Espagne - Les GAL, bras armé de l'État, comme toute la police01/03/19951995Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1995/03/13.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Espagne - Les GAL, bras armé de l'État, comme toute la police

L'actualité politique espagnole est dominée depuis quelques mois par l'affaire des GAL, qui a donné lieu, à travers les médias, à un grand spectacle où l'on vit le juge Garzon, responsable du dossier, faire incarcérer les principaux responsables de la lutte contre l'ETA des années quatre-vingt. La presque totalité des principaux dirigeants du ministère de l'Intérieur de l'époque occupent à présent les cellules de la prison madrilène d'Alcala, accusés d'organisation de séquestrations, d'assassinats, en bref d'être les responsables directs de la "sale guerre" menée en France par des commandos terroristes contre les réfugiés basques liés à l'ETA.

L'affaire des GAL (Groupes armés de libération) avait commencé en décembre 1983, avec la séquestration en France de Segundo Marey (victime d'une confusion, car il n'avait en outre aucun lien avec l'ETA), qui avait inauguré une série de séquestrations, d'assassinats et d'attentats contre de présumés combattants basques de l'ETA vivant à Bayonne ou dans les villages du Pays Basque français. Si les tueurs des GAL agirent essentiellement en France, ils frappèrent aussi en Espagne, comme lorsqu'ils tuèrent en 1984, à San Sebastian, Santiago Brouard, le dirigeant de l'organisation nationaliste basque, parfaitement légale même si elle est considérée comme le porte-parole politique de l'ETA, Herri Batasuna.

Les exécuteurs de ces attentats étaient des mercenaires, payés avec ce que l'on appelle les "fonds réservés", et dirigés depuis le ministère de l'Intérieur.

Les actions des GAL se développèrent quelques semaines après que Felipe Gonzalez, fraîchement nommé chef du gouvernement, eut déclaré à Bilbao : "Les terroristes, il faut les attaquer avec leurs propres armes : le terrorisme". Le choix de Felipe Gonzalez et des dirigeants socialistes pour la "sale guerre" était fait et annoncé. La réponse aux actions terroristes de l'aile la plus radicale du nationalisme basque serait l'action des escadrons de la mort commandités par le ministère de l'Intérieur.

A vrai dire, ce type de choix n'avait rien de nouveau, ni en Espagne, ni dans les autres pays européens.

En Espagne, la tradition d'une police "de l'ombre", liée aux truands et à l'extrême droite, n'avait pas été interrompue par la mort de Franco en 1975. Sous le gouvernement de l'UCD (l'Union du centre démocratique, la formation de droite qui exerça le pouvoir pendant la période de la "transition politique" au parlementarisme), divers groupes comme le "Bataillon basque espagnol", ou la "Triple A" avaient réalisé le même type d'actions que les GAL, qui ne furent pas une création du gouvernement socialiste.

Il est significatif à cet égard que Martin Villa, qui fut le ministre de l'Intérieur de l'UCD, interrogé sur les GAL et les implications dans cette affaire des ministres socialistes Barrionuevo et Corcuera, ait répondu que les ministres de l'Intérieur devaient être solidaires entre eux.

Et si près de quarante ans de dictature franquiste n'ont pu que favoriser le recours à de telles méthodes, les gouvernements des pays jouissant de traditions apparemment bien plus "démocratiques" ne répugnent pas à recourir à ce genre de procédés en cas de besoin, que ce soit le gouvernement britannique dans le cadre de sa lutte contre l'IRA, le gouvernement italien contre les Brigades rouges... ou le gouvernement français n'hésitant pas à envoyer par le fond le navire des écologistes de Greenpeace.

Alors si, aujourd'hui, un certain nombre de politiciens espagnols critiquent l'attitude des gouvernants socialistes dans l'affaire des GAL, c'est en fonction de préoccupations politiciennes, et pas du tout parce qu'ils auraient des principes plus solides que ceux des excellences socialistes. Le leader de la droite, Aznar, dont le parti est le plus directement lié à l'héritage franquiste, voudrait bien que cela contribue, après plus de douze ans de gouvernement socialiste, à lui permettre de remporter les prochaines élections. Le leader nationaliste catalan, Pujol, dont le soutien parlementaire est vital pour Gonzalez, n'est pas mécontent de pouvoir jouer les arbitres. Quant au dirigeant du Parti communiste d'Espagne, Anguita, s'il demande la démission du gouvernement, c'est "pour le bien des institutions démocratiques", c'est-à-dire précisément des institutions qui ont permis l'incubation et la formation des GAL, des institutions dans le cadre desquelles un gouvernement se disant de gauche n'a cessé de mener une offensive déterminée contre le niveau de vie de la classe ouvrière, sans jamais hésiter à faire intervenir contre elle l'appareil de répression hérité du franquisme lorsque celle-ci entrait en lutte. Anguita conclut d'ailleurs en disant qu'il ne peut pas faire plus "avec les forces qu'il a au Parlement", ce qui a au moins le mérite de situer d'emblée le cadre de son action.

Mais aucun politicien, et ce n'est pas surprenant, ne parle de ce qu'est la police, de la véritable nature de l'État, dont les GAL ne sont finalement qu'un appendice. Car la police officielle, elle aussi, s'est rendue coupable de nombre de cas de tortures, de séquestrations et d'assassinats, non seulement dans le cadre de la lutte contre l'ETA, mais aussi contre des travailleurs luttant pour la défense des intérêts de leur classe.

La police "socialiste" contre la classe ouvrière

A la veille des élections d'octobre 1982, alors que le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) voyait se profiler la possibilité d'accéder au pouvoir, le thème des libertés était l'un des axes de sa propagande. Les socialistes expliquaient qu'avec eux, on connaîtrait enfin la véritable rupture avec le franquisme, et affirmaient que "les relations entre le citoyen et la police allaient changer".

Mais il ne leur fallut pas longtemps pour démontrer qu'avec un ministre de l'Intérieur socialiste à sa tête, la police était toujours le même instrument de répression que sous Franco et les gouvernements qui lui avaient succédé.

C'est que la politique économique des dirigeants socialistes espagnols, comme dans bien d'autres pays, consista à permettre aux patrons de maintenir leurs profits malgré la crise, en procédant à des licenciements massifs, à des fermetures d'entreprises, et en réduisant le niveau de vie des travailleurs qui gardaient un emploi. Et quand les discours des dirigeants socialistes affirmant que ces sacrifices étaient nécessaires au pays se montraient inefficaces, quand les manoeuvres des dirigeants syndicaux pour maintenir les luttes ouvrières dans le cadre des protestations rituelles ne suffisaient pas, les gouvernants socialistes firent donner les matraques policières pour imposer leur politique, comme ce fut le cas à Sagonte, l'un des premiers sites industriels fermés par le gouvernement socialiste.

Dans tous les épisodes de la "reconversion" industrielle, que ce soit dans les chantiers navals de Puerto Real, à Reinosa, aux Asturies, à Bilbao ou à Gijon, on a pu voir la police "socialiste" à l'oeuvre. Et le gouvernement a couvert toutes les exactions. Un policier impliqué dans l'affaire des GAL, Amedo, a par exemple récemment déclaré au journal El Mundo que le ministre de l'Intérieur Barrionuevo avait soudoyé un médecin pour qu'il fasse un faux rapport d'autopsie à propos d'un travailleur tué en 1987 par la Garde civile à Reinosa. Barrionuevo voulait ainsi dégager la responsabilité de la Garde civile qui avait à l'époque mis toute une ville en état de siège, intervenant avec des voitures blindées, tirant par les soupiraux des caves où s'étaient réfugiés des manifestants des grenades lacrymogènes (très dangereuses en atmosphère fermée). Personne n'a démenti, ni d'ailleurs relevé, la déclaration d'Amedo. Mais il est vrai que pour les possédants espagnols, la Garde civile est "la benemérita", la "bien méritante", et que préserver son "honneur" vaut bien le déshonneur de quelques faux.

Pour mener sa politique anti-ouvrière, Felipe Gonzalez a utilisé la police et l'armée héritées du franquisme, y compris leur haute hiérarchie, sans pratiquement rien y changer. Il fit au contraire tous les efforts possibles pour être reconnu par tous ces généraux, ces colonels, ces hauts fonctionnaires, issus de la guerre civile pour les plus âgés, formés par des années de dictature pour tous les autres.

Deux mois après sa victoire électorale, en décembre 1982, Gonzalez déclarait au quotidien El Pais : "C'est une vérité historique et actuelle que l'armée est la colonne vertébrale de l'État". Dans la foulée, la législation antiterroriste était maintenue. Les listes qui, disait-on, avaient été préparées par les socialistes dans l'opposition en vue d'épurer l'armée et la police, furent - si elles existaient - rangées dans un tiroir.

Au pays basque, le gouvernement socialiste dans les ornières du franquisme

Pour ce qui est du problème basque, le gouvernement socialiste poursuivit la même politique que celle que Suarez avait inaugurée en 1976, c'est-à-dire la mise en place d'un statut d'autonomie formelle imité de celui de 1936. Il ne fut pas plus question d'interroger les populations des provinces basques sur l'avenir qu'elles souhaitaient, ni quant à leurs relations entre elles (la Navarre étant érigée en communauté indépendante du Pays Basque parce qu'à la veille de la guerre civile - près d'un demi-siècle plus tôt - le statut d'autonomie y avait été repoussé à une faible majorité), ni - a fortiori - quant aux relations qu'elles souhaitaient avec l'État espagnol.

Le dialogue avec les nationalistes radicaux, qui avait été envisagé, était remis à plus tard, le gouvernement déclarant qu'il n'était pas possible de discuter avec des gens qui recourent à des actions violentes. Le gouvernement socialiste s'engageait ainsi dans une voie qui depuis plus de douze ans s'est montrée sans issue, par crainte des réactions des cadres de l'armée et de la police, car c'est vis-à-vis de ceux-ci, comme de l'opinion publique bourgeoise, que les novices socialistes au gouvernement voulaient faire leurs preuves, et démontrer leur efficacité et leur fermeté, quel qu'en fût le prix.

Le prix, ce furent les arrestations massives, la poursuite des tortures dans les commissariats du Pays Basque et des assassinats de militants, tout cela exécuté par la police officielle, en uniforme ou sans uniforme. Et au Pays Basque français les interventions clandestines des GAL.

En fait d'actions clandestines, encore faut-il préciser clandestines par rapport à la population, car il est plus que douteux que les autorités françaises n'aient pas, à un niveau ou un autre, collaboré, ou du moins accepté de fermer les yeux. La collaboration policière entre Paris et Madrid fonctionne en effet parfaitement bien. Et les récentes déclarations de l'ancien ministre français de l'Intérieur, le socialiste Joxe, déclarant qu'en tant que personne "bien informée", il était convaincu de "l'innocence" du gouvernement espagnol dans l'affaire des GAL, ne peuvent en effet apparaître, à la lumière de ce que l'enquête menée outre-Pyrénées a révélé, que comme un aveu de complicité.

C'est cela, le parlementarisme bourgeois

Les ministres socialistes de l'Intérieur ont mené la même politique que leurs prédécesseurs de droite. Ils couvrirent tous les méfaits de la police et de la Garde civile, ne bougèrent pas le petit doigt pour protéger la population de ces exactions. Dès la première année du gouvernement socialiste, en 1983, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Barrionuevo, s'illustra par exemple en décorant un garde civil qui avait tué en plein jour un travailleur agricole dans un village d'Andalousie.

Cette première année de gouvernement socialiste fut d'ailleurs si désastreuse que 159 avocats signèrent, en décembre, un texte intitulé Contre le ministre de l'Intérieur, dans lequel ils protestaient contre les morts et les blessés provoqués par les contrôles de police, s'élevaient contre les agressions de la police au carnaval de Malasana (un quartier de Madrid), la répression des manifestations à Bilbao et dans d'autres villes. Ils dénonçaient déjà les interventions illégales et clandestines de la police espagnole au Pays Basque français, et recensaient une centaine de cas de tortures et de mauvais traitements qui n'avaient jamais donné lieu à des poursuites, malgré les plaintes, par manque de volonté politique du ministère.

Le 13 décembre 1983, ces mêmes 159 avocats informaient aussi de l'application massive et indifférenciée de la loi antiterroriste, avec tout ce que cela impliquait d'atteintes aux droits des personnes et de véritables mises en état de siège de villes entières.

Inutile, bien sûr, de préciser que ces protestations restèrent lettre morte, et que la même politique a perduré jusqu'à aujourd'hui.

Pour ces avocats, ces actions de la police apparaissaient scandaleuses, et ils s'en indignaient. Cette indignation était certes saine. Mais la politique du gouvernement socialiste vis-à-vis de la police n'avait malheureusement rien de surprenant, ni d'original. Elle était au contraire dans la ligne de tous ces politiciens qui ne se disent "socialistes" que pour mieux piper les voix des travailleurs, mais dont la seule ambition est de gérer les affaires de la bourgeoisie. Et, en bons gestionnaires, ils ne peuvent pas prendre le risque de porter atteinte à l'instrument qui serait le dernier recours des classes possédantes en cas de troubles sociaux, leur armée et leur police.

C'est pourquoi les affaires comme celles des GAL (ou comme les innombrables scandales policiers de la Cinquième République française), loin d'être l'antithèse de ce parlementarisme bourgeois que ses supporters qualifient de "démocratie", en sont au contraire le complément inévitable.

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