ne pourrait pas reprendre à son compte de telles ignominies, mais uniquement parce que, du fait de sa politique de privatisation des HLM, les mères célibataires n'ont plus guère de chance d'obtenir un HLM de nos jours, ou en tout cas pas à un prix abordable. Mais pour le reste, ce qui n'était qu'un écart de langage sous les gouvernements conservateurs, est devenu un mode de raisonnement "normal" sous le gouvernement Blair.
Ainsi les chômeurs sont-ils désormais considérés comme coupables de ne pas trouver d'emploi, et c'est ce qui justifie qu'en plus de la réduction des allocations chômage à six mois qui datait des conservateurs, les travaillistes ont ajouté des mesures punitives destinées à contraindre ces "coupables" à accepter n'importe quel "emploi" venu, même s'il ne s'agit que de quelques heures par semaine, pourvu qu'ils disparaissent des statistiques du chômage. D'une façon générale, les pauvres sont déclarés coupables de ne pas faire assez pour ne plus l'être ; les retraités qui crèvent de misère (et parfois littéralement) sur des retraites qui ne valent plus rien sont déclarés coupables de ne pas avoir assez épargné. Et comme tout coupable, ils doivent être punis parce que personne ne doit vivre en "parasite" des fonds publics (sauf les bourgeois s'entend !). Même les handicapés, malades de longue durée et autres accidentés du travail, ont été déclarés coupables et se sont vus imposer une surveillance quasi policière et des tests de capacité au travail qui, bien souvent, se sont traduits par une diminution ou la suppression pure et simple des allocations dont ils dépendaient.
Bref, le gouvernement travailliste a donné une légitimité à cette idée réactionnaire, chère aux conservateurs, que ce sont les pauvres qui sont une charge pour la société qu'ils travaillent ou non d'ailleurs, puisque les pauvres ne dépensent ni n'épargnent suffisamment pour faire marcher les "affaires" ! Même sur le terrain de la démagogie anti-immigrés, terrain sur lequel Howard a pourtant un actif peu ragoûtant, Straw et Blunkett ont réussi à le surpasser avec une série de lois anti-immigrés qui ne laisse pas d'autre option aux candidats immigrants que de risquer leur peau en recourant aux passeurs clandestins. Ce sont les travaillistes qui ont construit de nouveaux centres de détention pour les immigrés. Ce sont eux aussi qui ont privé de toute aide sociale les immigrés en attente d'un appel consécutif à un premier rejet, puis les ont menacés de leur retirer leurs enfants pour les confier aux services sociaux... puisqu'ils n'étaient pas capables de subvenir à leurs besoins. Ce sont aussi les travaillistes qui ont rendu les avocats spécialisés dans l'aide aux immigrés passibles de poursuites pénales, sous prétexte que certains auraient spéculé sur la crédulité de leurs clients, mais avant tout pour priver les immigrés de toute aide juridique.
Pour justifier toutes ces mesures iniques, le ministre de l'Intérieur David Blunkett a multiplié les discours où il poussait l'ignominie jusqu'à accuser les familles d'immigrés illégaux d'engorger les hôpitaux et d'être responsables de la surcharge des classes primaires en milieu urbain. Ni Howard, ni même les racistes du British National Party, un parti similaire au parti de Le Pen en France en beaucoup plus petit, n'auraient pu trouver à redire à un tel discours !
Seulement à force de flatter les préjugés réactionnaires dans l'espoir de couper l'herbe sous le pied du parti conservateur, le gouvernement Blair ne peut que rendre ces préjugés "respectables". Par la même occasion, il risque de contribuer à ce que l'image réactionnaire de Howard perde peu à peu tout effet dissuasif pour un nombre croissant de mécontents du travaillisme.
La continuité des mesures anti-ouvrières...
Blair a maintes fois répété, avec un cynisme consommé, à ceux qui critiquaient les dérives droitières de son gouvernement au nom des intérêts du parti travailliste, que le jour venu l'électorat ouvrier n'aurait de toute façon pas d'autre choix que de voter travailliste, parce qu'il n'aurait personne d'autre pour qui voter.
Or, si on en juge par les élections législatives de 2001, marquées par une augmentation de 4,9 millions du nombre des abstentions, essentiellement dans les villes et quartiers ouvriers, et par plus de trois millions de voix perdues par les travaillistes, le pronostic de Blair ne s'est pas vérifié. Et cela n'a rien d'étonnant car on voit mal pourquoi ce chantage ferait oublier aux travailleurs la politique du parti travailliste au pouvoir et, en particulier, la façon dont il a poursuivi et amplifié l'offensive anti-ouvrière des précédents gouvernements conservateurs.
Car il faut rappeler qu'après le retour des travaillistes au pouvoir, rien n'a changé dans le train de mesures anti-ouvrières qu'avaient introduit Thatcher et Major.
La politique de réduction des retraites d'État a été poursuivie et Blair a même inventé de nouveaux artifices pour réduire les dépenses de l'État dans ce domaine sans en avoir l'air. Et puis, à titre de ballon d'essai, un projet de loi est en cours de discussion qui prévoit de repousser l'âge de la retraite à 70 ans pour les fonctionnaires de l'administration centrale.
La législation anti-grève est restée en place avec, cette fois, une complicité encore plus active de la part des appareils syndicaux. Sur ce plan du droit des travailleurs d'ailleurs, les principales mesures introduites ont bénéficié aux seuls appareils syndicaux. Les autres (droit aux congés payés, réglementation de l'horaire de travail, salaire minimum) n'ont constitué qu'une harmonisation a minima de la législation du travail archi-archaïque de la Grande-Bretagne vis-à-vis du reste de l'Union Européenne harmonisation qui, au mieux, n'a fait qu'entériner une situation préexistante, ou au pire, a servi de cheval de Troie à de nouvelles attaques contre les conditions de travail, comme la flexibilité et l'annualisation des heures de travail introduites par une loi censée limiter la durée du travail, mais qui l'a en fait allongée pour une fraction importante de la classe ouvrière.
Mais surtout, le gouvernement Blair a mis en place tout ce qu'il fallait pour faciliter le développement de la précarisation du travail, pourtant déjà bien avancée en 1997. Blair n'a d'ailleurs jamais caché son but lorsqu'il se vantait fièrement de vouloir créer un "marché du travail flexible".
Le résultat de cette politique serait, si l'on en croit ce que disent les commentateurs en France, une chute vertigineuse du chômage. Mais tout dépend de ce que l'on appelle chômage.
Ce qui a chuté de façon vertigineuse, c'est le nombre des chômeurs indemnisés et, pour cause, puisque la période d'indemnisation est de six mois, qu'il suffit de refuser une proposition ou un stage bidon pour perdre ses droits, et qu'il faut deux ans pour pouvoir bénéficier d'une nouvelle période de six mois. En revanche, si le compte des chômeurs au sens du Bureau International du Travail, qui inclut aussi ceux qui ne sont pas indemnisés, a aussi baissé, bien que de façon bien moins importante, c'est que, jouant sur le flou sémantique de la définition du BIT, les statistiques officielles anglaises considèrent que quiconque a fait une heure de travail salarié dans la semaine de référence a été employé durant cette semaine et donc ne doit pas figurer parmi les chômeurs au sens du BIT. Du coup, évidemment, cela élimine beaucoup de monde des chiffres du chômage, d'autant que nombre de patrons offrent des emplois de moins de huit heures par semaine car cela leur évite de payer des cotisations sociales (mais cela signifie que ces heures ne sont pas validées pour la retraite du salarié).
Ce dont le gouvernement Blair ne se vante pas, c'est que la population en âge de travailler qui est considérée comme "active" salariés, chômeurs au sens du BIT, travailleurs à leur compte, militaires, curés a baissé aussi bien en valeur absolue que relative par rapport à l'ensemble de la population depuis 1997. Cette baisse traduit une augmentation relative de la fraction "inactive" dans laquelle se trouvent les chômeurs cachés. Mais comme par ailleurs le nombre d'emplois (au sens d'au moins une heure salariée dans la semaine) a augmenté de plus de 10 % au cours de cette période, cela veut dire aussi que le nombre de ceux qui occupent deux emplois ou plus a augmenté de façon importante. Ceci reflète un aspect de la précarisation du travail qui est entièrement à mettre au compte des travaillistes au pouvoir.
Et celle de la servilité envers le grand capital
L'un des facteurs qui ont considérablement contribué à la multiplication des emplois précaires à temps partiel (venant remplacer des emplois à temps plein disparus) a été l'augmentation météorique de la sous-traitance sous les travaillistes, en particulier dans le secteur public.
En leur temps, après avoir complété leur programme de grandes privatisations (avec les conséquences que l'on sait dans les chemins de fer), les conservateurs avaient posé les jalons pour le passage en sous-traitance de certains départements dépendant des municipalités et de l'État central. Mais ils n'étaient pas allés bien loin, en partie du fait de la résistance des salariés, en partie pour des raisons électorales. Il y avait néanmoins des secteurs où ils avaient toujours insisté pour assurer qu'il n'y aurait jamais de privatisation dont la santé et l'éducation.
Les travaillistes, eux, ne se sont pas arrêtés en chemin. Le principe est simple : tout doit partir sous une forme ou une autre dans le cadre d'un "partenariat" avec l'État. Toute une administration a été mise en place pour réaliser ces opérations et tout un secteur de services privés, formé en grande partie de très petites entreprises dissimulant de grands groupes financiers ou industriels qui les contrôlent, s'est développé pour bénéficier de cette aubaine. Car c'est bien d'une aubaine qu'il s'agit puisque ces opérations garantissent aux sous-traitants un revenu sur des périodes qui vont parfois jusqu'à trente ans (pour autant que l'État ne fasse pas faillite) avec des profits minimums garantis eux aussi par contrat, en échange d'un partage des investissements avec l'État.
Qui plus est, ces opérations incluent désormais des secteurs auxquels les conservateurs s'étaient gardés de toucher : la gestion des écoles et leur entretien, toute une partie du système hospitalier, la médecine généraliste et les soins de proximité, les services sociaux à domicile, les logements sociaux, l'entretien et la rénovation du métro londonien, l'équivalent de l'ANPE, la gestion des immatriculations automobiles, celle du versement des allocations sociales, etc., etc.
Bien entendu l'intervention de "partenaires" privés se paie, et de bien des façons. Car il faut bien que lesdits partenaires trouvent leur profit quelque part. Les salariés paient une partie de l'addition : transférés comme des meubles au sous-traitant, leurs emplois, salaires et conditions de travail ne sont garantis que pour un an au plus par la loi, et souvent bien moins dans les faits. L'autre partie de l'addition est payée par le public, sous forme de services qui disparaissent, qui ne fonctionnent pas ou qui deviennent payants, d'augmentations de loyers dans les logements sociaux, d'une augmentation de la place des lits privés dans les hôpitaux, etc. Partout une société à deux vitesses se développe, y compris à l'intérieur des mêmes murs, où les "partenaires" privés créent une première classe payante sous prétexte d'améliorer le service pour les autres (ce que les autres ne voient jamais).
Tous les experts s'accordent à reconnaître que tout cela est en fait extrêmement onéreux pour les finances publiques car chaque projet revient à une hypothèque signée par l'État sur ses revenus futurs, qui permettra d'assurer les profits parasitaires du "partenaire" sous-traitant. Évidemment, la part des dépenses publiques qui vont ainsi directement au capital, y compris sous couvert de budgets dits sociaux, augmentera très vite. Mais n'est-ce pas là justement le but de l'opération qu'avait entamée les conservateurs au début des années quatre-vingt ? D'ailleurs c'est bien là ce que les porte-parole de la City de Londres ne cessent de réclamer le "désengagement" de l'État dans l'économie, comme ils disent, c'est-à-dire un plus grand engagement de l'État à subventionner leurs profits.
L'avenir ne dépend pas du bulletin de vote
Si, malgré le discrédit qu'ils ont accumulé durant leurs dix-huit ans au pouvoir, les conservateurs parviennent à revenir au pouvoir après une période bien plus courte de gouvernement travailliste, ce sera le résultat direct tant de la politique réactionnaire des leaders travaillistes au pouvoir que de leur servilité envers le capital.
Mais le vrai problème n'est pas de savoir qui a la majorité à la Chambre des Communes. De toute façon, la classe ouvrière britannique n'a rien à attendre ni d'un Blair ni d'un Howard. Le retour des conservateurs au pouvoir, quand il viendra, ne marquera par lui-même ni un changement fondamental de politique, ni même forcément un recul. Ses conséquences dépendront non pas des différences politiques réelles ou supposées entre travaillistes et conservateurs, mais du contexte dans lequel il se produira, et en particulier du rapport des forces dans la lutte de classe et de la capacité de la classe ouvrière à se faire craindre de la bourgeoisie.
Après tout, il est déjà arrivé dans le passé qu'un parti arrive au pouvoir armé de tout un programme de mesures réactionnaires et soit contraint de le remballer par une mobilisation ouvrière. Ce fut le cas du gouvernement conservateur de Ted Heath au début des années soixante-dix. Ses tentatives de limiter le droit de grève puis de s'attaquer aux conditions d'existence des mineurs en prenant prétexte de la crise du pétrole se heurtèrent à une puissante mobilisation qui se mit à gagner des villes et des industries entières, jusqu'à ce que les appareils syndicaux n'aient plus d'autre choix que de prendre le train en marche de peur d'en perdre le contrôle. Heath dut oublier ses attaques et laisser au parti travailliste le soin de reprendre les choses en main en provoquant des élections anticipées.
Si la bourgeoisie britannique peut être parfaitement indifférente devant les résultats des prochaines élections, il n'est pas dit qu'elle n'aura pas de surprises du côté des travailleurs.
9 janvier 2004