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Ex-URSS - La Russie en proie aux crises
A la fin du mois de mai, la Bourse de Moscou s'est effondrée en soulevant un vent de panique dans les milieux financiers et dirigeants, et pas seulement en Russie. Tandis que l'indice boursier perdait la moitié de sa valeur en quelques jours, la perspective d'une sévère dévaluation du rouble prenait corps et une dizaine de milliards de dollars s'enfuyait du pays. Or, cet État, qui depuis des années n'arrive pas à faire rentrer ses impôts, comptait précisément sur cet argent pour assurer ses dépenses courantes. Le krach boursier se mua en une crise politico-financière sur fond de banqueroute des finances publiques.
Une crise annoncée
Cette crise ne constituait pas une surprise. En avril, le tout nouveau Premier ministre, Kirienko, avait paru la prédire. Dans son discours-programme, il avait annoncé des mesures de contrainte contre les plus gros débiteurs du fisc, ajoutant que, faute de trouver par l'impôt de quoi se financer, l'État se trouvait engagé dans une spirale d'endettement dont la charge risquait d'absorber bientôt 70 % des ressources du pays, ce qui créerait une situation ingérable.
On a pris l'habitude d'entendre les gouvernants russes alterner plaintes et menaces, jamais suivies d'effet, à l'adresse des grandes sociétés refusant d'acquitter l'impôt. Cela fait partie d'un rituel, tout comme les remontrances que leur adressent à ce sujet le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale et les principaux États impérialistes, promus financiers de l'État russe par crainte de ce que son effondrement entraînerait. Tant que les banquiers du monde impérialiste remplissaient le tonneau des Danaïdes du budget russe, sa faillite pouvait ne sembler que virtuelle, quoique de moins en moins car il allait bien falloir que la Russie rembourse ces prêts bouche-trous.
Cet hiver, à l'approche d'une échéance dépassant l'encaisse de la Banque centrale (15 milliards de dollars pour 18 milliards de dettes venues à terme, sur un total de 35 à trouver cette année), la Bourse russe avait commencé à baisser. Certes, son rôle dans le fonctionnement de l'économie est incomparablement plus marginal que celui des Bourses européennes, japonaise ou nord-américaines : elle n'est qu'un casino, un peu plus grand que ceux qui ont fleuri dans la Russie post-soviétique, qui donne en cela la mesure du peu de consistance de la couche des affairistes russes. Mais c'est l'absence de confiance de ces derniers dans leur propre système qu'elle commençait à afficher.
Les Russes et les étrangers, qui avaient profité du désargentement chronique de l'État russe en lui prêtant sur trois mois au taux de 40 % (notamment en achetant des bons du Trésor, les GKO), cessèrent de couvrir les nouveaux lancements de GKO par un gouvernement aux abois. Courant mai, la Banque centrale dut relever à 60 % le taux de ses emprunts à court terme, puis à 150 % ! En vain. Pire, ceux que l'on avait décrits comme des investisseurs devant aider au décollage de l'économie russe retiraient massivement leurs mises pour les placer sous des cieux moins risqués.
Fin mai, l'État russe se retrouva en situation de cessation de paiement. Cela, sans même pouvoir compter sur les deux milliards de dollars attendus de la vente du groupe pétrolier Rosneft : faute d'acheteurs, on avait dû en annuler la privatisation la veille du plongeon boursier. Pourtant l'opération était une première, l'État autorisait enfin des compagnies étrangères à prendre une part majoritaire dans une société décrite comme "une pépite de l'économie russe". Mais en refusant le prix demandé pour cela, des consortiums associant Shell, BP ou Elf aux géants de l'économie locale semblaient signifier que, pour eux aussi, le Kremlin était devenu un débiteur ayant perdu tout crédit.
L'"État-mendiant" à la table du G7
Début juin, Eltsine envoya donc des émissaires à Clinton, qui l'assura publiquement de son appui. La Bourse continua néanmoins de reculer. Les milieux financiers mondiaux, comme l'écrivait le Financial Times, ne se contentaient "plus de déclarations d'intention, ils voulaient des résultats concrets". Ce n'étaient pas les coups de téléphone à Clinton et Kohl d'un Eltsine affirmant qu'"investir en Russie est sans danger" qui pouvaient faire bouger les investisseurs occidentaux. Et encore moins faire revenir en Russie ceux qui venaient d'en partir avec des milliards de dollars sous le bras.
Venu la sébile à la main en Allemagne, Eltsine se félicita du soutien de Kohl, mais il n'en obtint rien de plus. Quant à Kirienko, sa résolution de ne plus solliciter de crédits qu'"une Russie devant reconnaître sa pauvreté" ne pourrait pas supporter, elle n'était plus de mise. Mais ses rencontres avec les milieux d'affaires, comme à Paris avec le CNPF, ne décidèrent pas ces derniers à risquer leur argent en Russie. Kirienko dut en faire sourire plus d'un quand il se mit à leur expliquer que capitalisme rime avec initiative et que l'on ne doit pas toujours tout attendre de l'État. En effet, malgré leurs costumes chics et chers de bonne coupe, Eltsine et Kirienko restent des solliciteurs, sinon des mendiants aux yeux des bourgeois occidentaux. Qu'ils prétendent leur faire la leçon ou agitent la menace de vendre la technologie atomique soviétique à l'Iran et à d'autres, ou des sous-marins aux narco-trafiquants colombiens, les dirigeants russes apparaissent pour ce qu'ils sont : les représentants d'un État vivant d'aumônes, même si ceux qui les lui versent sont hautement intéressés à le faire.
Finalement, le FMI serait décidé à débloquer le prêt qu'il gelait tant que l'État russe n'aurait pas remis de l'ordre dans ses impôts. Non pas que la situation se soit améliorée sur ce plan, mais il y avait le feu à la maison. Le sous-secrétaire américain au Trésor venait de sonner le tocsin, affirmant que "le problème de la Russie risque de devenir celui de l'Europe centrale et du monde entier". Principal curateur du FMI, l'État américain aurait engagé sa caution pour le décider à faire un geste. Dans la foulée, le "club" des sept pays les plus riches de la planète, le G7, décida d'envisager une aide d'urgence à Moscou. La Russie était bien sûr représentée, mais on ne parla pas de G8, bien qu'Eltsine se rengorge de faire partie du "club des huit grands" : cela aurait trop souligné que, seconde puissance mondiale il y a moins de dix ans, cet État en est réduit à quêter de quoi survivre.
Crise, "intégration" et désintégration
Cette crise sera-t-elle jugulée, pour combien de temps et à quel prix ? Si Kirienko a annoncé déjà le licenciement de plus de 200 000 fonctionnaires et un plan d'austérité renforcée "très douloureux" pour la population, les puissances impérialistes ont refusé de divulguer le détail des mesures qu'elles ont prises pour empêcher la mise en faillite de l'État russe. Mais, on peut au moins se poser une question : pourquoi cette crise, que révèle-t-elle ?
Première constatation, la plus évidente : elle reflète l'intégration de la Russie au système financier mondial. Mais, en même temps, la genèse de la crise et son déroulement montrent les limites de cette intégration. Bien sûr, chose qui eût été impensable à l'époque soviétique, on peut placer de l'argent en Russie et l'en retirer tout aussi facilement. Mais quels sont ceux qui agissent ainsi, et dans quel but ?
Il y a d'abord les "nouveaux riches". Ce sont ceux qui pillent l'économie et l'État, qui exportent, légalement ou non, tout ce sur quoi ils réussissent à faire main basse : matières premières, produits industriels et agricoles, or, diamants, devises et objets d'art. L'argent provenant de ce qu'ils vendent à l'étranger, on le sait, a fait les beaux jours de certains paradis fiscaux et de l'immobilier de luxe, de la Côte d'Azur à la Floride. Et rappelons que l'on estime au bas mot à une centaine de milliards de dollars ce dont la Russie a été ainsi dépouillée en sept ans, depuis la fin de l'URSS.
Mais ce "pillage à l'exportation" n'est qu'un aspect d'un pillage "interne", plus général et bien plus important, de l'État et de l'économie. Celui-ci est le fait des hauts bureaucrates qui, du temps de l'URSS, se trouvaient déjà (ou qui s'y sont propulsés depuis) à la tête des grands trusts industriels et conglomérats financiers, constituant le principal de la puissance économique du pays. Or, ces bureaucrates ont mis la main sur une source de richesse économique ayant appartenu ou appartenant encore à l'État. Et qu'ils aient privatisé ces entreprises ou qu'elles appartiennent encore à l'État n'y change rien, car le problème est social et non juridique. Mais, alors que ces hauts bureaucrates-hommes d'affaires sont à la tête d'entreprises dont les contributions seraient censées entretenir l'État, ils sont les premiers à ne pas acquitter l'impôt, et en définitive à étrangler financièrement cet État, leur État. Mais le dérisoire, en même temps que la cause de cette situation, est que ceux qui, ministres ou gouverneurs de régions, pleurent sur l'insolvabilité d'un État aux finances publiques mises à sec, sont les mêmes (ou leurs proches ou leurs parents) que ceux qui pillent le budget de l'État en refusant de verser leurs impôts, en exonérant leurs entreprises de taxes et droits à l'exportation. Tchernomyrdine a illustré ce paradoxe jusqu'à la caricature. En tant que Premier ministre, il a fustigé pendant six ans les débiteurs du fisc, dont Gazprom, le géant mondial du gaz... qu'il avait dirigé et continuait de diriger par l'entremise d'un homme-lige !
Faute, évidemment, de pouvoir mettre la clé sous la porte, et de vouloir retirer celle de son coffre aux bureaucrates, l'État russe n'avait pas le choix : il lui a fallu se financer par ailleurs. A l'extérieur, on le sait, il mendie auprès du FMI, de la Banque Mondiale, bref, de tous ceux qui pourraient le dépanner. A l'intérieur même de la Russie, l'État a également trouvé des moyens de sortir, au moins au jour le jour, de son impasse financière. D'abord en procédant comme tous les États dans son cas : en bradant ses réserves d'or et en faisant marcher à tout-va la planche à billets, en émettant des obligations, des GKO et autres traites sur le Trésor. Et même les privatisations d'un certain nombre d'entreprises obéissent moins à des considérations d'ordre idéologique ou "réformatrices" (dans le sens où elles devraient impulser une transformation capitaliste de la société) qu'à la nécessité, pour l'État, de récupérer de l'argent au plus vite, quitte à céder ses entreprises à vil prix.
On a vu immédiatement le résultat de cette "cavalerie" financière : cela a déchaîné l'inflation avec, comme toujours en pareil cas, pour conséquences d'appauvrir la population laborieuse et de permettre l'enrichissement rapide de ceux qui se trouvaient les plus proches de la machine à billets.
Pour placer ses fameux GKO, même à trois mois seulement, l'État a dû, bien avant que la crise n'éclate, proposer des taux faramineux. Pour attirer des prêteurs, locaux ou autres, qui avaient les moyens de placer leurs fonds en Europe occidentale ou en Amérique, il fallait que l'État russe compense son peu de crédibilité par la promesse de gains colossaux et quasi immédiats. C'était entrer dans un cercle vicieux car, en empruntant à des taux toujours plus prohibitifs auprès de ceux-là mêmes qui le saignaient à blanc, l'État ne pouvait que creuser son déficit et accélérer lui-même le pillage des finances publiques.
Sur ces facteurs proprement internes ayant alimenté la spéculation (l'État spéculait sur les rentrées des GKO il en a placé l'équivalent de 75 milliards de dollars dans le pays ! , la grande bureaucratie, elle, sur la flambée des taux des GKO), se sont greffés ceux que l'on appelle les investisseurs occidentaux.
Il faut d'emblée remarquer que quand on évoque les investissements étrangers en Russie, et plus généralement dans les États de l'ex-Union Soviétique, il est courant de voir apparaître des estimations variant dans de fortes proportions. Une des raisons en est, outre la volatilité de la plupart de ces investissements, que l'on mélange fréquemment des crédits d'organismes internationaux et des placements à but exclusivement financier avec ceux qui concernent la production. Si les statistiques officielles ne font que rarement la distinction, dans la réalité seule une fraction extrêmement faible des capitaux étrangers pénétrant en Russie se destine à l'investissement productif. Même les rares fois où tel est le cas, il s'agit presque toujours pour les capitalistes de racheter des entreprises existantes, sans guère les moderniser, mais parce qu'au travers d'elles ils peuvent capter une part du marché local. Et ce n'est pas un hasard si Procter et Gamble, Nestlé-Perrier ou Ricard ont ainsi "investi" dans le rachat d'entreprises fabriquant des détergents ménagers, de la vodka ou des bouteilles d'eau minérale : c'est qu'il s'agit là de productions qui pourront trouver preneurs, même dans les conditions de consommation précaire de la Russie. Et rien ne dit d'ailleurs que de tels investissements productifs puissent être pérennes. Dans bien des pays du tiers monde on a vu les trusts occidentaux procéder de même et laisser ensuite pourrir sur pieds des entreprises devenues inutiles à leurs profits : cela ne leur coûtait guère d'abandonner ce qu'ils n'avaient pas payé cher mais leur avait rapporté gros.
Certes, les secteurs gazier, pétrolier ou minéralier attirent les investisseurs occidentaux. Mais dans une certaine mesure seulement, comme en témoigne la vente reportée de Rosneft : la chute des cours des matières premières rend moins rentable leur pillage, d'autant qu'il suppose d'immobiliser des investissements conséquents qui peuvent nécessiter des années avant d'être amortis. Avec les GKO, en revanche, trois mois suffisent pour retrouver sa mise de fonds gonflée de 40 % au moins. Pour investir dans la production, il faudrait aussi que les détenteurs de capitaux aient confiance dans l'avenir, dans un développement de la consommation solvable. On constate que ce n'est pas le cas en Occident. A cela s'ajoute le fait qu'en Russie il faudrait aussi que ces capitalistes aient un minimum de confiance dans la capacité de l'État à leur garantir une certaine stabilité des institutions, un cadre juridique et légal des investissements, bref, un "État de droit" comme disent les journalistes occidentaux. Cela pour ne rien dire des régions où le désordre, voire la guerre, décourageraient même les plus téméraires d'entre eux.
Alors, le gros de ces capitaux va forcément à des placements spéculatifs. Dans la panoplie des spéculateurs, les GKO jouent un peu le même rôle qu'en Occident les "junk bonds", dont tous savent qu'ils méritent leur nom anglais d'"obligations pourries". Placer des capitaux sur des "produits financiers" pourris est évidemment moins risqué aux États-Unis qu'en Russie. Mais c'est aussi moins rentable. D'où la brève popularité, dans ces milieux, de la Bourse de Moscou... qui précéda de peu son effondrement.
Lorsqu'il se produisit, des commentateurs ont établi un parallèle avec ce qui venait de se passer sur les places financières asiatiques, un emballement suivi d'un krach. Le même scénario s'est reproduit à Moscou, à moindre échelle, mais en accéléré. En 1997, après l'éclatement de la crise asiatique, une partie de la masse de capitaux spéculatifs qui se déplacent d'un pays à l'autre en quête de profits rapides s'est reportée sur la Russie, attirée par des rendements d'obligations publiques les plus élevés au monde. Evidemment, le risque était à la mesure du bénéfice attendu. Aussi, dès les premiers craquements, les spéculateurs ont fui à tire-d'aile. Evanouis en un rien de temps, ces milliards d'investissements qui n'étaient que spéculatifs ! Mais après avoir, en quelques mois seulement, mené le pays au bord de la banqueroute en vidant les caisses de l'État.
L'intégration de la Russie à un monde dominé par l'impérialisme, c'est essentiellement à ce niveau-là qu'elle s'opère : celui du pillage de l'État et de l'économie.
Ce qui vient de se passer concerne essentiellement le sommet moscovite de la pyramide économico-financière russe et quelques places isolées du pays. Mais pour le reste, l'économie russe ou plutôt ce qu'il en reste après que la production a chuté de moitié en six-sept ans fonctionne autrement.
Il ne faut pas oublier que, en son temps, la planification soviétique, malgré les graves déformations et le gaspillage découlant de la gestion bureaucratique, avait tissé des liens étroits entre les entreprises, parfois depuis des décennies. Cela fait plusieurs années que la direction politique de la bureaucratie a supprimé le plan, la planification et dissout l'organisme central chargé de cette tâche dans le passé. Elle n'a fait d'ailleurs qu'entériner et accélérer une situation de fait créée par la mainmise des clans bureaucratiques locaux sur telle entreprise ou tel combinat. Cela sans même parler des conséquences de la dislocation de l'Union Soviétique elle-même car, faut-il le rappeler, le Plan était conçu à l'échelle de l'ensemble de l'Union.
Mais, pour autant, les liens entre les entreprises n'ont pas disparu partout, ni du jour au lendemain. Et cela pour une raison simple : faute de pouvoir accéder à un marché localement inexistant ou réticent quand il s'agit de fournisseurs occidentaux ayant en face d'eux des entreprises que la presse et les chambres consulaires occidentales décrivent comme "insolvables" , eh bien, tout naturellement, les entreprises ex-soviétiques ont cherché à renouer entre elles les liens antérieurs qui avaient été détruits, à consolider ceux qui existaient encore. Et cela par une espèce d'économie de troc qui est un fossile vivant de cette planification bureaucratique, déjà ouvertement mâtinée de combines en tout genre, de détournements, si caractéristique de l'époque de Brejnev. Cette situation n'est nullement marginale ou limitée à quelques entreprises. Elle semble, au contraire, s'appliquer à l'ensemble du pays et de ce qui reste d'un tissu économique qui ne fonctionne toujours ni dans le cadre ni sur les bases du "marché".
Sous le titre "On arrive maintenant très bien à ne plus payer qu'en bons d'échange", le journal Izvestia du 13 mars a consacré son article de première page à décrire comment les entreprises pratiquent le troc entre elles : "Depuis le début des années quatre-vingt dix, les bons d'échange se sont solidement ancrés dans la vie des entreprises de production du pays en tant que remède pour lutter contre l'insolvabilité. Dans des conditions de manque total de moyens de paiement, la reconnaissance de dette prévoyant un règlement différé en marchandises ou en services joue le rôle de mode de règlement entre elles, de substitut à l'argent". Donnant l'exemple du géant automobile KamAZ, le journal rapportait "l'avis de spécialistes qui considèrent que 45 à 60 % des règlements du pays s'effectuent sous une forme non-monétaire". C'est énorme, surtout si l'on considère qu'à Moscou, qui concentre 50 % de la richesse du pays et 80 % des investissements étrangers, les paiements ont évidemment lieu sous une tout autre forme.
Evidemment, de cela, les correspondants de presse occidentaux parlent peu ou pas. Par conformisme et ignorance peut-être, sans doute aussi parce qu'ils n'ont souvent pas assez d'imagination pour se demander comment peut vivre l'immense majorité du pays au delà de Moscou où, eux, résident.
Dans la capitale et les métropoles régionales, il y a probablement plus d'agences bancaires que partout ailleurs au monde. Mais le système bancaire ne sert finalement que peu à l'économie réelle et à financer la production. En revanche, et c'est pour cela que pullulent les "comptoirs de change", il sert aux bureaucrates, aux "nouveaux riches" que l'on voit, à toute heure du jour, agglutinés devant les panneaux affichant la cotation des devises. A l'extérieur du pays, ce système sert plus encore aux bureaucrates soucieux de mettre discrètement à l'abri ce qu'ils ont pillé chez eux. Quant aux capitaux que cela pourrait drainer en Russie, on l'a vu lors du krach, ce sont essentiellement des investissements spéculatifs volatiles.
Ce printemps, après des années de présence en ex-URSS, la BERD une banque des États impérialistes, chargée de promouvoir le "marché" dans les pays est-européens a, lors de son assemblée générale, tiré de ce constat la conclusion qu'en Russie comme en Ukraine ou au Kazakhstan, il lui fallait mettre les bouchées doubles sous forme de crédits si l'on voulait voir se mettre en place des investissements productifs. Ce qui sera fait ou pas, on le verra, mais ce qu'on voit sept ans après la disparition de l'URSS, c'est que les capitaux libres de venir et sortir du pays n'en sont pas à construire des usines. Ils les détruiraient plutôt.
Un vieux problème
Quelques jours seulement après ce krach et ses conséquences financières pour l'État, on apprenait qu'un sixième du budget de 1997 avait "disparu", mais dans de tout autres circonstances. C'est le président de la Chambre des Comptes de Russie qui a révélé à la presse qu'en 1997 l'équivalent de 20 milliards de dollars, dont de nombreux crédits à l'industrie, s'étaient volatilisés au gré de la corruption et de la "mauvaise gestion".
Cette incapacité à maîtriser les finances publiques et l'économie n'est pas nouvelle : elle a pour cause fondamentale la faiblesse de l'État russe, faiblesse vis-à-vis de sa propre bureaucratie. Car, malgré la marche de retour vers une société bourgeoise qu'a engagée l'ex-URSS, les principaux profiteurs du pillage demeurent les bureaucrates, c'est-à-dire cette catégorie qui tient son rôle social privilégié précisément de l'État. Ce sont ces "serviteurs de l'État" qui sont ses principaux agents de destruction. La faiblesse de l'appareil d'État qui en découle, constitue le problème majeur que la Russie pose à l'impérialisme. Source de ses craintes politiques de voir le pays s'enfoncer dans une anarchie généralisée, elle se trouve à la racine de l'attitude des différentes bourgeoisies vis-à-vis d'un pays où elles refusent d'investir, tant son avenir leur apparaît plus qu'incertain. Mais cela n'empêche pas ces bourgeoisies, ou plutôt leurs États, de subventionner en quelque sorte l'État russe. Car c'est une chose d'investir, mais c'en est une autre de payer en espérant que cela évitera de voir s'installer une anarchie généralisée et incontrôlable dans le plus grand pays au monde.
Nous ne reviendrons pas sur les différents stades de la décomposition de l'appareil d'État soviétique, puis russe. Mais il faut souligner que, depuis une dizaine d'années, le fait marquant de ce processus a été que cette décomposition s'est accomplie sous les coups portés au pouvoir central par les clans de la bureaucratie qui voulaient obtenir une part de plus en plus large, et de moins en moins contrôlée par une quelconque autorité centrale, du pillage du pays.
Ce processus de décomposition a été juridiquement consacré à certaines étapes, comme la dissolution de l'URSS et la constitution de la Communauté des États Indépendants (CEI) en décembre 1991, mais il n'en a été nullement pétrifié. Car il ne s'est pas arrêté, comme en témoignent pour la Russie, l'adoption d'un statut d'autonomie étendue pour les "89 sujets de la Fédération" en 1993, ou encore les "traités bilatéraux" que plusieurs d'entre eux (république de Sakha en 1992, Tatarstan, Bachkortostan, république des Kabardes et des Balkars en 1994, Ossétie du Nord en 1995) imposèrent au "centre".
Mais, en Tchétchénie et dans certaines républiques, russes ou non, du Caucase, cette décomposition est allée en s'accélérant et elle semble ne plus avoir de fin : le pouvoir local se voit contesté de toutes parts par des chefs de bandes armées faisant régner leur loi et la terreur sur les populations.
Là où ce processus de décomposition du pouvoir s'est interrompu, c'est lorsque le pouvoir local s'est trouvé assez fort pour s'imposer à toute la bureaucratie et à ses clans d'une région et pour imposer au "centre" qu'il renonce en pratique à tout contrôle (fiscal, législatif, institutionnel, financier, économique, parfois même diplomatique) sur la bureaucratie locale et son chef.
Dans un article intitulé "Le Bachkortostan, une PME au patron tyrannique", le journal Libération a récemment décrit un tel exemple : celui de l'ex-Bachkirie sous la férule de l'ancien président du Soviet Suprême local au temps de l'URSS, Rakhimov, devenu président de cette république de l'Oural sous le nom de "Père de la nation bachkire".
Dans cette république pétrolière, "le secteur-clé de la pétrochimie est entièrement sous son contrôle", comme la quasi-totalité du reste de l'économie. "Soucieux de garder chez lui ses ressources financières, Rakhimov a interdit l'entrée des grandes banques moscovites. (...) La privatisation a été à peine engagée, écrit ce journal, les grandes entreprises ont été transformées en sociétés par actions mais aucun capital n'a été engagé. Résultat : les "privatisées" sont au bord de la faillite et l'État parle de les renationaliser".
De Moscou, Rakhimov a obtenu que sa république et, ici, le possessif est à prendre au sens littéral, car le Bachkortostan est son bien, celui de sa famille et de son clan soit reconnue propriétaire exclusive de ses richesses naturelles et qu'elle puisse, chaque année, renégocier ce qu'elle verse ou non au budget fédéral. Comment a-t-il obtenu cela ? En apparaissant comme le garant de la stabilité et de l'ordre. La presse d'opposition est interdite de fait. Les opposants risquent la prison pour "insulte au président". Les chefs de districts, qui devraient être élus selon la Constitution, sont désignés par Rakhimov. Et c'est sur eux qu'il s'appuie pour tenir le pays et la population. Vis-à-vis d'elle, Rakhimov "s'est posé en protecteur du peuple menacé par la transition sauvage menée à Moscou (les privatisations), écrit ce journal, il a maintenu le filet social du communisme, instauré la gratuité des transports en commun". Bref, la population devrait s'estimer heureuse en comparaison de ce qui se passe dans les régions voisines.
En échange de ce que lui a cédé Eltsine, Rakhimov, qui "ne s'est pas gêné pour jouer de la fibre nationale", lui apporte un soutien indéfectible dans les scrutins nationaux. Et il peut s'être assis sur une décision de la Cour Suprême russe lui enjoignant d'accepter, comme candidats à l'élection présidentielle locale, trois opposants déclarés que ses services avaient invalidés, le Kremlin n'a rien dit car "il lui sait gré de la stabilité de la république".
S'appuyant tantôt sur Moscou, tantôt sur la population et tenant ainsi fermement sa république, et les sources économiques des privilèges des bureaucrates locaux, le Bonaparte bachkir a appris à y mettre les formes. Et, grande victoire occidentale, il vient de se débrouiller pour être réélu président avec "seulement" 70 % des voix, ayant trouvé parmi ses ministres un "adversaire" de service pour ce scrutin !
Il n'est pas seul dans son cas : des "roitelets" de la bureaucratie régionale russe, qui avaient entamé, voire fait toute leur carrière dans la nomenklatura, découvrent maintenant les charmes de la "démocratie", à la façon d'un... Mobutu ou d'un Houphouët-Boigny sur le tard. Car, en bon dictateur qui se respecte, Rakhimov sait qu'il n'est de meilleure opposition que celle que l'on muselle.
Bien sûr, face au chaos qui règne en Russie et à la faiblesse du pouvoir central russe, un Rakhimov peut faire rêver ceux qui, à Moscou, en appellent périodiquement à l'instauration d'un "pouvoir fort" avec un homme à poigne pour l'incarner. Mais si un Rakhimov a réussi à se constituer un pouvoir soustrait à tout contrôle de la population, ce pouvoir, il l'a aussi soustrait au contrôle de Moscou. Et, ne serait-ce que sous l'angle des impôts que Moscou ne percevra pas sur le pétrole bachkir, le pouvoir fort qui règne à Oufa éloigne encore un peu plus la perspective de voir se renforcer celui du "centre" sur l'ensemble de la Russie.
Alors, au fil des crises, politiques, économiques, boursières, guerrières, l'ex-URSS ne cesse de s'abîmer dans un chaos de plus en plus profond. Et, évidemment, ce sont d'abord les classes laborieuses qui en font les frais. Avant même que le krach boursier ne révèle au grand jour l'insolvabilité de l'État, celle-ci n'était pas un mystère pour les travailleurs du pays qui, depuis des années, ne reçoivent leurs salaires qu'avec des mois de retard et qui, souvent, n'ont d'autre recours que de faire grève, de bloquer les voies de communication du pays tels les mineurs, en avril pour obtenir une partie de leur dû.
La bureaucratie en décomposition a, de toute évidence, conduit et continue de conduire le pays dans une impasse dont on ne voit pas comment il pourrait sortir. On voit au contraire combien la promesse d'une "modernisation" de l'économie, conduite dans la direction du rétablissement du capitalisme, n'a mené qu'à un effondrement le plus général de l'économie et finalement de toute la société. Cet effondrement est tel que les optimistes de commande les plus forcenés, par exemple ceux du FMI, n'ont pas, n'ont plus l'air de croire qu'ils puissent y faire grand-chose. A poursuivre dans cette direction, les seules choses que puissent attendre la Russie et toute l'ex-URSS, ce ne sont que la misère, le pillage et un chaos croissants.
Seule la classe ouvrière soviétique pourrait sortir l'ex-URSS de l'impasse dramatique dans laquelle la bureaucratie a mené toute la société, la faire sortir de ce qui se transforme déjà en enfer pour toute la population, avant même que soit achevée la contre-révolution initiée voici des années, mais non encore parvenue à son terme.
La classe ouvrière saura-t-elle relever ce défi, trouver en son sein les forces, les hommes et les femmes qui lui permettront d'offrir la seule issue possible à la crise multiforme d'une ex-URSS des bureaucrates engagée sur la voie du rétablissement du capitalisme ? Cela, l'avenir le dira. Mais, encore une fois, c'est la seule issue possible. Et c'est le souhait que l'on peut formuler pour les travailleurs et, derrière eux, toute la société soviétique.
Le 19 juin 1998