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Extrême-Orient - Le Japon, second impérialisme mondial, frappé par la crise financière
A la mi-novembre 1997, le Japon, seconde puissance industrielle et impérialiste mondiale, a été touché à son tour par la crise financière. Du coup s'est profilé le spectre d'un possible effondrement boursier aux conséquences internationales. Le gouvernement japonais a d'ailleurs jugé la situation assez sérieuse pour adopter un ensemble de mesures d'urgence, d'un coût total de 300 milliards de dollars pour les finances publiques, dont l'essentiel servira à renflouer les entreprises et institutions financières menacées de faillite.
Six mois après que la crise financière a éclaté en Thaïlande, en juillet dernier, il n'est donc toujours pas possible d'en prévoir l'évolution future ni les conséquences à long terme. La seule certitude que l'on semble pouvoir avoir, c'est qu'elle est loin d'être terminée.
Pour le moment cette crise se traduit dans un certain nombre de pays d'Asie par une crise financière et boursière dont les conséquences sont variables. Dans certains d'entre eux, elle est en train de provoquer l'effondrement de toute une partie de l'économie, asphyxiée par la dévaluation soudaine de la monnaie nationale et par la raréfaction du crédit. Et pour les populations de ces pays-là, cela veut dire le chômage, sans le bénéfice d'une protection sociale même limitée et une chute brutale dans la pauvreté.
Pour le reste du monde, et en particulier les pays riches d'Europe et d'Amérique du Nord, cette crise s'est limitée pour l'instant à quelques mauvais jours pour les financiers et les actionnaires qui ont vu soudain la crise atteindre leurs marchés boursiers et les faire brièvement chuter. Un certain nombre de banques, engagées dans la spéculation en Asie, y auront laissé des plumes. C'est le cas notamment, pour la France, du Crédit Lyonnais et de la Société Générale, engagés en Corée notamment, pour une somme de quelque 20 milliards qu'ils risquent ne pas se voir rembourser. Qu'à cela ne tienne : la gauche au pouvoir, avec la complicité de la droite, d'accord sur la question, se prépare à se substituer aux débiteurs insolvables, avec l'argent des contribuables. Cela dit, ce vent de crise est vite retombé et, en tout cas, comme on peut le voir aujourd'hui, il n'a pas empêché les marchés boursiers de connaître une hausse record pour l'année 1997.
Néanmoins la façon dont cette crise financière s'est propagée, en Asie même tout d'abord, puis de l'Asie vers l'ensemble des marchés boursiers de la planète, montre à quelle vitesse des désordres financiers d'apparence régionale peuvent se transmettre à l'ensemble du monde, et comment de tels désordres pourraient du même coup, si les circonstances s'y prêtaient, se transformer en une véritable crise d'ampleur mondiale.
De la Thaïlande au Japon, en passant par Wall Street
Quand, le 2 juillet 1997, une première vague spéculative a contraint la monnaie thaïlandaise à la dévaluation, l'ensemble du système monétaire d'Asie du Sud-Est s'est mis à s'écrouler comme un château de cartes, emporté à son tour par un raz-de-marée spéculatif. Toutes les devises ont été touchées. L'un après l'autre, les pays de la région ont dû capituler et se contenter de regarder leur monnaie s'effondrer. Les plus faibles d'entre eux sont tombés les premiers. Mais même la Corée du Sud, le seul pays de la région à être classé par les agences internationales au rang d'économie industrielle, a dû elle aussi finalement abandonner toute résistance en novembre, il est vrai, longtemps après les autres. A ce jour, le dollar de Hong Kong est la seule monnaie à avoir survécu sans dommage, mais non sans en payer le prix par une forte ponction dans ses réserves de devises.
Mais, dès le mois d'octobre, la crise monétaire s'était déjà muée en une véritable crise boursière. Et cette fois, Hong Kong, le fleuron de la pénétration financière impérialiste en Asie, s'est trouvée en première ligne. Le 22 octobre, la Bourse de Hong Kong chutait brutalement de plus de 10 %. Cinq jours plus tard, Wall Street lui emboîtait le pas, entraînant à sa suite la quasi-totalité des marchés boursiers de la planète.
Puis il y eut une apparente accalmie. Asie mise à part, les Bourses les plus importantes se remettaient lentement, limitant en fin de compte les dégâts à des baisses minimes qui n'ont que brièvement interrompu la hausse pratiquement continue de ces Bourses au cours de l'année écoulée. Mais cette pause se limitait en fait aux riches pays occidentaux, parce qu'en Asie, et dans toute une partie du Tiers-Monde d'ailleurs, la chute continuait inexorablement, au fur et à mesure que les capitaux flottants se retiraient pour se mettre à l'abri.
Mais en même temps, derrière le calme relatif des marchés boursiers occidentaux, des craquements sinistres se faisaient entendre en Corée du Sud. Et cette fois, c'était le secteur productif qui était touché. Fin octobre, Kia Motors, le huitième groupe industriel et deuxième constructeur automobile du pays, qui de surcroît comptait parmi ses actionnaires des noms aussi prestigieux que Ford et Mazda, était placé sous administration judiciaire, victime à la fois de la baisse de ses ventes, de dettes impayées évaluées à11 milliards de dollars et d'un resserrement brutal du crédit. A partir de ce moment, la liste des faillites de grandes entreprises sud-coréennes s'allongea, au point que le pays lui-même, à qui on donnait pourtant le onzième rang mondial parmi les économies industrialisées, en vint à paraître au bord de la banqueroute.
Fin novembre, l'inquiétude des autorités financières internationales, c'est-à-dire essentiellement de l'impérialisme américain, avait atteint un point tel qu'elles mirent en oeuvre le programme d'"aide" le plus coûteux jamais élaboré par le Fonds Monétaire International (FMI). Evidemment, cette "aide" n'était pas destinée à la population coréenne, menacée par les licenciements massifs et la hausse vertigineuse du coût de la vie, mais avant tout aux créanciers impérialistes face au risque de voir la Corée se trouver en cessation de paiement.
Mais au moment même où le FMI annonçait le déblocage de fonds pour la Corée du Sud, le 29 novembre, la crise avait déjà frappé ailleurs. Cette fois, c'était le système bancaire japonais qui était touché. Ce jour-là, Yamaichi Securities, la quatrième banque d'affaires du pays, faisait faillite avec des pertes nettes estimées à 27 milliards de dollars et une nébuleuse de dettes dissimulées illégalement dans divers paradis fiscaux. L'effondrement de ce poids lourd du système boursier japonais survenait quelques jours seulement après celui de la banque Takugin, une banque de dépôts de moindre importance, mais tout de même la dixième de sa catégorie. Et, comme on le vit par la suite, il ne s'agissait là que de la partie visible d'un énorme iceberg de faillites potentielles.
Cette fois, la boucle était bouclée. La crise, qui s'étendait déjà très au-delà de la sphère financière, après la série de fermetures d'entreprises qu'elle avait causée en Asie du Sud-Est, ne touchait plus seulement des pays du Tiers-Monde ou ceux que le FMI appelle dans son jargon les "nouveaux pays industrialisés", comme la Corée du Sud. L'épicentre de la crise se trouvait maintenant au coeur même du bastion de l'impérialisme japonais.
La chasse gardée japonaise en Asie du Sud-Est
Que, de tous les pays impérialistes, le Japon soit le plus ébranlé par la crise financière en Asie du Sud-Est n'a rien de surprenant, bien sûr.
Contrairement à sa rivale américaine, la bourgeoisie japonaise n'a jamais eu à sa disposition un marché intérieur suffisamment vaste pour lui permettre de développer une industrie capable de concurrencer les autres bourgeoisies impérialistes sur le marché mondial. La population du Japon n'atteint pas la moitié de celle des États-Unis, sur un territoire presque trente fois plus petit. Qui plus est, le Japon est relativement pauvre en ressources naturelles, particulièrement en minerais métalliques et surtout en pétrole. Et cela fait longtemps que le manque de terres cultivables constitue un problème pour le pays.
Depuis plus d'un siècle, la bourgeoisie japonaise s'est servie de l'Asie du Sud-Est pour tenter d'échapper aux contraintes de son territoire national. Elle a d'abord recouru aux méthodes coloniales, annexant Taïwan en 1895, la Mandchourie en 1900 et la Corée en 1910. Grâce aux richesses minières et aux terres fertiles de ces pays, le Japon a pu se procurer les matières premières et les produits agricoles qui lui faisaient tant défaut.
La colonisation japonaise avait d'ailleurs des traits bien spécifiques, comparée par exemple à celle pratiquée en Asie par les bourgeoisies anglaise et française. Des colonies comme la Birmanie et la Malaisie étaient essentiellement l'objet d'un pillage systématique de leurs ressources naturelles par les compagnies anglaises. En Inde, l'industrie traditionnelle était une source de produits semi-finis bon marché (textiles en particulier) pour l'industrie britannique, tandis que celle-ci écoulait une quantité importante de marchandises sur le marché indien. La colonie française d'Indochine occupait une position intermédiaire entre les deux. Mais dans aucun de ces pays, le colonialisme ne développa de façon substantielle les infrastructures ou les industries locales. En revanche, les économies de la Corée et de Taïwan en particulier, furent développées par le Japon avec l'objectif de les intégrer dans l'appareil productif japonais. De sorte que lorsque le Japon fut contraint de se retirer, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Corée, par exemple, hérita d'une infrastructure relativement moderne en matière de transport et d'électricité, ainsi que d'une industrie de taille modeste mais non négligeable, dans des secteurs allant du textile à la chimie, en passant par la construction mécanique et l'armement, sans parler d'un système bancaire complet.
Le règlement de la guerre donna à l'impérialisme américain la haute main sur les affaires du Sud-Est asiatique. Mais il ne chercha jamais à éliminer le Japon en tant que puissance impérialiste. Au contraire, l'impérialisme américain aida la bourgeoisie japonaise, surtout après le début de la guerre froide, à reconstruire sa puissance économique (bien sûr, dans des limites acceptables pour les grands groupes américains), pour qu'elle puisse retrouver un jour son rôle de garant de l'ordre impérialiste dans la région.
Pour compenser la perte de ses anciennes colonies, le Japon fut autorisé à profiter du retrait britannique en Asie du Sud-Est pour étendre son réseau de sources de matières premières. Pendant toute la durée de la guerre froide, il y eut une division du travail entre les impérialismes américain et japonais. Les États-Unis fournirent les troupes et les fonds nécessaires à maintenir une présence militaire massive, mener les guerres de Corée et du Vietnam, assurer le blocus de la Chine et écraser les mouvements nationalistes radicaux dans la région. Et le Japon apporta son soutien logistique et économique. L'économie japonaise, et plus tard celles de la Corée du Sud et de Taïwan, produisirent une grande partie des fournitures de l'armée américaine, tandis que quantité de produits de consommation courante "made in Japan" se mirent à envahir le Sud-Est asiatique. Beaucoup de Vietnamiens l'ignoraient sans doute, mais les bombes américaines qui leur étaient destinées, tout comme les vélos dont certains se servaient pour se déplacer, étaient fabriqués au Japon !
Un cheval de Troie pour l'impérialisme japonais
Avec la fin de la guerre froide, le Japon eut les coudées plus franches et put encore accroître sa puissance économique dans la région.
Déjà pendant la guerre du Vietnam, le gouvernement américain avait fait pression sur le Japon pour qu'il participe au financement de l'effort de guerre en consentant des prêts importants à la Corée du Sud, en guise de "récompense" pour sa loyauté envers l'impérialisme. De sorte que dès le milieu des années soixante-dix, les banquiers japonais avaient remplacé leurs rivaux américains comme principaux créanciers de la région.
Dans le même temps, les groupes japonais parsemèrent la région de leurs filiales et multiplièrent les participations dans de nouvelles entreprises créées sous leur égide. Au début, ces investissements productifs visèrent essentiellement à réduire la dépendance du Japon vis-à-vis de des grands groupes anglo-américains qui lui fournissaient ses matières premières. Cette tentative fut d'ailleurs en grande partie un échec.
Mais ce fut l'intensification des tensions commerciales avec les États-Unis qui donna un réel coup de fouet aux investissements japonais en Asie du Sud-Est. Dès le milieu des années soixante, les exportations japonaises étaient devenues étroitement dépendantes du marché américain où les groupes japonais avaient beaucoup investi dans des entreprises commerciales. Les grands groupes américains, de leur côté, s'inquiétaient de plus en plus de la concurrence étrangère, en particulier de celle du Japon. En 1971, après trois années consécutives où la balance commerciale des États-Unis avec le Japon avait été déficitaire, Nixon lança une campagne contre le Japon, l'accusant d'"abuser du libre-échange" et instituant toute une série de nouvelles barrières douanières contre les importations japonaises. En même temps, il imposa une surtaxe de 10 % à tous les produits importés aux États-Unis ainsi qu'un système de "quotas volontaires" parce que, bien sûr, les quotas à l'importation ne pouvaient qu'être "volontaires" au royaume du "libre-échange"...
Ce fut un coup dur pour les groupes industriels japonais, coup qui fut en plus aggravé par la hausse brutale des prix pétroliers : du fait de sa dépendance vis-à-vis des trusts américains, le Japon fut plus touché par la crise du pétrole qu'aucun autre de ses rivaux impérialistes.
Non sans ironie, c'est dans l'arsenal des astuces utilisées par les grandes entreprises américaines que l'impérialisme japonais trouva une riposte adaptée à la situation. Comme l'avaient déjà fait un certain nombre d'entreprises américaines, les groupes japonais se mirent à sous-traiter une partie de leur production à la main d'oeuvre bon marché des pays du Sud-Est asiatique, mais ils le firent sur une tout autre échelle. Avec le temps, les grandes entreprises japonaises, en particulier celles de l'automobile et de l'appareillage électrique, réorganisèrent entièrement leurs filières productives, les développant à l'échelle de l'Asie du Sud-Est tout entière, comme si la région ne formait plus qu'une seule entité économique. Mais bien sûr, cette intégration économique avait des limites : le système nerveux central, c'est-à-dire les sièges sociaux, les centres de recherche et le financement, restaient au Japon, de même que la plus grande partie des profits générés par cette activité.
Cette réorganisation à grande échelle réduisit les coûts des groupes japonais. Ils augmentèrent leurs profits sur leur marché national et purent compenser en partie la hausse des droits de douane imposés aux produits japonais vendus aux États-Unis. Mais les tensions avec l'impérialisme américain demeurèrent : la balance commerciale des États-Unis avec le Japon resta déficitaire et le système des quotas que les États-Unis imposaient plus ou moins ouvertement aux importations japonaises resta en place.
Les grands groupes japonais furent ainsi amenés à adopter une politique différente. Certains continuèrent à se contenter de sous-traiter la fabrication de composants à des entreprises locales ou à des filiales créées à cet effet en Asie du Sud-Est. Mais d'autres (ou parfois les mêmes) se mirent à encourager, voire même à financer intégralement, le développement d'entreprises "locales" qui produisaient du matériel japonais sous leur propre marque.
Un exemple frappant de ce type d'opération est fourni par le constructeur automobile malais Proton, qui est depuis plus d'une décennie le fleuron de la démagogie nationaliste du régime de Kuala-Lumpur. Les origines de Proton remontent au début des années quatre-vingt, quand Mitsubishi Motors, le cinquième constructeur automobile japonais et l'un des affiliés du puissant groupe industriel constitué autour de la banque Mitsubishi, chercha un moyen d'augmenter ses exportations. Pour cela, il conclut un accord avec le régime malais aux termes duquel une entreprise fut créée sous le nom de Proton (l'acronyme en malais de "Industrie Automobile Nationale"). L'État malais devint détenteur de 70 % des parts de la nouvelle société (acquisition qui fut financée en grande partie par un prêt de la banque Mitsubishi), tandis que Mitsubishi Motors devenait propriétaire des 30 % restants. En échange, le constructeur japonais devait construire l'usine et en assurer la direction. Pour la suite, il était convenu que Proton louerait les services de son "allié" japonais pour lui fournir le savoir-faire technologique et assurer la conception des véhicules. En même temps, des tarifs douaniers élevés sur les voitures importées devaient procurer à Proton le meilleur rapport qualité-prix sur le marché restreint de Malaisie. Pour l'essentiel, les Proton n'étaient donc que des Mitsubishi, des phares avant au pare-chocs arrière.
On pourrait multiplier les exemples de ce type d'"alliances stratégiques" (c'est le nom qui est donné à cette forme d'échange inégal). Par exemple, dans le cas des puissants "chaebols", ces grands groupes qui forment l'ossature de l'industrie coréenne : Hyundai Motors est lié à Mitsubishi ; Kia Motors avec Mazda ; Goldstar Electronics avec Hitachi ; Hyundai Electronics avec Fujitsu ; Samsung avec JVC et Matsushita ; etc.
Depuis le début des années quatre-vingt-dix, pratiquement toutes les grandes entreprises de la région, que ce soit dans l'automobile, l'électronique, l'appareillage électrique, la construction navale, etc., opèrent dans le cadre de telles "alliances". Les rapports entre partenaires, les "aînés" japonais d'un côté et les "cadets" d'Asie du Sud-Est de l'autre, ne sont pas toujours aussi grossiers que dans le cas de Proton. Mais ils reviennent toujours, d'une manière ou d'une autre, à fabriquer sous une étiquette locale des produits japonais, ou utilisant des technologies japonaises, la plupart du temps grâce à des fonds fournis plus ou moins directement par des groupes japonais. Dans cette division du travail, l'industrie japonaise fournit les machines et, de façon générale, tout ce qui est sophistiqué, et donc générateur de gros profits, tandis que le Sud-Est asiatique fournit la main-d'oeuvre, les sites industriels bon marché, les dégrèvements fiscaux, les composants de faible technologie (bien que ces derniers soient souvent produits sur place par des filiales d'entreprises japonaises), ainsi que des marques qui ne sont pas... de consonance nippone.
Pour ce qui concerne le marché américain, la ficelle était grosse, mais ce fut efficace. Sous des noms coréens, taïwanais, ou malaisiens, davantage de marchandises japonaises parvinrent à pénétrer le marché des États-Unis. Bien sûr, Washington n'était pas dupe. Mais dans la mesure où leur politique de grande puissance nécessitait toujours un loyalisme inconditionnel de la part des pays d'Asie du Sud-Est, les autorités américaines étaient prêtes à fermer les yeux, au moins jusqu'à un certain point. De toute façon, il leur aurait été difficile de faire autrement : de grandes entreprises américaines comme Motorola, Intel, General Motors ou Ford utilisaient de plus en plus des astuces du même genre, cette fois dans le but de s'introduire sur le marché japonais, tandis que d'autres utilisaient des sous-traitants d'Asie du Sud-Est qui étaient liés au Japon.
L'Asie du Sud-Est prise au piège de la guerre commerciale entre les États-Unis et le Japon
En fin de compte, principalement en raison de la pression de la guerre commerciale avec son rival américain, l'impérialisme japonais a développé en Asie du Sud-Est la base économique que son marché intérieur ne lui fournissait pas. De cette façon, il a résolu, au moins temporairement et dans certaines limites, les problèmes historiques auxquels il était confronté depuis le début du siècle.
Cela étant, cette réorganisation de l'Asie du Sud-Est n'est pas, et n'a jamais été le "miracle" si souvent encensé par les médias occidentaux (mais il faut dire que, ces derniers mois, les mêmes médias semblent avoir perdu leur ferveur pour les "miracles" !). Les tours jumelles de Petronas Towers à Kuala Lumpur font peut-être quelques mètres de plus que les plus hauts gratte-ciel du monde, mais le niveau de vie des peuples d'Asie du Sud-Est reste des lieues en deçà de celui du monde industrialisé. Derrière la richesse flamboyante d'une petite minorité de privilégiés et la splendeur de grands projets urbains au coût exorbitant, financés par les fonds publics et surtout par des emprunts, au seul profit des spéculateurs immobiliers et des multinationales des travaux publics, les pays d'Asie du Sud-Est restent les parents pauvres dans l'ordre régional organisé par la bourgeoisie nippone.
Avec la réorganisation de la production qu'ils ont réalisée à travers l'Asie du Sud-Est, les conglomérats japonais ont réduit l'excédent commercial générateur de tensions qu'a le Japon avec les États-Unis. Mais ils n'ont fait que déplacer le problème sans le résoudre. D'abord, parce que l'excédent commercial japonais s'est remis à augmenter et menace de dépasser la limite de 2,5 % du PIB japonais qu'a fixée Washington, ce qui pourrait signifier, si cette tendance se confirme, de nouvelles sanctions américaines contre le Japon. Ensuite, parce que l'Asie du Sud-Est en est maintenant à avoir également un excédent commercial avec les États-Unis, contre lequel ceux-ci ont déjà réagi en adoptant des mesures protectionnistes par exemple, pour ne citer qu'une mesure de rétorsion récente, les autorités américaines se sont donné comme objectif d'obliger des pays comme Taïwan ou la Corée du Sud à acheter une part plus grande des excédents agricoles américains. Les petits paysans de Corée ou de Taïwan se retrouveraient alors acculés à la faillite pour, au bout du compte, permettre à l'excédent commercial réel du Japon avec les États-Unis de continuer à croître !
Non seulement l'Asie du Sud-Est est contrainte d'absorber une partie des mesures de représailles américaines envers les exportations japonaises, mais elle doit aussi absorber une partie des chocs entre le yen et le dollar. Comme, du point de vue de l'impérialisme nippon, le principal débouché de l'activité productive en Asie du Sud-Est est le marché américain, les devises de la région ont été indexées sur le dollar, afin d'éviter que leur commerce soit affecté par les mouvements capricieux de la monnaie américaine. Mais, en réalité, l'économie de la région dépend principalement du Japon, par le biais de la dette, mais aussi par celui du gros déficit commercial qu'elle a avec le Japon. De sorte que le moindre déséquilibre entre le dollar et le yen ne peut que signifier la perspective de dégâts pour la région.
C'est ainsi que la chute du yen par rapport au dollar, qui dure depuis deux ans, a probablement joué un rôle, parmi d'autres facteurs, dans l'effondrement monétaire de l'été 1997, en contraignant les économies du sud-est asiatique à maintenir leurs devises à un niveau artificiellement élevé par rapport au yen.
Ainsi, alors que les classes laborieuses de la région n'ont guère vu la couleur des énormes profits qu'elles ont produits pour les bourgeoisies impérialistes, elles sont les premières à faire les frais des problèmes économiques du grand frère nippon, ainsi que ceux des aigreurs américaines contre le rival japonais.
En d'autres termes, de la même façon que l'Asie du Sud-Est joue le rôle de cheval de Troie et de tremplin permettant au Japon d'accéder au marché américain, elle joue aussi celui de tampon protégeant l'impérialisme japonais des soubresauts, ou des tempêtes, qu'engendrent le marché mondial en général, et la rivalité commerciale nippo-américaine en particulier.
Bien souvent, de tels soubresauts ont semé le désastre dans la région, coincée comme elle l'était entre les deux impérialismes concurrents. Et, à bien des égards, c'est de nouveau ce qui semble se produire aujourd'hui.
Les origines de la crise bancaire au Japon
D'un point de vue chronologique, on pourrait penser que, au contraire, c'est la crise monétaire en Asie du Sud-Est qui a fini par se propager au Japon. En menaçant de fait de suspendre tout remboursement à ses créanciers nippons, l'Asie du Sud-Est aurait ébranlé sérieusement le système bancaire japonais. C'est en tout cas l'explication qu'on a pu trouver communément dans la presse occidentale.
Cependant, la même presse ajoutait aussitôt que, sans l'état lamentable du système bancaire japonais, l'impact de la crise de la dette d'Asie du Sud-Est aurait été facilement amorti. En fait, c'est une simple question d'arithmétique. Car si les banques nippones détiennent 46 % de la dette de l'Asie du Sud-Est, si donc elles sont les premières affectées par l'incapacité de payer des pays de la région, l'un dans l'autre, cette dette ne représente que 1,6 % du total des créances qu'elles détiennent.
Le véritable problème, selon les commentateurs économiques, c'est l'arriéré de "mauvaises créances" domestiques (c'est-à-dire de créances non recouvrables et non productrices d'intérêts) qui paralyse le système bancaire japonais depuis plusieurs années. Officiellement, cet arriéré représenterait 6 % du total des prêts émis par les banques nippones. Mais, comme l'a montré la faillite de Yamaichi Securities et d'autres institutions financières, ce chiffre officiel n'est sans doute que la partie visible d'un iceberg de "mauvaises créances" dissimulées illégalement.
Par conséquent, expliquent ces commentateurs, la crise en Asie du Sud-Est aura seulement été le détonateur, plutôt que la cause, d'une crise bancaire qui menaçait d'éclater depuis pas mal de temps. Cette explication semble d'autant plus crédible que le premier effondrement bancaire de l'année 1997, celui de Sanyo Securities, la septième banque d'affaires du Japon, a en fait eu lieu avant le krach monétaire en Asie du Sud-Est. Bien avant que se manifestent les premiers signes d'un krach boursier en Asie du Sud-Est, les grandes banques d'affaires japonaises étaient déjà si paralysées par leurs créances que, pour la première fois depuis de nombreuses années, les plus gros opérateurs sur le marché boursier de Tokyo ont été deux banques américaines.
Mais alors, d'où vient cette montagne de "mauvaises créances" détenues par les banques japonaises ?
Leur origine date du krach boursier et immobilier qui se produisit au Japon en 1990. Mais les causes de la bulle spéculative qui conduisit à ce krach remontent aux troubles monétaires entraînés par la dette américaine et à l'"accord de Plaza" ratifié par les cinq premières puissances industrielles du monde en 1985.
Depuis le début des années soixante-dix, les besoins de la dette des États-Unis, énorme et grandissante, n'ont cessé d'affecter les finances mondiales. Pour financer à la fois le service de cette dette et leur déficit budgétaire permanent, les dirigeants américains ont eu recours à des manipulations monétaires, bricolant le taux de change du dollar et les taux d'intérêt qui lui sont liés pour résister aux pressions du marché preuve, une fois de plus, que l'impérialisme américain ne s'en tient à son évangile ultra-libéral que pour autant qu'il y trouve avantage !
Néanmoins, ce faisant, les dirigeants américains se frayaient un chemin étroit entre des exigences contradictoires : il leur fallait financer leur déficit tout en stimulant les exportations américaines, en encourageant les investissements et la consommation intérieurs aux États-Unis, et en protégeant l'industrie nationale contre la concurrence. D'où les fréquents "réajustements" qui, à chaque fois, en créant un déséquilibre ailleurs, exportaient les problèmes de l'économie américaine vers le reste du monde.
Car, pour s'assurer que leurs combines fonctionneraient, les dirigeants américains devaient forcer leurs rivaux impérialistes de moindre envergure à coopérer avec eux, en recourant au chantage que leur permettait leur position économique et politique dominante. Il faut cependant dire que si les autres impérialismes accédèrent, quoiqu'avec réticence, aux désirs américains, c'était essentiellement parce qu'ils avaient quelque chose à y gagner pour leur propre bourgeoisie, en particulier l'accès de leurs marchandises au marché américain.
L'"accord de Plaza" de 1985, du nom de l'hôtel new-yorkais où il aurait été conclu, était destiné à assurer le succès d'un de ces "réajustements". Il s'agissait de réduire la surévaluation du dollar qui menaçait d'étouffer l'économie américaine. En particulier, le Japon dut accepter de réévaluer le yen vis-à-vis du dollar. Et en l'espace d'une année, la devise nippone augmenta de 50 % par rapport à la devise américaine.
Au Japon, cela porta un coup majeur aux exportations. Pour éviter le risque d'une récession, le gouvernement japonais prit un certain nombre de mesures, parmi lesquelles un grand programme de travaux publics financés par l'État, une diminution des taux d'intérêt qui furent ramenés à 2,5 % et des baisses d'impôts pour les revenus moyens et élevés. Ces mesures se traduisirent par une croissance rapide de toute l'économie, grâce à la hausse de la demande intérieure et au crédit bon marché. Mais elles créèrent aussi les conditions de ce qui fut bientôt une énorme bulle financière.
Le programme de travaux publics déclencha une flambée des prix de l'immobilier, tandis que les institutions financières, à la recherche de meilleurs rendements que ceux que pouvait leur procurer le fait de prêter de l'argent à des taux aussi bas, se tournèrent vers la spéculation immobilière et boursière. La disponibilité d'argent bon marché encouragea les spéculateurs à miser des sommes de plus en plus importantes. Les banques nippones se lancèrent dans la spéculation directe, tout en prêtant des sommes énormes aux spéculateurs et promoteurs immobiliers, au Japon comme à l'étranger, en particulier dans l'immobilier de prestige en Californie et en Europe.
A la fin de 1989, le cours des actions à Tokyo atteignit un niveau historique, à près de trois fois leur valeur actuelle en yens. Au même moment, les prix de l'immobilier crevaient les plafonds au point de devenir complètement irréels : cette année-là, on calcula que la valeur totale, sur le papier, des logements et immeubles d'affaires de Tokyo équivalait à quatre fois celle de l'ensemble de l'immobilier américain.
La bulle finit par éclater. La Bourse de Tokyo s'effondra le 2 avril 1990 et, au cours des quatorze mois qui suivirent, le cours des actions chuta de 65 %, avant de se stabiliser autour de 50 % de leur niveau d'avant le krach. La chute des prix de l'immobilier dura plus de quatre ans, au cours desquels ils baissèrent plus ou moins de moitié. Les banques japonaises se retrouvèrent avec une quantité invraisemblable de créances non recouvrables, en raison de la combinaison de deux facteurs : les faillites en chaîne des promoteurs immobiliers, au Japon et ailleurs, et l'insolvabilité de spéculateurs boursiers qui avaient joué et perdu dans la débâcle des fonds considérables qui ne leur appartenaient pas.
L'économie japonaise s'enfonça alors dans la récession. En 1995, plusieurs banques s'effondrèrent sous le poids de leurs dettes, ce qui amena le gouvernement à venir à la rescousse des institutions financières les plus menacées l'année suivante. Mais même après cette injection massive de fonds publics, on estimait que le total des "mauvaises créances" des banques nippones atteignait toujours, à la fin de 1996, entre 350 à 900 milliards de dollars suivant les estimations.
Telle est donc l'origine du fardeau des "mauvaises créances" des banques japonaises et la cause de la série de faillites bancaires qui se sont produites avant et après le début de la crise en Asie du Sud-Est.
Mais si on ne peut guère considérer que la crise financière en Asie du Sud-Est a été la cause de la crise bancaire japonaise, il est probable, en revanche, qu'elle a eu, dans une large mesure, la même origine. En fait, après le krach de 1990 au Japon, les capitaux spéculatifs qui se sont retirés de la Bourse de Tokyo ont cherché de nouveaux horizons ; mais une partie significative de ces capitaux est restée dans la zone d'influence japonaise, précisément en Asie du Sud-Est. Cet afflux massif de capitaux flottants, à partir de 1990, a donné un coup de fouet aux spéculations de tous ordres, en particulier boursière et immobilière, conduisant à la bulle financière qui a fini par éclater l'année dernière.
Dans les pays occidentaux, cette fièvre spéculative a donné lieu à un engouement débridé pour ces prétendus "marchés émergents", comme les appelait la presse économique, qui, disait-on, alimentaient l'"explosion industrielle" des "tigres asiatiques". On a vu les politiciens français se mettre à vanter les vertus de la déréglementation tous azimuts (en particulier sociale, la fameuse "flexibilité") qui, selon eux, était à l'origine du "miracle asiatique". Qu'importe si, en fait de déréglementation, tous les régimes d'Asie du Sud-Est étaient des dictatures à peine déguisées ! Ou encore si, dans tous ces pays, c'était l'État, et pas les "forces du marché", qui, avec l'aide des prêts japonais, avait joué le rôle décisif dans leur modeste développement industriel, développement que les minuscules bourgeoisies nationales n'auraient jamais pu assumer par elles-mêmes ! Et l'on vit même un dirigeant de la gauche européenne, l'actuel Premier ministre britannique et leader travailliste Tony Blair, vanter Singapour comme son "modèle" d'organisation économique et sociale et choisir de faire d'un voyage dans cette ville-État l'un des points forts de sa campagne électorale.
Pourtant, comme le montre la crise financière actuelle, le gonflement de ces "marchés émergents" aura été alimenté avant tout, comme au Japon à la fin des années quatre-vingt, par une spéculation boursière et immobilière effrénée, en grande partie financée par le crédit bancaire à court terme et les capitaux spéculatifs flottants.
D'ailleurs, à cette occasion, on a pu constater que les grandes banques françaises n'ont pas été en reste dans ce domaine. Comme il a été dit plus haut, le Crédit Lyonnais et la Société Générale s'étaient tous les deux engagés pour des sommes de l'ordre de 20 milliards de francs chacun vis-à-vis de la Corée, et pour une bonne part sous la forme de prêts à court terme, c'est-à-dire essentiellement à des fins spéculatives. Ces grandes banques, françaises et autres, ont ainsi joué un rôle important, sinon déterminant, dans l'apparition puis l'écroulement de ces prétendus "marchés émergents".
Mais tandis que les banques françaises seront sans doute renflouées par l'État, il n'en sera pas de même des pays d'Asie du Sud-Est. Au lieu d'"émerger" vers un avenir de prospérité et d'abondance, comme le leur promettaient encore les "experts" il y a quelques mois, l'Asie du Sud-Est aura été finalement enfoncée par l'épilogue du krach financier japonais de 1990, pour se retrouver aujourd'hui prise au piège de la pauvreté.
La menace d'un effondrement financier général
Depuis que la crise financière a commencé en Asie du Sud-Est, les autorités financières internationales, c'est-à-dire surtout l'impérialisme américain, ont profité de l'occasion pour exiger des pays en difficulté une plus grande "libéralisation" financière et commerciale en échange de prêts d'urgence. Et même la Corée du Sud, qui avait jusqu'ici relativement bien réussi à résister à ce genre de chantage, a commencé à céder pour éviter une terrible banqueroute.
Les populations d'Asie du Sud-Est feront les frais de cette crise de plusieurs façons : par une baisse brutale de leur pouvoir d'achat suite à l'effondrement de leur monnaie nationale ; par un chômage qui s'annonce catastrophique, suite aux fermetures d'usines acculées à la faillite faute de pouvoir emprunter de quoi importer des pièces et des machines dont le prix est devenu exorbitant ; par un accroissement brutal de l'exploitation, dû aux tentatives des entreprises de compenser la disparition de la manne spéculative. Et ce n'est pas tout, car en plus, elles risquent de voir disparaître le peu de protection qu'elles avaient encore contre le pillage des conglomérats impérialistes.
Le Japon, lui aussi, est devenu la cible des champions de la "libéralisation" parrainés par les États-Unis. Bien sûr, ce n'est pas aussi facile d'imposer des concessions par le chantage à l'impérialisme japonais. Le FMI semble manquer de conviction quand il exige, de façon répétée, que le Japon allège le dédale actuel d'organismes étatiques et de réglementations qui protègent les intérêts de ses grands conglomérats. D'autant plus que, dans le même souffle, les responsables du FMI et les autorités américaines engagent Tokyo à intervenir de toute urgence en renflouant le système bancaire, pour mettre fin une fois pour toutes à la menace que représente la montagne des "mauvaise dettes", et en injectant dans l'économie des sommes colossales prises sur les fonds publics pour faire augmenter la consommation intérieure. Que veulent-ils donc, plus d'État ou moins d'État ?
Ces exigences contradictoires ne font que refléter les besoins contradictoires de l'impérialisme. Mais pour l'heure, c'est la seconde de ces exigences (que l'État japonais résolve la crise bancaire actuelle) qui est sans doute la priorité pour les dirigeants américains.
Outre la crise bancaire, l'économie nippone est déjà en récession. En décembre, le gouvernement a publié des chiffres qui montrent que les ventes de voitures sont à leur niveau le plus bas depuis 1973, que les investissements dans le logement ont chuté et que le PIB a diminué de 1,4 % entre avril et septembre. Quant aux experts de l'OCDE, ils en sont à réviser à la baisse leur prédiction de croissance pour l'économie japonaise de 2,3 % à 0,5 % pour 1997 et 1998. Si la crise bancaire s'aggravait dans ce contexte, imposant ainsi à l'ensemble de l'économie une pénurie radicale de crédit, cela pourrait conduire à un véritable effondrement.
C'est cela surtout qui inquiète les autorités américaines. Elles se souviennent sûrement des lendemains du krach de 1990 au Japon, quand des quantités massives de capitaux nippons avaient menacé de se retirer des États-Unis pour combler les brèches ouvertes au Japon même. Ce mouvement de retrait s'était avéré éphémère et n'avait pas laissé de traces durables. Mais qui peut dire ce qui se passerait maintenant, alors que les marchés boursiers du monde entier, et en particulier Wall Street, dont les cours sont de l'aveu général considérablement surévalués, sont probablement bien plus réactifs depuis la tourmente d'octobre dernier ?
De plus, les dirigeants américains ont d'autres soucis, concernant leur propre dette cette fois. Le gouvernement japonais détient en effet à lui seul, dans ses réserves monétaires, environ 25 % des 1200 milliards de dollars de bons du Trésor américain qui sont placés hors des États-Unis. Que se passerait-il si, dans le cas d'un effondrement, ou même pour faire pression sur Washington, le gouvernement japonais décidait, ou menaçait simplement, de vendre une partie de ces bons ? Cela ferait des ravages sur le marché monétaire mondial. Au mieux, cela déclencherait une vague spéculative contre le dollar ; au pire, cela déclencherait une véritable panique sur les marchés financiers du monde entier.
A en juger par un incident récent, de tels risques ne sont peut-être pas aussi lointains qu'on pourrait le penser. Le 23 juin 1997, juste après la fin du sommet du G7 à Denver, le Premier ministre japonais Hashimoto Ryutaro a expliqué lors d'une conférence de presse que le Japon avait parfois été tenté de vendre des bons du Trésor américain et de les remplacer par de l'or, en particulier lors de la crise de 1994 à propos du commerce automobile et aussi à différentes occasions, quand les États-Unis semblaient se moquer de l'impact de leurs manipulations sur les monnaies et les taux d'intérêt. Sans doute tout cela a-t-il été dit à moitié sur le ton de la plaisanterie. Cependant, malgré un communiqué de presse hâtif du ministre japonais des Finances, pour réaffirmer la détermination du Japon à coopérer avec les États-Unis pour maintenir la stabilité du système monétaire, l'indice des actions à Wall Street a perdu 192 points ce jour-là, ce qui représentait alors sa deuxième plus forte chute en 24 heures depuis le krach de 1987 ! Les autorités américaines ont pris les choses tellement au sérieux que, deux jours plus tard, Robert Rubin, le secrétaire américain au Trésor, tint une conférence de presse pour déclarer que les marchés américains étaient assez solides pour absorber même un effort concerté de vente des bons du Trésor américain.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la stabilité du système monétaire international repose sur un équilibre de terreur entre les deux impérialismes les plus forts de la planète. Non seulement la vente des bons du Trésor américain détenus par le Japon serait indubitablement une catastrophe pour le dollar et l'économie américaine, mais elle déclencherait sans doute une catastrophe encore plus terrible pour le yen et l'économie japonaise. Il faudrait que les dirigeants japonais soient aux abois pour prendre une telle décision, au point d'avoir à choisir entre deux catastrophes. Mais s'ils en arrivaient à une situation aussi désespérée, qui peut savoir par avance quel choix ils feraient, si surtout ils pourraient réellement faire un choix et si ce ne serait pas plutôt les spéculateurs qui choisiraient pour eux.
Car si une petite phrase prononcée sur le ton de la plaisanterie par le Premier ministre japonais a pu entraîner presque instantanément un soubresaut sérieux sur le plus grand marché boursier du monde, on peut imaginer ce qui pourrait se produire au cas où la situation en viendrait vraiment à être désespérée. Et c'est bien là le problème. Les gouvernements peuvent bien décider ce qu'ils veulent, chercher des solutions et s'entendre pour les mettre en application c'est d'ailleurs leur intérêt. Mais les spéculateurs, eux qui cherchent à anticiper sur les décisions des gouvernements pour en tirer un profit et qui déplacent leurs capitaux en fonction de ces anticipations, pourraient très bien en arriver à décider à la place des gouvernements, par le seul fait du déséquilibre qu'ils imposent au système financier par ces mouvements brutaux.
Quel qu'en soit le mécanisme, il ne fait pas de doute qu'un approfondissement de la crise bancaire actuelle au Japon ferait courir un réel danger au système financier international : que ce soit sur le marché des monnaies, par une réaction en chaîne du type de celle que redoutent les dirigeants américains ; que ce soit par une contraction brutale du crédit à l'échelle mondiale ; ou encore par un krach boursier déclenché par la vente d'une partie des énormes portefeuilles d'actions que les institutions nippones détiennent aux États-Unis et en Europe. Qui sait ce qui peut aujourd'hui provoquer une panique financière ?
Cependant, par elle-même, la crise actuelle n'est qu'un maillon dans une longue chaîne de crises qui affectent maintenant depuis des années l'ensemble de l'économie mondiale. La crise mexicaine, au cours de l'hiver 1994-1995, était un autre maillon de la même chaîne. Le Mexique est peut-être fort éloigné de l'Asie du Sud-Est, mais le traitement qui fut alors utilisé pour empêcher la crise de se propager frappe maintenant l'Asie comme une sorte de boomerang financier. Le sauvetage du Mexique, mis sur pied par Clinton en janvier 1995, revenait à déverser des milliards de dollars sur la plaie. Plutôt que de guérir la maladie, cela l'a seulement différée, ou plutôt cela l'a déplacée dans le temps et dans l'espace : l'intervention américaine au secours du Mexique a donné corps à l'idée que, quoi qu'il arrive, les autorités financières internationales interviendront pour garantir les fonds placés. Les spéculateurs, en particulier les énormes fonds de pension et de placement qui fournissent le gros du flux de capitaux spéculatifs à travers le monde, se sont convaincus qu'ils pouvaient se livrer à leur course effrénée au profit maximum aux quatre coins de la planète, sans jamais avoir à se soucier des risques que cela pourrait créer. Cette assurance a alimenté la bulle spéculative en Asie du Sud-Est, puis la ruée pour vendre les devises de la région.
Même si la crise actuelle finit par être jugulée, au moyen des mêmes remèdes que celle du Mexique, cela ne fera que reculer la menace d'une tempête mondiale, tout en augmentant sa violence potentielle. Et personne ne sait si le marché financier mondial serait capable de surmonter une tempête de cette nature. La prétendue "liberté" de circulation du capital, si souvent célébrée comme une bénédiction de la "mondialisation", signifie aussi la liberté de faire des ravages en se laissant entraîner par les mouvements désordonnés que peut provoquer une vague de panique. Et les masses de capitaux qui peuvent maintenant se déplacer presque instantanément à travers le monde sont telles que même un effort concerté des principales puissances impérialistes pour enrayer une panique mondiale pourrait bien s'avérer futile, à moins d'arrêter tout le système financier international, ce qui pourrait avoir des conséquences pires encore.
Bien sûr, rien ne dit que nous soyons à la veille d'une telle panique. Mais il n'y a rien qui permette de dire non plus à quel point nous en sommes éloignés. Et c'est cela la réalité du système impérialiste mondial aujourd'hui.