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États-Unis - La "réforme globale de l'immigration" :une attaque contre les immigrés et le reste de la classe ouvrière
Aux États-Unis aussi, la démagogie contre les immigrés fait partie de la campagne électorale. La droite républicaine vient d'ailleurs d'obtenir (avec les voix de certains démocrates) le vote d'une loi autorisant la construction d'un mur de plus de 1000 kilomètres à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. C'est le seul aspect de la prétendue "réforme globale de l'immigration" qui a été adoptée avant les élections de novembre prochain. Le reste du projet de loi, présenté comme favorable aux immigrés, mais en fait destiné à satisfaire le patronat, ne sera pas adopté avant les élections. Sur ce sujet, nous reproduisons ci-dessous la traduction d'un article paru cet été dans Class Struggle N° 52, la revue trimestrielle de l'organisation trotskiste américaine, The Spark.
Le 25 mai dernier, le Sénat des États-Unis a adopté son projet de loi concernant une prétendue "réforme globale de l'immigration" (le compromis Hagel-Martinez). Les sénateurs des deux partis ont osé présenter le projet de loi comme une "passerelle" vers la naturalisation qui "sortirait de la clandestinité" onze millions d'immigrés sans papiers.
"Sortir de la clandestinité" ? quel odieux mensonge !
Avec ce projet de loi du Sénat, près de huit millions d'immigrés sans papiers ne pourraient avoir accès à cette "passerelle" vers la naturalisation. La moitié d'entre eux est censée quitter le pays immédiatement. L'autre moitié peut rester avec un statut temporaire "légal" pendant trois ans, après quoi eux aussi devront quitter le pays. Comme le soulignent de nombreuses organisations défendant les droits des immigrés, la plupart n'auront pas d'autre choix que de rester, clandestinement donc.
Parallèlement, comme le projet de loi propose de mettre en place des mesures de contrôle renforcé -davantage de vérifications des papiers par les employeurs et, pour la première fois, les polices municipales et la police des États seront chargées de faire respecter la loi (Ndt : et non plus la seule police fédérale comme auparavant)- , la position des immigrés sera encore plus fragile et moins sûre.
Quant aux "chanceux" qui pourront avoir accès à cette "passerelle vers la naturalisation", ils devront faire face à une procédure extrêmement longue, chère et aléatoire. Cela leur coûtera des milliers, voire des dizaines de milliers de dollars de frais et d'amendes et cela prendra au moins treize ans -très probablement beaucoup plus si l'on considère le fait que les presque 200 000 immigrés, qui avaient fait une demande de naturalisation lors de la dernière réforme il y a 20 ans, attendent toujours. Pendant toutes ces années, les immigrés peuvent être éjectés de cette passerelle et ainsi privés à jamais d'acquérir la nationalité américaine, si jamais ils commettent -ou même dans certains cas s'ils sont simplement accusés de commettre- n'importe lequel d'une longue liste de petits délits. Par exemple, si une famille accueille l'un de ses membres dont les papiers ne sont pas en règle, elle peut également perdre son statut légal. Quiconque donne une fausse information lors de sa demande de naturalisation peut être éliminé définitivement, même si ce fait venait à être découvert après plusieurs années. Et c'est là le vrai cercle vicieux. A moins de falsifier certaines informations, il sera difficile pour les personnes obligées de travailler clandestinement de prouver qu'elles ont travaillé à plein temps pendant quatre des cinq dernières années, une condition pour bénéficier de la passerelle. Mais si elles le font, on leur retire la passerelle !
En réalité, cela signifie que les près de quatre millions de personnes qui emprunteront la passerelle devront courber l'échine pour les treize prochaines années, voire plus. Elles ne pourront pas se permettre de faire quoi que ce soit qui amènerait un fonctionnaire mesquin à examiner en détail leur dossier ou un patron à décider de se débarrasser d'eux comme "fauteurs de troubles". Ils deviendront des "légaux", mais sans droits. La plupart seront vieux, sinon morts, au moment où ils seront enfin naturalisés.
Quant à la nouvelle vague d'immigrés, les prétendus "travailleurs invités", ils n'auront dès le départ qu'un statut légal temporaire susceptible de leur être retiré sous une série de prétextes, notamment, la perte de leur emploi. Les "invités" seront une force de travail sous condition. Et lorsque leur contrat temporaire se terminera, on leur montrera la porte.
Les possibilités de faire appel d'expulsions arbitraires et de continuer à travailler jusqu'à ce que l'on statue sur l'expulsion ont été fortement réduites par ce projet de loi. Comme ont été réduites les possibilités d'obtenir un statut légal aux membres d'une famille arrivés sans papiers. Selon le Center for Human Rights and Constitutional Law (Centre pour les droits de l'homme et le droit constitutionnel), "les réductions draconiennes des droits des immigrés, et la fermeture de la voie traditionnelle vers un statut légal vont aussi rapidement accroître la taille de la population des sans-papiers."Les 796 pages du projet de loi du Sénat offrent aux patrons un grand cadeau : l'autorisation légale de pouvoir embaucher des travailleurs qui ne disposent que d'un statut temporaire quasi légal sans craindre de voir ces travailleurs bénéficier jamais de l'ensemble de leurs droits. Et le programme des "travailleurs invités" donne aux patrons une sorte de centre de recrutement qui leur enverrait de nouveaux immigrés à la demande.
Comme les autres "réformes" proposées dernièrement, celle-ci ne sert que les intérêts du patronat.
Le cauchemar américain
Alors même que le débat xénophobe sur l'immigration faisait rage dans l'enceinte du Congrès, la presse noircissait des tonnes de papier sur les immigrants qui viennent ici à la poursuite du "rêve américain".
Si les immigrants acceptent le déracinement, laissant souvent derrière eux leur famille, leurs amis, ceux qu'ils aiment, bravant le désert, les polices des frontières, les milices d'extrême droite, tout en sachant que 10 000 ou plus d'entre eux en sont morts, s'ils viennent ici, c'est parce qu'ils n'ont pas le choix.
Le "rêve américain" ? Non, ils tentent d'échapper au cauchemar américain, à ce que les États-Unis ont fait à leur pays.
Les gouvernements de l'Amérique Centrale et du Mexique sont dominés par les États-Unis. Leurs polices et leurs armées sont entraînées par des commandos des États-Unis. Les multinationales des États-Unis contrôlent leur économie, possèdent les grandes plantations, les mines et les usines. Les banques des États-Unis saignent ces pays en leur imposant le paiement de taux d'intérêts élevés en plus d'une dette déjà colossale. Lorsque dans leurs propres pays, les gens tentèrent de s'organiser pour se battre et obtenir de meilleures conditions de vie, ils durent faire face à des militaires et des policiers entraînés et payés par les États-Unis. Des dizaines de milliers de gens ordinaires furent tués pendant les guerres civiles du Nicaragua, du Salvador et du Guatemala au cours des années soixante-dix/quatre-vingt sur les ordres du gouvernement des États-Unis, et avec des armes payées et fournies par le gouvernement des États-Unis !
Poussés jusqu'aux États-Unis par le désespoir, ils y retrouvent le même capitalisme américain qui a saigné leur pays et qui les attend pour pouvoir profiter de leur désespoir.
Ils prennent les emplois les plus durs et les plus dangereux comme dans les abattoirs et la construction. Et ils touchent une paie inférieure à celle des autres travailleurs réalisant un travail comparable. Le Pew Hispanic Center estime que le revenu moyen d'une famille d'immigrés sans papiers est au moins 40% plus bas que celui d'une famille de citoyens nés américains ou d'immigrés en situation légale. Lorsqu'ils travaillent au noir -beaucoup n'ont pas le choix-, ils sont souvent payés au-dessous du salaire minimum et les quelques lois sociales qui existent aux États-Unis ne s'appliquent pas à eux. Nombreux sont ceux qui s'entassent dans de minuscules appartements. Une proportion importante d'entre eux souffre de malnutrition, et lorsqu'ils tombent malades ou qu'ils sont blessés, ils ont peu ou pas de possibilités d'accéder à des soins.
Ils sont souvent calomniés, accusés de profiter de manière disproportionnée des aides sociales, des écoles, des soins médicaux, etc. En réalité, c'est juste l'inverse. Plus de la moitié d'entre eux contribuent directement au financement du système de retraite, et ne reçoivent rien en retour. Pas un cent. Certains de leurs enfants peuvent aller à l'école, mais bien plus sont laissés de côté. De toute façon, ils paient leurs impôts fonciers (directement ou par le biais de leurs loyers), une source essentielle du financement des écoles. Ils paient des taxes sur la consommation chaque fois qu'ils achètent quelque chose. Ils paient leurs impôts sur le revenu, bien qu'ils ne puissent voter, et cela dans un pays dont un des slogans révolutionnaires a jadis été "pas d'impôts sans représentation".
Ils subissent des lois mesquines et vengeresses. Ainsi, la plupart des États leur refusent l'octroi d'un permis de conduire. Le Congrès a refusé d'accorder à leurs enfants les bourses pour aller à l'université et cela même lorsque ces enfants sont eux-mêmes citoyens américains. On leur reproche de ne pas parler anglais, mais aucun financement n'est prévu pour leur fournir des cours et aucun patron n'a l'obligation de les libérer pour qu'ils aient le temps d'apprendre l'anglais.
Peut-être les pires de toutes ces mesures sont les différentes lois qui les maintiennent séparés des autres membres de leur famille -leurs enfants, femmes, maris, parents. En venant et en travaillant ici, il leur arrive d'avoir des enfants. Les enfants qu'ils ont eus avant d'être arrivés ne sont pas plus citoyens américains qu'eux-mêmes, mais les enfants nés sur le territoire américain ont la nationalité américaine. Il n'existe aucune loi qui empêche ces familles d'être brusquement et définitivement séparées.
Leur statut de clandestins signifie que s'ils osent se plaindre ou défendre leurs droits, ils pourront être expulsés vers leurs pays d'origine.
Des mesures qui font partie d'une attaque plus large contre la classe ouvrière
L'immigration, telle que la société capitaliste la régule, crée une couche de la classe ouvrière qui souvent pense qu'elle n'a pas d'autre choix que d'accepter les pires conditions, les salaires les plus bas, etc.
Evidemment, les immigrés ne sont pas les seuls à être attaqués aujourd'hui. L'attaque qu'ils subissent fait partie d'une offensive plus large contre l'ensemble de la classe ouvrière. Le capitalisme s'enfonce dans un marasme économique dont il n'a pas réussi à sortir depuis des décennies. Pour maintenir son taux de profit, il doit accroître le niveau d'exploitation de l'ensemble de la classe ouvrière -en baissant les salaires d'abord, en se débarrassant des protections telles que les soins médicaux et les pensions, tout en réduisant les dépenses publiques dans les programmes sociaux, l'éducation, la santé publique et les infrastructures- de façon à pouvoir transférer encore plus d'argent public dans les comptes des plus grandes entreprises. Alors que les revenus les plus élevés ont explosé ces quinze dernières années, ceux des immigrés sans papiers et des citoyens nés américains faisant les mêmes travaux ont en réalité légèrement baissé.
Les travailleurs noirs ont particulièrement souffert de cette offensive. Allant au-delà des statistiques officielles du chômage, une étude réalisée conjointement par des chercheurs des universités de Columbia, de Harvard et de Princeton a analysé le statut réel en termes d'emploi des différentes parties de la population. Alors que le taux du chômage officiel -toutes catégories confondues- oscillait récemment autour de 5% en moyenne, le taux réel de personnes sans emploi parmi les hommes de 22 à 30 ans qui n'ont pas fait d'études au-delà du lycée est beaucoup plus élevé, qu'il s'agisse de Noirs, de Blancs ou d'Hispaniques, mais il est encore plus important chez les Noirs. Le taux de chômage des hommes noirs qui n'ont pas fini leurs études secondaires s'élevait à 72%. Pour ceux qui avaient terminé le lycée mais qui n'avaient pas poursuivi leurs études plus loin, le taux était de 50%.
Cette situation désespérante à laquelle font face les travailleurs noirs et la dégradation continue de la situation des travailleurs blancs se traduisent par un antagonisme contre les immigrés, cela d'autant plus que certaines forces tentent de jouer sur les peurs des autres travailleurs et de les attiser. Et cela ne provient pas seulement d'illuminés de droite comme les minutemen (Ndt : une milice d'extrême droite qui s'est donné comme but de renforcer le contrôle des frontières et de l'immigration au-delà de ce que fait le gouvernement), mais aussi du sein du Congrès, de la propagande quotidienne des médias et même de certains dirigeants syndicaux.
L'ensemble de la classe ouvrière a de nombreuses raisons d'exprimer ses ressentiments. Mais ces derniers doivent être dirigés vers ceux qui créent les problèmes. Qu'une partie de la classe ouvrière dirige sa colère vers une autre partie de cette même classe ouvrière ne constitue jamais une solution. Les immigrés n'ont pas rogné les salaires des autres travailleurs. Ils n'ont pas supprimé les emplois bien payés. Ce sont les patrons qui l'ont fait. Le niveau de vie de l'ensemble de la classe ouvrière baisse parce que les patrons sont passés à l'offensive et que les travailleurs n'y ont opposé qu'une faible résistance. C'est le capitalisme américain, qui tire ses profits de l'exploitation des populations des deux côtés de la frontière, qui est responsable de cette situation.
Il est de l'intérêt de tous les travailleurs que les immigrés bénéficient pleinement des mêmes droits qu'eux, c'est-à-dire qu'ils sortent de la clandestinité. Que cela soit simplement par solidarité de classe ou par intérêt, le reste de la classe ouvrière devrait être favorable aux droits pleins et entiers pour les immigrés sans papiers.
Derrière la pression en faveur de la "reforme de l'immigration", on retrouve la main des patrons
La "réforme" que vient d'adopter le Sénat n'étend nullement ces droits. En fait, il s'agit d'une attaque contre les immigrés et d'une attaque contre tous les travailleurs parce que cette réforme continue de priver une partie de la classe ouvrière de ses droits. Les seuls bénéficiaires de cette "réforme" sont les patrons.
Le projet de loi du Sénat ne pouvait que refléter leurs intérêts. Cela fut concocté et adopté sur l'insistance de toutes les grandes associations d'employeurs du pays en commençant par la Chambre de commerce des États-Unis suivie de l'Association nationale des industriels.
Déjà en juillet 1999, la Chambre de commerce des États-Unis, associée avec une série d'associations patronales de l'industrie, avait fondé la "Coalition essentielle du travailleur immigré" ("Essential Worker Immigrant Coalition" ou EWIC). Malgré son nom, cette coalition ne comprenait aucun immigré dans ses rangs ni aucun travailleur, mais seulement des associations patronales et des entreprises. Cette coalition du monde des affaires a été dès le départ à l'origine du chamboulement des lois sur l'immigration. Aujourd'hui, elle est constituée de 47 groupes d'entreprises qui incluent en plus de la Chambre de commerce, l'Association nationale des chaînes de drugstores (dont notamment Wal-mart),l'Association des pourvoyeurs de soins médicaux, l'Association des hôteliers et des logeurs et l'Association des entrepreneurs du bâtiment. Dans ses tout premiers discours, la coalition EWIC a demandé des changements sur les lois de l'immigration qui sont en gros similaires à ceux que le Sénat a adoptés ce mois de mai.
En février 2001, juste après avoir pris ses fonctions, George W. Bush a fait savoir que son gouvernement était prêt à mettre en avant une telle réforme. A la fin d'une visite dans l'hacienda du président mexicain Vicente Fox, les deux présidents se sont engagés à soutenir un programme de "travailleur invité" et à contrôler le flux des sans- papiers qui traversaient la frontière. De retour, Bush prononça les mots qui reviendront comme une litanie : les immigrés sans papiers devraient "gagner" un statut légal, "faire la queue" derrière ceux qui "respectent les règles". Comme si les immigrants sans papiers ne faisaient pas la queue depuis des années, depuis dix ans ou plus pour certains d'entre eux.
Le 7 septembre 2001, le président de la Chambre de commerce des États-Unis, Thomas Donahue, fut accueilli chaleureusement par la commission parlementaire sur l'immigration lorsqu'il déclara qu'il était en faveur d'une approche "mesurée" quant à l'attribution du statut légal aux immigrés sans papiers. Mais que cachait-il derrière ce mot vague de "mesurée" et quelle sorte de "statut légal" envisageait-il ?
Avant qu'on puisse le découvrir, le 11 septembre interrompit la poussée en faveur de la "réforme de l'immigration". Bush pouvait difficilement donner l'image des États-Unis mis en état de siège par l'étranger et laisser son gouvernement poursuivre la chasse aux sorcières contre les immigrés après le 11 septembre tout en paraissant ouvrir la porte aux "travailleurs invités".
Mais, six mois plus tard, le grand capital était à nouveau à l'oeuvre, et cette fois il cherchait des alliés pour appuyer ses exigences relatives à l'immigration. Ce fut le début d'une alliance insolite entre la coalition EWIC, des groupes d'immigrés -notamment du Conseil national de la Raza (Ndt : une association en faveur des droits civiques pour les immigrés hispaniques)- , de l'Eglise catholique et finalement de certains syndicats, plus particulièrement le SEIU (Ndt : Services Employees International Union, le syndicat des employés des services, notamment du secteur hospitalier). Ces groupes furent rassemblés dans le "Forum national de l'immigration" qui comprenait d'autres associations relatives aux droits des immigrés apparues après "l'amnistie" de 1986, d'autres syndicats, des groupes communautaires et... l'Association nationale des industriels.
En avril 2002, la coalition EWIC, la Raza, le SEIU, l'Eglise catholique et le Forum national de l'immigration publièrent un communiqué de presse qui énumérait leurs buts : "Une réforme globale de l'immigration repose sur un tabouret à trois pieds que constituent le soutien au système de sécurité de nos frontières; la restructuration de l'office de l'immigration et des naturalisations; et la modernisation de nos lois sur l'immigration pour que ces dernières soient applicables et qu'elles correspondent aux besoins du pays en matière d'emplois. Le 11 avril, des dirigeants de tous les horizons politiques se sont réunis dans un appel au président Bush et au Congrès pour faire passer ces importantes réformes et mettre au point des stratégies qui rendraient l'immigration aux États-Unis plus ordonnée, régulée et légale".
Déjà en 2002, sous le couvert de cette phrase ambiguë, "plus ordonnée, régulée et légale", on ouvrait la porte aux attaques dirigées contre les immigrés.
Ces associations d'immigrés et ces syndicats, qui prétendent tous être du côté des immigrés, s'engageaient dans une alliance avec des organisations réunissant les plus grands patrons du pays, ceux-là mêmes qui avaient durement exploité les immigrés, année après année, en profitant de leur absence de statut légal.
Personne ne devrait être surpris de voir le SEIU s'inviter dans cette alliance. Lorsque le SEIU quitta l'AFL-CIO (la plus grande confédération syndicale américaine), il reprocha aux autres syndicats de ne pas travailler assez dur à la conclusion de partenariats avec le patronat (non pas que les autres syndicats n'aient pourtant pas essayé d'être de bons partenaires avec le patronat toutes ces années). Lors d'une interview accordée à cette époque, le président du SEIU, Andy Stern, donna un avant-goût du rôle que ce syndicat joue aujourd'hui. Il insista sur le fait que les syndicats devaient trouver le moyen "d'être de bon partenaires avec nos employeurs... de parler d'une même voix, pas seulement avec le patron d'une entreprise mais avec le patronat de toute une branche d'activité."
De même, il n'est guère surprenant de voir la Raza et d'autres organisations similaires adopter cette position : cela fait longtemps qu'ils agissent comme la succursale du Parti démocrate auprès des Latinos.
L'annonce faite par Bush en 2004 au cours de son discours sur l'État de l'Union (Ndt : discours programmatique gouvernemental annuel du président devant le Congrès ) qu'il voulait un programme de "travailleur invité" indiqua que la "réforme sur l'immigration" allait finalement être mise à l'ordre du jour. Et lorsque les Démocrates comme les Républicains inclurent dans leur plate-forme électorale de 2004 des points relatifs à une "réforme" de l'immigration, c'était le signe que ces deux partis s'alignaient pour donner à la bourgeoisie ce qu'elle voulait.
Tout au cours de 2004, les éditoriaux des principaux journaux du pays rappelèrent mois après mois au Congrès la nécessité d'une "réforme globale de l'immigration". Du Washington Post et du New York Times au Los Angeles Times et au Yakima Herald News (État de Washington), du Provo Daily Herald (Utah) au Winston-Salem Journal, du Miami Herald au Dallas Morning News et à tous les autres grands journaux du Texas, du Chicago Tribune au Des Moines Register, de USA Today au Wall Street Journal, le message était le même. Le titre d'un éditorial du Yakima Herald l'exprimait clairement : "Planchez sur l'immigration".
Il était évident que la réforme sur l'immigration ne passerait pas au Congrès avant les élections présidentielles de 2004. Aucun parti ne voulait être critiqué pour avoir soutenu une loi qui pouvait apparaître comme générant plus de concurrence pour les emplois, alors que des parties importantes de la classe ouvrière faisaient déjà face à la menace du chômage. Mais, tout le monde s'attendait à ce qu'une fois les élections terminées, la prétendue "réforme globale de l'immigration" serait adoptée. Après tout, les patrons avaient déjà clairement signifié qu'ils la voulaient. Les deux partis la soutenaient. Les plus grands journaux bourgeois -et la plupart des petits- publiaient des éditoriaux en sa faveur.
Les élections terminées, les dirigeants des deux partis travaillèrent de front et présentèrent le projet de loi en mai 2005. "La loi de 2005 sur l'Amérique sûre et l'immigration ordonnée" fut présentée au Sénat par John Mc Cain (Républicain) et Ted Kennedy (Démocrate) et à la Chambre des représentants par Jim Kolbe, Jeff Flake (Républicains) et Luis Gutierrez(Démocrate). C'était le précurseur du projet de loi qui a été finalement adopté par le Sénat en mai dernier.
Au milieu du debat sur l'immigration, une comédie politique !
Mais quelque chose d'insolite se produisit au cours de l'adoption de la loi. Bush perdit "le capital politique" dont il se vantait juste après sa réélection. Avec ses sondages en chute libre, plusieurs Républicains commencèrent à prendre leurs distances. Un bon nombre d'entre eux reprirent le discours qui leur avait permis d'être élus : des appels appuyés aux différents préjugés des chrétiens fondamentalistes de droite. Ce fut particulièrement le cas dans la Chambre des représentants, dont les membres doivent se faire élire tous les deux ans et qui avaient assisté à deux élections très serrées dans des circonscriptions qui étaient traditionnellement des bastions républicains.
Les Républicains de la Chambre des représentants commencèrent à prononcer des diatribes sur l'avortement, le mariage des homosexuels, le fait de brûler le drapeau américain, l'évolutionnisme, le manque de prière à l'école, etc. Ils commencèrent, entre autres, à partir en campagne contre la réforme de l'immigration, en vomissant des calomnies racistes et xénophobes contre les étrangers, en particulier contre les Mexicains, le groupe d'immigrés de loin le plus important, en les accusant d'héberger des terroristes et d'importer la drogue et le crime.
A la fin de 2005, Sensenbrenner et d'autres Représentants républicains s'empressèrent de faire adopter un projet de loi qui, entre autres, aurait expulsé la totalité des onze millions d'immigrés sans papiers. Il aurait transformé ceux qui restaient en "criminels" ainsi que tous ceux qui leur procureraient de l'aide, y compris le personnel médical, les membres des cultes et les agences des services sociaux.
La proposition d'expulser onze millions d'immigrés, réduisant la main-d'oeuvre dans plusieurs secteurs d'activité, a dû indisposer les patrons. Ils virent ces arriérés de Républicains sacrifier les intérêts de la bourgeoisie simplement pour se faire élire. La Chambre de commerce expédia des lettres par fax aux représentants pour leur dire que ceux qui voteraient pour ce projet seraient pénalisés dans l'évaluation annuelle des membres du corps législatif par la Chambre de commerce.
Les plus proches collaborateurs de Bush étaient également furieux. Ils avaient depuis longtemps cultivé le vote hispanique, en fait depuis l'élection de Bush comme gouverneur du Texas. Bien que comptant sur les chrétiens fondamentalistes, ils savaient que ce bloc n'était pas suffisamment important pour garantir une majorité permanente aux Républicains. Bush avait donc dû aussi se présenter comme l'ami des Hispaniques, essayant de faire apparaître son programme de "travailleur invité" comme un filon en or pour les Mexicains et faisant l'effort d'apparaître comme un bon ami du président mexicain, Vincente Fox. Bush avait déjà fait des avancées dans l'électorat hispanique en 2000, mais, en 2004, il avait obtenu jusqu'à 45% du vote hispanique selon un sondage du Los Angeles Times. En 1996, le candidat républicain à la présidence n'avait récolté que 21% des suffrages hispaniques selon ce même sondage.
Les plus hauts dirigeants du Parti républicain ont donc rappelé à l'ordre les Républicains de la Chambre. La présidence de la Chambre des représentants se dépêcha de remplacer dans le projet de loi le terme "crime" par celui de "délit". Mais il y avait un os. Selon les règles de la Chambre, on ne pouvait plus amender le texte car la date du vote du projet de loi avait déjà été fixée. Ils avaient besoin d'un vote à l'unanimité pour déroger à ces règles. Les Démocrates, qui virent là une opportunité de retirer un avantage politique de ce fiasco complet, refusèrent de voter pour cette dérogation. Soit le projet de loi ne passerait pas, soit il passerait avec le mot "crime" maintenu dans son texte. Sensenbrenner et compagnie, qui pensaient aux prochaines élections, optèrent pour le maintien du mot "crime".
Finalement, le 25 mai, le Sénat fit passer son projet de loi, plus connu aujourd'hui sous le nom du "compromis Hagel-Martinez" dont le nom provient du seul membre du Congrès qui ait été jadis un immigré sans papier, Mel Martinez, et qui venait de... Cuba, bien sûr !
La balle était maintenant dans le camp de la Chambre des représentants et elle se devait de réagir ! Le 24 juin, elle annonça qu'elle prévoyait au cours de l'été au moins une douzaine d'audiences dans différentes villes sur la question de la "sécurité aux frontières ". Le New York Times interpréta cela comme le signal que le Congrès n'adopterait pas de compromis sur la "réforme de l'immigration" avant les élections législatives de novembre 2006, si jamais il le faisait un jour. Newsday au contraire expliqua que les sénateurs et représentants se réunissaient déjà en secret pour mettre au point le projet de loi final, et que les atermoiements de la Chambre des représentants permettaient de renforcer le soutien possible au projet du Sénat.
Lorsque votre patron prétend vous aimer, fuyez aux abris !
Lorsque la Chambre adopta le projet de loi Sensenbrenner, les associations d'immigrés et les syndicats alliés aux organisations patronales se mobilisèrent pour soutenir le projet de loi du Sénat, bien qu'ils ne le mentionnèrent explicitement que très rarement. Ils dénonçaient plutôt le projet de loi Sensenbrenner, le plaçant au centre de la protestation.
Pendant que la coalition EWIC et la Chambre du commerce des États-Unis se chargeaient du lobbying auprès du Congrès, les autres organisations préparèrent le terrain pour des manifestations contre le projet de loi Sensenbrenner. Des associations locales en faveur des droits pour les immigrés des différentes nationalités s'engagèrent, comme le firent des organisations telles que le MAPA (Mexican American Political Association) qui ont depuis longtemps contribué à attacher le vote hispanique au Parti démocrate. Le SEIU détacha une partie de son appareil et de ses permanents pour travailler à plein temps avec la coalition dont ils devinrent rapidement les porte-parole dans plusieurs villes. Et même lorsque ses responsables n'étaient pas sur le devant de la scène, il est évident que le SEIU jouait un rôle important dans les décisions prises en coulisse.
Les médias américains en langues étrangères, particulièrement les chaînes de radio hispaniques, commencèrent à parler quotidiennement du projet de loi Sensenbrenner. Et les disc-jockeys de nombre de ces chaînes devinrent la principale source d'information sur le programme des manifestations proposées. C'étaient souvent les DJs les plus populaires -comme Rafael Pulido (Le Pistolero) à Chicago et Eduardo Sotelo (Le Piolin) à Los Angeles- qui étaient associés à l'idée d'aller manifester. Et même lorsque les médias en langue espagnole ou en d'autres langues étrangères n'appelaient pas ouvertement les gens à aller manifester, ils parlaient sans cesse de ces manifestations. Ainsi, Esteban Creste, le directeur des actualités d'une chaîne de télévision de Chicago, expliquait innocemment : "Telemundo Chicago, une chaîne en langue espagnole, a commencé sa couverture intensive une semaine et demie avant une manifestation récente... Bien que nous n'essayions pas de mobiliser les gens, cela a pu les pousser à y aller".
La conférence épiscopale américaine a écrit une lettre pastorale qui devait être lue dans toutes les églises, dénonçant Sensenbrenner et prévenant les paroissiens que l'Eglise était attaquée. L'Eglise catholique utilisa ses chaires, comme le firent également de nombreuses Eglises protestantes hispaniques pour attirer l'attention sur les manifestations.
Plusieurs patrons qui avaient engagé des immigrés sans papiers fermèrent les yeux sur leurs absences pendant les manifestations quand ils n'encouragèrent pas carrément leurs salariés à y participer. Bien sûr, certains patrons menacèrent leurs travailleurs pour qu'ils n'y aillent pas mais bien plus nombreux étaient ceux qui y étaient favorables. Certaines entreprises allèrent jusqu'à fournir des bus. Cargil et Tyson, deux grandes entreprises de viande en gros, fermèrent leurs usines. De nombreuses PME firent de même.
Les premières manifestations satisfirent pleinement les patrons. Ils le dirent et même s'en attribuèrent le mérite. Angelo Amador, le directeur de la politique de l'immigration pour la Chambre de commerce des États-Unis, se vanta tranquillement auprès d'un reporter du New York Times en parlant des manifestations : "Nous ne nous attendions pas à un tel succès qui impliquerait tant de monde quand elles ont commencé. Vous pouvez toujours mettre en avant cette menace et clamer : "Nous allons vous tenir pour responsables et nous allons le dire à tout le monde" et, une fois sur dix, ça marche. Cette fois-ci ça a marché".
Les politiciens qui avaient mis en avant la réforme firent chorus. Après la première grande manifestation à Los Angeles, le 25 mars, le sénateur John Mc Cain déclara au Washington Post que "la participation de centaines de milliers de personnes, particulièrement parmi les Hispaniques, aux manifestations de Los Angeles, Chicago et Washington a contribué à galvaniser le soutien au projet de loi" (du Sénat). Les manifestants ne savaient peut-être pas que leurs manifestations allaient être utilisées pour soutenir le projet de loi du Sénat, mais Mc Cain le savait.
Ted Kennedy alla jusqu'à dire au Post que les Eglises avaient eu le mérite d'entraîner de nombreuses personnes à manifester en faveur du programme de "travailleur invité". En fait, les manifestants qui envahissaient les rues auraient été les premiers à dénoncer un programme de "travailleur invité".
Bien que la campagne pour faire descendre les gens dans la rue ait été énorme, bien financée, bénéficiant d'un bon accès aux médias, soutenue par des politiciens et d'autres personnalités, ce qui s'est produit a dû pousser les politiciens à faire sérieusement le point de la situation. Les immigrés ont répondu en masse -non seulement les sans-papiers, mais tous les autres qui avaient des papiers et qui venaient simplement par solidarité. Selon de nombreuses sources, il y eut plus de gens avec papiers qui participèrent que de gens sans.
Les manifestations se multiplièrent à travers le pays en commençant par 100 000 personnes à Chicago, le 10 mars, un demi-million à Los Angeles le 25 mars, plusieurs millions dans au moins cent villes au cours du week-end du 10 avril. Les manifestations d'avril étaient de loin les plus importantes et, sur le plan national en tout cas, le restèrent.
Après le 10 avril, plusieurs propositions circulèrent, mais celle qui se concrétisa fut celle d'un boycott national le 1er mai, peut-être suggérée par le film Un jour sans immigré (A Day without Immigrants). Bien qu'il ait été présenté de façon timide -c'est un boycott, ce n'est pas une grève ; non ce n'est pas vraiment un boycott, c'est une manifestation respectueuse ; ne faites rien qui puisse troubler l'ordre ; habillez-vous en blanc pour témoigner de vos intentions pacifiques-, les grands groupes qui avaient appelé aux manifestations précédentes traînèrent les pieds.
Le sabotage du mouvement
Les chaînes hispaniques commencèrent à décourager de "boycotter", tout comme l'Eglise catholique. Tous mirent en garde contre l'éventualité de licenciements ou d'expulsions. Le gouvernement Bush organisa très adroitement une rafle très médiatisée dans plusieurs usines appartenant à la même entreprise en guise d'avertissement. La coalition EWIC envoya des conseils à ses organisations membres sur la façon de s'opposer à l'idée du boycott, sans pour autant se positionner contre ceux qui avaient participé aux manifestations. La Raza déclara qu'un boycott serait "contre-productif". Les permanents du SEIU dirent qu'il s'agissait d'une arme qu'il fallait "garder en réserve jusqu'au moment où on en aurait vraiment besoin" ! Les contre-propositions circulèrent -groupes de discussions, meetings en salle après le travail, pétitions, lettres aux membres du Congrès, rassemblements de prières, etc. A l'instar des propriétaires des casinos de Las Vegas, certains patrons exigèrent que leurs travailleurs viennent travailler le 1er mai afin de commémorer ce jour-là tous ensemble, patrons inclus, par la signature d'une pétition géante de plus d'un kilomètre adressée au Congrès. Et là où il y eut des manifestations, plusieurs d'entre elles furent organisées en deux fois pour permettre aux participants de ne pas perdre une journée de travail le jour du "boycott" !
Dans certaines villes, des immigrés mexicains appelèrent les chaînes de radio un peu gênées par le changement de position des disc-jockeys qui jusqu'alors avaient été considérés comme les "meilleurs organisateurs du mouvement".
Ce revirement n'aurait pas dû surprendre. Les médias hispaniques ne sont pas plus "indépendants" que les médias anglophones. Le même type de gens possèdent ces médias et leur dictent leur conduite. Quand les couches dirigeantes de la société estimaient que les manifestations pouvaient aider à faire adopter leur projet de loi au Sénat, les médias hispaniques, comme les principaux médias anglophones, soutenaient ces manifestations. Quand les couches dirigeantes pensèrent que ces dernières avaient assez duré, les médias leur retirèrent leur soutien.
Dans plusieurs cas, ce sont les mêmes entreprises et les mêmes intérêts financiers qui tirent les ficelles des médias anglophones et hispanophones, pour ne pas parler des intérêts politiques. Les plus importantes chaînes de radio et de télévision hispaniques sont : Telemundo, dont le propriétaire est NBC, qui appartient elle-même à General Electric; Univision, appartenant à Jerry Penenchino, un des plus importants donateurs de la campagne de George Bush; Mega Broadcasting, qui appartient à un dirigeant de la compagnie Anglo Natural Gas. Le plus grand groupe de médias qui appartient à un Hispanique est Spanish Broadcasting System, lancée par Raúl Alarcón, un riche ex-éditeur de journaux à Cuba avant le castrisme, opposant farouche de la révolution cubaine. Les Alarcón sont d'encore plus importants donateurs pour Bush que Penenchino, et ils sont liés au sénateur Martinez dont le nom a inspiré le projet de loi que le Sénat vient d'adopter. Une anecdote intéressante à noter : les deux chaînes de radio qui ont fortement encouragé les premières manifestations à Chicago étaient WOJO, qui appartient à Univision et au copain de Bush Penenchino, et WLEY, qui appartient à Spanish Broadcasting et à ces autres copains de Bush que sont les Alarcón !
Les médias écrits ne sont guère différents. La Tribune Corporation, qui contrôle le titre anglophone du Chicago Tribune, possède également Hoy à Chicago et Hoy à Los Angeles. Impremedia, qui possède La Opinion à Los Angeles, le Diario/La Prensa à New-York et La Raza à Chicago, a été financée par un consortium composé de Clarity Partners, BMO Halyard Partners, ACON Investments et Knight-Paton Media. Le président et directeur de Impremedia est Douglas W. Knight, un riche Canadien, qui contrôle des maisons d'édition s'étendant de Toronto au Canada à Houston au Texas.
La pression en faveur du mouvement pour le 1ermai avait été trop importante pour être enrayée. De grandes manifestations se produisirent le 1ermai. Cependant, dans la plupart des villes, le nombre de manifestants fut moins important que lors des précédentes manifestations, à quelques importantes exceptions près, notamment à Chicago où la manifestation fut plus importante et à Los Angeles où elle rassembla autant de gens que la précédente. Néanmoins, le fait que tant de personnes manifestèrent à travers le pays le même jour renforça le sentiment de partager les mêmes intérêts et montra la capacité des immigrés d'utiliser leurs forces.
Cela conduisit les organisateurs à faire encore un plus grand pas en arrière. Ceux qui avaient tout d'abord utilisé leur contrôle sur les médias, sur les moyens financiers et leur influence sur les différentes organisations pour encourager les manifestations décidaient maintenant à l'unisson de les freiner. Les manifestations n'étaient plus à l'ordre du jour, elles étaient remplacées par des appels au Congrès pour faire passer le projet de loi au Sénat et pour le faire accepter ensuite par la Chambre. Les immigrés furent avertis que de nouvelles manifestations pourraient gêner le "processus législatif".
Il y eut évidemment quelques voix qui s'élevèrent pour protester contre ce sabotage de la mobilisation. De manière isolée, il y eut localement quelques personnes qui tentèrent d'appeler à manifester. Mais, les plus grandes manifestations avaient été préparées par des organisations qui visaient à se positionner en servant la bourgeoisie, au détriment des immigrés. Quand la décision fut prise en coulisse de mettre fin au mouvement, les immigrés n'y étaient pas préparés. Ils furent laissés à eux-mêmes sans aucune organisation représentant leurs intérêts et qui aurait pu appeler à des actions à travers tout le pays. C'est pourtant ce qui aurait été nécessaire face aux attaques contre les immigrés lancées par le Sénat.
Certaines organisations appartenant aux différentes coalitions critiquèrent sévèrement le projet de loi du Sénat, mais elles n'avaient aucune action à proposer à ceux qui avaient manifesté, hormis de dire qu'il est peut-être préférable de laisser la situation légale telle qu'elle est actuellement, c'est-à-dire avec ces millions d'immigrés sans papiers. Ce n'est évidemment pas une réponse !
Avec la fin des manifestations, les organisateurs commencèrent à battre le rappel pour les prochaines élections. En fait, cette idée avait circulé pratiquement dès le début, avec des pancartes dans les manifestations où l'on pouvait lire :"Aujourd'hui, on marche. Demain, on vote". Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire d'autre que voter pour les Démocrates et pour certains Républicains qui prétendent être les amis des immigrés, alors même que ces partis lancent de graves attaques contre ces derniers !
Pendant que les permanents du SEIU laissaient entendre que les immigrés pourraient peut-être se joindre au défilé de la Fête du Travail (Labor Day , le premier lundi de septembre), le SEIU considérait cette affaire comme un bon moyen de renforcer le soutien électoral au Parti démocrate et de collaborer davantage avec les organisations patronales. Le SEIU espère-t-il se voir accorder des droits de négociation dans les secteurs d'activités qui dépendent des immigrés par des employeurs reconnaissants ? Cela correspondrait bien au genre d'accord qu'ils ont passé ces dernières années avec les maisons de retraite de Californie dont ils ont soutenu les efforts pour réduire les réglementations de l'État auxquelles elles étaient soumises, dans l'espoir d'obtenir le droit de négocier au nom des travailleurs qui y sont employés.
Et quelle suite pour la classe ouvrière ?
Le rôle des syndicats aurait dû être d'accueillir les immigrés, de les aider à s'intégrer dans la classe ouvrière, d'organiser la lutte pour leurs droits, de défendre les salaires de tous et le droit à un emploi pour tous. C'est le seul moyen d'empêcher les patrons de diviser les travailleurs, de les opposer les uns aux autres et de rester ainsi maîtres du jeu. C'est ce que des organisations qui défendent les intérêts de la classe ouvrière devraient faire aujourd'hui. Le fait que les syndicats ne le font pas reflète simplement le fait qu'ils n'organisent plus la lutte des travailleurs sur quelque terrain que ce soit.
Le problème posé au reste de la classe ouvrière n'est pas de se battre contre l'immigration, mais de travailler à assimiler ces immigrés comme partie intégrante de la classe ouvrière. L'arrivée de ces nouveaux travailleurs ne peut que renforcer la classe ouvrière si les travailleurs ne se laissent pas diviser.
Sans l'importation de main-d'oeuvre, qu'il s'agisse de contrats temporaires, d'esclavage, d'immigration économique, ce pays n'existerait pas aujourd'hui. Dès ses origines, on y importa de la main-d'oeuvre sous diverses formes. Et à chaque fois, les patrons ont utilisé l'importation de main-d'oeuvre comme un moyen de servir leurs intérêts, notamment pour peser sur les salaires. Cela n'a pas empêché la classe ouvrière de se battre et d'améliorer sa situation et les immigrés ou les anciens esclaves se trouvèrent souvent à l'avant-garde du combat. Si dans une certaine mesure la classe ouvrière américaine se trouve dans une meilleure situation que celle de bien d'autres pays, c'est grâce à ces luttes menées en commun.
Parfois, il semble que le capitalisme ait toutes les cartes en main. Mais la participation des immigrés à des manifestations appelées par des forces travaillant contre leurs intérêts -qui défendent en fait les intérêts de leurs ennemis- montre que le capitalisme peut continuer à mettre en branle ses propres fossoyeurs, pour reprendre l'expression de Marx à propos de la classe ouvrière. Ne serait-ce pas merveilleusement ironique que les immigrés, abusés comme ils l'ont été, décident de se battre pour leurs propres droits en se libérant du carcan de cette alliance avec les patrons et d'aller vers le reste de la classe ouvrière, l'entraînant avec eux dans une lutte contre toutes les attaques que les travailleurs subissent aujourd'hui, et avant tout une lutte pour obtenir un emploi pour tous ?
26 juillet 2006