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- Lutte de Classe n°22
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France - Clovis, le droit du sang, le droit du sol et l'internationalisme
Il y a environ 1 500 ans, mais à une date que les historiens sont incapables de préciser à quelques années près, le chef franc Chlodweg (dont l'historiographie française a fait "Clovis", appellation plus flatteuse qu'un nom manifestement germanique pour l'amour-propre national) a reçu le baptême catholique.
La commémoration en ce mois de septembre 1996 du supposé mille-cinq-centième anniversaire de ce baptême a déclenché dans toute une partie du monde politique et de l'intelligentsia un débat qui dépasse largement l'interprétation d'un fait historique somme toute d'importance relative, pour déboucher sur des problèmes bien plus actuels, comme les relations de l'Eglise et de l'État, ou la politique de celui-ci vis-à-vis des travailleurs immigrés. Mais ce débat n'est pas plus dépourvu d'arrière-pensées du côté de la gauche, qui dans l'ensemble condamne ces manifestations, que de la droite qui les applaudit.
Que le pape se soit déplacé à cette occasion était dans la logique des choses. Le ralliement du chef franc à la religion catholique a en effet été, en son temps, un événement capital pour une Eglise romaine qui pouvait craindre pour son avenir.
Le temps des persécutions était alors terminé depuis longtemps. Le christianisme était devenu dans l'Empire religion d'État en 311. Mais l'Eglise catholique, associée au pouvoir impérial depuis près de deux siècles, pouvait craindre que l'écroulement de l'Empire d'Occident sous la poussée des peuples barbares n'annonce aussi la fin de sa domination. La plupart des peuples germaniques (les Burgondes, les Wisigoths établis dans les provinces gauloises de l'Empire, par exemple) étaient certes christianisés, eux aussi. Mais ils professaient une version différente du christianisme, "l'hérésie" arienne (rien à voir avec les "blonds Aryens aux yeux bleus" des racistes, mais avec un certain Arius, qui prétendait au mépris du dogme de la "sainte trinité", mais non sans un certain bon sens, que le "fils" avait dû être engendré par le "père"). L'arianisme avait été solennellement condamné par des conciles. Mais du coup, l'Eglise catholique se trouvait en concurrence avec une Eglise arienne qu'appuyaient la plupart des chefs barbares.
Bien avant la conversion de Clovis, le clergé du nord de la Gaule, à commencer par l'évêque de Reims, Rémi, avait montré qu'il préférait rechercher l'alliance des Francs païens, que celle des autres Germains, ariens. La conversion de Clovis, premier épisode sur le territoire de l'hexagone de l'alliance du sabre (ou plutôt de la francisque) et du goupillon, apportait au chef franc la bénédiction de l'Eglise catholique dans ses entreprises de conquête, et à cette Eglise la possibilité de s'appuyer sur les nouveaux convertis contre sa concurrente arienne.
Qu'un pape, nostalgique de surcroît de la puissance qui était celle de l'Eglise au moyen âge, tienne à célébrer avec éclat l'anniversaire supposé de cette collaboration entre le pouvoir "civil" et l'Eglise, qui en précéda bien d'autres, n'a rien d'étonnant.
Et comme ce pape, en plus d'être le chef de l'Eglise catholique, est aussi (mais cela va très bien ensemble) un fieffé réactionnaire, rien d'étonnant non plus à ce que l'un de ses premiers discours sur le sol français, juste après son entrevue avec le président de la République, ait été destiné à exalter le souvenir des chouans contre- révolutionnaires qui combattirent la Première république.
Cela n'a pas gêné Chirac. D'une part, parce que ses idées, ou à tout le moins celles de l'électorat qu'il veut flatter, ne sont pas si différentes. Mais aussi parce que, du point de vue de l'État français, la participation à ces cérémonies commémoratives obéit aussi à une certaine logique.
Elle bafoue certes ouvertement la séparation de l'Eglise et de l'État. Mais il faut avoir la mémoire bien courte pour croire qu'il s'agit là d'une première, car depuis 1948, tous les gouvernements de la IVe puis de la Ve Républiques, y compris ceux qui se proclamaient de gauche, ont financé les écoles confessionnelles. Et l'on ne peut pas dire que la cérémonie religieuse à Notre- Dame de Paris qui marqua l'enterrement du "socialiste" Mitterrand (et qui avait été programmée par ses soins) n'avait qu'un caractère privé.
Mais cette implication de l'État dans la commémoration du baptême de Clovis s'inscrit dans la manière dont l'enseignement de l'histoire, à travers Vercingétorix (le plus éminent représentant de "nos ancêtres les Gaulois"), Clovis (le "premier roi de France"), Hugues Capet et quelques autres, essaye de convaincre les enfants du peuple qu'ils sont les fils de la "France éternelle".
D'ailleurs, si Clovis semble aujourd'hui éclipser Vercingétorix en tant qu'arrière-grand- père de la nation, ce n'est qu'un retour à la version de l'histoire qui avait cours avant la Révolution française. L'aristocratie n'avait alors que faire de ces Gaulois perdus dans le brouillard des temps. Elle prétendait descendre directement des conquérants francs, et tenir de là sa position sociale, ses privilèges. La France bourgeoise, en réaction, réhabilita au XIXe siècle les Gaulois pour en faire les ancêtres mythiques de tous les Français. D'autant plus que pendant toute la période où les rivalités franco-allemandes menaçaient de déboucher à tout moment sur un conflit armé, "nos ancêtres les Francs" étaient assez difficiles à utiliser.
Mais les temps ont changé, et le calendrier aidant, tout ce que le pays compte de cléricaux et de chantres de la "France éternelle" ne pouvait manquer d'être tenté de célébrer en grande pompe le supposé anniversaire du baptême de Clovis.
Un certain nombre de voix se sont élevées à cette occasion pour protester contre cette vision de l'histoire, en rappelant, à juste titre, que loin d'être le forgeron d'une "unité française" qui n'avait aucun sens au Ve siècle, Clovis n'avait pas hésité à partager ses domaines, à sa mort, entre ses quatre fils, comme un vulgaire propriétaire foncier ; qu'en tout état de cause on ne pouvait pas parler de royaume de France avant le XIIIe siècle (puisque Philippe-Auguste fut le premier à abandonner le titre de "roi des Francs" pour prendre celui de "roi de France") ; pour rappeler que la nation française, loin d'être une donnée permanente de l'histoire, avait été le fruit d'un processus, et qu'il serait plus juste à tout prendre de dater sa naissance de la révolution de 1789 que de Clovis ou de Vercingétorix ; qu'enfin faire des Français les "descendants" des Gaulois, ou des Francs, c'était donner à l'idée de nation un contenu génétique, non seulement absurde au regard de l'Histoire, mais susceptible de déboucher sur les pires aberrations du racisme.
Tout cela est vrai, mais appelle deux remarques.
La première, c'est que si parmi tous ceux qui protestent aujourd'hui contre la visite du pape en France, il y a certainement de nombreuses personnes sincèrement indignées par la réapparition d'un certain nombre d'idées cléricales et réactionnaires, il est plus difficile de croire à la bonne foi d'un certain nombre d'hommes politiques "de gauche", qui n'ont pas fait preuve d'une grande intransigeance laïque lorsque le Parti socialiste était au gouvernement, mais qui ont trouvé là, sur un terrain sans danger, car aucune lutte sociale ne saurait en sortir, l'occasion de se refaire une virginité politique.
La seconde, et c'est la plus importante, c'est qu'il ne suffit pas de combattre l'idée que la nation française serait une donnée permanente de l'histoire pour échapper au nationalisme, pour répondre aux problèmes que pose, dans tous les pays développés du monde, l'immigration, ou les tentatives d'immigration, de millions de pauvres du tiers monde.
La conception qu'ont de la nation les partisans de la commémoration du baptême de Clovis est sans conteste la plus réactionnaire. Mais dans les rangs des intellectuels de gauche qui les combattent, si on entend expliquer que la formation de cette nation fut un processus historique, personne ne va jusqu'au bout du raisonnement, c'est-à-dire affirme que si la formation de cette nation fut un phénomène progressiste en son temps, c'est dans un autre cadre, à une autre échelle, que peuvent se résoudre les problèmes majeurs auxquels sont confrontés les hommes d'aujourd'hui.
L'intelligentsia social-démocrate rompt des lances pour expliquer que la nation française n'a pas existé de toute éternité, mais elle considère implicitement qu'à partir du moment où cette nation a existé, elle est devenue pour toujours une donnée de l'histoire. Alors, elle oppose au "droit du sang" (l'acquisition de la nationalité française par filiation) vers lequel tendent les lois Pasqua, le "droit du sol" (l'acquisition automatique de la nationalité française quand on est né sur le territoire national) qui caractérisait la législation française antérieure. Mais si les défenseurs du "droit du sang" sont sans conteste des réactionnaires de la plus belle eau, le fait que le "droit du sol" ait été la base de toute la législation antérieure suffit à montrer qu'il n'est guère plus progressiste, et qu'en tout état de cause il ne saurait constituer une réponse aux problèmes de notre société.
Les prises de position de la plupart des dirigeants du Parti socialiste sont d'ailleurs, en ce qui concerne le problème des immigrés d'une remarquable hypocrisie. Après quelques bonnes paroles, ces ex et peut-être futurs ministres n'oublient jamais de préciser que s'ils reprochent au gouvernement sa façon d'agir, ils sont eux-mêmes partisans de la lutte contre l'immigration clandestine. Mais partisans de lutter contre elle de façon... "humanitaire".
Dans un monde où le fossé ne cesse de s'agrandir entre les pays les plus riches et la plupart des pays dominés par l'impérialisme, où des millions d'hommes sont condamnés à l'inactivité forcée, à la faim, à la misère, comment s'étonner de ce que nombre d'entre eux essaient de venir tenter leur chance dans les pays industrialisés (même si, au sein de ces pays aussi, la pauvreté et le chômage ne cessent de progresser depuis des années) ? Il n'y a pas d'autre réponse "humaine" à ce problème que la lutte contre le système économique qui engendre de telles aberrations, que la remise en question de l'ordre capitaliste.
Un tract récemment distribué par la fédération de Paris du Parti communiste français pour faire connaître "les propositions du PCF" à ce propos illustre bien l'impasse que constitue la dénonciation de la politique gouvernementale en ce domaine, quand on ne veut pas remettre en cause le système capitaliste lui-même. Ce texte mettait au premier plan la nécessité de "bâtir d'autres rapports entre la France et les États, les peuples et leurs organisations démocratiques... fondés sur la coopération, dans le respect des intérêts réciproques". Fort bien, mais si c'est sur un gouvernement (même "de gauche", même à "participation communiste") de la France capitaliste que le PCF compte pour créer ces "autres rapports", toute l'expérience du passé prouve que ce ne serait qu'un vou pieux... si ce n'était pas une simple hypocrisie. Car en fait "d'autres rapports avec les États et les peuples", la gauche réformiste au gouvernement n'a jamais eu une politique fondamentalement différente de celle de la droite, que ce soit au temps des colonies ou par la suite.
Il n'y a pas d'autres solutions aux déséquilibres de notre monde que la révolution socialiste, que la construction d'une société qui ne fera plus de la recherche du profit individuel sa loi suprême, mais qui se donnera au contraire pour but la satisfaction des besoins de tous les hommes.
Et tant que ce but n'aura pas été atteint, tant que le combat pour cette transformation restera à mener, la seule attitude possible pour des révolutionnaires socialistes, pour des communistes dignes de ce nom, ce n'est évidemment pas de réclamer la lutte contre l'immigration clandestine, d'établir de subtiles distinctions entre les immigrés en règle et les illégaux, et parmi ces derniers de séparer ceux qui sont dignes d'un "examen bienveillant des dossiers" parce qu'ils ont "noué des attaches durables en France" (pour reprendre le texte du tract déjà cité) de ceux qui n'auraient droit qu'à l'expulsion.
Affirmer sa solidarité avec les luttes des immigrés luttant contre les menaces d'expulsion qui les visent, va évidemment de soi, mais ne suffit certainement pas à définir l'attitude qui doit être celle de véritables communistes. Et la seule attitude possible, c'est d'adopter un point de vue de classe, de considérer qu'appartiennent à la classe ouvrière de ce pays tous ceux, quelle que soit leur situation juridique au regard de la loi des capitalistes, qui y travaillent ou qui y recherchent du travail.
Sur ce terrain-là comme sur bien d'autres, le rôle des révolutionnaires ne doit pas être d'entretenir la confusion avec les hypocrisies social-démocrates, et par là même de leur servir de caution (à la mesure, bien modeste il est vrai, de leur influence) dans leur tentative de profiter du fait qu'ils sont actuellement dans l'opposition pour redorer à bon compte une auréole bien ternie par des années de présence au gouvernement. C'est pourquoi nous ne partageons pas les positions des camarades de la LCR quand, appelant à manifester le 22 septembre contre la commémoration du baptême de Clovis, ils écrivent dans Rouge (du 12 septembre) : "La gauche ne doit pas se dérober à ce rendez-vous. Parce qu'il en va des valeurs et des exigences qui se sont trouvées, depuis deux siècles, au cour des combats pour l'émancipation humaine. Et parce que l'on ne peut prétendre s'opposer à ce gouvernement et à ses orientations ultralibérales ou xénophobes et ne pas affirmer, dans la rue et en toute occasion, qu'il existe une autre conception de l'histoire de ce pays comme de ses valeurs fondatrices, qu'il faut faire triompher la démocratie".
Mais qu'est-ce que cela peut bien signifier, pour des marxistes, "faire triompher la démocratie", sans rien dire de son contenu social ? Nous n'avons pas, quant à nous, les "mêmes valeurs", pour paraphraser une publicité célèbre. Les nôtres ne sont pas les "valeurs fondatrices" de ce pays, mais celles du mouvement ouvrier. Elles rendent sans doute plus difficile la fréquentation des notables ou des intellectuels social-démocrates. Mais ce sont les seules qui peuvent armer les travailleurs dans la lutte pour changer cette société.