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France - le logement malade du capitalisme
En ce début de 21e siècle, dans un pays riche comme la France, la crise du logement reste une réalité pour des millions de familles. Pire, elle s'aggrave au fur et à mesure que les prix de l'immobilier grimpent, que les bas salaires se généralisent et que le travail précaire, à temps partiel et à rémunération partielle, se développe.
Certes, la crise du logement n'est pas chose nouvelle. Elle est aussi ancienne que la révolution industrielle qui a entraîné des déplacements de populations sans fournir aux travailleurs le moyen de se loger. Mais il est révélateur qu'au fil des ans, les différents gouvernements aient été incapables de résoudre ce problème et que la médiocre qualité des logements construits pendant la seule période où l'État a impulsé la construction massive de logements sociaux dans les années soixante aurait exigé de lourdes réhabilitations quinze ans après.
Le logement social, à moindre coût, c'est ce qui a toujours été envisagé, dans le meilleur des cas, pour la classe ouvrière, parce que la bourgeoisie se refuse à payer des salaires permettant aux travailleurs de se loger normalement. Les descriptions du Paris de Balzac, des Misérables de Victor Hugo ou des grandes cités minières de Zola ne correspondent peut-être plus tout à fait à la réalité d'aujourd'hui. Mais il continue d'exister des taudis jusqu'au coeur des grandes villes et la majorité des salariés ne dispose ni en surface ni en confort du logement dont ils auraient besoin. Cela tient à la logique même du système capitaliste. La bourgeoisie souhaite des logements bon marché pour les travailleurs afin de ne pas avoir à augmenter les salaires mais elle n'investit dans la construction que si c'est suffisamment rentable. Dans ces conditions, autant dire que la crise du logement est une constante pour la population laborieuse.
Quant à l'État, au service de la bourgeoisie, il s'est toujours gardé de suppléer à cette incapacité du système capitaliste en construisant lui-même des logements corrects pour la population et en faisant du logement un service public de qualité et bon marché. Car il n'est pas question de léser les intérêts des propriétaires qui tirent leur rente de la pénurie, ni les intérêts des capitalistes du bâtiment qui ne veulent pas de la concurrence de l'État.
Les interventions de l'État se sont toujours limitées à subventionner, plus ou moins, le logement social afin d'inciter les capitaux privés à s'y investir. Et ces aides, conditionnées aux intérêts plus généraux de la bourgeoisie, ont une portée de plus en plus limitée depuis les débuts de la crise au milieu des années soixante-dix, au moment où le chômage a commencé à peser sur le niveau de vie des travailleurs.
Le bilan en trompe-l'oeil du gouvernement
L'arrivée au gouvernement, il y a cinq ans, d'un Premier ministre socialiste et d'un ministre du PCF au Logement n'a rien changé. Dans sa brochure de propagande électorale, intitulée La France qui change, présentant à la fois son bilan et son programme dans différents domaines dont celui du logement, le Parti socialiste titre "300 000 logements neufs par an depuis cinq ans" comme si cela devait être mis à son actif ! Il s'agit en fait de l'ensemble des constructions neuves dont la plupart ont été réalisées par les sociétés capitalistes de la promotion immobilière privée. Dans la même brochure, on peut également lire, bien qu'en beaucoup plus petit cette fois, qu'il y aurait "50 000 logements sociaux financés chaque année". Il y a d'autant moins de quoi se vanter que, non seulement il s'agit là d'un des chiffres les plus bas depuis dix ans mais qu'en réalité, il n'a même jamais été atteint sous le gouvernement Jospin qui ne s'est pas donné les moyens d'enrayer la chute de la construction locative sociale : 49 000 logements réalisés en 1997, 48 000 en 1998, 45 000 en 1999, 42 500 en 2000 et certainement pas beaucoup plus en 2001. En juin dernier, au Congrès de l'Union nationale des organismes HLM, Marie-Noëlle Lienemann, secrétaire d'État socialiste au Logement, s'interrogeait : "Va-t-on atteindre les 50 000 logements en 2001 que nous nous sommes fixés comme objectif ? "...
Pourtant ce ne sont pas les besoins qui manquent ! A l'heure actuelle, le pays compte plus d'un million de demandeurs en attente d'un logement HLM ; 1,8 million de personnes sont officiellement considérées comme mal logées ou sans logis ; des dizaines de milliers de logements sont classés insalubres ; d'autres ne répondent pas aux normes de confort minima (selon le dernier recensement, en 1999, environ 600 000 logements n'ont ni douche ni baignoire et près de 400 000 n'ont pas de WC intérieur). En matière de vétusté, pour la seule ville de Paris, l'inventaire officiellement établi en juin 2001 annonçait 600 immeubles vétustes, dont 200 en situation qualifiée "d'insalubrité irrémédiable", la plupart occupés par des familles immigrées. A la fin de l'année, le gouvernement reconnaissait que "de trop nombreuses familles vivent encore dans des logements dangereux, insalubres ou exposés à des risques mettant en péril leur santé", en particulier à cause de la pollution au plomb et du danger de saturnisme. Onze départements étaient considérés comme prioritaires, compte tenu de l'importance de l'habitat précaire, dégradé, si l'on peut encore parler d'habitat lorsqu'il s'agit de bidonvilles, de taudis ou de campements dans lesquels s'installent comme ils peuvent des immigrés, des gens du voyage, toute une population marginalisée par la misère. Parmi les régions concernées, avec Paris et les départements de la banlieue parisienne des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, figurent les Bouches-du-Rhône, le Gard, l'Hérault, le Nord et le Pas-de-Calais, le Rhône et le Var. La situation décrite par les services de Marie-Noëlle Lienemann appellerait des mesures rapides et importantes, mais son "Plan d'urgence pour l'éradication de l'habitat indigne" consiste surtout à annoncer une augmentation du nombre des démolitions, qui doivent atteindre 10 000 puis 15 000 logements par an, sans que le relogement des personnes concernées ait été jusqu'ici satisfaisant. Quant aux "logements d'urgence", la ministre n'en annonce que 10 000 par an, soit moins que les 20 000 logements "d'extrême urgence" annoncés par le gouvernement d'Alain Juppé en mai 1995, avec probablement aussi peu de résultats...
Alors que tant de familles ont besoin de se loger correctement, le nombre de logements vacants est particulièrement choquant. Ils sont estimés à plus de deux millions sur l'ensemble du pays, dont au moins 410 000 en Ile-de-France. Certes, tous ne sont pas utilisables, parfois trop dégradés ou en démolition, mais les deux tiers le sont. Très nombreux sont les logements qui restent vacants parce que les propriétaires préfèrent les laisser vides plutôt que de les louer en dessous de ce qu'ils considèrent comme le seuil intéressant. Certains propriétaires laissent se dégrader les logements vacants plutôt que d'investir dans des travaux qu'ils ne pourraient amortir autant qu'ils le souhaitent. C'est le cas y compris d'organismes HLM, puisque si le taux de vacance des logements HLM est deux fois plus faible que celui observé dans les immeubles collectifs privés, il reste quand même de 5 %.
La taxe sur les logements vacants depuis plus de deux ans (et à condition qu'ils n'aient jamais été occupés plus de huit jours par an !), mise en place en 1999 et censée inciter les propriétaires à louer, n'a touché en 2001 que 145 000 logements pour la somme globale, dérisoire, de 80 millions de francs. Les incitations fiscales, les primes à la remise en location de logements vacants, n'ont elles aussi qu'un effet très limité. Quant à la réquisition des logements vacants, prévue par une ordonnance de 1945 réintroduite avec quelques modifications dans la Loi contre les exclusions de 1998, le gouvernement, qui n'y avait pas eu recours depuis 1997, avait prévu de l'utiliser cette année pour loger 800 familles avant l'hiver. Tant de précautions ont été prises à l'égard des propriétaires que la ministre du Logement a annoncé que seules quelques dizaines de cas seraient finalement résolues avant l'hiver et qu'en tout cas, on ne dépasserait pas les 400 logements réquisitionnés.
Tout comme ses prédécesseurs, ce gouvernement est trop respectueux de la propriété privée, et de la propriété immobilière en particulier, trop étranger aux intérêts des classes populaires pour ne pas continuer à mener la politique qui a toujours été celle des gouvernements en place, au service de la bourgeoisie possédante, des riches, des capitalistes.
Le temps des taudis
Au 19e siècle, le développement de l'industrialisation entraîna un exode rural massif et des concentrations ouvrières dans les villes, qui ne possédaient aucune structure pour accueillir une population nouvelle. On ne construisait pas pour loger les gens du peuple. Taudis, baraques, soupentes, caves, il revenait aux travailleurs de se débrouiller comme ils le pouvaient afin de trouver un abri, pour eux et leur famille, et d'en payer le loyer, faute de quoi ils étaient jetés dehors. Ce fut le temps où l'industrialisation imposa des conditions de vie épouvantables à l'ensemble de la classe ouvrière, dont les familles s'entassaient dans des quartiers sans égouts, dans des habitations malsaines, au fond de cours sombres, sans air ni lumière. Au travail des enfants, aux journées harassantes, aux bas salaires, s'ajoutaient des conditions de logement plus que misérables.
Le docteur Guépin décrivit les conditions épouvantables qui régnaient à Nantes en 1835 : "Il faut avoir senti son pied glisser sur le sol malpropre et avoir craint de tomber dans cette fange, pour se faire une idée du sentiment pénible qu'on éprouve en entrant chez ces misérables ouvriers". L'économiste Blanqui, frère d'Auguste Blanqui, enquêta pour sa part sur la classe ouvrière du Nord et nota que "les deux plus affligeants (aspects) sont l'insalubrité des logements et l'abus du travail des enfants dans les manufactures". Il décrivit "des repaires, mal à propos honorés du nom d'habitations, où l'espèce humaine respire un air vicié qui tue au lieu de faire vivre... On n'entre dans ces maisons que par des allées basses, étroites et obscures, où souvent un homme ne peut se tenir debout"...
En 1848, Victor Considérant, succédant à Charles Fourier à la tête du mouvement des phalanstères, dénonçait la situation à Paris, cet "immense chantier de putréfaction, où la misère, la peste et les maladies travaillent de concert, où ne pénètrent guère l'air ni le soleil. ". En 1849, le médecin Dulary, commentait la panique qui se répandit à la suite de l'épidémie de choléra qui n'épargna pas les quartiers bourgeois et fit près de 20 000 victimes (dont le maréchal Bugeaud, revenu de la guerre de conquête de l'Algérie) : "Mais ces misères, elles vous atteignent : les miasmes exhalés des habitations des pauvres se répandent dans toute la ville, et vous les respirez incessamment mêlés à ceux des ruisseaux et des cloaques de toutes sortes. Paris, même dans ses quartiers les plus brillants, est bien sale et bien infect". Cela explique le vote, en avril 1850, de la première loi interdisant la location des logements insalubres, loi qui permit au baron Haussmann, dans les années qui suivirent, de raser la moitié de Paris sous prétexte de supprimer le choléra mais aussi et surtout des quartiers propices aux barricades, ainsi que la révolution ouvrière de 1848 venait de le démontrer. Aucun relogement n'était prévu pour les habitants et les taudis furent simplement repoussés plus loin, à la périphérie de la ville.
Tous les socialistes de l'époque dénoncèrent la crise du logement comme partie intégrante de l'exploitation subie par la classe ouvrière. En Angleterre comme en France, les socialistes utopiques décrivirent des villes idéales permettant de soulager et de transformer les conditions de vie de la classe ouvrière. Marx et Engels montrèrent comment cette situation du logement était indissociable du développement industriel capitaliste et de la domination de la bourgeoisie sur toute la société. Dans un article de 1872, consacré à La question du logement, Engels expliquait que "pour mettre fin à cette crise du logement, il n'y a qu'un moyen : éliminer purement et simplement l'exploitation et l'oppression de la classe laborieuse par la classe dominante".
Face à la situation désastreuse du logement ouvrier, les premières initiatives ne vinrent pas de l'État. La construction de logements destinés à la classe ouvrière, en particulier en province, dans les centres industriels où la situation était souvent pire qu'à Paris, fut l'oeuvre de grands patrons, qui avaient besoin de fixer leur main-d'oeuvre et qui s'inquiétaient des conséquences sociales que pouvaient avoir les conditions de logement imposées au prolétariat, en particulier de la propagation des idées socialistes.
La crainte qu'inspirait le mouvement ouvrier, y compris après l'échec et la répression de la révolution de juin 1848, était encore si forte qu'en même temps qu'elle se posait le problème de construire des logements ouvriers, la bourgeoisie s'interrogeait sur l'opportunité de construire des cités ouvrières. L'un de ses membres expliquait : "Evitons d'agglomérer les ouvriers de manière à en faire un danger pour la tranquillité publique, et à convertir les cités ouvrières, par la réunion des hommes, en foyers de sédition". La maison individuelle était, déjà, présentée comme plus rassurante et surtout, l'accession des ouvriers à la propriété semblait un excellent moyen de freiner les grèves et les mouvements sociaux, enchaînant les travailleurs au crédit et à l'usine qui assurait le salaire. Dénoncée et combattue par les militants socialistes, cette politique patronale fut mise en oeuvre dans plusieurs centres industriels du pays.
En 1854, à Mulhouse, le manufacturier Jean Dollfuss réalisa des cités ouvrières, dans lesquelles il se proposait de transformer tous les ouvriers en propriétaires d'une maisonnette, payée à tempérament, entendant bien qu'ils deviennent ainsi des adeptes de l'épargne, de la propriété et de l'ordre établi. L'entreprise restait très modeste puisque, jusqu'en 1870, 892 maisons ouvrières furent construites avec en annexes, une boulangerie, une bibliothèque et une école maternelle. Jean-Baptiste Godin, à Guise (Aisne), adepte du socialiste utopique Fourier, édifia en 1859 une cité ouvrière, le Familistère ou "Palais social", dans lequel il installa 1200 ouvriers de sa fabrique de poêles en fonte, leur imposant ce qu'il considérait comme de bonnes règles de vie en échange d'un habitat décent. Dans ces années-là, d'autres réalisations du même type permirent de loger quelques milliers, au total et au grand maximum, de familles ouvrières, sélectionnées par les patrons : au Creusot, le maître des forges Schneider impulsa des constructions comparables ; à Munster et à Beaucourt, près de Belfort ; à Noisiel, en Seine-et-Marne, où pour loger ses ouvriers, le chocolatier Menier fut lui aussi le promoteur d'une cité dans laquelle la vie des habitants était réglée sur celle de l'usine, toute proche.
L'État pour susciter l'initiative privée
De telles initiatives patronales se poursuivirent au cours de toute la seconde moitié du 19ème siècle, prises par des patrons cherchant à lier leurs ouvriers à leurs entreprises et à assurer un minimum de conditions de vie compatibles avec le travail exigé dans les filatures, les mines, les fonderies, les aciéries, dans toutes ces industries qui se développaient rapidement.
En 1889, réuni à l'initiative de grands bourgeois, un congrès international des habitations ouvrières affirma que "l'intervention de l'État ou de l'autorité locale sur le marché, venant faire concurrence à l'industrie privée ou tarifer les loyers, doit être écartée". Le congrès se prononça pour la construction de maisons individuelles avec un petit jardin partout où "les conditions économiques le permettent". Et lorsqu'on était obligé d'en passer par des habitations collectives, il fallait veiller à ce que "les plans soient conçus dans la pensée d'éviter toute occasion de se rencontrer entre locataires", plus précisément "il faut proscrire rigoureusement les corridors et les couloirs, quels qu'ils soient". La Société des Habitations à Bon Marché fut constituée en 1890 par des industriels, hommes d'affaires, magistrats, architectes, etc., pour encourager la construction de logements bon marché pour les ouvriers, employés, artisans, et un certain nombre d'associations de même type furent créées en province pour réaliser, grâce à des dons privés, des ensembles de logements.
L'État, après avoir longtemps considéré le logement comme une affaire privée, du ressort de chaque famille traitant en "toute liberté" avec un propriétaire, un constructeur ou un banquier, intervint ensuite par des mesures presque exclusivement destinées à attirer dans le secteur du logement les capitaux privés, en leur ménageant des avantages fiscaux multiples, des financements et des prêts à très bon marché, assurant le rendement des investissements, des aménagements et des infrastructures susceptibles de valoriser les terrains et les programmes construits.
La première intervention de l'État, qui date de la loi de 1894, consista à assister ces initiatives privées. La loi incitait à la constitution de comités d'habitations à bon marché (HBM) dans tous les départements pour encourager et aider tous ceux qui voulaient construire des HBM. Pour ce faire, les comités pouvaient recevoir des subventions de l'État, des départements et des communes, et des dons privés. Les associations charitables, hospices et hôpitaux pouvaient engager une partie de leurs fonds ; la Caisse des Dépôts et Consignations, établissement financier public chargé de gérer les fonds collectés par les caisses d'épargne récemment créées, pouvait aussi placer un cinquième des fonds reçus des caisses d'épargne dans des sociétés de construction et de crédit. En outre, des exonérations d'impôts étaient prévues pour les promoteurs.
Cette politique incitative se révéla un échec : en huit ans, moins de 1500 maisons furent construites appartenant à des sociétés anonymes ou à des coopératives HBM. Le logement ouvrier n'intéressait pas les capitaux privés qui préféraient se placer dans les emprunts d'État ou les spéculations à l'étranger. Quant à l'État, à la fin du siècle, il ne consacrait qu'à peine 0,8 % de son budget pour intervenir dans le secteur du logement. Le peu qui fut construit ainsi visait à développer le sens de la propriété chez les travailleurs, élément de la "pacification des esprits". Les jardins ouvriers étaient considérés comme une arme de lutte contre le socialisme. Mais la quantité n'était pas au rendez-vous.
Ce n'est qu'en décembre 1912, à la veille de la Première Guerre mondiale, que départements et communes eurent le droit de mettre sur pied des offices publics d'HBM. Jusque-là, ils ne pouvaient que soutenir les initiatives privées, donner des terrains aux sociétés HBM, utiliser leurs fonds propres pour leur consentir des prêts ou acheter leurs actions. En août 1913, le premier office public d'HBM fut créé à La Rochelle, suivi par celui de Paris en janvier 1914, inaugurant la première intervention directe des pouvoirs publics dans le logement ouvrier... que la guerre allait briser net quelques mois plus tard.
L'entre-deux guerres et la loi Loucheur
La Première Guerre mondiale rendit la situation catastrophique. Au lendemain de la guerre de 1914-1918, on recensait près de 315 000 logements détruits et quelque 560 000 endommagés et inhabitables dans les villes et les campagnes de l'est et du nord de la France. Dans le pays, la hausse continue des prix avait créé une situation particulièrement difficile pour la population laborieuse. Le mécontentement grondait tandis que les échos de la Révolution russe soulevaient dans le mouvement ouvrier d'immenses espoirs de changement. Dès le printemps de 1919, des grèves éclataient.
Face à l'agitation des locataires contre la flambée des loyers qui se manifesta dès la fin de la guerre (le blocage des loyers de 1914 et le moratoire de 1916 pour toutes les familles des mobilisés ayant pris fin), le gouvernement promulgua en 1919 une loi bloquant les loyers en dessous de la hausse des prix, loi qui resta en vigueur pendant tout l'entre-deux guerres car, comme l'expliqua plus tard Louis Loucheur, ex-ministre de l'Armement, ex-ministre de la Reconstruction industrielle et futur ministre du Travail et de la Prévoyance sociale : "Il s'agit d'éviter la hausse des salaires, au cas où la liberté aurait été rendue aux contrats". Les intérêts des capitalistes de l'industrie primaient sur ceux des propriétaires rentiers. Comme le blocage des loyers n'était accompagné d'aucune mesure contraignante imposant la construction de logements locatifs, les capitaux se détournèrent complètement de ce secteur. Quant aux propriétaires, ils cessèrent d'entretenir leurs immeubles et les conditions de logement de la population laborieuse ne cessèrent d'empirer.
L'argent public ne fut guère non plus consacré à la construction de nouveaux logements. La priorité du gouvernement fut d'indemniser les propriétaires dont les habitations avaient été détruites, sur la base de l'estimation de la valeur du bien avant la guerre. S'ils reconstruisaient à l'identique, des allocations supplémentaires leur étaient versées. L'essentiel des fonds que l'État consacra au logement pendant dix ans fut affecté à ces indemnisations et très peu à la construction de nouveaux logements. Il se débarrassa d'ailleurs sur les communes des tâches d'urbanisme et de construction, alors qu'elles n'en avaient guère les moyens. Les départements et les communes qui construisirent néanmoins, en particulier les municipalités socialistes, le firent en s'endettant pour loger surtout des employés et des fonctionnaires. Ceux qui construisirent le plus de logements ouvriers pendant cette période furent les grandes compagnies de chemin de fer, les houillères, pour loger leur personnel.
Mais dans l'ensemble, on construisit très peu et la crise du logement s'aggrava dramatiquement, jusqu'à frapper toutes les classes sociales, en particulier les classes moyennes. Une petite bourgeoisie enrichie, pour qui la propriété foncière et immobilière représentait symboliquement l'ascension sociale, ne trouvait plus les logements auxquels elle aspirait. C'est cette situation qui décida le gouvernement à intervenir, pour la première fois massivement dans le domaine du logement.
En juillet 1928, la loi Loucheur, du nom de son auteur, ministre du Travail et de la Prévoyance sociale, fut votée. L'État mettait en place un important programme sur cinq ans ayant pour objectif la construction de logements, en accession à la propriété et en locatif : 200 000 logements à bon marché (HBM), d'une part et 60 000 logements à loyers moyens avec salle de bain, d'autre part. Des prêts avantageux étaient consentis aux constructeurs. L'accession à la propriété des particuliers était encouragée par une subvention non remboursable. Le succès fut immédiat et de nombreux travailleurs se lancèrent dans l'acquisition d'un "pavillon Loucheur" au cours des cinq années du fonctionnement de la loi.
Enfin en 1928, le gouvernement Sarrault intervint aussi dans la question des lotissements, souvent construits à tort et à travers par des promoteurs privés qui promettaient mais ne réalisaient pas les aménagements indispensables (adduction d'eau, gaz, électricité, voirie, etc). L'État s'engageait désormais à couvrir la moitié des frais d'aménagement, intervenant ainsi pour la première fois dans la promotion immobilière privée. L'un des objectifs était de couper l'herbe sous les pieds du Parti communiste qui, en défendant les "mal-lotis", s'implantait dans la banlieue parisienne.
La loi Loucheur avait été prévue comme une mesure exceptionnelle et temporaire. Elle fut d'autant moins reconduite que la crise économique, déclenchée en 1929 aux États-Unis, qui atteignit alors la France, amena le gouvernement à se consacrer à d'autres priorités. Les projets de construction furent interrompus à partir de 1932 et, en 1935, les subventions à l'accession à la propriété furent supprimées. L'État se désengageait de la construction et la Caisse des Dépôts et Consignations (qui gère l'argent collecté par les Caisses d'épargne) ne pouvait plus guère prêter, l'épargne s'étant tarie dans ces années de crise. On construisit deux fois moins de logements en 1934 qu'en 1913. Sous l'effet du chômage et de la misère, des centaines de milliers de familles perdirent leur logement et, dans le parc privé comme dans les HBM, le taux de vacance des logements devint considérable : 17 % dans l'office parisien des HBM en 1936. Le gouvernement de Front populaire ne fit rien pour remédier à cette situation.
Finalement, entre la fin de la Première Guerre mondiale et le déclenchement de la Seconde, soit en une vingtaine d'années, seuls 1 800 000 logements furent achevés, dont les trois quarts en maisons individuelles. Les deux tiers de ces logements relevaient du parc privé. 300 000 avaient été directement construits par les industriels pour loger leurs salariés, 175 000 par des organismes HBM, dont 100 000 seulement par les offices publics. Pour les classes populaires, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, la situation était pire encore qu'au début du siècle. Rien qu'à Paris, seize îlots insalubres abritant 150 000 personnes étaient recensés en 1936 contre six en 1906.
Après la deuxième guerre mondiale : aggravation de la crise et passivité de l'État
Les destructions de la Deuxième Guerre mondiale, pires encore que celles occasionnées par la guerre de 1914-1918, rendirent la situation absolument dramatique. Près de 300 000 immeubles d'habitation détruits, plus d'un million endommagés, le cinquième du parc immobilier d'avant-guerre à reconstruire, et évidemment aussi des dizaines de milliers de bâtiments publics, des centaines de milliers de bâtiments agricoles, industriels ou commerciaux. Sans compter les 2 500 000 logements atteints de vétusté, voire insalubres, sans eau courante, pour certains sans électricité. Dans les villes, la situation et les inégalités en matière de logement étaient à tel point scandaleuses qu'en octobre 1945, une ordonnance de réquisition de logements vacants ou sous-occupés fut prise. Elle n'eut qu'une efficacité très réduite car elle ne fut pratiquement pas appliquée.
Malgré l'acuité de la crise, le gouvernement n'avait nulle intention de consacrer une partie de son budget à construire des logements pour soulager les difficultés de la population laborieuse. Sa priorité était de voler au secours des industriels pour les aider à remettre sur pied les usines et les infrastructures.
Le premier plan économique mis en place après guerre ne mentionnait même pas le problème du logement. La reconstruction industrielle du pays se tailla la part du lion dans le budget de l'État. Les ministres communistes appelaient les travailleurs à la "bataille de la production", pas à celle de la construction de logements pour eux et leurs familles. Tous les efforts demandés étaient pour "produire d'abord et revendiquer ensuite". Par ailleurs, le budget de l'État allait être rapidement mobilisé pour mener la guerre coloniale en Indochine d'abord et, quelques années plus tard, en Algérie.
L'essentiel des fonds consacrés au logement servit à renouveler l'opération de 1919 d'indemnisation complète des propriétaires dont les biens avaient été endommagés ou détruits par la guerre. La loi de 1946, élaborée par François Billoux, ministre communiste de la Reconstruction et de l'Urbanisme, incitait tout comme en 1919 à reconstruire "sur place et à l'identique". Une telle façon de faire coûta très cher à l'État et fut source de nombreux abus, tout en ayant exactement le même effet que la loi de 1919. Puis, en septembre 1948, des plafonds de loyers furent instaurés pour tous les logements construits avant cette date.
Trois ans après la fin de la guerre, la majorité de la population se débattait toujours dans une crise aiguë du logement. En 1948, le ministre de la Reconstruction et de l'Urbanisme, Claudius-Petit, estimait les besoins du pays à 4 millions de logements et affirmait que "construire 20 000 logements par mois est, pour la France, une question de vie ou de mort". Il aurait fallu y consacrer 10 à 15 % du revenu national alors que, depuis la fin de la guerre, 1 ou 2 % seulement avaient été consacrés à l'habitat, dont une bonne part pour l'indemnisation des propriétaires. Il tenta de relancer la construction du logement social et donc des HBM, devenus HLM en 1950, qui s'adressèrent désormais à 80 % de la population, avec des normes de surface et de confort accrues. Primes et prêts du Crédit Foncier et de la Caisse des Dépôts et Consignations devaient permettre le financement de ces constructions. En fait, l'État y consacra d'autant moins d'argent que son budget était grevé par la guerre d'Indochine. Une fois encore, l'État avait d'autres priorités que le logement des travailleurs malgré l'acuité de la crise.
Finalement, entre 1948 et 1952, seuls 175 000 logements neufs furent construits, dont 45 000 par des organismes HBM ou HLM. Des années après la fin de la guerre, 36 % de la population vivaient encore dans des logements surpeuplés. Il y avait 450 000 taudis et 42 % des logements n'avaient pas l'eau courante, 73 % pas de WC à l'intérieur, 90 % n'avaient ni douche ni baignoire.
L'origine du "1% logement"
C'est un groupement patronal, les patrons du textile du Nord, qui, cherchant à résoudre le problème des logements pour leurs ouvriers, fut à l'origine de ce qu'on appelle le "1 % logement", l'État se ralliant en 1953 à cette initiative privée.
Albert-Auguste Prouvost, grand patron à la tête d'un empire industriel textile de la région de Lille-Roubaix-Tourcoing, héritier de l'une de ces "200 familles" et plus grosses fortunes capitalistes du pays, estimait qu'il fallait loger décemment les ouvriers : tout en soulageant quelque peu la misère, facteur d'agitation sociale, cela permettrait une meilleure efficacité à l'usine, contribuerait à baisser le coût du travail et à maintenir les bas salaires. Pour réussir à construire massivement et pas cher, il était convaincu qu'il fallait trouver un système qui permette d'attirer les capitaux en leur assurant une bonne rentabilité. Il fallait concentrer les fonds, construire de façon standardisée et industrielle, et réclamer l'aide et la garantie de l'État. Il fallait, disait-il, "inciter l'initiative privée, brimée depuis 25 ans par une législation néfaste, à retrouver ses fonctions normales de bâtisseur avec comme condition essentielle de rendre cette construction rentable". Et en attendant que le gouvernement lui donne satisfaction et annule, en particulier, le blocage des loyers, Prouvost organisa avec d'autres patrons du Nord une cotisation de 1 % sur les salaires, versée à un organisme collecteur sous leur contrôle, le Comité interprofessionnel du logement (CIL), permettant de mettre en commun les ressources et de construire des logements dont ils restaient propriétaires.
Prouvost expliquait ainsi les avantages de l'opération : "Le 1 % étant intégré dans les charges pouvait être répercuté en fin de compte sur les prix de vente, c'est-à-dire sur les consommateurs". Il inaugurait, dès 1946, le paritarisme dans la gestion du CIL, permettant d'impliquer les organisations syndicales ouvrières dans la gestion des problèmes ("Si une augmentation de loyer est indispensable, elle sera plus facilement acceptée par les travailleurs", expliquait-il). Par ailleurs, le CIL sollicitait des financements complémentaires pour construire les logements ouvriers, comme des subventions de l'État, des départements ou des communes, réussissant à faire en sorte qu'en 1950, les fonds collectés ne représentaient plus que 35 % du coût proprement dit de la construction. En effet, dès 1947, le patronat du Nord avait obtenu que les emprunts à taux réduits de la Caisse des Dépôts et Consignations lui soient ouverts et, en 1948, des aides aux ménages pour payer les loyers (des allocations-logement) ou pour accéder à la propriété avaient été développées.
Pourtant, fin 1950, l'entreprise restait limitée avec seulement 2 500 logements construits. Mais elle avait gagné du terrain dans les milieux patronaux, avec le ralliement des industriels de Mazamet, de Belfort, de Reims, qui firent pression sur le gouvernement afin qu'il prenne des mesures favorables à la construction privée. Ils réclamaient en particulier que le gouvernement étende à l'ensemble des employeurs la cotisation du "1 % logement" en lui donnant force de loi.
1953 : des mesures prises mais peu de logements construits
C'est ce que fit le gouvernement Laniel, par un décret-loi d'août 1953. En échange d'une réduction de l'impôt sur les sociétés, toutes les entreprises du secteur privé non agricole, employant au moins dix personnes, étaient désormais tenues de consacrer 1 % de leur masse salariale au financement du logement des salariés. Elles pouvaient construire directement, prêter à leurs salariés ou ce qui était beaucoup plus intéressant verser leur contribution à des organismes collecteurs, les CIL, qui se chargeaient ensuite de gérer ces fonds, abondés de toutes les aides et subventions de l'État, et de les répartir entre les différents constructeurs de logements sociaux (HBM, SEM, etc.), dont certains n'étaient que des filiales des CIL ou des entreprises collectées.
En fait, les CIL, associations à but non lucratif, servaient de relais pour faire fructifier la collecte patronale. Le grand patronat conservait toutes ses prérogatives, depuis le contrôle des fonds investis jusqu'aux logements dont il restait propriétaire, en passant par les profits engendrés par l'activité des filiales, sociétés immobilières de construction, de gestion, d'assurance ou encore financières.
Les CIL se retrouvèrent ainsi rapidement à la tête de fonds importants, générés par la participation annuelle des entreprises, par les remboursements des prêts, intérêt et capital. A l'heure actuelle, l'ensemble des ressources annuelles au titre du seul "1 % logement" (dont la part revenant à la construction proprement dit a peu à peu été réduite à 0,45 % de la masse salariale) se situe aux alentours de 16 milliards de francs, 7 milliards provenant de la collecte elle-même et 9 autres des remboursements des prêts à long terme. Des participations financières permirent aux CIL de s'assurer le contrôle de sociétés anonymes HLM ou d'en créer d'autres comme filiales, et on estime aujourd'hui que les sociétés d'HLM sous tutelle d'un organisme du 1 % représentent 400 000 à 500 000 logements, soit un tiers environ du patrimoine des sociétés anonymes HLM. Les fonds du 1 % patronal participent en outre au financement d'offices publics (80 % des nouveaux logements HLM ont bénéficié d'un financement du 1 %) et de bien d'autres organismes du logement social. Les employeurs ayant des logements réservés dans les programmes qu'ils aident à financer, ce sont environ 800 000 logements qui leur sont ainsi réservés. Mais en 1953, on n'en était pas là.
En 1953, le gouvernement prit une série d'autres mesures destinées à encourager la construction. Le plan Courant, du nom du ministre de l'époque, prévoyait par exemple que l'État s'engage à financer forfaitairement les "LOGECOS", des logement économiques standardisés, en accession à la propriété, les subventions de l'État venant compléter les prêts de la Caisse des Dépôts. Mais pour en maintenir les prix-plafonds, les surfaces furent réduites et des économies réalisées sur l'équipement des logements. Les malfaçons furent nombreuses. Quant aux HLM, leur surface fut réduite elle aussi et on en construisit peu.
Durant l'hiver 1953-1954, plusieurs personnes moururent de froid dans des logements misérables ou dans la rue, ce qui plaça la crise du logement en pleine lumière, l'abbé Pierre mobilisant l'opinion publique sur le sujet. En 1954, Pierre Mendès-France décida de doubler le montant des prêts à la construction pour atteindre 350 000 logements par an mais ne put financer sa décision sans se heurter à une coalition d'intérêts particuliers qui le fit reculer. Finalement, malgré la série de mesures prises à partir de 1953, si l'État ne mettait pas les moyens financiers nécessaires pour rendre le secteur du logement social suffisamment attractif, la production de logements ne pouvait pas vraiment décoller. En 1958, il manquait toujours 4 millions de logements en France, autant qu'au lendemain de la guerre, treize ans plus tôt. Un quart des logements occupés étaient surpeuplés, 20 % n'avaient pas de point d'eau, 60 % pas de cabinet de toilette... Près du quart des logements HLM étaient occupés par des membres de professions libérales, des cadres moyens et même des cadres supérieurs, témoins de l'importance de la pénurie d'autres logements.
La production de masse des HLM
L'arrivée de de Gaulle au pouvoir en 1958 changea la situation. De Gaulle disposait des moyens politiques d'imposer l'intervention massive de l'État dans les domaines qui lui paraissaient indispensables à la modernisation du capitalisme français, en passant par-dessus certains intérêts particuliers pour mieux servir ceux du grand capital. La période de relative expansion économique des années soixante lui en donna les moyens financiers, d'autant plus qu'à partir de 1962, le budget de l'État ne fut plus grevé par la guerre d'Algérie. Les efforts consentis par l'État pour la construction et l'aménagement du territoire contribuèrent à concentrer, à enrichir et à moderniser le secteur du BTP.
Fin 1958, le ministre du Logement, Pierre Sudreau, fit adopter une série de mesures d'urbanisme, de rénovation et de construction qui se traduisit en particulier par de grands programmes de construction de logements qui permirent l'expérimentation de nouveaux procédés industrialisés de construction pour le plus grand profit des marchands de béton. Ce fut l'époque des programmes qui ne devaient pas compter moins de 500 logements et étaient placés sous l'autorité directe des préfets. Les tours, les barres et les grands ensembles sortirent de terre à la périphérie de Paris et d'autres grandes villes : Sarcelles, la cité des 4 000 à La Courneuve, les barres du Haut-de-Lièvre dans la banlieue de Nancy, d'autres à Saint-Eloy près de Metz, etc. Construits à la hâte, ces nouveaux quartiers ne recevaient pas les équipements publics nécessaires, les transports, les écoles, les services sociaux, culturels, administratifs, commerciaux, les espaces verts, pourtant indispensables à la vie quotidienne. Mais la production de logements fut au cours des années soixante suffisamment importante pour atténuer la pénurie, renforcée par l'arrivée massive, à partir de 1962, des rapatriés d'Algérie. En une dizaine d'années, 195 ZUP (zones à urbaniser en priorité) furent réalisées, totalisant 2,2 millions de logements, pour la plupart de type HLM locatif, financés par des prêts à très bon marché du Trésor public, de la Caisse des Dépôts et Consignations, des aides et subventions non remboursables aux organismes constructeurs.
A cette époque, pas plus qu'à d'autres, l'État ne fit du logement un service public à prix coûtant. Il concilia le choix de construire massivement avec les intérêts privés des promoteurs, des constructeurs, des prêteurs. Pour maintenir les marges de profit, il fallait rogner sur la qualité, alors que l'État payait pourtant cher pour cet effort de construction. En fait, les caisses publiques servirent de vaches à lait pour les grandes entreprises du BTP et tous ceux qui gravitaient autour. La corruption qui accompagnait les marchés publics se développa et des scandales immobiliers éclatèrent.
L'État passe le relais
Rapidement, l'État chercha des relais financiers aux prêts à long terme du Trésor public. A partir du milieu des années soixante, il se contenta de verser des subventions, chargea la Caisse des Dépôts, faisant office de banquier, de gérer des prêts bonifiés. Parallèlement, le gouvernement favorisa l'intervention des banques privées dans le financement du logement. Leur part dans la distribution des prêts immobiliers passa ainsi de 22,5 % en 1964 à 40 % en 1968 et 49 % en 1971.
Les ménages furent aussi fermement incités à s'endetter pour acheter leur habitation. Grâce au système de l'épargne-logement, créé en juillet 1965, les familles pouvaient rassembler les moyens financiers qui leur permettraient d'acheter à crédit, c'est-à-dire de s'endetter pour longtemps auprès des banques, tout en assurant la fortune des constructeurs auxquels elles s'adressaient. Ce fut aussi la période pendant laquelle on avait décidé que les Français préféraient la maison individuelle à l'appartement. Bien des familles modestes s'endettèrent lourdement pour des constructions parfois de très mauvaise qualité. Albin Chalandon, ministre du Logement en 1969, laissa même son nom attaché aux programmes de maisons individuelles populaires, vendues à des prix déclarés économiques, mais scandaleusement mal construites, mal conçues, et qui révélèrent rapidement leurs défauts.
Quant aux familles qui restaient locataires, l'"allocation logement social", instaurée par un prélèvement de 0,1 % du "1 % logement", était censée leur permettre de payer les loyers exigés par les propriétaires privés.
L'intervention des CIL et la prise en charge du financement des constructions HLM par la Caisse des Dépôts et Consignations (dont la filiale immobilière, la SCIC, devint alors le premier promoteur immobilier du pays) maintinrent la progression du nombre global de logements construits jusqu'au milieu des années soixante-dix. Mais si les mises en chantier du secteur HLM passèrent d'un peu plus de 100 000 en 1963 à près de 214 000 en 1972, l'évolution qui se dessinait était surtout favorable aux milieux un peu plus aisés. On construisait plus, mais on ne construisait plus pour les mêmes catégories sociales. Les banques de plus en plus présentes agissaient en faveur du marché immobilier non social. Et à partir de 1973, on assista à un recul constant du nombre de logements neufs construits pour le secteur social : de 214 000 mises en chantier en 1972, le nombre de logements de type HLM descendit à 166 800 en 1973 et 110 690 en 1977. Dans le même temps, la promotion privée progressait : 175 410 logements mis en chantier en 1972, 204 610 en 1973, 234 880 en 1977.
Au milieu des années soixante-dix, un bilan pouvait être dressé : depuis la fin de la guerre, il avait fallu presque trente ans pour sortir d'une situation de pénurie de logements, sans pour autant sortir d'une situation de crise pour les familles de la classe ouvrière. Près de 7 millions de logements avaient été construits dont plus de 2 millions de logements HLM, les trois quarts à vocation locative, et en 1974, les plus grands bidonvilles, qui abritaient encore quelque 400 000 personnes, avaient disparu. Mais en 1975, 15 millions de mal-logés étaient encore recensés dans le pays. Les logements trop petits, surpeuplés, sans confort, restaient le lot de millions de familles ouvrières. Les grandes cités HLM, construites dix ou quinze ans plus tôt, étaient déjà dans un état de délabrement qui exigeait une politique urgente de réhabilitation. La crise du logement était loin d'être résolue pour une bonne partie des familles ouvrières mais la politique inaugurée à partir de 1977 par le gouvernement de Raymond Barre allait continuer à tourner le dos à toute amélioration de la situation pour la population laborieuse.
La réforme de 1977 au service des constructeurs et des banquiers
La politique du logement du gouvernement Barre s'inscrivit dans le contexte de la crise économique qui avait débuté en 1974. Ce fut une période d'inflation, dans laquelle les coûts de construction augmentèrent alors que la montée du chômage et l'érosion du pouvoir d'achat diminuaient les capacités de paiement de la classe ouvrière. L'État continua à se désengager de la construction en arguant qu'on avait déjà suffisamment construit et qu'il fallait donner la priorité aux investissements productifs. Considérant que les "aides à la pierre", c'est-à-dire à la construction, revenaient trop cher, Raymond Barre inaugura en 1977 un système dit "d'aides à la personne", prétendument plus juste et moins coûteux pour les finances publiques tout en permettant au marché de l'immobilier de s'exercer plus librement... et aux coûts de construction ainsi qu'aux loyers d'augmenter eux aussi plus librement.
Le gouvernement allait ainsi au devant des désirs de la bourgeoisie qui ne voulait pas augmenter les salaires, tout en ménageant les profits des promoteurs et des banquiers. Cette politique fut poursuivie à quelques nuances près jusqu'à aujourd'hui.
La réforme de 1977 consista d'une part à inciter les ménages à acheter leur logement par la création du "prêt d'accession à la propriété" (le PAP), réservé aux particuliers à revenus modestes et assorti de taux d'intérêt réglementés. D'autre part, afin d'aider aux remboursements des prêts comme au paiement des loyers, c'est-à-dire afin de rendre les ménages solvables face aux banquiers comme face aux propriétaires-bailleurs, le gouvernement Barre créa l'"aide personnalisée au logement" (APL). Le montant de l'aide était lié aux dépenses de logement comme au niveau des revenus, ce qui explique que le nombre de bénéficiaires comme le montant global du budget consacré au versement de l'APL s'accrurent régulièrement.
Les diverses aides à la personne concernaient déjà en 1984, sept ans à peine après la réforme de Barre, 4 millions de bénéficiaires pour un montant total de 32 milliards de francs, et aujourd'hui ce sont 6 millions de personnes qui en bénéficient pour un montant de 75 milliards de francs. La politique inaugurée par Raymond Barre relevait de l'assistanat à grande échelle, visant à rendre solvables, avec les deniers publics et autant que faire se pouvait, les locataires et les accédants à la propriété. Les aides publiques permettaient de payer les loyers demandés par les propriétaires et les mensualités de remboursement (des emprunts complémentaires aux prêts PAP) aux taux exigés par les banquiers, sans qu'une pression trop forte s'exerce sur les salaires. Le marché immobilier, des prix de vente comme des loyers, était libre de jouer.
Les années Mitterrand
L'arrivée de Mitterrand à la présidence de la République et les premiers gouvernements socialistes ne changèrent rien à l'orientation générale de la politique du logement, et du logement social en particulier. En poursuivant la même politique, ils ne firent qu'aggraver les difficultés de logement de la population laborieuse.
La dégradation de la situation des familles de la classe ouvrière, le blocage des salaires en 1982 et la progression du chômage entraînèrent une montée en flèche des dépenses budgétaires allouées au titre des aides à la personne. Pour les diminuer, il n'était pas question de peser sur les patrons afin d'interdire les licenciements et d'augmenter les salaires. Tout ce que fit le gouvernement fut de réduire ses propres dépenses d'aides à la personne, en décidant qu'à partir du1 er janvier 1986, une partie du "1 % logement" des employeurs abonderait un fonds créé spécialement pour financer l'APL. Pour leur part, les barèmes de l'APL furent revus à la baisse plusieurs fois et des restrictions furent mises à l'arrivée de nouveaux bénéficiaires. La montée du nombre de ménages surendettés par un achat à crédit entraîna la réduction, par les établissements financiers, du débit du robinet des prêts. La propriété immobilière redevenait avant tout une affaire de riches. Promoteurs, marchands de béton et gouvernants s'entendaient comme larrons en foire.
Le ministre du Logement en place en 1986, Pierre Méhaignerie, taillait une fiscalité sur mesure pour favoriser les investisseurs privés. Il permettait aux logements soumis à la loi de 1948 bloquant les loyers, de s'en dégager massivement. Ceux qui achetaient pour louer pouvaient déduire de leurs impôts environ 10 % du montant de leur investissement. La politique du gouvernement contribua à générer des profits considérables, enclenchant un processus de hausse des prix accélérée et une vague spéculative effrénée sur le marché immobilier non social. Des établissements comme le Crédit Lyonnais y contribuèrent largement, en prêtant sans regarder et sans intérêt à des promoteurs tout aussi peu scrupuleux. Des programmes proposés à des prix exorbitants restèrent invendus, entraînant la faillite de leurs constructeurs et, dans leur sillage, des pertes considérables pour leurs banquiers, dont certains ne s'en remirent pas.
Malgré l'éclatement de la bulle spéculative, le prix des loyers augmenta plus vite que l'inflation pendant cette période. Même les loyers HLM, tout en restant bien en dessous de ceux des bailleurs privés, augmentèrent en moyenne de 72 % entre 1984 et 1992, entre autres raisons à cause du prix trop élevé des nouvelles constructions et de la politique de réhabilitation qui autorisait d'importantes augmentations, en particulier pour tous les nouveaux locataires. Depuis, les loyers continuent à augmenter en moyenne plus que l'inflation.
Sur la lancée de cette politique, les aides publiques, directes ou indirectes, aux capitalistes de la promotion immobilière n'ont pas cessé. Ces dernières années, la fiscalité n'a pas lésiné pour venir en aide à l'industrie immobilière. La diminution des droits de mutation, les avantages fiscaux pour ceux qui achètent dans le but de louer, reconduits et encore améliorés par le gouvernement Juppé, puis pérennisés par Louis Besson, le prédécesseur de Marie-Noëlle Lienemann au secrétariat au Logement, sous la tutelle du ministre PCF, Jean-Claude Gayssot, les avantages fiscaux majorés pour les propriétaires qui louent à des personnes à faibles revenus, des crédits à taux bonifiés pour qui construit dans le but de louer dans le cadre de programmes "sociaux", etc., sont autant d'incitations directes pour que les riches particuliers choisissent l'immobilier comme source de profit. Certains font même des affaires dans le logement dit "très social" .
Pénurie sélective et organisée
Les aides directes ou indirectes aux familles qui cherchent seulement à se loger permettent de maintenir les prix du marché sans augmenter les salaires, pour le plus grand profit des classes possédantes. Il en va ainsi des "prêts à taux zéro", qui ont succédé aux PAP et qui sont destinés à inciter les salariés les plus mal payés à s'endetter pour acheter leur logement. Avec l'appui des dispositifs gouvernementaux, les constructeurs et les banquiers expliquent aux smicards qu'il vaut mieux acheter un logement plutôt que de louer.
Cette volonté de faire acheter leur logement par les familles, y compris les plus pauvres de la classe ouvrière, est une constante de la politique gouvernementale. Depuis des années, chaque nouvelle loi de Finances s'accompagne d'un nouveau "Plan de relance du logement social". Cette année, le plan de Marie-Noëlle Lienemann insiste sur la nécessité de développer "l'accession très sociale à la propriété", dans le cadre des sociétés HLM. Pour la démagogie, elle promet de nouvelles mesures de défiscalisation pour celles qui construiront dans les "zones urbaines sensibles", c'est-à-dire dans les banlieues dégradées sous le poids du chômage et de la misère croissants, vidées de services publics et désertées par les commerçants qui fuient la montée de la petite délinquance, du laisser-aller et du désespoir social.
De façon plus générale, comme le gouvernement ne veut pas construire lui-même de logements sociaux et que les capitalistes du bâtiment et de l'immobilier ne construisent pas pour une clientèle désargentée, la ministre avance ses solutions : "Là où le marché ne fait pas son oeuvre, parce qu'il fait d'abord ce qui est rentable, les bailleurs sociaux peuvent le faire". Eh bien, manifestement non. Car "les bailleurs sociaux" font eux aussi partie d'un système et d'un environnement capitalistes. Il leur faut des terrains alors que le prix du foncier augmente, il leur faut recourir à des emprunts à l'heure actuelle 49,9 % des loyers perçus par les HLM servent à payer les annuités des emprunts passés ! Il leur faut faire appel à des entreprises du bâtiment qui ne sont pas intéressées par les prix proposés : il arrive souvent que des appels d'offres ne trouvent pas preneurs. Tant et si bien que certaines années, près de la moitié des crédits inscrits au budget de l'État pour le logement social ne sont pas consommés. Ainsi en 2000, des crédits pour aider à la construction de 80 000 logements avaient été prévus mais seuls 42 000 logements ont été construits.
Alors, le gouvernement a beau exhorter et faire des discours, il a beau élargir le champ d'intervention des offices publics HLM, les autorisant par exemple à acheter directement des immeubles qu'ils pourraient utiliser pour le logement social faute d'en construire de nouveaux, ou au contraire leur permettant de rentabiliser leurs constructions à vocation sociale en vendant des programmes de logements neufs à des bailleurs privés, récompensés par des avantages fiscaux conséquents et ayant ensuite toute latitude pour louer comme ils l'entendent à des locataires solvables. Ou encore inciter les HLM à se transformer en OPAC, en Office public d'aménagement et de construction, ce qui leur permet, en particulier, de traiter directement avec des entreprises sans passer par la procédure des appels d'offres en dessous de certaines sommes. Tous ces avantages destinés à attirer les capitaux vers le logement social ne suffisent pas à rendre ce secteur attractif quand les prix de l'immobilier augmentent et que les ressources de la population laborieuse, même compte tenu des aides personnelles, ne suivent pas.
La nouvelle loi dite de Solidarité et renouvellement urbain, qui donne 20 ans aux municipalités dont le quota de logements sociaux n'atteint pas 20 % pour rattraper progressivement leur retard, restera lettre morte même si la pénalité de 1000 F par logement manquant leur est peu à peu appliquée, ce qui est encore loin d'être acquis.
A chaque étape, les pouvoirs publics s'inclinent devant les intérêts privés en jeu. Ils se heurtent aux réticences des municipalités à céder des terrains pour bâtir du social ; certaines d'entre elles refusent tout simplement d'accueillir des logements et des locataires HLM ; les entreprises du bâtiment augmentent considérablement leurs prix et ne répondent pas aux appels d'offres du secteur public, etc.
En fait, le logement continue à subir une pénurie sélective et organisée. Il existe aujourd'hui suffisamment de logements, de qualité correcte, pour mettre un toit au-dessus des têtes de l'ensemble de la population. Le recensement de 1999 enregistrait 29 millions de logements pour environ 60 millions d'habitants. De plus, les besoins recensés, estimés aux alentours de 300 000 logements par an, correspondent à peu près à la production annuelle, toutes catégories de constructions confondues.
Pourtant, tous ceux qui ne disposent pas de revenus suffisants n'accèdent pas au logement dont ils auraient besoin pour vivre correctement aujourd'hui, y compris dans le secteur social, auquel est cantonnée la majeure partie du monde du travail.
Quant aux logements autres que "sociaux", ils sont le plus souvent inaccessibles pour les familles de travailleurs. Alors que les ressources de ceux qui ont besoin de se loger sont fragilisées, les propriétaires-bailleurs se font de plus en plus exigeants. Non seulement ils imposent un dépôt de garantie, mais il devient courant qu'ils demandent deux personnes pour se porter caution d'un locataire, plusieurs mois de loyers d'avance, voire un an, des relevés bancaires sur plusieurs mois, car les simples feuilles de paie ne suffisent plus. Plus les ressources de ceux qui cherchent une location sont modestes et plus les propriétaires sont exigeants.
Dans ces conditions, le "droit au logement", rabâché au fil des discours des ministres qui se succèdent, est une formule creuse. Le problème est insoluble dans la société capitaliste soumise aux lois du marché. Car le secteur du "logement social", destiné à permettre au patronat de payer des bas salaires, est néanmoins lui aussi soumis aux lois du marché. L'État a beau le subventionner sous diverses formes toute une gamme d'aides de diverse nature ont été imaginées et appliquées au fil des années , il n'y a pas de solution à la crise du logement de toute une partie de la population tant qu'on respecte les intérêts des propriétaires, des banquiers, des promoteurs et des capitalistes du BTP. Et tant qu'on respecte les intérêts de la bourgeoisie en général. Car, dans cette société où tout s'achète et se vend, résoudre la crise du logement implique d'abord d'augmenter substantiellement les salaires afin que les travailleurs aient les moyens de payer les prix proposés sur le marché de l'immobilier. Ou alors il faut faire du logement un service public à prix coûtant, en réquisitionnant les terrains, les entreprises du BTP, les capitaux, etc. L'État et les différents gouvernements, de droite comme de gauche, ne veulent aucune de ces solutions. C'est là la raison de leur incapacité à résoudre ce problème, pourtant essentiel, du logement de la population dans des conditions dignes de notre époque. Ce sera à la classe ouvrière de le faire quand elle sera en mesure de peser sur l'organisation de la société et d'imposer ses propres solutions.