France - La grève de la fonction publique01/01/19961996Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1996/01/17.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

France - La grève de la fonction publique

La cause immédiate de cette grève fut l'annonce d'un ensemble d'attaques frontales de la part du gouvernement contre les travailleurs de la fonction publique et les cheminots en particulier.

L'autre facteur fut constitué par une remise en cause du financement, donc de la gestion, de la Sécurité sociale. En introduisant son financement par l'impôt plutôt que par les cotisations sur les salaires, le gouvernement, par ce biais, remettait en cause la gestion paritaire syndicats-patronat d'un organisme dont le budget dépasse celui de l'État. Cela faisait des années que c'était en projet. Mais Juppé devait passer à l'acte.

Dans ce domaine, les syndicats étaient visés plus encore que les travailleurs, mais ces derniers étaient touchés par la création d'un impôt nouveau pour le remboursement de la "dette sociale", c'est-à-dire le déficit cumulé de la Sécurité sociale, et par une augmentation des cotisations pour les retraités.

Le facteur déclenchant de la grève fut cependant l'attaque contre les fonctionnaires et les travailleurs des services publics.

Il y eut tout d'abord l'annonce, le 4 septembre, qu'il n'y aurait aucune mesure d'augmentation générale pour les fonctionnaires en 1996.

Puis celle de la remise en cause de tous les régimes de retraite particuliers dont bénéficiaient les travailleurs dans la fonction publique. En particulier, dans le cadre du contrat de plan SNCF, les roulants se voyaient supprimer la retraite à 50 ans et d'autres travailleurs de la fonction publique la retraite à 55 ans.

Par ailleurs, tous se voyaient alignés sur la mesure qu'avait prise Balladur deux ans auparavant contre les travailleurs du privé, c'est-à-dire augmenter la durée des années de cotisation pour une retraite à taux plein de 37 ans et demi à 40 ans.

Enfin, toujours dans le contrat de plan SNCF, l'État faisait supporter à celle-ci l'intégralité du déficit dû aux investissements coûteux exigés par État (gouvernements de gauche comme gouvernements de droite) pour créer des lignes TGV afin d'en faire une vitrine pour l'exportation. Ce sont Bouygues, Alsthom et quelques autres qui profitent des investissements et ce sont eux qui devraient profiter des exportations. Mais c'est aux cheminots et aux usagers que État voulait en faire supporter le coût.

Faire supporter cette dette par la SNCF signifiait des mesures d'économies considérables, des suppressions de lignes, des suppressions de postes, représentant une ponction moyenne d'un million de francs par cheminot.

Tout cela constituait une véritable provocation pour la fonction publique.

S'y ajoutait le projet de supprimer l'abattement de 20 % sur le revenu imposable de tous les salariés.

Malgré tout, l'ensemble de ces attaques venant coup par coup n'aurait sans doute pas suffi à provoquer, même dans la fonction publique, la réaction que nous avons connue, sans la politique délibérée des fédérations syndicales d'aller, si le gouvernement ne reculait pas, vers une grève générale de la fonction publique. Peut-être même seraient-elles allées vers une grève générale de l'ensemble des salariés... mais l'histoire n'a pas permis de le vérifier.

C'est la CGT-FO qui est apparue la plus radicale dans ce mouvement. Mais dans les faits, elle n'avait pas les moyens militants d'une telle politique et ce sont la CGT et ses militants qui ont, de fait, été le fer de lance de la grève et de son extension.

Les mouvements ont été le plus souvent unitaires, même s'ils étaient appelés de façon séparée par les différentes fédérations ou confédérations.

Les temps forts furent des journées d'action où grèves et manifestations de masse s'associaient. Lors de ces journées, les appels à la grève n'étaient pas essentiellement destinés à la fonction publique, mais aussi interprofessionnels en tentant d'entraîner les travailleurs du privé.

Cette grève fut donc ponctuée de journées importantes : le 10 octobre pour les fonctionnaires ; le 14 novembre pour la défense de la Sécurité sociale, à l'appel des cinq confédérations plus les syndicats d'enseignants, FEN et FSU ; le 14 novembre avec des manifestations dans toute la France ; le 24 novembre et le 28 novembre, deux journées qui virent le démarrage de la grève générale proprement dite de la SNCF et de la fonction publique.

En fait, ces deux dernières journées faillirent voir la rupture de l'unité de fait entre les appareils syndicaux, puisque la CGT appelait le 24 et FO le 28. Elle n'eut pas lieu car les cheminots FO avaient participé à la journée du 24 et déposé un préavis de grève du 24 au 28, et la CGT de son côté avait annoncé qu'elle appelait à la grève et aux manifestations à la fois le 24 et le 28 novembre.

Mais, de fait, c'est dès le 24 au soir et le 25 au matin, que toutes les fédérations de cheminots appelèrent à la grève reconductible ; dès le 25, une partie des bus parisiens et, deux jours après, le métro parisien étaient en grève après un appel des syndicats de la RATP. Partout en France le mouvement s'élargissait.

La politique des centrales syndicales, en appelant à des journées d'action reconductibles, avait cette fois un effet inverse à ce que de telles journées avaient eu en d'autres temps. C'est-à-dire qu'au lieu d'être des journées sans lendemain, des soupapes ou des démonstrations de principe, elles devinrent des pôles, des objectifs, des points d'appui pour continuer la grève entre deux journées d'action.

Cela s'était vu, d'ailleurs, au printemps, dans un autre contexte, chez Renault.

Au lendemain ou le jour même d'une journée d'action, l'annonce de la proximité d'une nouvelle journée du même type était, pour les travailleurs, un encouragement à rester en grève et pour d'autres c'en était un à rejoindre le mouvement.

Cette stratégie fut manifestement un calcul délibéré des appareils syndicaux qui voulaient faire une démonstration de force et, en même temps, une façon d'avancer prudemment en tâtant le terrain et en laissant le temps à la mobilisation de s'accomplir.

En effet, la grève n'éclata pas comme un coup de tonnerre, elle ne se répandit pas comme une traînée de poudre. A partir des roulants de la SNCF qui furent les premiers à réagir car les plus touchés et ceux dont la grève fut la plus spectaculaire car la plus sensible, il a fallu convaincre les sédentaires de la SNCF de suivre le mouvement. Ce sont les roulants et les militants syndicalistes qui l'ont fait, renonçant cette fois-ci à des consignes corporatistes. Et puis les syndicats étendirent de la même façon la grève de proche en proche. Leurs militants eurent aussi à être convaincus car tous ne l'étaient pas, dans le climat actuel. Les directions syndicales n'hésitèrent pas à se servir des fractions les plus combatives des grévistes pour entraîner les autres, que ce soit dans la même entreprise, au sein de la SNCF, de la RATP, ou d'une entreprise vers l'autre, de la SNCF et la RATP vers l'EDF ou la Poste.

Bien sûr, dans les endroits où ils étaient présents et à plus forte raison là où ils avaient une autorité reconnue par les travailleurs, les militants d'extrême gauche ont joué leur rôle. Mais c'est l'attitude des militants de la CGT et du PC, inspirée par la confédération, qui a fait que le mouvement a pu se généraliser à l'échelle de l'ensemble du pays. Ce sont également eux qui ont donné au mouvement sa physionomie générale.

Les journées de manifestations permirent à tous les travailleurs d'une ville, et en particulier en province, de participer ou au moins d'assister à des démonstrations de force qui encouragèrent les hésitants. Entre deux journées, en particulier en Île-de-France, les syndicats organisèrent des micro-manifestations devant les mairies, les préfectures pour faire des démonstrations devant la population et les travailleurs des petites entreprises.

Bien entendu, si la grève s'étendit, s'approfondit et dura, ce fut sur la base d'un mécontentement certain, qui dépassait les revendications immédiates qui avaient mis les travailleurs de la fonction publique en route. C'était aussi une grève "ras-le-bol".

En revanche, même dans la fonction publique, la grève fut loin d'avoir le même succès partout et le nombre de grévistes réels et leur détermination varièrent considérablement de la SNCF et la RATP à l'EDF, à la Poste ou aux transports urbains des villes de province. Il en alla de même d'une région à une autre, ou d'une ville à une autre. Ou même d'un secteur à un autre d'une même entreprise dans une même ville. Les enseignants, s'ils participèrent très largement aux journées d'action, ne furent pas en grève immédiatement, ni tout le temps. De plus, tout le monde voyait bien que la proximité des vacances scolaires arrêterait leur mouvement.

Et le mécontentement et le ras-le-bol ne permirent pas aux travailleurs du privé de surmonter leur démoralisation pour profiter des circonstances pour se joindre à une grève qui pouvait être générale. Pourtant le mécontentement était grand, là aussi, et cela se traduisit par la sympathie que l'immense majorité des travailleurs manifestait envers les grévistes. Pourtant cela leur faisait souvent supporter des conditions de vie difficile comme ce fut le cas en Île-de-France du fait de la grève totale de tous les transports en commun, dans une région où les distances domicile-travail sont en moyenne considérables.

Mais dans cette grève, un fait majeur mérite d'être noté, c'est la soudaine combativité des confédérations syndicales, et en particulier la CGT et la CGT-FO.

Ces deux appareils réformistes nous ont montré que, dans ces circonstances, ils ont été capables de marcher délibérément vers une grève générale illimitée (même si elle fut plutôt "généralisée" que générale, et "reconductible" qu'illimitée, mais cela ne change rien sur le fond dans le cas présent).

La CGT, surtout, a agi sans craindre d'être débordée et n'a pas hésité d'une part à utiliser des formes de démocratie directe (qui ne sont d'ailleurs pas démocratiques en toutes circonstances) et d'autre part à entraîner les grévistes les plus combatifs à rendre visite aux moins engagés et à tolérer, encourager ou même organiser les contacts les plus divers et les plus variés entre secteurs, catégories ou professions, en se donnant le luxe, de-ci, de-là, de donner la parole à des gauchistes même ne représentant qu'eux-mêmes ou extérieurs au monde du travail.

La grève que nous venons de vivre n'est pas partie de la base, même si le mécontentement était important. Les appareils syndicaux ont dû mobiliser difficilement et progressivement les travailleurs. Il a fallu plusieurs journées d'action (appelées d'en haut), où grèves et manifestations combinées rencontrèrent un succès suffisant pour que, finalement, une fraction des travailleurs, plus directement et plus particulièrement touchée par les mesures gouvernementales, s'engage dans la grève.

Il a fallu que les autres suivent et pour cela vaincre des résistances, une méfiance considérable envers ceux qui étaient entrés les premiers en mouvement. Il a fallu que ces derniers et les syndicats insistent sur le fait qu'ils n'étaient pas entrés en lutte que pour la défense de leurs seuls intérêts catégoriels. Cela ne s'est pas fait du jour au lendemain, ni partout en même temps.

Dans toute cette phase, il a fallu la volonté politique des appareils. Il a fallu l'intervention active, déterminée, volontariste de militants de la CGT, de FO et d'autres syndicats comme la CFDT ou même des autonomes.

La politique, la volonté des appareils, parfois imparfaitement transmise par leurs militants, nécessita l'intervention de responsables pour que la grève s'étende d'abord à l'intérieur de la SNCF, puis à la RATP, puis à la Poste et à d'autres.

Cela dit, les appareils syndicaux n'ont pas changé de nature au cours de cette grève.

Quels que soient les convictions, les idées, les espoirs des militants qui composent ces syndicats, leurs appareils, leurs directions sont depuis très longtemps - voire pour certains depuis toujours - des institutions pour préserver l'ordre social existant. Elles défendent, dans certaines limites, les intérêts des travailleurs auprès du patronat et de État - comme un avocat peut défendre un client - mais il n'est pas question pour elles de remettre en cause la domination capitaliste de la société ou même, à un niveau plus élémentaire, de tenter de changer le rapport de forces bourgeois-travailleurs en faveur de ces derniers.

Les bureaucraties syndicales sont capables de mener bien des luttes, larges, dures, lorsqu'elles le jugent nécessaire.

C'est en particulier le cas lorsqu'elles ont besoin de garder leur crédit auprès des travailleurs. Et c'est aussi le cas lorsqu'elles sont attaquées par la bourgeoisie et que c'est elles-mêmes qu'elles défendent.

Dans les circonstances actuelles, les bureaucraties syndicales étaient attaquées au niveau de la gestion de la Sécurité sociale.

En France, ces appareils bureaucratiques ne subsistent en grande partie depuis des années que grâce à des lois sociales qui garantissent leur existence quasi indépendamment du nombre de syndiqués qu'ils regroupent. Cela repose sur leur représentativité électorale, mais pas sur leurs syndiqués. Certains d'entre eux ont un véritable monopole pour se présenter aux élections professionnelles et, selon le nombre de voix recueillies, ils disposent de mandats, d'heures de délégations, de réunions, de représentations dans des organismes paritaires, de subventions, etc.

Ils pourraient même, à la limite, se passer de syndiqués.

En plus de la remise en cause de la gestion paritaire de la Sécurité sociale, les appareils bureaucratiques avaient tout lieu de craindre que État s'en prenne petit à petit à cet ensemble de lois sociales qui protègent leur existence. Et il y avait déjà eu d'ailleurs des petites atteintes, comme le fait de ne procéder à des élections de délégués du personnel que tous les deux ans au lieu de tous les ans, et la possibilité de fusionner les postes de délégués au comité d'entreprise et de délégués du personnel dans certaines entreprises.

La démoralisation et la désyndicalisation des travailleurs pouvaient faire penser au gouvernement qu'il était possible de s'en prendre aux appareils syndicaux.

En fait, le gouvernement a surtout voulu faire de la démagogie auprès de son électorat.

La majorité actuelle est en effet contestée sur sa droite par Le Pen. En s'en prenant aux syndicats, aux fonctionnaires, aux agents des services publics, le gouvernement et la majorité actuelle ont voulu faire de la démagogie de droite vis-à-vis de leurs électeurs : commerçants, professions libérales, patrons de PME et PMI qui sont, par nature, hostiles à l'État, à la Sécurité sociale et aux syndicats.

De là les acclamations de tous les députés de la majorité lorsque Juppé a fait approuver sa réforme de la Sécurité sociale, réforme qui n'en était d'ailleurs pas une, mais cela n'a pas d'importance.

Et la grève que nous venons de vivre a été la réponse des appareils syndicaux à toute cette situation.

C'est pourquoi il ne faut pas considérer, comme certains le font, que les appareils syndicaux sont devenus moins bureaucratiques depuis qu'ils ont été capables d'organiser une véritable grève générale de la fonction publique. Contrairement à ce que disait un dirigeant d'une organisation d'extrême gauche, un bureaucrate qui est capable d'étendre une grève reste quand même totalement un bureaucrate. D'ailleurs la façon dont la CGT a mis fin à la grève des cheminots l'a montré.

Mais pourquoi ce subit radicalisme, plus apparent que réel, de la part des appareils syndicaux ?

Pendant longtemps, la CGT a eu un fil politique à la patte. Pas seulement pendant la période où la gauche était au pouvoir, mais aussi pendant les longues années antérieures où se dessinait la possibilité qu'elle y arrive. Pendant ces années-là - pratiquement le quart de siècle passé ! - il n'y a pas eu de tentative de mobilisation des travailleurs de la part de la CGT et, à plus forte raison, de la part des autres, d'abord pour ne pas compromettre l'arrivée de la gauche au pouvoir puis, une fois qu'elle s'y fut installée, pour ne pas la gêner. En outre, il n'est pas dit que les travailleurs auraient répondu de la même manière qu'aujourd'hui à une mobilisation volontariste contre un gouvernement de gauche.

Depuis 1993, cependant, la droite est revenue au pouvoir gouvernemental et, depuis mai 1995, elle a repris également la présidence de la République. Cela ne donne pas seulement un peu plus de latitude à la CGT, mais cela modifie également l'attitude des travailleurs.

Si le changement politique est susceptible d'expliquer pourquoi une attitude plus offensive des syndicats, et de la CGT en particulier, a été rendue possible, il n'explique pourtant pas pourquoi une attitude plus offensive a été ressentie comme nécessaire par les dirigeants syndicaux, au point de se lancer dans la politique qui a été la leur.

C'est pour la CGT que la question se pose principalement, car pour FO, si la façon dont le gouvernement l'a traitée dans l'affaire de la Sécurité sociale suffit amplement à expliquer son subit radicalisme, ce radicalisme serait resté, sans l'apport de la CGT, sans grande efficacité concrète.

De la part de la CGT, il a pu y avoir des raisons politiques supplémentaires. Par son intermédiaire, le Parti communiste a pu être tenté de redorer son blason à l'occasion de la grève. Pas seulement en regagnant du crédit parmi les travailleurs. Mais aussi, en faisant la démonstration auprès de son ex et futur partenaire, le Parti socialiste, que le Parti communiste conserve un rôle déterminant parmi les travailleurs. En conséquence, le Parti socialiste ferait bien de s'en aviser : en cas de retour au gouvernement, il aurait besoin du Parti communiste ou en tout cas il n'a pas intérêt à provoquer son opposition. Et cela, quel que soit le rapport de force électoral entre le PC et le PS.

Cette vision des choses peut être celle de l'ensemble de l'appareil du PCF et de sa direction - comme elle peut n'être que celle d'une de ses fractions. Car même si le mot demeure pour le moment tabou, c'est un secret de polichinelle que différentes fractions existent au sein de l'appareil du PC et s'y affrontent - et cela a forcément des prolongements dans la CGT. On peut supposer, par exemple, que certains maires de grandes villes, des députés ou candidats députés, etc., ont une vision plus électoraliste des alliances avec le Parti socialiste. Les responsables dont la puissance est liée à l'appareil syndical peuvent en revanche préférer faire la démonstration qu'on ne peut pas se passer d'eux pour gouverner.

Vu la façon dont la fédération CGT des cheminots a appelé à la reprise, il est même difficile de savoir si cette décision a été prise avec l'accord de la confédération ou si elle a été imposée à cette dernière.

La confédération n'avait pas forcément envie que le succès des manifestations du samedi 16 décembre puisse être compromis par un appel à la reprise intempestif. Mais il est vrai, d'un autre côté, dans la mesure où la mobilisation des cheminots allait en déclinant, que dans sa démonstration de force vis-à-vis du gouvernement, la CGT prenait moins de risque en faisant reprendre - alors que, dans nombre de dépôts, la grève allait continuer encore pendant plusieurs jours - que si elle avait continué à appeler à la grève, en étant de moins en moins suivie.

Mais quels que soient les responsables de cet appel à la reprise, cela rappelle que, même lorsque les appareils mènent une politique radicale, ce qu'ils font ou ne font pas procède de leurs calculs d'appareils. Ils ne défendent les intérêts des travailleurs que dans la mesure et dans les limites où ils coïncident avec leurs intérêts propres d'appareils.

Cela dit, dans les circonstances actuelles, cette grève de la fonction publique a été une victoire pour les travailleurs.

Elle a forcé le gouvernement à reculer sur tous les points ou presque où il avait mené l'attaque contre les travailleurs de la fonction publique. Juppé a dû reculer sur le contrat de plan de la SNCF, sur tous les régimes de retraite de la fonction publique et même sur la suppression de l'abattement de 20 % de l'imposition pour tous les salariés. En revanche, il n'a pas reculé sur la Sécurité sociale.

Et surtout, le patronat, lui, n'a rien subi. Il n'a eu à reculer sur rien. Il n'a dû concéder aucune augmentation de salaire. L'épreuve de force ne s'est déroulée qu'entre État et les travailleurs de État, qu'entre le gouvernement et les bureaucraties syndicales.

Cela dit, c'est une victoire quand même.

Quelle incidence cette victoire aura sur le moral de la classe ouvrière en général et sur les nécessaires luttes à venir, personne bien entendu ne peut le dire.

Tout ce que nous voyons, c'est que les syndicats sont encore très suivis dans la fonction publique lorsque, localement, éclatent des conflits sur des revendications particulières.

Le feu brûle donc encore. Peut-être pourra-t-il être le point de départ d'une lutte véritable des travailleurs pour des revendications fondamentales.

C'est à souhaiter, mais on ne peut rien dire, car, pour le moment, la démoralisation, au moins dans le secteur privé, est encore considérable. Même si les syndicats mènent une politique offensive et arrivent à déclencher des grèves qui confluent en une grève générale, il y a gros à parier qu'ils ne le feront pas sur des revendications qui puissent changer suffisamment la situation du monde du travail. Il y a gros à parier que la grève qu'ils conduiront sera une grève pour rien, ou pour pas grand chose, comme celle de Mai 68.

Alors, ce qu'on doit souhaiter, c'est que la combativité des travailleurs remonte à un point tel que ce soient eux qui décident de leurs objectifs, qu'ils choisissent des objectifs majeurs, comme le contrôle sur les comptabilités des entreprises, l'abolition du secret commercial, le contrôle des comptes en banque des dirigeants d'entreprises et de leurs prête-noms, l'interdiction des licenciements, la répartition du travail entre tous, et qu'ils se donnent les moyens de conduire eux-mêmes leur grève.

Dans la grève actuelle, le problème ne se posait même pas puisque le fer de lance de la grève n'était pas la détermination des travailleurs, mais celle des dirigeants des centrales syndicales. Et c'est un fer de lance bien peu dangereux pour la bourgeoisie.

La grève des cheminots et des travailleurs du secteur public a été une lutte défensive, et sa victoire est d'avoir arrêté un coup que le gouvernement s'apprêtait à porter. Elle l'a arrêté pour les cheminots et pour les fonctionnaires, mais dans une certaine mesure aussi pour l'ensemble des travailleurs. Il ne s'agit pas seulement de la suppression de l'abattement de 20 % sur les revenus imposables pour les salariés, mais aussi du fait que le gouvernement sera plus prudent, moins enclin en tout cas à des gestes de provocation destinés surtout à satisfaire son électorat petit-bourgeois.

Cela dit, les attaques reprendront, car dans cette période de stagnation de l'économie, de déficits accumulés, c'est seulement sur le dos de la classe ouvrière que État peut continuer à assurer le maintien du profit capitaliste et des revenus de la grande bourgeoisie.

En outre, si la grève et surtout son extension dans le secteur public ont fait reculer le gouvernement, elle n'a pas fait reculer le patronat. Juppé a perdu de son autorité, mais le patronat n'a perdu ni sur le plan matériel ni en ce qui concerne sa morgue. Il n'est que de voir le comportement de Calvet (le PDG du groupe PSA) à propos des pertes réelles ou supposées causées par la grève des transports.

Pour stopper le recul imposé à la classe ouvrière depuis bien des années, il faudra que d'autres luttes, d'autres succès et ressentis comme tels par une fraction plus large de la classe ouvrière lui redonnent confiance.

Ceux qui ont fait grève ont, dans leur ensemble, découvert ou redécouvert que les luttes ouvrières peuvent faire reculer le gouvernement. Et ils l'ont fait découvrir à nombre de ceux qui, cette fois, n'ont pas eu encore assez confiance en eux-mêmes pour les rejoindre. Et puis, en raison du fait que les directions syndicales ont cherché à s'appuyer sur la base pour conduire et étendre la grève, les grévistes ont découvert les assemblées générales où ils pouvaient discuter, la solidarité entre grévistes. Nombre d'entre eux ont découvert le contact avec les travailleurs des autres entreprises, voire bien souvent entre catégories à l'intérieur d'une même entreprise. Ils ont pu découvrir également qu'il valait mieux propager la grève vers d'autres entreprises, plutôt que de s'enfermer dans la sienne. Et ceux qui le voulaient ont pu comprendre que si cette stratégie d'extension était cette fois-ci une politique inspirée par les syndicats, d'en haut, les grévistes ont les moyens de mener cette politique par eux-mêmes le jour où les syndicats auront une politique opposée.

Combien de temps cette expérience sera retenue dépend de la suite, et la suite elle-même est liée, dans la situation actuelle, à la politique des syndicats et en particulier de la CGT pendant les semaines et les mois à venir. Mais ce retour à la lutte gréviste dans un secteur important de la classe ouvrière ; l'ampleur du mouvement qui l'a accompagné, attestée par l'importance des manifestations ; le fait d'avoir surmonté un certain nombre de barrières corporatistes ; la sympathie que tout cela a rencontrée dans le reste de la population travailleuse, pourraient constituer un tournant dans ce pays.

Cela pourrait évidemment dépendre de l'attitude des confédérations syndicales, et leur responsabilité est lourde dans ce domaine.

Cela pourrait dépendre aussi, et ce serait évidemment plus important pour l'avenir, d'une remontée du moral des travailleurs et de leur combativité qui créerait une situation où ils ne dépendraient pas que de la politique des bureaucraties syndicales.

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