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France - Après les élections européennes
Dès la soirée de cette élection pour le Parlement européen, le 12 juin, plus personne ne parlait de l'Europe. Il eût été naïf de s'en étonner : durant la campagne elle-même,la faune politique de la bourgeoisie avait eu les yeux rivés sur les élections présidentielles de 1995. L'élection européenne a été pour tous une occasion pour s'essayer aux futures manoeuvres et ses résultats un moyen de mesurer les rapports de force électoraux.
Voilà qui est fait. Rappelons seulement que les résultats indiquent une poussée à droite. Ce n'est pas par un déplacement des voix des listes qui se revendiquent de la gauche vers celles de droite que cette poussée s'est manifestée. En pourcentage, les trois listes de droite totalisent sensiblement autant en 1994 que les listes de droite - trois également - présentes dans l'élection européenne précédente, en 1989 (48,41 % contre 48,99 %). Le déplacement à droite s'exprime essentiellement à l'intérieur de chacun des électorats, celui de la droite comme celui de la gauche.
A droite, c'est donc la percée de la liste de Villiers, alors même que l'électorat de Le Pen reste relativement stable. Les deux listes totalisent à peu près autant que la liste Baudis. La composante d'extrême droite de l'électorat de droite est donc désormais numériquement aussi importante que sa composante modérée ou centriste.
A gauche, la liste PCF recule encore un peu par rapport à 1989, le PS s'effondre au point que ses 14,8 % (au lieu de 23,57 % en 1989) sont talonnés par les 12,05 % de Tapie. Ce dernier se dit aujourd'hui de gauche. Mais c'est surtout un aventurier à la Berlusconi, sans le moindre lien, même passé ou dépassé, avec le mouvement ouvrier. L'évolution entamée il y a bien des années par la dégringolade de l'influence électorale du PCF au profit du PS se poursuit donc et dans le même sens ; mais cette fois, c'est le PS qui en pâtit et sans que cela ramène au PCF ne fût-ce qu'une petite fraction de son ancien électorat (pas plus que cela n'a amené des votes au dissident issu du PS, Chevènement).
Rappelons pour mémoire également que si la fraction de l'électorat qui vote pour l'extrême gauche révolutionnaire demeure toujours aussi faible, elle n'a cependant pas subi les effets de cette poussée à droite. Malgré, ou plutôt grâce à une campagne menée au nom du communisme, 442 209 électeurs, soit 2,28 % de l'électorat ont voté pour la liste Lutte Ouvrière (au lieu de 258 663, c'est-à-dire 1,44 % en 1989).
Le PS paye évidemment ses années passées au pouvoir, gouvernemental ou présidentiel. Comme chaque fois que cela lui est arrivé dans le passé, il a été d'une servilité sans borne vis-à-vis de la bourgeoisie, a mené la politique de la droite, a trahi les espoirs de son électorat et s'est déconsidéré, avant d'être piteusement repoussé à l'arrière-plan de la scène politique. Un an de cure d'opposition n'a pas suffi pour redorer son blason. L'usure du pouvoir a commencé pourtant à toucher la droite qui a pris la relève du PS en 1993. Mais cette usure n'a pas permis au PS de reprendre du poil de la bête, et d'amorcer ce retour de balancier que la bourgeoisie appelle "l'alternance démocratique" et qui consiste à permettre à l'électorat d'exprimer son mécontentement vis-à-vis de l'équipe gouvernementale en place en votant pour l'équipe poussée dans l'opposition par le vote de mécontentement précédent. C'est Villiers qui a engrangé l'électorat qui s'est détourné de la coalition RPR-UDF.
Voilà donc le constat électoral sur la base duquel les états-majors politiques ont entamé leurs grandes manoeuvres et leurs petites magouilles en vue de l'élection présidentielle.
A droite, c'est la quasi-certitude de l'emporter dans la prochaine élection présidentielle qui est le facteur d'une crise de moins en moins dissimulée. Il serait vain de tenter de deviner quel sera le résultat des manoeuvres croisées opposant les clans respectifs de Chirac, de Balladur, de Giscard. Sans parler des outsiders - Pasqua, Monory, Séguin et qui d'autre ? - dont la vocation pourrait prendre corps si les trois principaux rivaux se neutralisent.
Les limites mouvantes des clans rivaux n'épousent pas les contours des deux formations de la majorité gouvernementale de droite, l'UDF et le RPR. Pour la caste politique, il ne s'agit pas seulement de savoir qui émergera finalement dans la course à l'élection présidentielle. Les députés, en particulier ceux élus grâce à la vague de droite de 1993, sont hautement intéressés par ce que deviendra l'Assemblée en place : lequel des présidentiables est susceptible de la dissoudre ? Et puis, il y a les investitures pour les municipales, les mairies des grandes villes, le partage des fromages dont vit la caste politique.
En outre, si les élections présidentielles sont proches, bien des choses peuvent changer en neuf mois, dans la situation sociale comme dans la situation internationale. Dans la rivalité pour la candidature, interne au RPR, qui oppose Chirac à Balladur, la position de ce dernier n'a pas été affaiblie par sa fonction de premier ministre. C'est plutôt le contraire qui s'est produit. Mais l'ensemble de la clientèle électorale traditionnelle que visent les deux hommes s'est affaibli au profit de l'extrême droite, et il ne suffira pas nécessairement aux trois rivaux de s'aligner sur les pressions venues de l'extrême droite, ni de reprendre sa démagogie. Qui sait si, dans neuf mois, d'autres ne seront pas mieux placés pour aller jusqu'au bout de la démagogie nationaliste, sécuritaire, réactionnaire ?
Du côté du Parti Socialiste, le mauvais résultat a entraîné l'éviction de Rocard de la direction du parti. Rocard est certainement un des principaux responsables de la politique que le PS paie aujourd'hui. Il ne l'est pas plus que d'autres, pas plus que toute cette brochette d'"éléphants", ex-ministres ou ex-premiers ministres, sans parler de Mitterrand lui-même. Mais c'est de bonne guerre. Lesdits "éléphants" ont eu sa peau : la façon cavalière dont Rocard avait lui-même évincé Fabius pouvait n'être que péché véniel, à condition que Rocard "fasse des voix". A condition qu'il apparaisse, même pas nécessairement comme susceptible d'être élu président de la République, mais susceptible de faire élire ces milliers de maires, de conseillers généraux, de députés "nationaux" ou européens, etc., qui constituent la composante PS de la caste politique. Il s'en révèle incapable ? Exit Rocard. Et le PS de chercher désespérément le messie.
Aujourd'hui, c'est la pythie de Bruxelles qui attire ses espoirs. Mais indétermination réelle ou ruse de futur candidat, Jacques Delors n'est pas pressé de se déclarer. Il est vrai que la bonne cote dont il bénéficie dans les sondages et qui en fait le seul candidat susceptible de faire bonne figure au deuxième tour face au candidat de la droite, est peut-être due précisément à son éloignement de la scène politique française.
En attendant que Delors se décide, Emmanuelli, le nouveau premier secrétaire, se découvre dans "une position de critique radicale du néocapitalisme", se fend de quelques discours sur les difficultés des travailleurs sous le gouvernement de droite - en omettant de préciser que ce sont les mêmes que sous le gouvernement de gauche et pour les mêmes raisons - et prend dans sa direction quelques députés ou ex-ministres qui se posent en "aile gauche" du Parti Socialiste. Il est peu vraisemblable que ce règlement de comptes au sommet du PS qu'on essaie de présenter comme un changement politique, touche grand monde parmi les travailleurs et que cela fasse oublier, dans les neuf mois qui viennent, les dix années de politique anti-ouvrière du PS au gouvernement. Mais cela a touché au moins la direction du PCF, qui a donné quitus au PS pour les "déclarations de gauche d'Henri Emmanuelli".
Façon de rappeler que le PCF est là, et qu'il est prêt à marchander de nouveau son alliance avec le PS. La proximité concomitante de l'élection présidentielle et des élections municipales risque de donner rapidement un contenu à ce Pacte Unitaire de Progrès qui n'était jusqu'à présent qu'une formule vide. Il n'est pas sorcier de deviner l'axe des marchandages. Le PCF souhaite des "listes communes de la gauche" pour les municipales. Dans nombre de municipalités - mais sûrement pas dans toutes - le PS y trouve également son intérêt. Et en prime, le PCF offrira au deuxième tour de la présidentielle, son soutien, c'est-à-dire les votes de ses électeurs, au candidat du PS. A Delors peut-être, cet ancien conseiller de Chaban-Delmas, devenu homme de gauche par onction mitterrandienne. A moins que Delors ne veuille pas, que les remplaçants à la Jack Lang ne fassent pas le poids, et que la "gauche" finisse par être représentée au deuxième tour par Tapie. Si tant est qu'elle y soit même représentée, et que, la dégringolade du PS se poursuivant, la présidentielle de 1995 ne se rapproche pas de celle de 1969 où le candidat socialiste d'alors, Gaston Defferre, avait péniblement dépassé les 5 % des votes...
La boucle aura alors été bouclée. Le PS qui a remplacé une SFIO déchue, incapable de sortir de la déconsidération où l'avaient entraîné son passage à la tête du gouvernement en 1956 et ses reniements face à la guerre d'Algérie, aura à son tour sombré dans la déchéance. Et pour des raisons similaires. Comme chaque fois que la gauche a gouverné.
A ceci près qu'en 1969, le PC recueillait encore 21 % des votes. Cette fois, le PS a fait d'abord chuter le PCF, avant de chuter à son tour.
Cette évolution, dont la responsabilité incombe au PS comme au PCF qui lui a apporté sa caution et son soutien dans la classe ouvrière, n'est pas seulement électorale - tous les militants le savent. La désorientation, l'absence de perspective de la classe ouvrière se manifestent dans le découragement, dans l'abandon de nombre de militants ouvriers. Elles se manifestent dans le domaine - ô combien plus important que les élections ! - des luttes sociales.
Mais c'est précisément de là que viendra le salut. La renaissance d'un mouvement ouvrier organisé, capable d'intervenir sur la scène politique, capable de s'opposer à la pénétration dans la classe ouvrière d'idées et d'influences opposées à ses intérêts - même et surtout lorsqu'on les présente comme de "gauche" - est liée au regain des luttes ouvrières. Elle ne peut venir d'aucune "recomposition" des débris de formations déconsidérées au service de la bourgeoisie. Voilà pourquoi ceux qui se revendiquent des idées du communisme révolutionnaire, fussent-ils peu nombreux, doivent entretenir l'étincelle.