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États-Unis - Création d'un Labor Party mais pour quoi faire ?
Début juin, à Cleveland (Ohio), s'est tenu le congrès de fondation du Labor Party. Selon les organisateurs, la décision de créer un Labor Party américain a été prise par un total de 1367 délégués, représentant près de deux millions de syndiqués.
Le congrès s'est tenu sous l'égide de cinq fédérations syndicales : l'OCAW (atome, chimie, pétrole), l'UE (électricité, électro-mécanique, radio), le BMWE (entretien des voies ferrées), l'ILWU (docks et entrepôts), le CNA (infirmières de Californie), ainsi que plusieurs autres organisations moins importantes, en premier lieu le syndicat des charpentiers-menuisiers de Californie ou le FLOC (comité d'organisation des ouvriers agricoles de l'Ohio). D'autres fédérations avaient, au cours des mois précédents, apporté leur "caution" officielle à ce congrès : la fraternité des employés de DuPont, des syndicats du textile, des services, de la santé, des services techniques ; d'autres, au dernier moment : l'AFGE (fonctionnaires) ou l'UMWA (mineurs). Le SEIU (travailleurs des services) s'était en revanche contenté d'un vague "soutien" au congrès, bien qu'un grand nombre de ses syndicats de base aient apporté eux aussi leur "caution" officielle. Au moment de la sortie du premier numéro de son journal, Labor Party Press, 161 syndicats, 22 fédérations de l'AFL-CIO et un certain nombre d'organisations ouvrières comme le CLUW (coalition des femmes syndiquées) avaient approuvé la création du Labor Party.
QUE PEUT FAIRE LE MOUVEMENT SYNDICAL QUAND LES DEMOCRATES L'IGNORENT ?
Les tentatives récentes pour créer un Labor Party aux États-Unis remontent au début des années 1980, quand la direction de l'OCAW commença à contacter d'autres directions syndicales à ce propos. En 1991, l'OCAW et l'UE créèrent le LPA (comité pour un Labor Party), qui se présentait au début comme un comité assez peu structuré, se fixant comme tâche d'"éduquer" le mouvement ouvrier dans l'idée de la nécessité d'un Labor Party. Au début le comité pour un Labor Party ne regroupait que quelques dirigeants de quelques syndicats et un certain nombre de militants de gauche, syndicalistes et non-syndicalistes.
Les élections de 1992 donnèrent aux syndicats ce qu'ils appelaient de leurs voux : un président démocrate bénéficiant d'une majorité démocrate à la Chambre des représentants, pour la première fois depuis 12 ans. Les syndicats avaient bataillé ferme pour faire élire Clinton (même si Clinton n'avait pas été le candidat de leur choix à la Convention du Parti démocrate). En retour, ils attendaient de Clinton qu'il reprenne à son compte et fasse adopter certains des projets de loi figurant dans leur "programme législatif".
En fait, la politique inaugurée par les présidents républicains (avec des Chambres à majorité démocrate) continua de plus belle. Si les syndicats avaient fait de l'abandon de l'ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) leur principal cheval de bataille, deux projets de loi leur tenaient aussi particulièrement à cour : l'un interdisant aux patrons de remplacer définitivement les grévistes (par des jaunes) une fois la grève terminée ; et l'autre sur l'augmentation du salaire minimum. Clinton laissa le premier projet de loi s'égarer dans les commissions parlementaires et ignora complètement le second. Pas une fois, au cours des deux premières années de son mandat, il n'aborda le sujet et aucun député démocrate ne déposa de projet en ce sens. Mais le coup le plus dur fut porté par l'adoption de l'ALENA. Pendant la campagne électorale, la plupart des Démocrates avaient promis de s'y opposer. Mais une fois au pouvoir, Clinton annonça qu'il était favorable à l'accord de libre-échange et les députés démocrates retournèrent leur veste en nombre suffisant pour le faire adopter par la Chambre.
Clinton ne s'est pas non plus soucié de faire les quelques gestes habituels des présidents démocrates pour s'attirer les bonnes grâces des dirigeants syndicaux par exemple, en les invitant aux cérémonies importantes. La NLRB (commission nationale des conflits du travail) fut laissée sans président pendant des mois. Dans une interview au New York Times, Robert Reich, le ministre du Travail nommé par Clinton, affirma : "La question de savoir si les syndicats à l'ancienne sont adaptés aux entreprises d'aujourd'hui est encore en délibéré." Le ministre du Commerce, Ron Brown, déclara de son côté que "là où il n'y a pas de syndicats, il faudrait un autre type d'organisation pour représenter les travailleurs"...
Pendant douze ans, les députés démocrates avaient couvert leurs mauvais coups d'un prétexte : la menace d'un veto du président républicain. Mais en 1993-1994, le gouvernement et la Chambre, l'exécutif et le législatif, étaient sous leur seul contrôle. A leur grand désarroi, les syndicats ont vu ce que cela signifiait.
En septembre 1994, histoire de retourner le couteau dans la plaie, J.H. Joseph, un des dirigeants de la Chambre de commerce américaine, disait des deux premières années de la présidence de Clinton : "Nous n'avons pas obtenu tout ce que nous voulions, mais les syndicats, eux, n'ont rien obtenu de ce qu'ils voulaient vraiment."
Clinton et les Démocrates ont sans doute calculé qu'il n'était pas nécessaire de composer avec les syndicats. Mais après le vote approuvant l'ALENA, le président du syndicat des routiers, Ron Carey, déclarait : "Certains députés ont, semble-t-il, cru que leur vote en faveur de l'ALENA n'aurait aucune conséquence sur le plan politique, parce que les travailleurs "n'ont pas le choix". C'est pourquoi nous devons créer des alternatives politiques qui nous permettent de ne plus être considérés comme acquis d'avance". Il ne fut pas le seul à s'exprimer en ce sens.
Les dirigeants syndicaux commencèrent par traîner des pieds lors des élections législatives de 1994. Ils refusèrent de soutenir financièrement le comité national démocrate et mesurèrent leur soutien à la campagne démocrate, n'aidant financièrement que les candidats démocrates les plus proches des syndicats. En fait, la plupart des dirigeants syndicaux se désintéressèrent des élections. Ils tenaient à faire savoir aux Démocrates qu'ils n'étaient pas "acquis d'avance".
LE FEU VERT DE L'AFL-CIO
C'est dans ce contexte qu'un certain nombre d'autres syndicats se mirent à rejoindre le comité pour un Labor Party. En 1993, peu après l'annonce par Clinton de son soutien à l'ALENA, le conseil syndical et les syndicats du bâtiment de San Francisco décidèrent non seulement d'adhérer au Comité pour un Labor Party, mais aussi de faire campagne pour que d'autres syndicats y adhèrent avec un succès dont témoigne le nombre de syndicats du nord de la Californie représentés au congrès de fondation du Labor Party.
Vers la fin de la seconde année du mandat de Clinton, quand il fut évident qu'aucun des projets de loi proposés par les syndicats ne serait pris en compte, le BMWE ajouta son nom à la liste. Et début 1995, la direction de l'AFL-CIO pour toute la Californie et presque tous les grands syndicats du nord de la Californie affiliés à l'AFL-CIO avaient rejoint le comité pour un Labor Party. Vers le milieu de 1995, celui-ci enregistrait l'adhésion d'un premier conseil AFL-CIO à l'extérieur de la Californie, celui de White River (Indiana). Début 1996, le mouvement s'étendait au sud de la Californie, ainsi qu'aux villes de Seattle (Washington), Cleveland (Ohio) ; aux comtés de Butler et Lawrence en Pennsylvanie, à celui de Mercer et à la ville de Trenton (New Jersey) ; puis aux villes d'Ithaca (New York), de Rochester (New York) et de Madison (Wisconsin).
Au moment du congrès de fondation, les syndicats représentés étaient dans l'ensemble des syndicats plus ou moins marginaux. On remarquait en particulier l'absence des grands syndicats de l'industrie, qui sont la colonne vertébrale du mouvement syndical. Mais il était clair que l'appareil de l'AFL-CIO, à l'échelon national, soutenait et encourageait l'initiative, même si c'était de manière indirecte. Les changements intervenus à la tête de l'AFL-CIO y ont peut-être été pour quelque chose. Mais dès avant l'entrée en fonction des nouveaux dirigeants de l'AFL-CIO, en octobre 1995, les syndicalistes, à l'échelon local, invitaient les représentants du comité pour un Labor Party à venir présenter leur projet. En tout état de cause, à défaut de prendre elle-même en charge la création du nouveau parti, la nouvelle direction de l'AFL-CIO fit clairement savoir qu'elle n'était pas opposée à ce qu'un tel parti voie le jour. Par exemple, quand le conseil central des syndicats de Cleveland rapporta que, quand il consulta le quartier général de l'AFL-CIO à Washington pour savoir s'il pouvait participer au congrès de fondation du Labor Party, il reçut "le feu vert". D'autre part, deux des principaux dirigeants syndicalistes engagés dans la création du Labor Party, Bob Wages de l'OCAW et Mac Fleming du BMWE, furent cooptés au nouveau conseil exécutif de l'AFL-CIO, dans l'équipe de Sweeney.
Les deux principaux dirigeants de l'actuelle AFL-CIO sont John Sweeney et Richard Trumka. Le syndicat de Sweeney, le SEIU, a apporté son "soutien", à défaut de sa "caution", au congrès de fondation du Labor Party. Le syndicat de Trumka, l'UMWA, a voté la "caution", même s'il n'a pas envoyé beaucoup de délégués au congrès. De plus, l'UMWA a accepté de siéger au conseil national provisoire issu du congrès.
Sweeney, dans un article publié dans le dernier numéro de Labor Research Review (été 1996), explique : "Bien que je sois personnellement mécontent du Parti démocrate, je suis plutôt circonspect en ce qui concerne l'avenir du Labor Party. Mais je serais la dernière personne à tenter de décourager tous ceux et celles qui se dévouent pour créer un tel parti et j'espère que les succès qu'ils remportent feront comprendre au Parti démocrate qu'il a eu tort de s'éloigner des préoccupations des travailleurs et de leurs familles, tout comme il s'est éloigné des vieux, des jeunes, des handicapés et des pauvres. Dans les années 1950, les forces progressistes du mouvement syndical, sous la direction de Walter Reuther, ont mené une guerre sans merci à la notion de Labor Party. Mais c'était une autre époque. Aujourd'hui, le Parti démocrate doit comprendre que les efforts présents en vue de créer un tel parti sont le fait de ceux-là même qui dans le passé combattaient cette notion."
Mais Sweeney a bien pris garde de ne pas être associé ouvertement au congrès de fondation du Labor Party. Il était à Cleveland pendant le congrès, mais a refusé l'invitation qui lui a été faite de s'adresser aux congressistes.
Ainsi, un Labor Party, ou du moins l'embryon d'un tel parti, a été créé aux États- Unis. C'est la première fois depuis 50 ans qu'une telle initiative a lieu. Mais que représente ce parti, quels sont ses buts, qu'a-t-il à proposer à la classe ouvrière, et quel est son avenir ?
UN PARTI QUI S'APPUIE SUR LES SYNDICATS, MAIS OU EST LA BASE ?
Le Labor Party, par ses structures et par sa composition, repose de toute évidence sur les syndicats, ou du moins sur un certain nombre de syndicats. Quand le comité pour un Labor Party a été lancé, la question du type de "base" sur laquelle il devrait s'appuyer fut longuement discutée. Certains militants de gauche souhaitaient que le comité pour un Labor Party s'adresse non seulement aux syndicats, mais aussi aux militants des "quartiers" et des différents "mouvements" qui dominent souvent les préoccupations de la gauche. Ils appelaient de leurs voux un parti comme celui des Verts, avec peut-être un langage un peu plus populiste. Mais les syndicats, eux, voulaient une organisation contrôlée par eux, un outil qu'ils puissent utiliser à leur guise.
La discussion fut réglée assez rapidement car l'OCAW, qui était à l'origine de la campagne de recrutement, fit savoir d'emblée qu'il était hors de question pour lui d'ouvrer à construire un parti qui ne s'appuierait pas sur les syndicats et ne serait pas contrôlé par eux (ou plus exactement, par les dirigeants syndicaux).
Au congrès de juin, les votes furent répartis de manière à donner aux dirigeants des trois grands syndicats la haute main sur l'orientation du parti. S'il y a eu de larges discussions et si des désaccords se sont ouvertement exprimés, à chaque fois ce sont les grands syndicats qui ont tranché : ils s'en étaient donné les moyens.
La composition du conseil national provisoire reflète la même préoccupation. Chacun des neuf syndicats à l'origine du congrès, qu'il soit local ou national, a obtenu un siège et une voix au conseil. Les 36 syndicats locaux, qui regroupent la plupart des militants de gauche présents au congrès et d'où est venue une grande partie de la contestation, se sont vu attribuer pour leur part cinq sièges, à répartir entre eux, et dont chacun ne compte que pour le cinquième d'une voix.
Dans le futur conseil national, les syndicats nationaux, les organismes intermédiaires et les syndicats locaux comptant plus de 2 500 membres auront chacun droit à une voix. Sous les conditions suivantes : les syndicats nationaux doivent faire adhérer 1% de leurs membres ; les fédérations d'État de l'AFL-CIO ou les directions syndicales régionales doivent faire adhérer 20% des syndicats qui leur sont affiliés ; les syndicats locaux les plus importants peuvent ne faire adhérer que 1% de leurs membres ; les syndicats ayant seulement 2 500 membres devraient pour leur part faire adhérer 20% de leurs syndiqués.
Tant dans ses structures que dans son mode de fonctionnement, le Labor Party a été créé à partir du sommet par les bureaucraties syndicales. Et il n'est pas allé bien loin en direction de la base, dans la classe ouvrière en général, ou au sein des syndicats. Le principal but du comité pour un Labor Party a toujours été d'obtenir l'affiliation des syndicats. Cela reste l'objectif du Labor Party.
Au congrès de fondation, des intervenants ont affirmé que le nouveau parti représentait quelque deux millions de syndiqués. C'est peut-être le nombre total des syndiqués membres des syndicats représentés au congrès, mais il y a gros à parier que bien peu, parmi ces deux millions de syndiqués, savaient qu'ils étaient "représentés" à Cleveland ; et, a fortiori, moins nombreux encore sont ceux qui considèrent le Labor Party comme leur parti. Sans parler, bien sûr, du reste des 16,4 millions de syndiqués qui n'étaient pas représentés à Cleveland, ou des non- syndiqués, qui forment la majorité de la classe ouvrière.
Jusqu'à présent, le Labor Party est en fait essentiellement composé de dirigeants syndicaux et de quelques autres militants syndicaux. Bien sûr, la période elle-même pèse lourdement sur toutes les tentatives d'organisation des travailleurs quelles qu'elles soient. Les travailleurs, syndiqués et non syndiqués, ne se précipitent pas pour faire quoi que ce soit.
Mais peu importe la raison : il n'y a pas aujourd'hui une fraction un tant soit peu importante de la classe ouvrière qui considère le Labor Party comme son parti.
UN "PARTI OUVRIER" QUI ACCEPTE LA SOCIETE CAPITALISTE
Dans un "Appel pour la justice économique" c'est le titre du programme adopté par le parti à son congrès de fondation on peut lire : "Nous, membres du Labor Party, nous considérons comme les gardiens du rêve américain fondé sur l'égalité des chances, l'équité et la justice." Suit une liste des projets de loi qui pourraient transformer ce rêve en réalité pour la génération présente.
Le Labor Party veut "amender la Constitution pour garantir à tous un travail et un salaire décent". Il veut des lois qui contraignent les grandes entreprises à verser des indemnités de licenciement et à compenser les pertes des municipalités en cas de fermeture d'entreprise. Il demande l'abandon des projets de lois anti-ouvrières et l'adoption de lois favorisant l'implantation des syndicats. Il réclame "pour tous la garantie de l'accès à des soins médicaux de qualité". Il demande l'abrogation des lois existantes pour permettre la réduction des heures de travail, un paiement majoré des heures supplémentaires, l'interdiction des heures supplémentaires obligatoires et l'allongement des vacances. Il veut une législation nationale pour financer "une éducation publique de qualité" et la possibilité pour tous d'accéder à l'enseignement supérieur universitaire ou technique. Il réclame l'annulation de l'ALENA et du GATT, la suppression des subventions gouvernementales aux patrons. Il demande une révision de l'assiette fiscale pour contraindre les riches à "payer leur juste part".
Si l'on met de côté les revendications concernant l'ALENA et le GATT, qui donnent au nouveau parti une coloration nationaliste et patriotarde, il s'agit essentiellement de propositions qui tentent d'apporter des réponses aux problèmes vitaux de la classe ouvrière aujourd'hui. Elles reflètent d'une part l'aggravation du sort de la classe ouvrière, et d'autre part la grande amélioration de la situation des capitalistes qui ont réussi à augmenter leurs profits en pressurant toujours plus les travailleurs. Bien que ces problèmes soient le produit du fonctionnement même du système capitaliste, nulle part dans son programme le Labor Party ne pose la question de la nature de cette société et de la nécessité de la changer.
Mais ne serait-ce que pour obtenir un petit nombre de ces revendications, qui ne feraient qu'alléger le fardeau que la société capitaliste fait peser sur la classe ouvrière, il faudrait que des millions de travailleurs se mobilisent. Dans ce pays, les seules périodes où la classe ouvrière a connu une réelle amélioration de sa situation se sont situées pendant et juste après d'importants mouvements sociaux.
Cela, le Labor Party ne le dit nulle part clairement. En fait, il laisse entendre le contraire. Son programme ne propose que la voie législative pour réformer les choses.
Mais étant donné l'attitude du Parlement, comment faire adopter une telle législation ?
Le Labor Party réclame "un assainissement des règles du jeu". Il veut "mettre un terme à la domination exercée par les grandes sociétés sur les élections". Concrètement, il réclame un plafond pour les dépenses électorales de chaque candidat et un financement public de ces dépenses. Un tel système, explique-t-il, "encouragerait tous les Américains, de toutes les couches sociales et quels que soient leurs revenus personnels, à se présenter aux élections. Une fois élus, ils supprimeraient les milliards de dollars de subventions que l'État-providence des patrons prend dans la poche des contribuables pour les distribuer aux riches et aux puissants". En outre, ce système "donnerait à tous une chance égale de décider de leurs représentants et des lois votées au Parlement. Un tel système et un Labor Party feraient de la démocratie une réalité".
En d'autres termes, la classe ouvrière pourrait changer son sort par le vote.
UN CLAIR AVERTISSEMENT AU PARTI DEMOCRATE
Le principal débat du congrès de fondation a tourné autour du problème des élections : le Labor Party devait-il appeler les travailleurs à voter pour ses propres candidats ou, éventuellement, pour d'autres candidatures ouvrières ? Etant donné son programme, cela paraissait logique.
Mais, paradoxalement, les dirigeants du comité pour un Labor Party et la plupart des délégués au congrès se sont déclarés, comme ils le font toujours, hostiles à cette idée... "pour le moment".
L'ILWU et quelques autres syndicats locaux étaient, semble-t-il, prêts à tenter l'expérience électorale, mais pour la majorité du congrès de fondation la question ne se posait même pas.
Bien sûr, un certain nombre de raisons ont été avancées pour expliquer le refus du parti de présenter ses propres candidats lors des prochaines élections : sa tâche primordiale consistait à "recruter et organiser des centaines de milliers de travailleurs autour de ce nouveau programme" ; il fallait d'abord "faire connaître le programme" ; le parti devait "élaborer des actions politiques non électorales/non partisanes qui fassent passer notre approche organisationnelle de la politique dans les faits" (par exemple, "une campagne pour inscrire dans la Constitution le droit à un travail correctement payé pour tous") ; et puis, les lois électorales interdiraient aux syndicats de soutenir financièrement le Labor Party, etc.
Les élections ont évidemment une utilité limitée. Ce n'est pas par les élections que la classe ouvrière peut vraiment changer son sort. Mais les élections pourraient être un moyen d'attirer un plus grand nombre de travailleurs au Labor Party ; elles pourraient être utilisées pour "faire connaître le programme". Et si les syndicats trouvent le moyen de tourner les lois sur le financement électoral pour aider financièrement le Parti démocrate, ils pourraient faire la même chose pour les candidats ouvriers. Le fait que le Labor Party refuse d'utiliser les élections montre simplement que ses dirigeants ne veulent pas rompre avec les Démocrates. Leur "donner un avertissement", oui, mais ne pas rompre avec eux.
Pour les dirigeants de l'AFL-CIO, il ne s'agit manifestement que d'une opération visant à faire savoir aux Démocrates qu'ils ne veulent plus être mis sur la touche. Cette fois-ci, l'AFL-CIO a apporté sa caution à Clinton très tôt dans la campagne beaucoup plus tôt que d'habitude. Mais, en même temps, la caution apportée au Labor Party par certains syndicats est un avertissement à Clinton : il ne doit pas croire que la rapidité de l'AFL-CIO à lui apporter sa caution signifie qu'elle est satisfaite de la situation actuelle.
L'AFL-CIO a, sans doute, au cours des derniers mois, donné un bon coup de pouce au Labor Party. Mais, au moins pour l'instant, ce parti n'est qu'un pion dans le jeu que l'AFL-CIO joue avec les Démocrates et qui pourrait être allègrement sacrifié lors de la prochaine législature, en échange de quelques miettes.
Ce n'est évidemment pas l'opinion de tous ceux qui ont participé au congrès de fondation. Mais la plupart de ceux qui voudraient aller plus loin ne veulent pas offenser les dirigeants syndicaux qui ne veulent pas rompre avec le Parti démocrate.
En réalité, le Labor Party est aujourd'hui dirigé par des gens qui partagent les vues exprimées par Tony Mazzochi il y a quelques années, au moment de la création du comité pour un Labor Party : "Les syndicats soutiennent le Parti démocrate sur le plan électoral. Et nous ne demandons pas qu'ils cessent de le soutenir. Ce que nous voulons, c'est un parti alternatif qui ne présente pas de candidats dans l'immédiat. Notre but, c'est de créer un parti alternatif qui, plutôt, élabore et fasse connaître un programme pour les travailleurs, et qui mette la pression sur nos élus. Plus tard, nous pourrons envisager d'avoir nos propres candidats."
C'était en 1993. Aujourd'hui, trois ans "plus tard", le temps n'est apparemment pas encore venu de franchir le pas. Le congrès lui-même a proposé de réétudier la question lors du prochain congrès du parti, qui ne se tiendra que dans deux ans, trop tard dans la plupart des États pour présenter des candidats aux élections de 1998. "Plus tard" signifie donc, au plus tôt, au siècle prochain.
SOUS UNE PRESSION SUFFISANTE, PEUT-ETRE LES DEMOCRATES POURRONT-ILS UN JOUR...
Aujourd'hui, il est clair que les bureaucrates syndicaux qui ont contribué à la création du Labor Party le considèrent essentiellement comme un moyen de pression sur les Démocrates. Le fait qu'ils remettent à plus tard la décision de présenter leurs propres candidats montre qu'ils n'ont pas l'intention d'utiliser l'outil qu'ils ont créé : ils se contentent de menacer de le faire. Si l'AFL-CIO réussit à s'entendre avec les Démocrates, le Labor Party risque de disparaître rapidement ou d'être laissé à l'abandon.
D'un autre côté, le Labor Party pourrait être utilisé pour redonner vigueur au Parti démocrate, comme ce fut le cas, dans le passé, de l'American Labor Party dans l'État de New York et du Farmer-Labor Party dans le Minnesota. A la fin du congrès, Bob Wages, le président de l'OCAW, a presque prévu cette éventualité : "Si nous restons un parti non électoral dans un avenir proche et si nous laissons ouverte la possibilité de présenter des candidats de rassemblement, défendant nos positions et celles des Démocrates, je pense que d'autres syndicats peuvent se montrer intéressés."
Il y a bien sûr d'autres évolutions possibles. Tout dépend d'abord de ce que les Démocrates eux-mêmes voudront ou pourront faire pour parvenir à un quelconque arrangement avec les dirigeants syndicaux. Si les Démocrates n'ont rien à offrir aux syndicats, ces derniers pourraient sans doute être amenés à aller plus loin qu'ils ne sont prêts à le faire aujourd'hui dans la construction du Labor Party.
D'autre part, si on assistait à une montée de la combativité ouvrière, si la classe ouvrière commençait à déborder les appareils syndicaux traditionnels, les bureaucraties syndicales pourraient voir dans le Labor Party un moyen de garder le contrôle du mouvement.
Evidemment, une telle montée ouvrière changerait un certain nombre de données du problème. Elle pourrait transformer complètement le Labor Party ; elle pourrait aussi simplement le déborder et amener la création d'un parti plus en adéquation avec les luttes de la classe ouvrière.
On ne peut savoir ce que l'avenir nous réserve. Le simple fait que les dirigeants syndicaux aient franchi le pas en créant un nouveau parti est sans doute un signe indiquant que l'ancien cadre politique, c'est- à-dire le système bipartite, ne fonctionne plus aussi bien qu'avant. La création du Reform Party de Ross Perot montre aussi que l'ancien système ne correspond plus tout à fait à la situation présente.
Mais une chose est sûre : la classe ouvrière américaine a besoin de son propre parti ; d'un parti véritablement ouvrier, par sa composition et par son programme ; d'un parti décidé à diriger ses luttes, y compris la lutte pour éliminer non seulement les conséquences du capitalisme, mais le système capitaliste lui-même.
Pour la classe ouvrière américaine, la priorité des priorités reste la construction de son propre parti. La création du Labor Party n'est pas la solution à ce problème, pas même un début de solution.