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- Lutte de Classe n°66
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États-Unis - La faillite d'Enron : " Un tribut payé à la gloire du capitalisme américain "
Plusieurs années de profits élevés obtenus grâce à la surexploitation des travailleurs ont déclenché une spéculation boursière intense à l'échelle internationale. La chute brutale des actions du secteur de la haute technologie l'année dernière a été une première alerte. L'annonce de la faillite, ou de la menace de faillite, de plusieurs grandes entreprises aux États-Unis est peut-être en train de déboucher sur une crise boursière majeure. Dans ce contexte, il nous a semblé utile de publier un article paru dans le trimestriel Class Struggle de Spark aux États-Unis, consacré aux déboires et à la faillite du trust Enron.
Le 2 décembre 2001, la société Enron faisait faillite. Six mois plus tôt, elle figurait à la septième place sur la liste des 500 entreprises américaines les plus riches établie par le magazine américain Fortune et ses dirigeants ne manquaient jamais une occasion de chanter les louanges de la " libre entreprise ". Enron était décrite comme l'exemple même de l'entreprise de l'avenir, parce qu'elle avait fait de l'Internet une Bourse où s'échangeaient les matières premières et qu'elle accumulait les bons résultats en se contentant d'acheter et de vendre, sans pratiquement se mêler de production. Les avantages sociaux des employés d'Enron, en particulier leur système de retraite par capitalisation (dit " plan 401-k ", en référence à l'article de loi qui a rendu possible le remplacement du système de retraite traditionnel par cette forme particulière d'" épargne-retraite "), étaient présentés comme les signes avant-coureurs d'une nouvelle ère du capitalisme, celle d'un " capitalisme populaire " faisant de chaque travailleur un actionnaire de son entreprise. D'autre part, un an presque jour pour jour avant la faillite, la direction d'Enron avait organisé une grande soirée de gala pour célébrer l'arrivée à la Maison-Blanche de son poulain, George W. Bush, dont elle avait financé à la fois la campagne électorale et la bataille judiciaire liée au recomptage des voix en Floride. L'homme fort d'Enron, Kenneth Lay, était un ami de longue date du nouveau président, avec qui il avait toujours gardé des liens étroits sur le plan politique et financier. Bref, Enron allait de succès en succès ; c'était sans conteste la plus " performante " d'une nouvelle génération d'entreprises " performantes ".
Un an plus tard, la faillite d'Enron, la plus importante de toute l'histoire du capitalisme américain, entraînait la débâcle de sa direction, et ses employés découvraient soudain que les capitaux qui devaient assurer leur retraite avaient tout bonnement disparu. Grâce aux révélations qui ont suivi cette banqueroute, nous avons aujourd'hui une petite idée des supercheries et des leurres utilisés par Enron dans son ascension vers les sommets boursiers. Par exemple, pour dissimuler son endettement croissant, Enron avait créé pas moins de 2 832 filiales, dont 874 sociétés offshore ; des milliards de dollars se retrouvaient ainsi sur les comptes de sociétés écrans dans les paradis fiscaux des Caraïbes. Enron s'était aussi livrée à des manipulations des prix du gaz naturel, de l'électricité et de ses actions ; elle avait tissé des liens très, très étroits avec les autorités fédérales et celles du Texas chargées de surveiller sa sphère d'activité et avait apporté un soutien financier important à un grand nombre d'hommes politiques (plus de la moitié des députés et sénateurs actuels ont déjà bénéficié de dons de la part d'Enron ou de membres de sa direction).
Dès l'annonce de la banqueroute, les commentateurs ont tracé un parallèle avec les scandales financiers des années vingt , en particulier celui de Teapot Dome (célèbre affaire de corruption du gouvernement Harding qui avait accordé l'exclusivité de l'exploitation des réserves pétrolières de cette localité du Wyoming à des investisseurs amis) et les montages financiers très complexes des compagnies productrices d'électricité de l'époque. Le scandale de Teapot Dome avait révélé les liens existant entre le gouvernement et l'industrie pétrolière. Grâce à ces liens, mêlant favoritisme et corruption, les compagnies pétrolières obtenaient l'autorisation d'exploiter le sous-sol et ses immenses réserves de pétrole pour une bouchée de pain, en échange de " dons " faits aux membres du gouvernement, y compris le président Harding lui-même. Quant aux montages financiers dits " en pyramide ", ils étaient utilisés par les compagnies privées d'électricité qui, après avoir racheté des unités de production au service public, créaient toute une ribambelle de filiales écrans servant à détourner des sommes considérables qui menèrent tout droit à des faillites retentissantes. Ces faillites, entraînant celles des grandes banques d'affaires, ont joué un rôle important dans le déclenchement de la crise de 1929. Les commentateurs se sont bien sûr hâtés d'ajouter qu'un tel risque était minime dans la situation actuelle même si, en fait, l'affaire Enron présente de remarquables similitudes avec les vagues spéculatives qui ont conduit au jeudi noir d'octobre 1929.
Un gazoduc de quatre sous transformé en pompe à milliards
L'ascension fulgurante d'Enron s'est appuyée sur la hausse sans précédent des tarifs de l'électricité en Californie à partir de 1997. Les deux phénomènes se sont trouvés inextricablement mêlés dès le départ, c'est-à-dire dès que le clan Bush a mis la main sur les leviers du pouvoir, d'abord au Texas, puis à Washington. Jusqu'en 1992, Enron était une compagnie texane d'importance secondaire, possédant des pipelines et un petit nombre de centrales électriques. Mais la loi relative à la politique énergétique, votée en 1992 à l'instigation du président Bush père, avait eu, entre autres conséquences, celle de contraindre les entreprises du service public à se débarrasser de leurs centrales électriques et donc à acheter de l'électricité sur un marché devenu libre. Dans cette situation nouvelle, Enron n'a pas choisi d'augmenter son parc de centrales, mais plutôt de vendre celles qu'elle possédait déjà pour se transformer en intermédiaire, spécialisé dans l'achat et la vente de gaz naturel et d'électricité. Elle a alors créé des filiales qui, elles aussi, achetaient et vendaient de l'énergie. Cette décision n'avait évidemment pas été prise au hasard, et quand le marché a été déréglementé, Enron, ses filiales et les autres entreprises du secteur se sont mises à acheter et à vendre du gaz et de l'électricité, qu'elles se rachetaient et se revendaient à qui mieux mieux, faisant monter les prix à chaque transaction. Au début de 1993, Wendy Gramm, alors présidente de la Commission de contrôle du marché à terme des matières premières, rendait un arrêt qui soustrayait les transactions des sociétés comme Enron au contrôle des autorités. Et comme par hasard, quand Wendy Gramm, qui était aussi l'épouse du sénateur texan Phil Gramm, a démissionné de la Commission cinq jours plus tard, elle a aussitôt été nommée membre du Conseil de direction d'Enron.
Avec le soutien des Bush, père et fils, et du couple Gramm, Enron était prête à passer à la vitesse supérieure. Au cours des cinq années qui ont suivi, elle a fait campagne pour persuader les États de déréglementer le marché de l'électricité. Bush fils, devenu gouverneur du Texas, entreprenait de convaincre les autres gouverneurs républicains et bientôt, emboîtant le pas à la Californie, au Tennessee et au Texas, d'autres États se lançaient dans l'aventure. En quatre ans, de 1997 à 2000, 24 États déréglementaient la production et la distribution d'énergie. Selon tous les témoignages recueillis, c'est Enron qui a été à l'initiative de ce changement incroyablement rapide. Par l'intermédiaire des familles Bush et Gramm, Enron a distribué près de deux millions de dollars à quelque 700 candidats dans 28 États. Les mêmes hommes politiques défendaient la déréglementation qui ouvrait de nouveaux marchés à des compagnies comme Enron. Enron faisait aussi un travail de pression auprès du gouvernement, par exemple par des publicités promettant une diminution des tarifs de l'électricité grâce à la concurrence qu'instaurerait la déréglementation.
La suite est connue. Non seulement les tarifs n'ont pas diminué, mais ils ont atteint des sommets inouïs comme Enron l'avait anticipé. Selon une information récemment rendue publique, la politique d'achat d'Enron au cours de la période antérieure à l'envol des prix consistait déjà à signer des contrats de fourniture d'électricité dépassant de loin ses besoins du moment, sur la base des prix relativement bas pratiqués au premier semestre 2000. Les acheteurs d'Enron agissaient de même dans le secteur du gaz naturel. Puis, au fur et à mesure que les prix de l'électricité et du gaz naturel s'envolaient, les profits d'Enron s'accroissaient de la différence entre les prix d'achat et de vente. On peut difficilement attribuer au hasard le fait que, quelques mois à peine après la razzia d'Enron, les prix se soient mis à grimper comme jamais auparavant. Enron ne s'était pas contentée d'acheter de l'électricité et du gaz naturel ; elle avait vendu ses contrats, à elle-même, puis se les était rachetés et revendus encore et encore. Par exemple, l'une de ses filiales vendait un contrat à terme à une autre filiale, qui la revendait à une troisième filiale d'Enron, qui la revendait à la maison-mère, et ainsi de suite. Le marché était très animé, mais la quantité de gaz et d'électricité offerte aux distributeurs était de moins en moins importante. Cette pénurie créée de toutes pièces faisait monter les prix et Enron raflait la mise, augmentant ses bénéfices de plus de 300 % entre 1997 et 2000.
Bien sûr, Enron n'était pas la seule entreprise à profiter de la situation ainsi créée en Californie. Elle n'était pas la seule non plus à pratiquer ce type d'activité. Ainsi, en cinq ans, El Paso Natural Gas, qui possédait un gazoduc d'une valeur de deux milliards de dollars, se transforma en un groupe financier pesant 50 milliards, essentiellement grâce aux profits réalisés en Californie. Toutes les entreprises impliquées dans le scandale californien enregistraient à l'époque des profits records. Y compris l'une d'entre elles qui a fait banqueroute après avoir transféré tous ses avoirs à des filiales. Car toutes suivaient le modèle établi par Enron consistant à multiplier le nombre de leurs filiales. On peut dire qu'Enron montrait la voie dans ce domaine comme dans la lutte pour la déréglementation la différence essentielle entre Enron et les autres entreprises du secteur étant qu'Enron s'est finalement écroulée, ce qui a jeté une lumière crue sur ces manoeuvres de brigands.
Des " rapaces " à la recherche de proies
Les énormes profits accumulés par Enron en Californie étaient expédiés sur des comptes ouverts dans des banques offshore des Caraïbes alors même qu'Enron se lançait dans une boulimie d'acquisitions, achetant des entreprises en Amérique latine, en Inde, en Europe de l'Est et en Afrique, grâce à des prêts financés par le gouvernement américain. Selon l'Institute for Policy Studies, un centre d'études et de réflexion basé à Washington, " depuis 1992, au moins 21 agences, représentant le gouvernement des États-Unis, des banques de développement et les gouvernements de pays tiers, ont aidé Enron à étendre son champ d'activité en lui accordant 7 129 milliards de dollars d'argent public destiné à financer 38 projets dans 29 pays ".
En quelques années, Enron avait en effet lancé des dizaines de projets dans le monde entier. Il s'agissait la plupart du temps de gazoducs, d'oléoducs, d'usines électriques, etc., considérés comme des " actifs non rentables " car ils ne produisaient pas encore d'énergie commercialisable et encore moins des profits. Pour continuer à présenter des bilans flatteurs, Enron a alors entrepris de vendre ses " actifs non rentables ", mais pas à n'importe qui. Ayant réussi à se vendre et à se racheter des contrats de fourniture d'électricité à elle-même par l'intermédiaire de ses filiales, Enron a décidé de créer un autre type de filiales qui lui rachèteraient ses " actifs non rentables ". Ces filiales, surnommées très justement les " rapaces ", payaient sans discuter un prix permettant à la comptabilité d'Enron de présenter des revenus en hausse constante. Souvent, dans les jours suivant la publication de son bilan trimestriel, Enron rachetait ces " actifs non rentables " à ses filiales, pour les leur revendre une nouvelle fois avant la publication du bilan suivant. L'une des conséquences de toute cette activité commerciale déployée par Enron et ses " rapaces " était de gonfler artificiellement le poste " cession d'actifs " du bilan d'Enron (qui n'incluait pas l'activité des filiales) et de maintenir l'action Enron à un niveau élevé du moins pour un temps.
Ces filiales avaient été créées par Enron en partenariat avec certains de ses dirigeants ou des politiciens amis. Elle ne nécessitaient que très peu de fonds propres, le capital nécessaire à leur création était constitué pour l'essentiel d'actions Enron. L'ensemble du système fonctionnait sans heurt, du moins tant que l'action était en hausse. Mais si l'action se mettait à baisser, il y avait danger : Enron devrait alors injecter de l'argent frais pour combler la différence entre le capital déclaré des filiales et la valeur des actions Enron censées le constituer.
Enron a fini par se piéger elle-même avec les pénuries d'électricité de l'hiver 2001. En Californie, la demande d'énergie est plutôt faible en hiver, mais en 2001, pour la première fois, il y a eu des coupures d'électricité en cette saison. Une pression de plus en plus forte s'est alors exercée sur la Federal Energy Regulatory Commission (FERC, Commission fédérale de réglementation de l'énergie), lui demandant de fixer un plafond aux prix du gaz et de l'électricité. La FERC a résisté tant qu'elle a pu, pendant que les représentants de l'administration Bush faisaient la leçon aux Californiens, les accusant de gaspiller l'électricité et d'avoir une attitude " déraisonnable " pour la qualité de leur environnement. Ainsi, en janvier 2001, le sénateur texan Phil Gramm déclarait : " J'ai l'intention de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher ceux qui ont choisi la voie d'une écologie extrémiste et d'un protectionnisme entre États américains plutôt que celle du bon sens et du marché de faire payer la crise énergétique dont ils sont responsables par les contribuables des autres États ".
La FERC a néanmoins dû réagir face aux demandes venant de toutes parts, y compris des gouverneurs républicains d'États indirectement touchés par la crise californienne. Et le 19 juin 2001, elle instaurait un plafond pour les prix à la production de l'énergie dans les États de l'Ouest.
Cette décision allait à l'encontre du mouvement spéculatif fondé sur une hausse constante des prix. De fait, le prix à la production de l'électricité s'est mis à baisser, et même largement sous le plafond nouvellement fixé. En moins de deux semaines, les contrats de fourniture d'électricité se négociaient à un prix de 80 % inférieur au prix pratiqué avant la décision de la FERC. Enron s'est alors retrouvée avec des contrats de fourniture d'électricité achetés au prix fort et ne valant plus qu'une fraction de leur valeur d'achat.
Enron s'est alors mise à perdre de l'argent et le prix de son action a commencé à chuter. Elle avait besoin de prêts importants pour se renflouer et vite. Mais l'admettre aurait attiré l'attention sur son bilan réel et aurait entraîné l'effondrement de son action à la Bourse.
Enron ne s'est pas pour autant avouée battue. Elle a fait appel aux plus grandes banques d'affaires du pays et aux plus importants financiers de Wall Street qui étaient déjà fortement engagés dans le montage d'Enron. Parmi eux, il y avait Merrill Lynch, Citygroup, Bank of America, Crédit Suisse First Boston, Deutsche Bank Alex Brown, Travelers Insurance, Morgan Stanley Dean Witter et J. P. Morgan Chase. Ils ont aidé Enron à créer de nouvelles filiales et, pour ce faire, la plupart d'entre eux ont créé leur propres filiales offshore pour camoufler le fait qu'ils prêtaient de l'argent à Enron. Ils prétendaient que ces filiales servaient à racheter à un bon prix certains contrats de fourniture d'électricité appartenant à Enron. Et grâce à ces prêts déguisés en échanges commerciaux, Enron pouvait continuer à présenter des bilans en hausse.
A ce moment-là, six mois avant la faillite de fin 2001, les banques d'affaires et les financiers de Wall Street connaissaient sans l'ombre d'un doute la véritable situation d'Enron. La direction d'Enron les avaient déjà tous réunis quand l'action avait subi une première attaque à la Bourse et les avaient informés, au moins partiellement, de la situation réelle de ses principales filiales qui perdaient toutes de l'argent sans discontinuer. Pourtant, tous ces poids lourds de la finance ont allègrement continué à recommander l'action Enron à leurs clients pratiquement jusqu'au jour de la faillite. Un seul d'entre eux a émis de timides réserves quelques jours seulement avant la fin. Ils étaient tous trop impliqués dans le système Enron, à la fois parce qu'ils étaient tous actionnaires de l'entreprise et parce qu'ils craignaient les conséquences imprévisibles pour tous les marchés financiers d'un éventuel effondrement d'Enron.
La chute d'Enron s'est finalement produite quand l'ensemble du marché financier a trébuché après les attentats du 11 septembre. Pour Enron, cette baisse circonstancielle s'est révélée désastreuse, car pour garder un bilan positif Enron devait impérativement trouver encore une fois de l'argent frais à injecter dans ses filiales. Mais cette fois, la direction d'Enron ne réussit pas à convaincre les investisseurs de réitérer leur geste et, fin octobre, elle révisait à la baisse ses bénéfices des cinq années précédentes. La valeur de l'action se mettait alors à chuter et la situation des filiales était pire que jamais.
L'ascension et la chute d'Enron : une oeuvre collective
Pendant ses années d'euphorie, Enron avait entraîné dans son sillage l'une des plus grandes firmes d'audit financier du monde, Andersen ; la plupart des grandes banques et des courtiers d'affaires des États-Unis ; de prestigieux cabinets d'avocats ; presque toute la classe politique, démocrates et républicains confondus ; ainsi qu'une multitude d'agences gouvernementales. Certains des postes les plus importants de l'administration Bush étaient occupés par d'anciens directeurs d'Enron, notamment Lawrence Lindsay, nommé au poste de conseiller économique spécial du président (qui a dit de la faillite d'Enron qu'elle était " un tribut payé à la gloire du capitalisme américain "), Thomas White, ministre des Armées, et Harvey Pitt, président de la Securities and Exchange Commission, l'organisme chargé de surveiller l'émission et la négociation des valeurs mobilières. Quant au nouveau président du Comité national du Parti républicain, Marc Raciot, il était, avant d'occuper ce poste, responsable du lobby d'Enron.
Aujourd'hui, la classe politique dans son ensemble prétend qu'elle ignorait ce qui se tramait. Il en est de même de certains dirigeants d'Enron. Mais les manoeuvres d'Enron n'auraient tout simplement pas été possibles sans la collaboration consciente des dirigeants du monde des affaires et de la finance, ainsi que celle des dirigeants politiques du pays et de nombreux États. Si Enron a pu obtenir tant de soutiens, elle ne le devait ni au talent de persuasion de son président Kenneth Lay, ni à l'influence politique des familles Bush et Gramm. Enron a réussi à convaincre tout ce beau monde de jouer un rôle dans ses coups tordus parce qu'Enron leur proposait une " affaire " comme une autre une " affaire " comportant un peu plus de risques, c'est tout.
Certains commentateurs laissent aujourd'hui entendre qu'Enron aurait réussi à " acheter " les hommes politiques en nombre suffisant pour obtenir des décisions qui lui soient favorables comme si ces décisions n'avaient profité qu'à Enron.
Il est vrai que la classe politique de ce pays est corrompue. L'affaire Enron l'a clairement montré : les votes des députés étaient à vendre, comme l'étaient les décisions concernant les réglementations ou la politique énergétique. Et certains esprits soupçonneux ne s'interdisent pas de penser que l'enquête sur le scandale Enron elle-même était à vendre et a trouvé preneur. Il y a aujourd'hui 11 comités du Congrès qui enquêtent dans cette affaire ; sur les 248 membres qui les composent, 213 ont dans le passé touché de l'argent d'Enron et tous les présidents de ces comités, sans exception, ont reçu des sommes non négligeables de la part d'Enron.
En fait, à Washington, il n'y avait aucun homme politique influent qui n'ait reçu de l'argent d'Enron. Certains d'entre eux avaient bien sûr été particulièrement choyés. Selon Kevin Phillips, célèbre analyste politique dont les sympathies vont plutôt au Parti républicain, les présidents Bush, père et fils, et leur entourage immédiat auraient touché au total entre 20 et 30 millions de dollars d'Enron, en dons au parti, dons à la bibliothèque présidentielle, rétributions en tant qu'orateurs invités, dividendes, honoraires en tant que consultants, jetons de présence et co-investissements.
Si ce type de corruption avait constitué une menace pour les autres capitalistes, ces derniers n'auraient pas attendu pour les dénoncer haut et fort. En réalité, Enron faisait un travail de débroussaillage qui profitait aussi à d'autres entreprises. Enron seule n'aurait pas pu dominer le marché de l'électricité californien comme elle l'a fait. Elle n'a pu dépouiller la Californie qu'avec l'aide de partenaires et, quand les choses ont mal tourné, avec le soutien des financiers et des grandes banques de Wall Sreet. Elle n'était pas seule à demander la suppression du contrôle exercé sur les marchés de l'énergie et des matières premières : toutes les grandes entreprises lui ont emboîté le pas quand Enron a fait adopter, en quelques années, les modifications qui leur étaient favorables par le Congrès et les législatures des États.
Aujourd'hui, alors qu'il est enfin question de traduire Enron en justice, la plupart des commentateurs affirment que les agissements d'Enron étaient parfaitement légaux. Enron aurait simplement profité des " failles " que les capitalistes trouvent toujours, comme par hasard, dans les lois qui régissent le monde des affaires. Il faut dire que la tâche n'était pas trop ardue : les " failles " en question étaient si énormes que tous ceux qui le voulaient ont pu s'y engouffrer sans se marcher sur les pieds.
La faillite officielle d'Enron a cependant eu une conséquence remarquable : nombre de grandes entreprises ont décidé de " réviser " leur façon d'établir leur bilan afin de rendre leur comptabilité " plus transparente ". D'autres ont vu la valeur de leur action chuter parce que leur comptabilité était du même type que celle d'Enron. Citons Xerox, IBM, Adelphia, Qwest, General Electric, WorldCom, AT&T, Qualcom, EMC, Cisco Systems, Lucent, Circuit City.
Mais il ne fait aucun doute que malgré les révisions entreprises, la comptabilité de toutes ces entreprises continue à cacher des montages financiers du type Enron, c'est-à-dire des ventes et des rachats bidons entre maison-mère et filiales ainsi que des partenariats non déclarés le tout dans le but de détourner de l'argent et/ou de dissimuler l'endettement de l'entreprise. L'endettement que certains groupes ont quand même fini par déclarer est énorme : celui de General Electric, par exemple, est de 220 milliards de dollars, essentiellement en traites à court terme, qu'il faudra bientôt payer.
Ces entreprises ne sont pas nées d'hier, comme Enron. Elles sont les fleurons du capitalisme américain, les valeurs vedettes de la Bourse. General Electric, dont l'action a plongé dans la foulée de l'affaire Enron, possède la plus grande capitalisation boursière au monde. Qwest est l'une des héritières de l'empire de Bell Telephone. AT&T est l'entreprise qui compte le plus grand nombre d'actionnaires dans le pays. Cisco Systems et Lucent sont dans le peloton de tête des fournisseurs d'équipements de télécommunication.
Il est évidemment impossible de connaître l'étendue et la gravité de leurs malversations. Mais d'après le peu qu'on en sait et compte tenu de la taille de ces entreprises et de leur solide implantation dans le monde de la finance, il est possible d'affirmer que le prétendu boom économique des années quatre-vingt-dix a été fabriqué de toutes pièces ; en d'autres termes, il n'y a pas eu de boom y compris de leur propre point de vue.
Ce que la faillite d'Enron leur a vraiment fait craindre, c'est une épidémie de faillites similaires qui ne s'est pas produite. Mais quelques grandes entreprises ont dû déposer leur bilan. Citons Kmart (grande distribution), Global Crossing (télécommunications) et DCT (un grand fabricant de pièces détachées pour l'automobile) qui ont tous fait faillite au cours des derniers mois.
Les retraites : une chose du passé ?
Les travailleurs de toutes ces entreprises se sont retrouvés sans emploi, mais aussi sans retraite, sans soins médicaux et, dans le cas de DCT, endettés auprès de leurs médecins traitants (que DCT n'avait pas payés, car elle détournait les sommes déduites sur la paye au titre de l'assurance-maladie). C'était, à plus petite échelle, une nouvelle version de l'affaire Enron.
Ce qui est particulièrement frappant dans l'affaire Enron, c'est qu'à l'automne 2001, au moment même où les dirigeants retiraient jusqu'au dernier sou qu'ils possédaient de l'entreprise, ils cédaient la gestion du système de retraite par capitalisation (dit " plan 401-k ") à un administrateur étranger à l'entreprise, empêchant ainsi les employés de vendre les actions qu'ils détenaient et qui perdaient régulièrement de la valeur jusqu'à ne valoir plus que quelques cents. Certains employés ont peut-être, à titre personnel, joué au plus malin avec la Bourse, mais ce n'était pas le cas de la majorité des 15 000 employés d'Enron souscrivant à un " plan 401-k " plutôt qu'à un système classique et qui se sont retrouvés du jour au lendemain sans emploi et sans retraite.
Enron, comme de nombreuses autres entreprises, avait choisi d'adhérer à ce système dit de " compte personnel d'investissement " plutôt que de cotiser à une caisse de retraite traditionnelle. Et comme c'est le cas dans la majorité de ces entreprises, l'essentiel des actions mises sur les comptes des employés d'Enron consistaient en actions de leur société. Aussi, quand Enron a fait faillite, les deux tiers des sommes investies se sont volatilisés.
Au cours des deux dernières années, de nombreuses entreprises ont abandonné le système traditionnel, dans lequel une entreprise verse à une caisse des sommes suffisantes pour garantir une retraite à chacun de ses travailleurs retraite dont le montant varie en fonction de l'ancienneté dans l'entreprise et, parfois, de l'âge du retraité. Aujourd'hui, seuls 7 % des travailleurs américains bénéficient de ce système " à l'ancienne ", qui permet au retraité de toucher jusqu'à sa mort une somme définie à l'avance. Ils étaient 15 % il y a dix ans et près de 50 % il y a vingt-cinq ans. Par contre, 27 % des travailleurs souscrivent aujourd'hui à des " comptes individuels d'épargne-actions ", dits " plans 401-k ", ce qui représente une progression très rapide quand on sait que le premier " plan 401-k " a été créé en 1982. Environ 15 % souscrivent à un système mixte ; mais en général, ces systèmes mixtes ne sont créés que pour une période transitoire, afin de permettre aux entreprises de remplacer l'ancien système par un " plan 401-k ".
Cette évolution s'est faite sous l'égide de la loi de réforme des retraites de 1978. La formulation même de cette loi (en particulier son article 401-k) constituait un encouragement certain aux entreprises qui souhaitaient créer des " comptes individuels d'épargne-actions ". Elle leur permettaient d'émettre de nouvelles actions et de les verser dans le compte-épargne de leurs employés, leur permettant ainsi de ne consacrer qu'un minimum d'argent frais, voire pas du tout, à la retraite de leurs employés. D'autre part, la loi faisait obligation aux employés de verser des sommes au moins égales à celles apportées par l'employeur.
Pour les entreprises, le système était tout bénéfice. Leur contribution pouvait être faite sous forme d'actions, plutôt que sous forme monétaire ce qui aurait diminué d'autant leurs bénéfices. Cela leur valait d'autre part de bénéficier d'un avoir fiscal. Enfin, le total de leur contribution sous forme d'actions était bien inférieur à ce qu'elles devaient verser dans le système traditionnel.
Il est à remarquer que, même si les entreprises et les hommes politiques présentaient le système d'épargne-actions comme une alternative au système de retraite, ils n'étaient pas du tout prêts à en assurer la garantie financière alors que les systèmes de retraite sont garantis par l'État. De toute évidence, l'épargne-actions avait un défaut dont ils préféraient ne pas parler.
Pendant près de dix ans, la hausse du cours des actions à la Bourse a permis à la presse économique de s'extasier sur ces " comptes personnels d'investissement ". Ils représentaient l'avenir, disait-elle, un avenir où chacun pourrait devenir un capitaliste. Aux travailleurs qui n'avaient jamais eu des salaires leur permettant d'épargner, ces plans d'épargne-actions donnaient l'illusion qu'ils étaient à la tête d'une petite fortune. En réalité, au-delà du problème que pose l'effondrement toujours possible des actions (ce qui a été le cas récemment) ou la faillite de l'entreprise, ce type d'épargne ne permet pas de dégager les sommes nécessaires pour garantir la retraite des vieux travailleurs. On estime aujourd'hui que ceux qui détiennent ce type de comptes et qui s'apprêtent à prendre leur retraite ne pourront maintenir leur niveau de vie actuel que pendant deux à trois ans.
L'affaire Enron a sans doute aussi quelque peu tempéré les ardeurs de ceux qui veulent privatiser le système des retraites et le remplacer par des comptes individuels inspirés du " plan 401-k ". Mais leurs projets n'ont pas été abandonnés. Bush a même récemment déclaré que l'affaire Enron avait renforcé sa détermination à réformer le système des retraites... pour mieux protéger les travailleurs, bien sûr ! De toute évidence, Wall Street continue à lorgner sur les énormes capitaux gérés par le système des retraites, capitaux qu'elle n'a encore jamais réussi à s'inféoder. Et les coups encaissés avec les faillites d'Enron et compagnie rendent Wall Street plus avide que jamais d'une transfusion d'argent frais.
Des décisions dont certains recueillent les fruits... et laissent les autres en subir les conséquences
Commentant la faillite d'Enron, Paul O'Neill, ministre des Finances de Bush et ancien dirigeant d'Alcoa, déclarait récemment : " C'est là tout le génie du capitalisme. Des individus prennent de bonnes ou de mauvaises décisions, puis en payent les conséquences ou en recueillent les fruits. C'est la loi du système. "
De quelles " bonnes décisions " parlait-il ? Celles qui ont permis aux dirigeants d'Enron de continuer à s'enrichir, alors même que l'entreprise se dirigeait tout droit vers la faillite ?
En août, cinq jours après avoir reçu la fameuse lettre envoyée par Sherron Watkins et l'avertissant des problèmes menaçant Enron, Kenneth Lay se débarrassait d'une partie de ses actions et empochait 3,5 millions de dollars. Au cours des deux mois qui ont suivi, il aurait encaissé environ 40 millions de dollars en vendant ses stock-options. En octobre, quelques jours avant le grand plongeon, Jeffrey Skilling démissionnait de son poste de président-directeur général et se faisait rembourser 60 millions de dollars de stock-options. Andrew Fastow, l'as des finances qui aurait mis au point l'arnaque reposant sur la création de milliers de filiales, aurait pour sa part empoché au moins 30 millions de dollars et personne n'a la moindre idée des comptes qu'il possède dans les banques offshore avec lesquelles il entretenait des liens privilégiés. Thomas White, ex-directeur d'Enron et aujourd'hui ministre des Armées du gouvernement Bush, a laissé passer quelques mois après sa nomination à ce poste, puis, en octobre, a soudainement vendu toutes ses actions Enron pour un total de 12 millions de dollars. Quant aux responsables du fonds chargé de gérer le " plan 401-k " d'Enron et de veiller aux intérêts des travailleurs, ils n'ont pas bougé. Plus précisément, ils n'ont pas touché aux actions Enron investies dans le fonds et n'ont pas tiré la moindre sonnette d'alarme. Mais en juin, au moment où les choses commençaient à mal tourner, le président du fonds n'a pas oublié de vendre ses propres actions pour une valeur d'un million de dollars. Dans l'une des plaintes déposées contre la direction d'Enron, il est affirmé qu'en quelques mois, 29 directeurs et hauts cadres de la société qui avaient compris que les choses tournaient à l'aigre auraient vendu leurs actions pour une valeur de 1,1 milliard de dollars. Et deux jours seulement avant de déposer le bilan, la direction d'Enron se votait une enveloppe de 55 millions de dollars de primes.
De toute évidence, les " bonnes décisions " dont parle O'Neill relèvent toutes de la recherche du profit maximum aux dépens de la population, qui caractérise le capitalisme. L'affaire Enron, comme bien d'autres avant elle, montre à quel point nous avons intérêt à nous débarrasser d'un système dont la rapacité n'a pas de limites et qui n'hésite pas à compromettre les dernières années de ceux dont le travail est à l'origine de toutes ses richesses.
14 avril 2002