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États-Unis- L'aile gauche du syndicat des camionneurs en appelle à une mafia pour en chasser une autre
Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits d'un article paru dans Class Struggle édité par nos camarades de Spark, organisation trotskyste aux États-Unis, qui aborde la situation particulière dans laquelle se trouve le syndicat des camionneurs (IBT, International Brotherhood of Teamsters, l'un des principaux syndicats), mis en tutelle depuis 1989 par l'État sous prétexte d'y éradiquer la présence de la mafia et de lutter contre la corruption qui y règne.
Dans un premier temps, l'intervention de l'État a permis en 1991 l'élection d'un nouveau président, Ron Carey, appuyé par la gauche du syndicat puis sa réélection en 1996. Mais après que Carey eut mené en août dernier une grève en bonne partie victorieuse contre l'une des principales entreprises de livraisons de paquets, l'UPS, grève qui a impliqué pas moins de 185 000 grévistes, le gouvernement a tout simplement invalidé quatre jours après la fin de la grève l'élection de Carey, puis lui a interdit de se représenter en l'accusant à son tour d'avoir puisé dans les caisses du syndicat pour sa campagne électorale. Quant au rival de Carey, Hoffa junior, qui a le soutien d'une bonne partie de la vieille garde qui était autour de son père, il a bénéficié d'un accord à l'amiable quant à ses détournements de fonds et vient, lui, d'être autorisé par le gouvernement à présenter sa candidature à la présidence du syndicat.
Ron Carey est un responsable syndical qui est parvenu à la tête du syndicat sur un programme de lutte anti-mafia et anti-corruption, grâce à l'intervention gouvernementale dans les affaires du syndicat, et en s'appuyant sur l'aile gauche du syndicat.
L'article des camarades de Spark discute plus précisément de la politique de cette aile gauche organisée depuis une vingtaine d'années en opposition à la direction du syndicat dans une tendance appelée TDU (Teamster for a Democratic Union) ainsi que la politique des militants de Solidarity qui se réclament du socialisme et qui animent TDU.
Loin d'avertir les travailleurs des limites de Carey et, surtout, loin de les mettre en garde contre l'intervention de l'État dans les affaires du syndicat, ils ont réclamé cette intervention. Lorsque Carey a déplu aux autorités en se montrant un peu trop combatif vis-à-vis d'UPS et en menaçant même de préparer une autre grève, plus large encore, pour le renouvellement de l'accord-cadre du transport des marchandises et de la convention collective du transport routier, il a été démis de ces fonctions sous un prétexte fallacieux sans que TDU ne dénonce la manoeuvre et saisisse l'occasion de dénoncer la prétendue neutralité de l'intervention de l'État. Carey lui-même n'a évidemment pas fait appel aux travailleurs, dépendant qu'il était du bon vouloir des autorités pour se maintenir en poste.
(...) Carey s'est d'abord fait connaître comme dirigeant d'une grande section syndicale de camionneurs de l'entreprise UPS à New York. A ce titre, il a dirigé, en 1968 et 1974, deux grèves importantes, qui ont permis aux camionneurs new-yorkais d'UPS de bénéficier d'avantages supérieurs à ceux qui étaient négociés nationalement par la direction de l'IBT. Les camionneurs avaient déjà commencé, sous sa direction, à s'opposer à la politique d'embauche à temps partiel de la direction d'UPS.
Mais, en 1979, la section syndicale de Carey était contrainte par la direction de l'IBT de participer aux négociations nationales. Jusque-là, Carey avait dans la mesure du possible évité d'avoir affaire à la direction nationale de l'IBT et s'était essentiellement préoccupé d'obtenir les meilleurs accords possibles pour sa propre section syndicale. Mais quand la direction nationale de l'IBT signa toute une série d'accords pourris avec UPS, Carey entreprit de s'y opposer. L'un des problèmes était justement le recours croissant d'UPS au temps partiel. Dès 1988, Carey lançait une campagne d'agitation qui, avec l'aide des membres du TDU et d'autres leaders syndicaux de sections IBT, aboutit à faire désapprouver l'accord proposé par la direction d'UPS par 53 % des travailleurs concernés. (...)
Les principaux dirigeants [du syndicat des camionneurs] étaient surtout connus pour leur "négociation" d'accords favorables aux patrons, pour leurs salaires faramineux, pour leurs liens avec des gangsters notoires et pour l'atmosphère de corruption généralisée qu'ils entretenaient autour d'eux. L'IBT était, entre autres, célèbre pour sa pratique du "cumul des mandats" : certains bureaucrates, dont beaucoup n'avaient jamais travaillé comme camionneurs, dirigeaient des sections syndicales et occupaient deux ou trois autres postes aux échelons supérieurs de l'appareil IBT, ce qui leur permettait de toucher des salaires annuels dépassant le million de francs et de cumuler les points de retraite liés à chacun de ces postes. Quand Carey fut élu pour la première fois président de l'IBT en 1991, les tarifs d'adhésion et de cotisation du syndicat étaient parmi les plus élevés des États-Unis. En revanche, les indemnités versées par le syndicat en cas de grève étaient parmi les plus faibles. Ce qui n'empêchait pas l'IBT d'être au bord de la faillite.
L'atmosphère qui régnait au sein de la bureaucratie de l'IBT fut parfaitement illustrée au cours du Congrès de 1986 à Las Vegas. On y vit le président d'alors, Jacky Presser, environ 130 kilos, faire son entrée sur une sorte de trône porté par quatre haltérophiles déguisés en centurions romains, faisant briller les nombreuses bagues qui ornaient ses doigts boudinés. La salle du Congrès était pleine de tables débordant de caviar, de foie gras, de homards, sans parler des jambons et des rôtis. Et, est-il besoin de le dire, l'alcool coulait à flots.
Dans un tel milieu, un syndicaliste comme Carey, qui avait dirigé des grèves, s'était opposé aux accords pourris signés par le syndicat et ne détenait qu'un seul poste, payé 270 000 F par an (soit l'équivalent de ce qu'un chauffeur-livreur pouvait gagner en faisant des heures supplémentaires), semblait débarquer tout droit d'une autre planète. Mais cette image de syndicaliste venu d'ailleurs lui donnait aussi une grande crédibilité.
Le TDU devient "l'opposition officielle" au sein de l'IBT
En tant que groupe, le TDU s'est constitué en 1976 et est issu de petits groupes de militants qui s'étaient formés en vue de la négociation de l'accord national sur le transport routier de 1975 et de l'accord UPS de 1976, auxquels s'étaient joints d'autres noyaux militants, y compris des syndicalistes qui avaient dans le passé suivi Jimmy Hoffa [l'ancien dirigeant du syndicat des camionneurs, très combatif et corporatiste, et qui avait partie liée avec la mafia]. A leurs yeux, le déclin de l'IBT avait commencé en 1967, quand Hoffa avait été emprisonné, après plus de dix ans de démêlés avec le ministère américain de la Justice. Par la suite, le TDU devait absorber de nombreux autres petits groupes (...).
Le TDU regroupait des gens venus d'horizons très variés. Mais le ciment de ce conglomérat de groupuscules était de toute évidence fourni par des militants liés à un groupe qui s'appelait International Socialism (et qui, depuis, a rejoint d'autres tendances pour former Solidarity). Ces militants, non seulement fournissaient une bonne partie des cadres du TDU, mais, par leur détermination, réussissaient à convaincre des travailleurs du rang de s'atteler à la tâche de construire le TDU, à une époque où la majorité des camionneurs n'était pas prête à entrer en lutte.
Ce petit groupe, qui ne comptait que quelques centaines de personnes en 1976 et qui militait à l'intérieur d'un syndicat de deux millions de membres mis en coupe réglée par des gangsters, se fixait comme premier objectif la démocratisation de l'IBT. Ses militants faisaient campagne pour que soient modifiées, localement, les règles de fonctionnement du syndicat (élections, déroulement des réunions, etc.). Ils s'efforçaient de faire participer un nombre accru de travailleurs à la vie du syndicat. (...)
Sur le plan national, le TDU n'avait pas les moyens de jouer un rôle significatif.
La situation devait évoluer un peu en 1983, quand le président du syndicat, Jackie Presser, proposa un "avenant" à l'accord-cadre national sur le transport de marchandises qui était alors en vigueur. Cet avenant visait à permettre aux entreprises de transport de licencier certains de leurs employés, puis de les réembaucher à des salaires inférieurs de 18 à 35 %. Il avait été convenu de tenir la chose secrète, mais un membre du comité de négociation informa le TDU qui la rendit publique et lança aussitôt une campagne pour "le respect de l'accord-cadre". Finalement, l'avenant fut rejeté par 94 000 voix contre 13 000. C'était une sévère défaite pour Presser, et certaines sections syndicales votèrent des motions exigeant sa démission (...).
En 1985, le TDU se lança dans une campagne de pétitions, réclamant l'élection directe des membres de la direction par les syndiqués, sur la base d'un homme, une voix. Le mode d'élection en vigueur jusque-là était l'élection à main levée lors du Congrès de l'IBT qui se tenait tous les cinq ans. Les militants du TDU recueillirent des dizaines de milliers de signatures qu'ils présentèrent au Congrès de 1986. Sur cette base, ils présentèrent leurs propres candidats à ce Congrès et réussirent, fait sans précédent, à en faire élire quelques dizaines. C'était peu, à l'échelle de l'IBT, mais cela signifiait que leur influence grandissait, au moins dans certaines sections syndicales, malgré les pressions et les manoeuvres de gangsters grâce auxquelles la bureaucratie maintenait son pouvoir au sein de l'IBT.
En 1987, le TDU comptait déjà plusieurs centaines de délégués élus et des postes à la direction de 40 sections syndicales.
Mais c'est à partir de la fin 1987 et tout au long de l'année 1988 que le TDU se mit vraiment à attirer les travailleurs du rang. Une fois de plus, il dénonça certains accords qui venaient d'être signés par l'IBT. Des dirigeants locaux, comme Carey, s'associèrent à la campagne de TDU contre l'acceptation de l'accord-cadre national sur le transport des marchandises et de l'accord sur le transport routier qui étaient en négociation, ainsi que contre les accords proposés par UPS et les brasseries Stroh's.
(...) La campagne du TDU et de certains dirigeants locaux réussit à faire qu'une majorité de travailleurs de la base désapprouvent les accords en question. Mais seul l'accord national sur le transport routier fut effectivement rejeté, car il était le seul à avoir été refusé à la majorité des deux tiers exigée par les statuts.
Quand le Comité exécutif national des camionneurs entreprit d'imposer les trois autres accords, le TDU fit campagne pour faire réviser la procédure de vote des accords. Cette campagne rencontra un vif écho à la base et le TDU s'adressa à la justice pour tenter de contraindre la direction de l'IBT de changer ses statuts. Devant cette menace, le Comité exécutif préféra obtempérer et annonça, le 21 octobre 1988, qu'il réviserait ses statuts et qu'il suffirait dorénavant de la majorité simple pour rejeter un accord, avec un quorum de 50 % de votants.
Evidemment, cela ne pouvait qu'accroître considérablement l'influence du TDU. (...)
A la fin de 1988, le TDU avait fait la démonstration qu'il pouvait jouer un rôle à l'échelle nationale au sein de l'IBT et le nombre de ses cotisants était en forte augmentation. Fin 1989, le TDU comptait officiellement 10 000 cotisants et son journal tirait à 75 000 exemplaires. Officieusement, le TDU disait compter quelque 1 000 militants, dont tous n'étaient pas membres de syndicats importants, mais qui constituaient néanmoins un appareil ayant une certaine expérience de la lutte interne au sein du syndicat des camionneurs.
Le TDU a recours à la justice pour chasser le "diable" !
L'occasion pour Carey, et le TDU à sa suite, d'accéder à la direction de l'IBT s'est présentée le 13 mars 1989, avec l'"ordonnance de gré à gré" prononcée par le ministère de la Justice des États-Unis et contresignée par Jackie Presser et les autres dirigeants de l'IBT (suite à une plainte de l'administration, les défendeurs promettaient de ne plus se rendre coupable des faits incriminés).
Le ministère de la Justice poursuivait depuis longtemps ses "investigations" sur l'influence du crime organisé dans le syndicat des camionneurs. Sous ce prétexte, le FBI avait recruté Jackie Presser comme informateur et l'avait rémunéré en tant que tel pendant treize ans, l'aidant au passage à devenir président du syndicat et l'incitant à commettre certaines illégalités pour faire avancer ses "investigations". En 1985 et 1986, le ministère de la Justice conduisit une série d'enquêtes sur le racket organisé à l'intérieur de l'IBT et d'un certain nombre d'autres syndicats. En 1986, il affirmait que les dirigeants de l'IBT étaient compromis avec le crime organisé, qu'ils avaient fait un "pacte avec le diable", et annonça son intention de les inculper au titre de la loi sur les organisations crapuleuses de 1970 (loi RICO) et de mettre l'ensemble du syndicat sous tutelle gouvernementale.
Selon Dan LaBotz (membre-fondateur du TDU et auteur d'une histoire semi-offcicielle de l'organisation), en avril 1987, le secrétaire national du TDU, Ken Paff, fit parvenir une lettre de neuf pages au sous-ministre de la Justice, Stephen Trott, pour lui demander que le gouvernement prenne en charge les affaires du syndicat : "Nous recommandons fermement au gouvernement de réorganiser l'IBT, conformément à l'article 1964a de la loi RICO."
Paff précisait dans sa lettre que le TDU ne souhaitait pas la mise sous tutelle du syndicat, mais plutôt la tenue de nouvelles élections de représentants syndicaux et de délégués au congrès, élus directement par la base. Mais il demandait aussi, au nom du TDU, que le gouvernement supervise l'organisation des élections pour les trois échéances à venir, ainsi que le fonctionnement du syndicat dans son ensemble. De ce point de vue, le fait que Paff se soit référé à la loi RICO est significatif, car cette loi permet justement au gouvernement de confisquer ou de réorganiser une entreprise (ou un syndicat), de congédier ses dirigeants et, si l'organisation est convaincue d'activités illicites, de demander à un tribunal de nommer des administrateurs judiciaires pour la gérer.
Le TDU avait déjà, dans le passé, eu recours aux tribunaux contre les bureaucrates de l'IBT. Il avait demandé à différents tribunaux des ordonnances de gré à gré à l'encontre de la direction de l'IBT sur des problèmes aussi variés que la ratification des accords, l'organisation des élections, le décompte des votes, la circulation de l'information à l'intérieur du syndicat, etc. Mais c'était la première fois, semble-t-il, qu'il demandait au ministère de la Justice de gérer les affaires courantes du syndicat. En 1986, le TDU s'était déclaré opposé à toute tentative du gouvernement de limoger des responsables de l'IBT, affirmant qu'une telle décision pourrait avoir de graves conséquences. Et voilà que, moins d'un an plus tard, il adoptait une position diamétralement opposée.
C'était un tournant dangereux de la part du TDU (...). Non seulement il a appelé l'appareil d'État au secours, mais il a explicitement renforcé parmi les travailleurs l'idée que, pour se débarrasser d'une direction pourrie, ils devaient s'en remettre à l'État.
Le TDU a toujours affirmé qu'il ne voulait pas d'une mise sous tutelle du syndicat, qu'il souhaitait seulement que le gouvernement en supervise le fonctionnement. Mais cela revient à demander au gouvernement, sinon de gérer directement le syndicat, du moins d'intervenir dans son fonctionnement. Il n'est que de voir ce qui est arrivé par la suite : dès que Carey et l'IBT ont mené une lutte un peu trop gênante pour les patrons, l'État a eu toute possibilité d'intervenir et de se débarrasser d'un leader devenu gênant.
Aux termes de l'ordonnance de gré à gré de mars 1989, les dirigeants du syndicat étaient contraints de démissionner et de nouvelles élections étaient prévues. Dans l'intérim, les tribunaux désignèrent trois représentants de l'administration pour "superviser" les affaires du syndicat : un premier chargé de mission devait s'occuper de mettre sur pied un nouveau système électoral et d'en contrôler l'application ; un second était responsable des enquêtes et avait le pouvoir de suspendre tout dirigeant syndical convaincu de corruption ou de liens avec la pègre ; et enfin un administrateur indépendant était nommé, concentrant entre ses mains tous les pouvoirs du président et du conseil exécutif du syndicat. Le prétexte de cette "supervision" était la nécessité de "chasser le crime organisé" du syndicat.
En avril 1989, lors d'une réunion de la direction du TDU convoquée pour examiner la situation ainsi créée, son secrétaire national, Ken Paff déclarait : "La décision du tribunal a été en grande partie due à notre intervention. Je pense que nous pouvons être fiers d'avoir contribué à éloigner la solution d'une mise sous tutelle au profit de l'organisation de nouvelles élections."
Le TDU a sans doute émis des réserves théoriques quant à une gestion directe du syndicat par le gouvernement, mais il n'a rien dit des dangers inhérents à la décision réellement prise par le gouvernement. Au contraire, il a présenté l'ordonnance du tribunal comme une victoire de la base, renforçant ainsi l'idée qu'on pouvait attendre du gouvernement qu'il agisse dans l'intérêt des travailleurs.
L'élection de 1991
Six mois après l'entrée en vigueur de l'ordonnance, Carey annonçait son intention de briguer le poste de président du syndicat.
Le TDU n'avait apparemment aucune intention de présenter ses propres candidats et, deux mois plus tard, déclarait qu'il soutenait la candidature de Carey. En échange, Carey mettait dix membres du TDU sur sa liste de 16 candidats. Carey et le TDU choisissaient comme axe de leur campagne la chasse à la corruption et aux gangsters. Le TDU parlait bien sûr aussi de démocratie et de la nécessité pour les travailleurs de contrôler leur syndicat, et faisait constamment référence à la "base". Mais leur principale proposition concrète à l'adresse de la "base" était d'utiliser le droit de voter directement pour leurs dirigeants et leurs délégués qui leur avait été octroyé par l'ordonnance de gré à gré (...).
Il ne fait pas de doute que la prise de contrôle de l'IBT par le gouvernement ainsi que cette élection au suffrage direct ont ouvert la voie à la victoire de Carey. Au cours du Congrès extraordinaire de 1991, où avaient été désignés les candidats à la présidence, Carey n'avait recueilli sur son nom que 15 % des voix des délégués élus par des sections syndicales qui étaient toujours en majorité aux mains de la "vieille garde". En revanche, au moment du vote direct, il était élu, à la majorité relative il est vrai, mais tout de même avec 48 % des voix les deux candidats de l'appareil se partageant le reste des voix.
La seconde étape de la "réorganisation" de l'IBT
En 1992, Carey, dont tout le monde pensait qu'il était blanc comme neige, devenait président, après avoir été élu par la "base". Son équipe, composée de militants qui étaient plus ou moins connus comme "réformistes" ou oppositionnels, occupait la plupart des postes de direction. Le syndicat repartit sur de nouvelles bases. Carey réduisit immédiatement les salaires des dirigeants, ainsi que certains avantages en nature. Les trois "chargés de mission" du gouvernement avaient déjà révoqué 140 syndicalistes accusés de corruption ou soupçonnés d'avoir eu des liens avec le milieu.
Il aurait pu sembler que le moment était venu pour le gouvernement de se retirer, mais ses interventions se firent au contraire de plus en plus insistantes.
L'ordonnance du tribunal évoquait un retrait partiel des représentants de l'administration, dans un délai de neuf mois après l'entrée en fonction du nouveau président. Il était prévu que l'administrateur chargé d'organiser les élections reste en place, mais que les deux autres administrateurs soient remplacés par une "Commission de contrôle indépendante". Ses attributions n'étaient pas clairement définies, mais le TDU, Carey et d'autres dirigeants semblaient croire qu'il s'agirait d'une sorte de commission d'arbitrage à laquelle le nouveau comité exécutif pourrait s'adresser, après l'entrée en fonction de la nouvelle équipe, pour résoudre certains problèmes épineux.
L'ordonnance du tribunal stipulait que la commission devait être composée d'un membre nommé par le syndicat, d'un autre, nommé par le ministère de la Justice, et d'un troisième membre, "neutre", nommé par les deux premiers. Le syndicat désigna Grant Crandall, conseiller juridique en chef du syndicat des mineurs (UMWA) ; le ministère de la Justice nomma Frederick Lacey, le ci-devant "administrateur indépendant" de l'IBT, ex-juge fédéral et membre éminent des milieux proches du Parti Républicain.
En août 1992, après un échange infructueux de noms entre ces deux personnages, chargés de trouver le troisième membre de la commission, un juge fédéral imposa le choix de Lacey, qui n'était nul autre que William Webster, ancien directeur de la CIA, ancien directeur du FBI, membre du conseil d'administration d'Anheuser-Busch (qui négocie des accords avec l'IBT) et membre du conseil d'administration de l'agence Pinkerton, spécialisée dans l'embauche de briseurs de grève dont elle loue les "services" aux entreprises. En tant que directeur du FBI, Webster avait contrôlé les activités de Jackie Presser à l'intérieur de l'IBT. Carey protesta, mais Webster fut maintenu à son poste.
Pour justifier son existence, cette nouvelle Commission de "contrôle" prétendit que Carey, au cours de ses six premiers mois de présidence, n'avait pas fait grand chose pour lutter contre la corruption. En 1992, la Commission recrutait une équipe élargie et annonçait son intention de purger le syndicat de la corruption et du gangstérisme.
Carey déposa un appel contre l'élargissement de la Commission et contre la nomination de Webster. Il fut évidemment débouté et le gouvernement affermit encore son ingérence dans les affaires du syndicat.
La Commission de contrôle indépendante entreprit de constituer des dossiers d'accusation contre des centaines de membres de la "vieille garde" et déposa des plaintes contre eux. Le TDU accueillit favorablement les investigations menées par la commission. Et Carey se mit à nommer des administrateurs désignés par le syndicat pour diriger les sections syndicales soumises aux investigations de la commission de contrôle. A la fin de son premier mandat, 67 des 651 sections syndicales de l'IBT avaient ainsi à leur tête un administrateur nommé par le syndicat, sur la base des actions engagées par la commission de contrôle.
Les opposants à Carey se mirent à parler d'abus de pouvoir et l'accusèrent, devant la commission, de corruption et de liens avec la mafia. La commission sauta sur l'occasion qui lui était offerte d'enquêter sur Carey, mais en 1994, dans un document de 85 pages, elle concluait que les accusations de corruption et de liens avec le milieu portées contre lui étaient sans fondement. Elle en profita aussi pour enquêter sur le TDU. En fait, le gouvernement prétendait jouer le rôle d'un arbitre "neutre", entre les membres de la "vieille garde" (qui, pour la plupart, n'étaient pas corrompus, quoi qu'on en dise) et les "réformistes". Il était devenu un rouage de l'IBT.
Le vrai pacte avec le diable
Il est certain qu'à une époque, l'ancienne direction de l'IBT avait en effet "pactisé avec le diable", en s'alliant au milieu. Mais le nouvel IBT se trouvait à son tour prisonnier d'un pacte avec cet autre "diable" qu'est l'appareil d'État bourgeois.
Les membres de la Commission, très pris par la tâche d'"éradiquer" la corruption, ne s'oubliaient pas pour autant dans l'affaire et puisaient à pleines mains dans les caisses de l'IBT. Dès leur nomination, ils avaient demandé au tribunal qu'il supprime le plafond fixé pour leurs rémunérations (environ 50 000 francs mensuels), payées par le syndicat des camionneurs. Le tribunal leur avait aussitôt donné satisfaction. A mi-chemin du premier mandat de Carey, l'administration avait déjà fait payer à l'IBT une somme supérieure de 19 millions de dollars à ce qui était prévu.
Bien sûr, l'intervention du gouvernement permit de "débusquer" un certain nombre de gangsters et de syndicalistes liés au milieu. Mais le principal responsable des liens récents de l'IBT avec la pègre, Jackie Presser, ne fut pas inquiété. Les procureurs rejetaient toutes les accusations portées contre lui sous prétexte que, quels qu'aient été ses crimes, ils avaient été commis soit à la demande du FBI, soit au vu et au su de ses agents. Le gouvernement finit cependant par inculper son agent à l'intérieur de l'IBT, mais Presser mourut avant l'ouverture de son procès.
Fin 1994, au moment même où elle protégeait Presser, la Commission de contrôle se mit à enquêter sur l'un des nouveaux vice-présidents de l'IBT, Mario Perrucci qui avait été, comme par hasard, l'un des dirigeants de la grève menée en 1994 par l'IBT contre la décision unilatérale d'UPS d'augmenter le poids maximum des colis transportés par les chauffeurs-livreurs. La grève avait eu lieu en dehors de toute période de négociation des accords patronat-syndicat, et malgré une décision de justice qui interdisait à l'IBT d'appeler à la grève. La grève fut victorieuse : UPS revint sur son intention de faire passer le poids maximum des colis de 35 à 70 kilos. En août 1995, l'IRB accusa Perrucci de ne pas avoir payé à sa juste valeur, à quelques centaines de dollars près, un bateau qu'il avait acheté à un employeur ayant signé des accords avec l'IBT. Il n'était pas accusé d'avoir utilisé son mandat syndical pour favoriser l'employeur en question, mais il dut démissionner et, pour cette peccadille, fut déclaré inéligible pour plusieurs années. Il s'agissait évidemment d'une manoeuvre politique, qui augurait mal de ce qui allait suivre.
Malgré ces avertissements successifs, le TDU continuait à approuver l'intervention du gouvernement dans les affaires du syndicat (...).
Dans ses publications, le TDU se faisait régulièrement l'écho des mises à pied de responsables syndicaux décidées par la Commission de contrôle, sans jamais dire un mot sur le fait que l'intervention du gouvernement était une arme à double tranchant. Au contraire. D'une façon ou d'une autre, le TDU répandait l'idée que cette intervention représentait une victoire pour les travailleurs du rang.
Quand trois administrateurs judiciaires nommés par les premiers "chargés de mission" du gouvernement eurent à se plaindre des certains agissements de Carey, le TDU répliqua : "Si leurs prérogatives en tant qu'administrateurs ont été foulées au pied, eh bien, il s'agit clairement d'un cas de violation de la loi sur les relations industrielles (LMRDA) et des statuts de l'IBT. Alors, qu'attendent-ils pour saisir un tribunal, comme le ferait tout bon chien de garde ?"
Il y a évidemment de l'ironie dans cette question, mais on y trouve aussi l'idée pernicieuse, et erronée, que celui qui n'a rien à se reprocher n'a rien à craindre de la justice et de l'appareil d'État bourgeois.
Et quand Hoffa junior lança sa pétition pour demander que le gouvernement ne se mêle pas du déroulement des élections, le TDU sauta sur l'occasion pour déclarer : "Si Hoffa junior réussit son coup, les élections de 1996 auront lieu sans contrôle. S'il s'inquiète, c'est peut-être parce qu'un vote équitable et un contrôle impartial signifient la défaite, pour lui et pour le reste de la vieille garde." C'était peut-être vrai, mais ce n'était pas toute la vérité. Le TDU oubliait tout simplement de dire que les travailleurs ne pouvaient pas compter sur l'"impartialité" du gouvernement dans cette affaire. (...)
Commentant les règles fixées pour les élections de 1996, le TDU écrivait dans l'édition de février 1995 de son journal, le Convoy-Dispatch : "Les récentes élections dans les sections syndicales montrent que quand les syndiqués ont l'impression de pouvoir participer honnêtement à un jeu qui n'est pas truqué, la participation augmente et la volonté de changer le syndicat des camionneurs progresse. Il y a plus de candidats, plus de votants, plus de militants, et la démocratie y gagne."
Il est vrai qu'un recul des méthodes d'intimidation peut faciliter la participation. Mais l'idée qu'il revient à quelqu'un d'extérieur au monde du travail de faire en sorte que le jeu ne soit "pas truqué" est significative. Elle est révélatrice de l'accent mis par le TDU sur l'"aide" apportée par le gouvernement. C'est une idée qui ne peut que paralyser les travailleurs, en les empêchant de se mobiliser éventuellement contre le gouvernement lui-même (comme cela devait être le cas au moment du limogeage de Carey, par exemple). (...)
La "reconnaissance" des syndiqués
Quand le gouvernement commença à s'occuper du cas de Carey, et donc des conséquences possibles de la grève d'UPS, le TDU fit porter ses critiques sur le fait que c'était Carey lui-même qui avait fait appel, pour sa campagne électorale, à des "consultants" qui s'étaient servi dans les caisses du syndicat, plutôt que sur l'intervention de l'État. Même à ce moment-là, il ne trouva pas utile de souligner, auprès des travailleurs, le sens de cette intervention.
Il n'est donc pas surprenant qu'en octobre 1997, un délégué, apparemment lié au TDU et témoignant devant une commission parlementaire chargée d'enquêter sur les accusations de corruption portées contre Carey, ait fait la déclaration suivante : "Comme vous le savez, l'élection à la présidence du syndicat des camionneurs a été annulée parce que les consultants employés par Ron Carey pour sa campagne électorale ont détourné des fonds du syndicat. En tant que militant de base, je remercie mon syndicat d'avoir collaboré activement avec les enquêteurs. J'exprime d'autre part ma reconnaissance pour le fait que nous disposions d'une ordonnance de gré à gré, d'un responsable aux élections et d'un ministre de la Justice pour faire en sorte que ces malversations soit dénoncées et punies. Avant l'ordonnance de gré à gré, des syndiqués comme moi n'avaient aucune espèce de protection."
Evidemment, personne ne peut empêcher un individu de dire des énormités. Mais le TDU rapporta ces propos dans Labor Notes, son organe officiel, au moment précis où le gouvernement s'en prenait directement à Carey et, à travers lui, à la grève qu'il avait dirigée (c'est là une idée que le TDU n'a jamais exprimée nulle part).
Tout ce que le TDU demande aujourd'hui aux camionneurs, c'est, encore une fois, de faire confiance au gouvernement et de lui demander d'interdire à Hoffa junior de se présenter aux élections qui doivent avoir lieu. Le TDU a non seulement demandé au fonctionnaire responsable des élections d'interdire la candidature de Hoffa, mais il fait circuler parmi les travailleurs du rang une pétition dans ce sens.
Le travail syndical peut renforcer la conscience des travailleurs mais encore faut-il le vouloir
De toute évidence, le TDU est un groupe politiquement hétérogène, comme l'est aujourd'hui tout groupe qui se constitue à l'intérieur d'un syndicat. Les militants socialistes de Solidarity qui en sont à l'origine ne peuvent être tenus pour responsables de ce que dit tel ou tel d'entre eux à l'intérieur du TDU ou même des déclarations de TDU lui-même. Mais la question est là : qu'est-ce que ces militants socialistes disent eux-mêmes aux travailleurs ?
Si l'on en juge par ce qu'ils disent, et par ce qu'ils taisent, dans les organes de presse qu'ils ont contribué à créer (Labor Notes, Convoy-Dispatch) et où ils ont la possibilité de s'adresser directement aux travailleurs, les membres de Solidarity sont d'accord pour dire que l'État devrait protéger les intérêts des travailleurs et ils approuvent l'idée qu'on peut faire appel à lui pour ce faire.(...)
Cela signifie que Solidarity n'a pas de politique indépendante à proposer aux syndiqués et aux militants syndicalistes, que Solidarity leur demande de s'en remettre à l'État pour lutter contre la pègre. Il ne suffit pas de s'adresser à la base, il faut aussi avoir quelque chose à lui proposer.
Nous ne reprochons pas aux militants de Solidarity d'avoir fait certains choix tactiques qui sont parfois imposés par la situation. Mais ce que font et ce que disent des militants devrait toujours s'inscrire dans une perspective plus large, qui est celle des luttes futures de la classe ouvrière. Cela exige, dans une situation comme celle des camionneurs, de s'opposer à l'intervention gouvernementale et de dénoncer vigoureusement l'État, au lieu de l'aider à gagner la confiance des travailleurs.
En renforçant parmi les travailleurs l'idée qu'ils ont besoin de l'État bourgeois pour se débarrasser de leurs dirigeants corrompus, on hypothèque l'avenir. On désarme les travailleurs avant la bataille qu'ils auront à mener contre cet État. Et on les empêche d'acquérir une meilleure conscience de leurs intérêts et de renforcer leur cohésion.
Tous les camarades de Solidarity qui ont gardé leur idéal socialiste doivent savoir que la politique de leur organisation va à l'encontre de leurs propres idées et des luttes qu'ils mènent depuis plus de vingt ans.
Le 2 janvier 1998