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États-Unis - Les élections ont enlevé sa feuille de vigne à la démocratie
Il a donc fallu attendre cinq semaines après les élections du 7 novembre dernier pour connaître le nom du 43e président des États-Unis, cinq semaines durant lesquelles le système électoral américain a été commenté, disséqué, mis à nu, faisant toucher du doigt le fait que le plus grand pays démocratique du monde est doté d'institutions qui tiennent fort peu compte de l'opinion des électeurs. Le gouverneur de l'Arkansas a même comparé son propre État, pourtant ni pire ni meilleur que les autres, à une république bananière en matière électorale.
Pour la quatrième fois dans l'histoire, le président élu l'a été avec moins de voix que son rival. C'est Al Gore qui a remporté le plus de suffrages dans l'ensemble du pays (533 000 de plus sur près de 104 millions de suffrages), mais c'est État par État qu'il faut emporter la majorité afin d'obtenir les grands électeurs qui élisent véritablement le président. Or, d'une part, le nombre de grands électeurs de chaque État n'est pas proportionnel au nombre d'électeurs, les États peu peuplés et conservateurs des Grandes Plaines étant sur-représentés. C'est ainsi par exemple qu'un grand électeur représente deux fois moins d'électeurs dans l'État du Sud Dakota que dans l'État de New York. D'autre part, dans 48 États sur 50, le parti du candidat qui arrive en tête remporte tous les grands électeurs attribués à l'État. Seuls deux États, le New Hampshire et le Nebraska ont un système proportionnel. En remportant l'élection en Floride, George W. Bush a remporté les 25 électeurs qui lui manquaient pour obtenir la majorité des 538 grands électeurs qui désignent le président. Finalement il en a obtenu 271 contre 267 à Gore.
C'est ce système à deux degrés et non proportionnel qui permet une telle distorsion entre le choix des électeurs et celui des grands électeurs. "Une personne, une voix" est une fable d'autant moins crédible que si on prétend que chaque voix compte, il est évident que chaque voix n'est pas comptée ! On a estimé à deux millions le nombre de votes qui n'ont pas été comptabilisés cette année.
Les élections "abracadabrantesques" de Floride
En effet, le feuilleton de Floride a donné une idée du manque total de précision et de l'ampleur des irrégularités qui président à la comptabilisation des voix. Dans cet État, quelque 8 000 personnes ont été rayées à tort des listes électorales et n'ont pas été réinscrites à temps ; 25 000 bulletins par correspondance incomplets ont été complétés par les Républicains dans deux comtés ; des milliers d'électeurs d'origine haïtienne n'ont pu voter à Miami faute d'interprètes ; le bulletin de vote de Palm Beach est devenu célèbre pour son manque de lisibilité qui a induit de nombreux électeurs de Gore à voter pour Buchanan ; des électeurs ont été conduits à percer deux fois leur bulletin, ce qui a invalidé quelque 26 000 bulletins ; la proportion de bulletins invalidés dans les bureaux de vote des électeurs noirs (qui ont voté à 90 % pour Gore) est deux fois plus importante que dans les bureaux de vote des électeurs hispaniques et quatre fois plus importante que dans les bureaux des électeurs blancs, en grande partie parce que ce sont précisément dans les comtés les plus pauvres qu'il y a le plus de machines défectueuses ; enfin, deux urnes ont été retrouvées dans une chambre d'hôtel et dans une église ! Cette liste des irrégularités commises dans ce seul État de Floride n'est sans doute pas complète.
Du coup, personne n'ose affirmer que Bush a obtenu plus de voix que son rival en Floride. Mais la Cour suprême a tranché en faveur du respect de certaines procédures, décidées par le parlement de Floride, donnant par là la victoire à Bush.
Les bulletins contestés vont être maintenant archivés et la Floride autorise, au nom du droit à l'information, leur consultation. Certes cela coûte cher, quelque 8 000 F de l'heure, mais des universitaires, des associations et des organes de presse ont d'ores et déjà demandé à les voir et certains ont bien l'intention de procéder au comptage qui n'a pas eu lieu. On aura ainsi peut-être des résultats plus complets, voire même complètement différents pour la Floride et donc pour l'élection présidentielle elle-même, bien après que le nouveau président s'est installé à la Maison Blanche ! Car si Bush a gagné la Floride avec 537 voix d'avance sur plus de 6 millions de suffrages exprimés, il reste quelque 45 000 bulletins qui n'ont pas été comptabilisés, que la cour suprême de Floride, à la demande de Gore, avait ordonné d'examiner manuellement mais dont la Cour suprême n'a pas voulu tenir compte.
Ce sont donc les juges de la Cour suprême, nommés à vie par le président et acceptés par le Sénat, qui ont été amenés à trancher. A une voix de majorité, leur décision a donné la victoire à Bush qui est devenu président par la volonté de cinq juges contre quatre !
Un mépris ouvert et généralisé des électeurs
A l'occasion de ce feuilleton politico-judiciaire, la presse a largement fait état des particularités du système américain. Car la Floride ne fait nullement figure d'exception. Les différents États sont souverains pour organiser les élections comme ils l'entendent, fixant certaines règles générales qui constituent un cadre dans lequel les pouvoirs locaux, comtés et municipalités, organisent concrètement les élections. Il n'y a ni code électoral, ni bulletin de vote valable sur tout le territoire ni même à l'échelle d'un État.
Les listes électorales sont suffisamment fantaisistes pour que des centaines de milliers de personnes puissent voter plusieurs fois alors que d'autres, qui croient être inscrites, ne le sont pas. Certains endroits se sont fait une spécialité de faire voter les morts : un homme politique disait vouloir être enterré en Louisiane pour pouvoir ensuite continuer à être actif politiquement ! L'Alaska a sur ses listes électorales 40 000 personnes de plus que le nombre de personnes en âge de voter. Sept États ont des listes électorales gonflées de 20 % ou plus.
Enfin la façon de voter est très variable d'un comté à l'autre. Seuls 9 % des électeurs peuvent voter électroniquement ; 27 % cochent des bulletins lus ensuite par des machines optiques à condition que les marques aient bien la forme convenue ; 2 % utilisent encore papier et crayon pour voter ; 19 % des électeurs utilisent des machines à levier qui sont des antiquités conçues en 1892, qui ne sont plus fabriquées depuis 1978 et dont on ne peut même plus se procurer les pièces détachées depuis 1988 ; les cartes à perforer constituent le mode de vote le plus répandu, utilisé par 35 % des électeurs, mais les machines à perforer, anciennes et usées, percent parfois si mal les bulletins que l'on trouve des confetti mal détachés, pendants, "enceints", etc., qui ne peuvent être comptabilisés par les machines utilisées pour lire les cartes perforées, le recomptage manuel consistant alors à deviner l'intention de l'électeur ! Quant au vote par correspondance, c'est celui qui fait l'objet de la fraude la plus massive, les partis rétribuant tout un personnel pour acheter des bulletins ou pour les voler dans les boîtes aux lettres. Toutes ces pratiques ont fait l'objet cette fois d'enquêtes et de reportages dans certains grands journaux américains.
En 1998, la cour suprême de Floride a décidé que des tribunaux pouvaient invalider des résultats électoraux, même si la fraude ou l'intention de nuire n'avait pas été prouvée, s'il y a "un doute raisonnable" quant à "l'expression de la volonté des électeurs". Voilà qui laisse une grande marge d'appréciation aux tribunaux ! La constitution américaine prévoit d'ailleurs que, si les résultats ne sont pas clairs dans un État, le parlement de cet État a le droit de nommer les grands électeurs. C'est ce qui a failli se passer en Floride.
Indépendamment de la fraude délibérée au profit d'un parti ou d'un autre, fraude qui existe plus ou moins largement dans tous les pays du monde, le peu de moyens consacrés à un décompte précis des votes, la vétusté des machines, le manque d'égards pour les électeurs, tout cela est une illustration frappante du profond mépris du système pour ce que pense la population. Il est évident que la Bourse de New York ne fonctionne pas avec les mêmes machines désuètes et une comptabilité approximative.
Ces moyens archaïques ne sont pas nécessaires au fonctionnement des institutions ; ils sont simplement révélateurs du peu d'importance des votes des électeurs dans la démocratie américaine. Après le scandale étalé au grand jour cette année, il est question de consacrer un peu d'argent à la modernisation des procédés de vote.
Des institutions qui ont fait leurs preuves
Quant aux institutions elles-mêmes, c'est une autre affaire. Les futurs États-Unis, colonies anglaises jusqu'en 1783, se dotèrent, une fois indépendants, d'institutions qui fonctionnèrent ensuite pendant plus de deux siècles sans que ni la classe politique ni la bourgeoisie aient éprouvé le besoin de changer de constitution, laquelle date de 1787. Alors que dans la même période la France, par exemple, a changé douze fois de constitution, aux États-Unis, on s'est contenté de l'amender. C'est que les institutions mises sur pied à l'époque répondaient à une préoccupation majeure qui fut toujours d'actualité : comment un régime démocratique, censé représenter la volonté du peuple, peut préserver la classe dominante de cette même volonté populaire et faire que le gouvernement gouverne au profit exclusif des plus riches.
La bourgeoisie américaine a été un précurseur en la matière. Car en 1787, il n'était question de république bourgeoise dans les grands États, ni en France où la révolution n'avait pas encore eu lieu, ni en Angleterre où la bourgeoisie continuait son développement à l'abri de la monarchie, ni bien sûr dans le reste de l'Europe. D'ailleurs, la constitution américaine fit figure d'acte révolutionnaire à l'époque.
Mais l'un des principaux soucis des "Pères fondateurs de la nation", comme on les appelle, fut de protéger les riches possédants des aspirations égalitaires des plus pauvres. Dans cette affaire, les riches planteurs du Sud s'allièrent aux riches commerçants et banquiers du Nord dans une peur commune des révoltes violentes qui pouvaient émaner du peuple.
Il faut dire que la deuxième moitié du 18e siècle avait été marquée par de nombreuses émeutes de petits fermiers contre les impôts, contre les créanciers, contre les juges qui ordonnaient les expulsions. Ils s'en prirent à de riches commerçants ou de riches planteurs, mettant parfois à sac et incendiant leurs propriétés. Entre 1760 et 1776, il n'y eut pas moins de 18 soulèvements contre les autorités coloniales, six rébellions d'esclaves noirs et une quarantaine d'émeutes diverses. Les riches s'efforcèrent de détourner cette colère contre la domination anglaise. Mais une fois le joug anglais secoué et les colonies d'Amérique devenues libres, en 1783, les possédants se retrouvèrent face aux esclaves, face aux Indiens et face aux pauvres dont la situation avait encore empiré avec la guerre d'Indépendance et dont les révoltes continuaient à inquiéter les possédants.
La bourgeoisie américaine naissante a pu se développer sans être entravée par la présence de vieilles structures féodales, comme sur le continent européen. Elle n'a pas eu à subir le poids d'une monarchie, absolue ou non, comme les bourgeoisies françaises ou anglaise à la même époque (et, sous des formes diverses, bien plus tard encore). Mais elle n'en disposait pas, non plus, de la protection.
L'alliance des possédants contre les aspirations populaires
Les Pères fondateurs de la nation étaient très conscients du problème. C'étaient de riches possédants, la plupart grands propriétaires d'esclaves. Thomas Jefferson, qui rédigea la Déclaration d'Indépendance en 1776, était un riche propriétaire d'esclaves et ce n'est évidemment pas pour eux qu'il écrivait : "Tous les hommes ont été créés égaux". George Washington, qui dirigea la lutte contre l'occupation britannique, présida la convention de Philadelphie qui adopta la constitution et devint le premier président des États-Unis, était un planteur de Virginie et l'homme le plus riche du pays ; Alexander Hamilton qui rédigea le projet de constitution et fut ministre des Finances de Washington était lié par sa belle-famille à de puissants intérêts dans le Nord ; James Madison, secrétaire à la convention de Philadelphie, fondateur du parti républicain démocrate, ancêtre des Démocrates actuels, était un riche planteur propriétaire d'esclaves en Virginie.
Ces Pères fondateurs voulaient à la fois limiter le pouvoir central en laissant les différents États maîtres chez eux c'est-à-dire contrôlés par la bourgeoisie de l'État , mais aussi établir un État fort contre les exigences populaires. La constitution de 1787 était destinée, à leurs yeux, à supprimer les "luttes des factions et les insurrections".
"Le peuple est turbulent et changeant ; il est rare qu'il juge ou décide correctement. Il faut donc accorder aux premiers (les riches et les bien-nés) une part particulière et permanente dans le gouvernement", disait Hamilton pour défendre son projet de constitution.
C'est ainsi que la constitution prévoyait que ce soient les députés des États qui élisent les sénateurs et choisissent les grands électeurs qui éliraient le président. Lui-même nommerait les juges de la Cour suprême. Seuls les parlementaires des États seraient élus au suffrage direct, ce qui à l'époque ne voulait pas dire universel. Les Indiens, les esclaves, les femmes en étaient exclus ainsi que les Blancs pauvres ne possédant pas de propriété.
Madison expliquait ainsi les avantages d'une république étendue (c'est-à-dire comprenant les 13 États de l'époque) : "Agrandissez un pays et vous introduisez un plus grand nombre de partis et d'intérêts différents. Le risque de voir une majorité de citoyens se découvrir un mobile commun les incitant à porter atteinte aux droits des autres devient, alors, moins probable ; ou bien si ce mobile commun existe, il sera plus difficile à tous ceux qui s'en inspirent, de prendre conscience de leur force et d'agir de concert. L'influence des leaders peut allumer une mèche dans leurs États respectifs mais sera incapable d'entraîner un conflit général dans les autres États". Il écrivit aussi : "Diviser pour régner, cette règle corrompue propre à la tyrannie est, sous certaines conditions, la seule politique qui permettra à une République d'être administrée par de justes principes".
La bourgeoisie américaine a trouvé maints avantages à un système fédéral aux filtres nombreux, n'autorisant l'expression populaire qu'à l'échelle la plus limitée, laissant prévaloir les intérêts des classes aisées à l'échelle des États et réservant au sommet de l'Union la gestion des intérêts généraux des classes possédantes. La constitution de 1787 a permis pendant trois quarts de siècle, jusqu'à la guerre de Sécession, aux intérêts de la bourgeoisie des États du Nord de coexister avec les intérêts des grands planteurs esclavagistes du Sud, de se développer parallèlement, l'Union intégrant de nouveaux États esclavagistes en même temps que de nouveaux États dits libres. Sa souplesse a permis, même après, de prendre en compte des intérêts particuliers.
Les avantages d'avoir à la fois un pouvoir central, le plus indépendant possible de la majorité de la population, et une multitude de pouvoirs locaux avec leurs institutions, leur système électoral, leur propre législation, leur système fiscal particulier, leurs propres juges et policiers, ont été largement mis à profit par la bourgeoisie américaine comme amortisseurs des luttes populaires, pour émietter les mécontentements et limiter les conflits. C'est que même les aspects qui peuvent sembler les plus démocratiques comme l'élection des juges ou des shérifs ce qui est effectivement plus démocratique que les systèmes de bien des pays d'Europe ne permettent en fait une véritable expression populaire qu'à une très petite échelle, dans des endroits très limités, et sont intégrés dans une pléiade d'institutions destinées à empêcher toute expression quelque peu centralisée de la volonté des exploités et des opprimés. Sans parler du fait que, s'ils sont élus, ils ne sont pas révocables et que la population ne contrôle évidemment pas plus le shérif que les électeurs ne contrôlent, ici, les députés.
Et, bien qu'aux États-Unis un électeur ait aujourd'hui à voter 20 à 30 fois pour tous les postes électifs à pourvoir au niveau de la localité, de l'État ou de l'Union et à se prononcer par référendum sur de multiples questions une vingtaine cette année dans la ville de Berkeley en Californie, par exemple , bien que les électeurs reçoivent des dizaines et parfois des centaines de pages d'instructions pour les aider à faire leurs choix, comme dans l'Oregon où les électeurs ont reçu deux tomes d'instructions de 400 pages chacun, les électeurs n'ont pas les moyens d'y faire prévaloir leurs intérêts. Tout le système est conçu pour faire croire aux électeurs que leur opinion compte alors que ce sont les puissances d'argent, qui ont les moyens d'influencer l'opinion, qui imposent leurs choix dès lors que les électeurs ne voient eux, aucun enjeu clair relatif à leurs préoccupations. Ainsi, malgré les apparences, la démocratie y est d'abord une mascarade. En revanche, le fractionnement de la population y est bien réel et lorsqu'il n'a pas suffi à empêcher les luttes de la population laborieuse d'atteindre une ampleur nationale, le système a été adapté tout en conservant ses caractéristiques essentielles.
Le monopole des deux partis au service des exploiteurs
Le rôle des partis, non prévu au départ, vint très rapidement compléter les institutions. C'est sous la présidence d'Andrew Jackson, élu une première fois en 1828 et réélu en 1832, que ce rôle fut perfectionné. Au début des années trente, pour la première fois, les partis tinrent des conventions nationales pour choisir leurs candidats et la règle consistant à accorder tous les grands électeurs d'un État au parti qui remporte la majorité des suffrages dans cet État fut adoptée. Le droit de vote ayant été étendu parmi les hommes blancs, les partis s'adressèrent plus largement aux électeurs. Jackson lui-même, qui était un grand planteur esclavagiste du Tennessee et qui, à la tête du parti démocrate, représentait les intérêts des planteurs esclavagistes du Sud, y compris contre la bourgeoisie de plus en plus puissante du Nord, cherchait à obtenir les voix des ouvriers, en faisant par exemple à ces derniers quelques concessions comme la journée de 10 heures ou l'extension du droit de vote. Il utilisa le parti démocrate comme machine électorale, menant une campagne populiste qui lui permit de remporter la majorité des suffrages populaires. Un des députés esclavagistes au Congrès expliquait ainsi la stratégie de Jackson : "Ces messieurs du Nord s'imaginent qu'ils vont nous gouverner au moyen de nos esclaves noirs mais laissez-moi leur dire que nous avons l'intention de les gouverner avec leurs esclaves blancs".
Voilà ce que signifiait la démocratie jacksonienne : une tentative pour mobiliser des travailleurs mécontents derrière une cause qui n'était pas la leur.
Le parti républicain naquit quelques années plus tard pour représenter la bourgeoisie industrielle du Nord qui se chercha elle aussi des appuis dans les couches populaires, parmi les petits fermiers du Nord.
Après la guerre de Sécession, qui mit aux prises les intérêts de la bourgeoisie industrielle du Nord, et ceux de la bourgeoisie anglaise et des planteurs esclavagistes du Sud qui produisaient du coton pour l'industrie textile anglaise et dont les intérêts étaient donc étroitement liés à ceux de l'Angleterre, et après la courte période de reconstruction qui s'en suivit, les institutions fonctionnèrent à nouveau de façon consensuelle entre les possédants du Nord et du Sud, sur la base du nouveau rapport de forces. Le compromis de 1877 permettait aux anciens États esclavagistes de gérer leurs affaires à leur façon, en particulier en ce qui concernait les Noirs qui furent à nouveau privés de tous droits et soumis aux pires exactions.
Les ambiguïtés du système fédéral permettaient bien des manoeuvres. Par exemple, l'amendement de 1870 stipulant que personne ne devait être privé du droit de vote "à cause de sa couleur, de sa race ou de son passé d'esclave" a pu rester inscrit dans la constitution américaine alors que les États du Sud ont trouvé d'autres prétextes que celui de la race ou de la couleur de leur peau pour écarter pendant encore près d'un siècle les Noirs du droit de vote... jusqu'aux grandes luttes des années soixante qui permirent aux Noirs d'obtenir le droit de vote non seulement dans la constitution mais dans les faits !
Un enchevêtrement de lois et de règlements divers aux différents échelons de pouvoir a ainsi contribué tout au long de l'histoire des États-Unis à rendre plus difficile l'unification des revendications et des luttes.
Le quasi-monopole des deux partis, démocrate et républicain, sur la vie politique permit à ces deux formations, émanant toutes deux des riches possédants et incarnant après le compromis de 1877 les intérêts généraux de l'ensemble de la bourgeoisie, de se partager la totalité du pouvoir au point que les tentatives pour créer un troisième parti ont le plus souvent avorté ou n'ont rencontré que des succès éphémères.
Cela est dû, bien sûr, à la puissance et la richesse de la bourgeoisie américaine, qui a eu les moyens d'écraser ou de dévoyer bien des luttes, que ce soient celles des fermiers ou celles de la classe ouvrière, de corrompre largement le mouvement ouvrier au point de réussir à empêcher le développement d'une conscience de classe à travers l'existence de grands partis ouvriers. Même lorsque la possibilité de la création d'un tel parti a existé, en particulier à la suite des grandes grèves ouvrières des années trente, les dirigeants du mouvement ouvrier ont usé de leur influence pour mettre les travailleurs à la remorque du parti démocrate, une politique criminelle qui a toujours cours aujourd'hui.
En l'absence de luttes sociales importantes et d'une volonté consciente et déterminée de la part des militants de construire un parti politique de la classe ouvrière à l'échelle de l'ensemble des États, les institutions que s'est données la bourgeoisie américaine ont contribué à rendre très difficile à d'autres partis que le parti démocrate ou le parti républicain de franchir les barrages qui permettent d'obtenir une couverture et une représentation nationales.
La démocratie basée sur l'argent
Le barrage de l'argent est considérable. La bourgeoisie consacre des sommes de plus en plus considérables aux campagnes électorales des deux grands partis leur permettant d'avoir accès aux médias qui font payer leurs services à prix d'or. Les élections représentent la troisième recette publicitaire des chaînes de télévision. 88 % des sénateurs élus et 92 % des députés sont ceux qui ont eu les moyens de se payer la campagne la plus chère.
1 milliard de dollars (7 milliards de francs) ont été dépensés pour la campagne électorale de 1992, le double en 1996 et entre 3 et 4 milliards de dollars cette année, sans compter les honoraires des centaines d'avocats engagés dans la bataille de Floride. L'essentiel de l'argent récolté par les deux partis provient des entreprises. Une quinzaine ont donné plus de 1 million de dollars chacune. Nombre d'entre elles subventionnent les campagnes des deux partis. Le président d'Amoco affirmait d'ailleurs : "Nous accueillerons chaleureusement la victoire de l'un ou l'autre parti".
Le règne de l'argent, c'est évidemment aussi celui de la corruption. Les bailleurs de fonds que sont les entreprises attendent un retour sur investissement et les politiciens n'hésitent pas à faire payer leurs services fort cher. Si bien que les deux bandes de politiciens qui alternent au pouvoir mettent le pays en coupe réglée. John McCain, qui était candidat à l'investiture républicaine contre Bush, définissait ainsi la politique américaine : "Un système élaboré de trafic d'influence dans lequel les deux partis s'accordent pour rester au pouvoir en vendant le pays à l'enchérisseur le plus généreux".
Il y a plus d'un siècle, en 1891, Engels écrivait déjà que "nous avons là deux grandes bandes de politiciens spéculateurs, qui se relaient pour prendre possession du pouvoir de l'État et l'exploitent avec les moyens les plus corrompus et pour les fins les plus éhontées ; et la nation est impuissante en face de ces deux grands cartels de politiciens qui sont soi-disant à son service, mais, en réalité, la dominent et la pillent".
Vers un parti de la classe ouvrière
Aujourd'hui, l'indifférence prévaut lors des consultations électorales. La moitié seulement des électeurs se déplacent, et la proportion des abstentionnistes est bien plus grande encore parmi les couches populaires, de plus en plus conscientes que le choix qui leur est offert ne leur permet pas de faire valoir leurs intérêts.
L'enjeu de l'élection était nul pour la population laborieuse et les commentateurs se sont plu à souligner la difficulté de choisir en fonction des programmes des candidats tant ils étaient semblables et interchangeables. D'ailleurs Al Gore lui-même, dans le discours qu'il a prononcé pour reconnaître sa défaite, déclarait : "Il est temps maintenant de reconnaître que ce qui nous unit est plus important que ce qui nous sépare" et il affirmait se mettre à la disposition du nouveau président. Quant à Bush, il a répondu en mettant en avant l'étroite collaboration entre Républicains et Démocrates au Texas, l'État dont il était le gouverneur.
Et c'est avec l'accord de la majorité des parlementaires des deux bords que Bush se prépare à accorder à Wall Street, aux entreprises et aux plus riches les cadeaux qu'ils réclament : baisses d'impôts, augmentation des dépenses militaires, ouverture accrue au profit privé du "marché" de l'éducation, démantèlement un peu plus poussé du système de retraite, etc., prolongeant ainsi les attaques de Clinton et de ses prédécesseurs à la Maison Blanche contre la population laborieuse, comme Al Gore s'était engagé lui aussi à le faire. C'est une dégradation supplémentaire de leurs conditions de vie qui attend les travailleurs s'ils se laissent faire, d'autant que s'il y a une nouvelle récession, le gouvernement pèsera de tout son poids pour que ce soit encore et à nouveau la population laborieuse qui en fasse les frais.
Dans les élections qui viennent d'avoir lieu, aucun parti se situant sur le terrain de la défense des intérêts de la classe ouvrière n'a permis à celle-ci de se faire entendre. Le seul candidat, en dehors de ceux des deux grands partis, qui ait fait campagne un peu largement, Ralph Nader du parti Vert qui a obtenu 3 % des voix, se situait sur un tout autre terrain. Une fois de plus les dirigeants syndicaux ont fait campagne pour le parti démocrate, se refusant à offrir une autre perspective aux travailleurs.
C'est dire que la classe ouvrière américaine a bien des obstacles à franchir pour constituer son propre parti politique à l'échelle du pays face aux deux clans de la bourgeoisie. On peut difficilement imaginer que ce parti puisse surgir autrement qu'au travers de grandes luttes politiques unifiant de fait politiquement la classe ouvrière que la bourgeoisie et ses institutions s'évertuent à morceler.
Quand ? A travers quelles luttes ? Tout ce qu'on peut dire est que c'est nécessaire et pas seulement pour l'avenir de la société américaine mais pour toute l'humanité, étant donné le rôle joué par la bourgeoisie américaine dans le destin du capitalisme.